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17/10/2014 | CANADA | N°2014_CSC_66

Canada | Pétrolière Impériale c. Jacques


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Pétrolière Impériale c. Jacques , 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287
Date : 20141017
Dossier : 35226, 35231

Entre :
Pétrolière Impériale
Appelante
et
Simon Jacques, Marcel Lafontaine, Association pour la protection automobile, procureur général du Québec et directeur des poursuites pénales du Canada
Intimés
- et -
Procureur général de l'Ontario, Couche-Tard inc., Alimentation Couche-Tard inc., Dépan-Escompte Couche-Tard inc., Céline Bonin, Richard Bédard, Carole Aubut, Ultramar ltée, Lu

c Forget, Jacques Ouellet, Pétroles Therrien inc., Distributions Pétrolières Therrien inc., Irving Oil Inc...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : Pétrolière Impériale c. Jacques , 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287
Date : 20141017
Dossier : 35226, 35231

Entre :
Pétrolière Impériale
Appelante
et
Simon Jacques, Marcel Lafontaine, Association pour la protection automobile, procureur général du Québec et directeur des poursuites pénales du Canada
Intimés
- et -
Procureur général de l'Ontario, Couche-Tard inc., Alimentation Couche-Tard inc., Dépan-Escompte Couche-Tard inc., Céline Bonin, Richard Bédard, Carole Aubut, Ultramar ltée, Luc Forget, Jacques Ouellet, Pétroles Therrien inc., Distributions Pétrolières Therrien inc., Irving Oil Inc./Opérations pétroles Irving ltée, Groupe Pétrolier Olco inc., Coop fédérée, Robert Murphy, Gary Neiderer, 9142-0935 Québec inc., 9131-4716 Québec inc., Groupe Denis Mongeau inc., France Benoît, Richard Michaud, Luc Couturier, Guy Angers, Philippe Gosselin & Associés ltée, André Bilodeau, Carol Lehoux, Claude Bédard, Stéphane Grant, Pétroles Cadrin Inc., Daniel Drouin, Pétroles Global inc./Global Fuels Inc., Pétroles Global (Québec) inc./Global Fuels (Quebec) inc., Provigo Distribution inc., Christian Payette, Pierre Bourassa, Daniel Leblond, Dépanneur Magog-Orford inc, 2944-4841 Québec inc., Société coopérative agricole des Bois-Francs, Gestion Astral inc., Lise Delisle, 134553 Canada inc., Garage Luc Fecteau et fils inc., Station-Service Jacques Blais inc., 9029-6815 Québec inc., Garage Jacques Robert inc., Gérald Groulx Station Service inc., Services Autogarde D.D. inc., 9010-1460 Québec inc., Armand Pouliot, Julie Roberge, Station-Service Pouliot et Roberge s.e.n.c., 9038-6095 Québec inc., 9083-0670 Québec inc., Gestion Ghislain Lallier inc., 2429-7822 Québec inc., 2627-3458 Québec inc., 9098-0111 Québec inc., 2311-5959 Québec inc., Gaz-O-Pneus inc., C. Lagrandeur et fils inc., Universy Galt Service inc., Valérie Houde, Sylvie Fréchette, Robert Beaurivage, 9011-4653 Québec inc., Pétroles Remay inc., Variétés Jean-Yves Plourde inc. et 9016-8360 Québec inc.
Intervenants
Et entre :

Couche-Tard inc., Alimentation Couche-Tard inc., Dépan-Escompte Couche-Tard inc., Céline Bonin, Richard Bédard, Ultramar ltée, Pétroles Therrien inc., Distributions Pétrolières Therrien inc, Opérations pétroles Irving ltée, Groupe Pétrolier Olco inc., Coop fédérée, Robert Murphy, Gary Neiderer, 9142-0935 Québec inc., 9131-4716 Québec inc. et Groupe Denis Mongeau inc.
Appelants
et
Simon Jacques, Marcel Lafontaine, Association pour la protection automobile, procureur général du Québec, directeur des poursuites pénales du Canada, France Benoît, Richard Michaud, Luc Couturier, Guy Angers, Philippe Gosselin & Associés ltée, André Bilodeau, Carol Lehoux, Claude Bédard, Stéphane Grant, Pétroles Cadrin inc., Daniel Drouin, Pétroles Global inc./Global Fuels Inc., Pétroles Global (Québec) inc./Global Fuels (Québec) inc., Provigo Distribution inc., Christian Payette, Pierre Bourassa, Daniel Leblond, Dépanneur Magog-Orford inc., 2944-4841 Québec inc., Société coopérative agricole des Bois-Francs, Gestion Astral inc., Lise Delisle, 134553 Canada inc., Garage Luc Fecteau et fils inc., Station-Service Jacques Blais inc., 9029-6815 Québec inc,, Garage Jacques Robert inc., Gérald Groulx Station-Service inc., Services Autogarde D.D. inc., 9010-1460 Québec inc., Armand Pouliot, Julie Roberge, Station-Service Pouliot et Roberge s.e.n.c., 9038-6095 Québec inc., 9083-0670 Québec inc., Gestion Ghislain Lallier inc., 2627-3458 Québec inc., 2429-7822 Québec inc., Universy Galt Service inc., 9098-0111 Québec inc., 2311-5959 Québec inc., Gaz-O-Pneus inc., C. Lagrandeur et fils inc., Valérie Houde, Sylvie Fréchette, Robert Beaurivage, 9011-4653 Québec inc., Pétroles Remay inc., Variétés Jean-Yves Plourde inc., 9016-8360 Québec inc., Carole Aubut, Luc Forget et Jacques Ouellet
Intimés
- et -
Procureur général de l'Ontario
Intervenant

Traduction française officielle : Motifs de la juge en chef McLachlin et motifs de la juge Abella.

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner

Motifs de jugement conjoints :
(par. 1 à 88)

Motifs concordants :
(par. 89 à 91)

Motifs dissidents :
(par. 92 à 107)
Les juges LeBel et Wagner (avec l'accord des juges Rothstein, Cromwell et Moldaver)

La juge en chef McLachlin


La juge Abella



pétrolière impériale c. jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287
Pétrolière Impériale Appelante
c.
Simon Jacques, Marcel Lafontaine, Association
pour la protection automobile, procureur général du
Québec et directeur des poursuites pénales du Canada Intimés
et
Procureur général de l'Ontario, Couche-Tard inc., Alimentation
Couche-Tard inc., Dépan-Escompte Couche-Tard inc., Céline
Bonin, Richard Bédard, Carole Aubut, Ultramar ltée, Luc Forget,
Jacques Ouellet, Pétroles Therrien inc., Distributions Pétrolières
Therrien inc., Pétroles Irving inc./Opérations pétroles Irving ltée,
Groupe Pétrolier Olco inc., Coop fédérée, Robert Murphy, Gary
Neiderer, 9142-0935 Québec inc., 9131-4716 Québec inc., Groupe
Denis Mongeau inc., France Benoît, Richard Michaud, Luc
Couturier, Guy Angers, Philippe Gosselin & Associés ltée, André
Bilodeau, Carol Lehoux, Claude Bédard, Stéphane Grant, Pétroles
Cadrin inc., Daniel Drouin, Pétroles Global inc./Global Fuels Inc.,
Pétroles Global (Québec) inc./Global Fuels (Quebec) Inc., Provigo
Distribution inc., Christian Payette, Pierre Bourassa, Daniel
Leblond, Dépanneur Magog-Orford inc., 2944-4841 Québec inc.,
Société coopérative agricole des Bois-Francs, Gestion Astral inc.,
Lise Delisle, 134553 Canada inc., Garage Luc Fecteau et fils inc.,
Station-Service Jacques Blais inc., 9029-6815 Québec inc., Garage
Jacques Robert inc., Gérald Groulx Station Service inc., Services
Autogarde D.D. inc., 9010-1460 Québec inc., Armand Pouliot,
Julie Roberge, Station-Service Pouliot et Roberge s.e.n.c., 9038-6095
Québec inc., 9083-0670 Québec inc., Gestion Ghislain Lallier inc.,
2429-7822 Québec inc., 2627-3458 Québec inc., 9098-0111 Québec
inc., 2311-5959 Québec inc., Gaz-O-Pneus inc., C. Lagrandeur et
fils inc., Universy Galt Service inc., Valérie Houde, Sylvie Fréchette,
Robert Beaurivage, 9011-4653 Québec inc., Pétroles Remay inc.,
Variétés Jean-Yves Plourde inc. et 9016-8360 Québec inc. Intervenants
- et -
Couche-Tard inc., Alimentation Couche-Tard inc., Dépan-Escompte
Couche-Tard inc., Céline Bonin, Richard Bédard, Ultramar ltée,
Pétroles Therrien inc., Distributions Pétrolières Therrien inc.,
Opérations pétroles Irving ltée, Groupe Pétrolier Olco inc., Coop
fédérée, Robert Murphy, Gary Neiderer, 9142-0935 Québec inc.,
9131-4716 Québec inc. et Groupe Denis Mongeau inc. Appelants
c.
Simon Jacques, Marcel Lafontaine, Association pour la protection
automobile, procureur général du Québec, directeur des poursuites
pénales du Canada, France Benoît, Richard Michaud, Luc Couturier,
Guy Angers, Philippe Gosselin & Associés ltée, André Bilodeau, Carol
Lehoux, Claude Bédard, Stéphane Grant, Pétroles Cadrin inc., Daniel
Drouin, Pétroles Global inc./Global Fuels Inc., Pétroles Global (Québec)
inc./Global Fuels (Québec) Inc., Provigo Distribution inc., Christian
Payette, Pierre Bourassa, Daniel Leblond, Dépanneur Magog-Orford
inc., 2944-4841 Québec inc., Société coopérative agricole des Bois-Francs,
Gestion Astral inc., Lise Delisle, 134553 Canada inc., Garage Luc
Fecteau et fils inc., Station-Service Jacques Blais inc., 9029-6815 Québec
inc., Garage Jacques Robert inc., Gérald Groulx Station-Service inc.,
Services Autogarde D.D. inc., 9010-1460 Québec inc., Armand Pouliot,
Julie Roberge, Station-Service Pouliot et Roberge s.e.n.c., 9038-6095
Québec inc., 9083-0670 Québec inc., Gestion Ghislain Lallier inc.,
2627-3458 Québec inc., 2429-7822 Québec inc., Universy Galt Service
inc., 9098-0111 Québec inc., 2311-5959 Québec inc., Gaz-O-Pneus inc.,
C. Lagrandeur et fils inc., Valérie Houde, Sylvie Fréchette, Robert
Beaurivage, 9011-4653 Québec inc., Pétroles Remay inc., Variétés
Jean-Yves Plourde inc., 9016-8360 Québec inc., Carole Aubut, Luc
Forget et Jacques Ouellet Intimés
et
Procureur général de l'Ontario Intervenant
Répertorié : Pétrolière Impériale c. Jacques
2014 CSC 66
N os du greffe : 35226, 35231.
2014 : 24 avril; 2014 : 17 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges LeBel, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner.
en appel de la cour d'appel du québec
Preuve — Procédure civile — Communication de la preuve — Requête sollicitant la communication de documents déposée dans le cadre d'un recours collectif et demandant la communication par un tiers d'enregistrements de communications privées interceptées dans le cadre d'une enquête pénale — Défendeurs dans le recours collectif s'opposant à la communication au motif qu'il existe des immunités de divulgation de source légale et prétorienne — Une partie à un recours civil peut-elle demander que lui soient communiqués des enregistrements de conversations privées interceptées par l'État dans le cadre d'une enquête pénale? — Comment les modalités et les limites de la communication doivent-elles être établies? — Code de procédure civile, RLRQ, ch. C-25, art. 402 — Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46 , art. 193(2) a) — Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34 , art. 29 , 36 .
Pour mener à bien l'enquête « Octane » sur des allégations de complot en vue de fixer les prix de l'essence à la pompe dans certaines régions du Québec, le Bureau de la concurrence du Canada obtient, en vertu de la Partie VI du Code criminel , des autorisations judiciaires qui lui permettent d'intercepter et d'enregistrer plus de 220 000 communications privées. L'enquête conduit au dépôt d'accusations contre 54 personnes, dont certains des appelants. Parallèlement aux procédures pénales, les intimés intentent un recours collectif reprochant à plusieurs personnes, dont les appelants, de s'être livrées à des activités anticoncurrentielles, en violation des devoirs imposés par les art. 1457 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et 36 de la Loi sur la concurrence . Dans le but d'étayer leur recours, ils déposent, conformément à l'art. 402 du Code de procédure civile (« C.p.c. »), une requête sollicitant du Directeur des poursuites pénales du Canada et du Bureau de la concurrence la communication des enregistrements déjà communiqués aux accusés dans les procédures pénales parallèles. Les appelants s'y opposent.
D'avis que les éléments de preuve sollicités par les intimés sont pertinents et que ni la Loi sur la concurrence ni le Code criminel ne créent d'immunité de divulgation, la Cour supérieure accueille la requête. Afin d'encadrer le processus de communication des documents et l'étendue de celle-ci, elle ordonne au directeur des poursuites pénales et au Bureau de la concurrence de communiquer uniquement aux avocats et experts participant aux procédures civiles les enregistrements demandés et de filtrer ceux-ci pour protéger la vie privée des tiers complètement étrangers au litige. La Cour d'appel refuse la permission d'appeler de cette décision.
Arrêt (la juge Abella est dissidente) : Les pourvois sont rejetés.
Les juges LeBel, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner : Une partie à un recours civil peut demander que lui soient communiqués des enregistrements de conversations privées interceptées par l'État dans le cadre d'une enquête pénale. Bien que l' art. 29 de la Loi sur la concurrence énonce la confidentialité du dossier d'enquête constitué par le Bureau de la concurrence, il n'interdit pas la communication des conversations privées interceptées en vertu de la partie VI du Code criminel , car celles-ci ne font pas partie des éléments mentionnés aux al. 29(1) a ) à e ). De plus, même si le par. 193(1) du Code criminel établit le principe selon lequel il est illégal de divulguer ou d'utiliser une communication privée interceptée sans le consentement de son auteur ou du destinataire, des exemptions tempèrent cette interdiction générale. L' alinéa 193(2) a ) dispose que l'infraction établie au par. 193(1) ne s'applique pas lorsqu'une divulgation est faite « au cours ou aux fins d'une déposition lors de poursuites civiles ». Rien dans le texte de cette disposition ne justifie de restreindre l'application de celle-ci au seul moment de la déposition. Les documents qui sont demandés durant la phase exploratoire de tout recours civil peuvent l'être « aux fins » de témoigner à l'audience. L'objet et le contexte de cette disposition n'admettent aucune autre conclusion. L' alinéa 193(2) a ) n'est pas uniquement destiné à faciliter la lutte contre la criminalité, mais a pour objet d'assurer aux tribunaux qu'ils auront accès à toute l'information pertinente aux procédures dont ils sont saisis. De même, jurisprudence et doctrine appuient une interprétation large de l' al. 193(2) a ). Enfin, l'admissibilité en preuve des enregistrements de communications privées est régie par le par. 24(2) de la Charte et les différentes lois provinciales applicables.
L' article 193 du Code criminel ne crée pas de mécanisme de divulgation en soi ni un droit d'accès. Puisque la poursuite civile en l'espèce est intentée en vertu de l' art. 36 de la Loi sur la concurrence et de l'art. 1457 C.c.Q. , c'est l'art. 402 C.p.c. qui prévoit la procédure permettant d'accéder aux enregistrements. Le premier alinéa de l'art. 402 C.p.c. habilite un juge à ordonner la communication de documents relatifs au litige qui se trouvent entre les mains d'un tiers. Le juge jouit d'une grande discrétion, mais favorisera généralement la communication. Il doit cependant refuser la communication en présence d'une immunité de divulgation de source légale ou prétorienne. Dans l'exercice de sa discrétion, le juge pourra considérer, entre autres, la pertinence des documents à l'égard du litige, le degré d'atteinte à la vie privée d'une partie ou d'un tiers au litige et l'importance de demeurer sensible au devoir de protéger la vie privée. Le concept de pertinence s'apprécie généralement de manière large au cours de la phase exploratoire de l'instance. L'impact de la communication sur les droits de personnes innocentes exige un examen attentif d'une requête en communication, mais ne justifie pas pour autant l'opposition à la communication en toutes circonstances. L'étendue de la protection du droit à la vie privée des personnes innocentes doit toujours être mesurée en fonction des divers intérêts en jeu. Enfin, en octroyant au juge le pouvoir de refuser d'accorder la communication s'il existe une barrière légale ou prétorienne à une telle communication, l'art. 402, al. 1 prévoit déjà que, au besoin, le principe de communication qu'il codifie cèderait devant un texte fédéral prohibitif applicable.
Le juge jouit aussi d'une grande discrétion pour contrôler le processus de communication de la preuve durant la phase exploratoire de l'instance, pour en établir les modalités et en fixer les limites. Pour ce faire, il doit soupeser les intérêts en présence, en limitant les risques d'atteinte à la vie privée et en évitant de restreindre indûment l'accès aux documents pertinents, pour que les procédures demeurent équitables, que la recherche de la vérité ne soit pas entravée et que le déroulement de l'instance ne soit pas retardé de manière injustifiée. Dans les cas où les documents demandés sont le produit d'une enquête pénale, le juge devra aussi considérer l'impact de la communication sur le bon déroulement des procédures pénales et le droit des accusés concernés à un procès juste et équitable. Cependant, au cours de la phase exploratoire de l'instance, le droit au respect de la vie privée, le bon déroulement des procédures pénales et le droit à une défense pleine et entière sont, dans une certaine mesure, protégés par le devoir de confidentialité qui s'impose aux parties, à leurs avocats et à leurs experts. Le juge dispose néanmoins des pouvoirs nécessaires pour fixer d'autres modalités. Dans tous les cas, tout en respectant le principe de proportionnalité qui fait intrinsèquement partie de l'art. 402 C.p.c. , en plus d'être consacré à l'art. 4.2 C.p.c. , le juge doit considérer l'impact financier et administratif des modalités qu'il impose, de même que leur influence sur le déroulement général de l'instance.
L'ordonnance de la Cour supérieure en l'espèce respecte ces principes. Il n'existe aucun obstacle factuel ou légal à la communication des documents que sollicitent les intimés en vertu de l'art. 402 C.p.c . Rien ne permet de remettre en question la conclusion de la Cour supérieure selon laquelle les éléments de preuve sollicités sont pertinents. De plus, la portée de l'ordonnance de communication est limitée de manière à protéger le droit à la vie privée de l'ensemble des personnes dont les conversations ont été interceptées. Ces limites assurent également que la communication ne constitue pas une entrave au bon déroulement des procédures pénales ou une atteinte au droit qu'ont les parties toujours accusées au pénal de subir un procès juste et équitable. Rien n'indique que l'ordonnance crée un fardeau financier et administratif excessif pour le tiers visé en l'espèce.
La juge en chef McLachlin : En l'espèce, le pouvoir d'obtenir les communications privées interceptées découle uniquement de l'art. 402 du C.p.c. , et non de l' al. 193(2) a ) du Code criminel . Lorsque l'État a par ailleurs le pouvoir ou l'obligation de divulguer dans une instance civile des communications privées interceptées, l' al. 193(2) a ) protège les autorités contre toute sanction criminelle.
La juge Abella (dissidente) : En droit canadien, aucune activité de surveillance électronique ne peut être autorisée à l'occasion d'une instance civile en vue de recueillir des éléments de preuve. La surveillance électronique ne peut être autorisée que dans les circonstances limitées énoncées à la partie VI du Code criminel , dans le cadre d'enquêtes relatives à des crimes graves, ou encore en vertu de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité , en matière d'enquêtes sur des menaces envers la sécurité du Canada. La partie VI reconnaît le caractère exceptionnellement attentatoire de la surveillance électronique, en ce qu'elle permet l'interception de communications privées par l'État uniquement si certaines garanties expresses sont respectées. Tant qu'il n'a pas été statué sur la légalité d'une interception contestée, les communications interceptées ne sont pas admissibles dans une instance pénale.
L' alinéa 193(2) a ) ne devrait pas être interprété d'une manière qui écarte les mesures de protection de la vie privée que prévoit la partie VI. Cette disposition ne crée pas un droit d'accès aux communications interceptées et ne peut être invoquée pour prévenir une décision judiciaire relative à la validité d'interceptions. Tant que la validité de ces interceptions n'a pas été constatée ou concédée et que les communications interceptées n'ont pas été admises en preuve dans une instance criminelle, elles conservent à toutes fins utiles leur caractère privé et le public ne peut y avoir accès. Le fait de se fonder sur l' al. 193(2) a ) afin de permettre à des plaideurs dans une instance civile d'obtenir la divulgation de communications interceptées dans une enquête criminelle — avant qu'une interception contestée ait été jugée légale — permet à ces mêmes plaideurs de bénéficier indirectement d'une technique d'enquête extraordinaire à laquelle ils n'ont autrement pas droit en vertu de la loi.
Le droit général au respect de la vie privée ainsi que le droit particulier au respect du secret professionnel sont expressément protégés dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Par conséquent, le pouvoir discrétionnaire conféré à l'art. 402 du Code de procédure civile ne devrait pas être interprété d'une manière qui supprimerait la protection scrupuleuse contre la divulgation des communications interceptées prévue par d'autres règles de droit. Cette disposition confère un vaste pouvoir discrétionnaire au juge de première instance, mais ne lui donne pas carte blanche pour ordonner la divulgation de communications jouissant d'une protection légale pratiquement impénétrable, comme c'est le car pour les communications privilégiées. Les éléments de preuve recueillis au moyen de mesures de surveillance électronique ont droit à la même protection et, en conséquence, ne se prêtent pas à une mise en balance des intérêts opposés.
Jurisprudence
Citée par les juges LeBel et Wagner
Arrêts examinés : Tide Shore Logging Ltd. c. Commonwealth Insurance Co. (1979), 13 B.C.L.R. 316; Ault c. Canada (Attorney General) (2007), 88 O.R. (3d) 541; Canada (Procureur général) c. Charbonneau , 2012 QCCS 1701 (CanLII); distinction d'avec l'arrêt : Michaud c. Québec (Procureur général) , [1996] 3 R.C.S. 3; arrêts mentionnés : Jacques c. Petro-Canada , 2009 QCCS 5603 (CanLII); Glegg c. Smith & Nephew Inc. , 2005 CSC 31, [2005] 1 R.C.S. 724; P. (D.) c. Wagg (2004), 71 O.R. (3d) 229; R . c. Nikolovski , [1996] 3 R.C.S. 1197; Frenette c. Métropolitaine (La), cie d'assurance-vie , [1992] 1 R.C.S. 647; Jones c. National Coal Board , [1957] 2 Q.B. 55; Technologie Labtronix Inc. c. Technologie Micro Contrôle Inc. , [1998] R.J.Q. 2312; Blaikie c. Commission des valeurs mobilières du Québec , [1990] R.D.J. 473; Autorité des marchés financiers c. Panju , 2008 QCCA 832, [2008] R.J.Q. 1233; Fédération des infirmières et infirmiers du Québec c. Hôpital Laval , 2006 QCCA 1345, [2006] R.J.Q. 2384; Westfalia Surge Canada Co. c. Ferme Hamelon (JFD) et Fils , 2005 QCCA 514 (CanLII); Westinghouse Canada Inc. c. Arkwright Boston Manufacturers Mutual Insurance Co. , [1993] R.J.Q. 2735; Lac d'Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc. , 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743; Communauté urbaine de Montréal c. Chubb du Canada compagnie d'assurances , [1998] R.J.Q. 759; Kruger Inc. c. Kruger , [1987] R.D.J. 11; Industries GDS inc. c. Carbotech inc. , 2005 QCCA 655 (CanLII); Corporation de financement commercial Transamérica Canada c. Beaudoin , [1995] R.D.J. 633; Union Canadienne, compagnie d'assurance c. St-Pierre , 2012 QCCA 433, [2012] R.J.Q. 340; Goulet c. Lussier , [1989] R.J.Q. 2085; M. (A.) c. Ryan , [1997] 1 R.C.S. 157; R. c. Corbett , [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Seaboyer , [1991] 2 R.C.S. 577; Lyons c. La Reine , [1984] 2 R.C.S. 633; R. c. Duarte , [1990] 1 R.C.S. 30; R. c. Tse , 2012 CSC 16, [2012] 1 R.C.S. 531; R. c. Société TELUS Communications , 2013 CSC 16, [2013] 2 R.C.S. 3; R. c. Welsh (1977), 15 O.R. (2d) 1; Subilomar Properties (Dundas) Ltd. c. Cloverdale Shopping Centre Ltd. , [1973] R.C.S. 596; Air Canada c. Ontario (Régie des alcools) , [1997] 2 R.C.S. 581; Law Society of Upper Canada c. Canada (Attorney General) (2008), 89 O.R. (3d) 209; Re Board of Commissioners of Police for City of Thunder Bay and Sundell (1984), 15 C.C.C. (3d) 574; Children's Aid Society of Thunder Bay (District) c. D. (S.) , 2011 ONCJ 100, 2 R.F.L. (7th) 202; Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre , [1982] 1 R.C.S. 175; R. c. Durette , [1994] 1 R.C.S. 469; Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire) , [1991] 1 R.C.S. 671; Phillips c. Vancouver Sun , 2004 BCCA 14, 27 B.C.L.R. (4th) 27; Marché Lionel Coudry inc. c. Métro inc. , 2004 CanLII 73143; Southam Inc. c. Landry , 2003 CanLII 71970; Daishowa inc. c. Commission de la santé et de la sécurité du travail , [1993] R.J.Q. 175, conf. par. [1993] AZ-50072356; S.M. c. S.G. , [1986] R.D.J. 617.
Citée par la juge Abella (dissidente)
R. c. Duarte , [1990] 1 R.C.S. 30; R. c. Mills , [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Commisso , [1983] 2 R.C.S. 121; Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels) , 2006 CSC 31, [2006] 2 R.C.S. 32; R. c. Araujo , 2000 CSC 65, [2000] 2 R.C.S. 992 ; National Broadcasting Co. c. United States Department of Justice , 735 F.2d 51 (1984); In re Motion to Unseal Electronic Surveillance Evidence , 990 F.2d 1015 (1993).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés , art. 8 , 24(2) .
Charte des droits et libertés de la personne , RLRQ, ch. C-12, art. 5, 9.
Code civil du Québec , art. 35, 36, 1457, 2803, 2858.
Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 , partie VI, art. 183 « infraction », 184, 186(1) b ), 187(1) a )(ii) [abr. & remp. 1993, ch. 40, art. 7 ], (1.3), 189, 190, 193, 196.
Code criminel , S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 178.16, 178.2(2).
Code de procédure civile , RLRQ, ch. C-25, art. 2, 4.2, 20, 29, 46, 76, 77, 395, 402, 1045.
Déclaration canadienne des droits , L.R.C. 1985, app. III, art. 2 e ).
Loi constitutionnelle de 1867 , art. 91(27) .
Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif et la Loi sur la radiocommunication , L.C. 1993, ch. 40, art. 10(1).
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POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (les juges Morin, Rochon et Vézina), 2012 QCCA 2265, [2012] AZ-50922387, [2012] J.Q. n o 16661 (QL), 2012 CarswellQue 13421, qui a refusé la permission d'appeler d'une décision de la juge Bélanger, 2012 QCCS 2954, [2012] AZ-50869641, [2012] J.Q. n o 6264 (QL), 2012 CarswellQue 6715. Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d'appel du Québec (les juges Morin, Rochon et Vézina), 2012 QCCA 2266, [2012] AZ-50922388, [2012] J.Q. n o 16662 (QL), 2012 CarswellQue 13424, qui a refusé la permission d'appeler d'une décision de la juge Bélanger, 2012 QCCS 2954, [2012] AZ-50869641, [2012] J.Q. n o 6264 (QL), 2012 CarswellQue 6715. Pourvoi rejeté, la juge Abella est dissidente.
Billy Katelanos , Paule Hamelin et Guy Régimbald , pour l'appelante Pétrolière Impériale.
Jean-Philippe Groleau , Louis-Martin O'Neill , Louis Belleau , Julie Chenette , Sylvain Lussier , Elizabeth Meloche , Sidney Elbaz , Rachel April Giguère , Marie-Geneviève Masson , Pascale Cloutier et Fadi Amine , pour les appelants Couche-Tard inc. et autres.
Louis P. Bélanger et Julie Girard , pour l'appelante Ultramar ltée.
Pierre LeBel , Guy Paquette , Nicolas Guimond et Claudia Lalancette , pour les intimés Simon Jacques et autres.
Dominique A. Jobin , Patricia Blair , Émilie-Annick Landry-Therriault et Jean-Vincent Lacroix , pour l'intimé le procureur général du Québec.
François Lacasse et Stéphane Hould , pour l'intimé le directeur des poursuites pénales du Canada.
Deborah Calderwood et Megan Stephens , pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Le jugement des juges LeBel, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Wagner a été rendu par
Les juges LeBel et Wagner —
I. Introduction
[1] Les pourvois dont nous sommes saisis portent sur la question de savoir si une partie à un recours civil peut demander que lui soient communiqués des enregistrements de conversations privées interceptées par l'État dans le cadre d'une enquête pénale.
II. L'origine du litige
[2] Au tout début de l'été 2004, le Bureau de la concurrence du Canada entreprend une enquête (« l'enquête Octane ») sur des allégations de complot en vue de fixer les prix de l'essence à la pompe dans certaines régions du Québec. Pour mener à bien cette enquête, le Bureau de la concurrence obtient de la Cour du Québec, en vertu de la partie VI du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 (« C. cr. »), sept autorisations judiciaires qui lui permettent d'intercepter et d'enregistrer plus de 220 000 communications privées.
[3] L'enquête Octane conduit, en 2008, au dépôt d'une série d'accusations contre 13 personnes physiques et 11 personnes morales. L'État reproche à ces personnes d'avoir comploté pour fixer les prix à la pompe dans différentes villes des régions suivantes : Estrie, Chaudière-Appalaches et Centre-du-Québec. En juillet 2010 et septembre 2012, d'autres accusations pour les mêmes infractions sont déposées contre 30 autres personnes, portant ainsi le nombre total d'accusés à 54. Un certain nombre des appelants devant notre Cour ont fait ou font toujours partie de ces accusés.
[4] Parallèlement aux procédures pénales, les intimés Simon Jacques, Marcel Lafontaine et l'Association pour la protection automobile (« Jacques et autres ») intentent, devant la Cour supérieure du Québec, un recours collectif contre plusieurs personnes, dont les appelants. Ils leur reprochent d'avoir violé les devoirs que leur imposent les art. 1457 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») et 36 de la Loi sur la concurrence , L.R.C. 1985, ch. C-34 , en se livrant à des activités anticoncurrentielles. Le 30 novembre 2009, la Cour supérieure autorise l'exercice de ce recours collectif ( Jacques c. Petro-Canada , 2009 QCCS 5603 (CanLII)), lequel sera amendé par la suite.
[5] Le 8 décembre 2011, dans le but d'étayer leur recours, les intimés déposent une requête sollicitant la communication de documents conformément à l'art. 402 du Code de procédure civile , RLRQ, ch. C-25 (« C.p.c. »). Ils demandent au directeur des poursuites pénales du Canada (« DPP »), ainsi qu'au Bureau de la concurrence, de leur communiquer l'ensemble des communications privées interceptées durant l'enquête Octane. Peu avant l'audition de cette requête, les intimés en réduisent la portée aux enregistrements déjà divulgués aux accusés dans le cadre des procédures pénales parallèles. Les appelants s'opposent à cette requête.
III. Historique judiciaire
A. Décision de la Cour supérieure (2012 QCCS 2954 (CanLII))
[6] Le 28 juin 2012, la juge Bélanger, alors juge à la Cour supérieure, accueille la requête des intimés. Elle ordonne au Bureau de la concurrence et au DPP de communiquer uniquement aux avocats et experts participant aux procédures civiles les enregistrements demandés et de filtrer ceux-ci afin de protéger la vie privée des « tiers complètement étrangers au litige » (par. 98).
[7] Au soutien de sa décision, la juge Bélanger souligne d'abord que, dans la mesure où un élément de preuve en la possession d'un tiers est pertinent, les tribunaux détiennent le pouvoir d'en ordonner la communication (art. 402 et 1045 C.p.c. ). Ce pouvoir est toutefois restreint si l'élément de preuve est visé par une immunité de divulgation. Or, estime-t-elle, ce n'est pas le cas en l'espèce. En effet, contrairement aux prétentions des appelants, ni la Loi sur la concurrence ni le Code criminel ne créent une telle immunité. D'une part, l' art. 29 de la Loi sur la concurrence permet expressément qu'une preuve obtenue soit communiquée « dans le cadre de l'application ou du contrôle » de cette loi, ce qui est le cas en l'espèce. D'autre part, aux termes de l' al. 193(2) a ) C. cr. , une personne peut divulguer une communication privée au cours ou aux fins d'une déposition faite lors de poursuites civiles. À cet égard, précise la juge Bélanger, la décision de notre Cour Michaud c. Québec (Procureur général) , [1996] 3 R.C.S. 3, ne limite pas l'application de cet article aux seules situations où le demandeur à l'instance civile est également la « cible » de l'écoute. Dans ce contexte, il n'existe donc aucun empêchement à ce que les fruits de l'écoute électronique soient communiqués en l'espèce.
[8] Ensuite, la juge Bélanger affirme qu'en raison du caractère exceptionnel de l'interception des conversations privées, la communication de celles-ci doit être bien encadrée. S'appuyant sur l'arrêt de notre Cour Glegg c. Smith & Nephew Inc. , 2005 CSC 31, [2005] 1 R.C.S. 724, elle indique que les tribunaux possèdent les pouvoirs nécessaires pour encadrer le processus de communication et l'étendue de celle-ci. Le droit d'accès aux fruits de l'écoute électronique doit selon elle être pondéré, de manière à respecter un juste équilibre entre les droits des parties et à assurer une saine administration de la justice.
[9] Après avoir énuméré les divers éléments à considérer dans cette pondération, la juge Bélanger conclut que, sous réserve des communications touchant des « tiers complètement étrangers au litige » (par. 98), il doit être fait droit à la demande. En l'espèce, les principes de conduite diligente des procédures et d'égalité des parties, l'importance et la fiabilité de la preuve audio dans la recherche de la vérité, de même que le faible risque d'atteinte à la vie privée et au droit à un procès juste et équitable qu'assurent le devoir implicite de confidentialité et les termes de l'ordonnance sont autant de considérations qui militent en faveur de la communication de la preuve. Toutefois, afin d'éviter d'influencer le déroulement des procédures criminelles, cette communication sera restreinte aux avocats et experts participant à l'instance civile.
[10] La juge rejette aussi, en quelques lignes, l'argument subsidiaire d'inopérabilité de l' art. 193 C. cr. Elle rappelle que l'ordonnance de communication n'est pas basée sur ce texte, mais bien sur la Loi sur la concurrence et le Code de procédure civile . L'application de l' art. 193 C. cr. ne devient donc pas la source d'une violation de l' art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés et de l'al. 2 e ) de la Déclaration canadienne des droits , L.R.C. 1985, app. III.
[11] Finalement, à propos de l'appelante Pétrolière Impériale, la juge Bélanger conclut que l'absence de cette dernière dans les procédures pénales ne modifie pas son statut pour les besoins de la requête. Elle n'est pas un tiers au litige civil et, en ce sens, elle possède les mêmes droits et est tenue aux mêmes obligations que ses co-défendeurs. Pour cette raison, si les conversations interceptées sont pertinentes, elles doivent être communiquées. Quoi qu'il en soit, ajoute la juge, Pétrolière Impériale pourra, au besoin et au moment opportun, s'opposer à la production de la preuve.
[12] En définitive, la juge Bélanger ordonne que les conversations interceptées dans le cadre de l'enquête Octane et déjà communiquées aux accusés dans les procédures pénales soient également communiquées aux avocats et experts participant à l'instance civile. Ces conversations devront toutefois être filtrées pour protéger le droit à la vie privée des tiers complètement étrangers au litige.
B. Arrêts de la Cour d'appel (2012 QCCA 2265 (CanLII) et 2012 QCCA 2266 (CanLII))
[13] Dans deux arrêts distincts, les juges Morin, Rochon et Vézina de la Cour d'appel refusent de réexaminer le bien-fondé de la décision de première instance, concluant que l'art. 29 C.p.c. , qui permet l'appel de décisions interlocutoires, ne s'applique pas en l'espèce. De plus, souligne la cour, il est de jurisprudence constante qu'un jugement rejetant une objection à la preuve n'est en principe pas appelable, et l'ordonnance contestée, qui repose à la fois sur le Code de procédure civile , le Code criminel et la Loi sur la concurrence , à été rendue à une étape préalable à la présentation de la preuve. La Cour d'appel rejette en conséquence les requêtes pour permission d'appeler.
IV. Questions en litige et thèses des parties
A. Les questions en litige
[14] Les pourvois dont notre Cour est saisie soulèvent deux questions. Premièrement, la Cour doit se prononcer sur la validité d'une ordonnance requérant, dans le cadre d'une instance civile, la communication d'une série de conversations interceptées pour les besoins d'une enquête pénale. Plus exactement, la Cour doit décider s'il existe un empêchement à la communication, aux parties à l'instance civile, des conversations interceptées par l'État durant l'enquête Octane. Deuxièmement, la Cour doit statuer sur la constitutionnalité de l'art. 402 C.p.c. , sur lequel est fondée l'ordonnance rendue en première instance. À cet effet, la Juge en chef a formulé, le 23 septembre 2013, la question suivante :
L'article 402 du Code de procédure civile [. . .] s'applique-t-il constitutionnellement au regard de l'autorité législative que confère au Parlement le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867 ?
[15] Subsidiairement, les appelants demandent à la Cour de décider si la Cour d'appel a commis une erreur en refusant de les autoriser à faire appel de la décision de la juge Bélanger. Comme notre Cour a compétence à l'égard de l'appel sur le fond en vertu de sa loi constitutive ( Loi sur la Cour suprême , L.R.C. 1985, ch. S-26 , par. 40(1) ), nous sommes d'avis qu'il n'est pas nécessaire de répondre à cette question (voir H. S. Brown, Supreme Court of Canada Practice 2014 (2013), p. 83-84).
B. Les thèses des parties
[16] De façon générale, les appelants prétendent que la communication des conversations privées interceptées est incompatible avec les dispositions du Code criminel et de la Loi sur la concurrence . En conséquence, l'art. 402 C.p.c. ne peut en autoriser la communication.
[17] Les appelants Couche-Tard et autres indiquent en premier lieu que l'écoute électronique constitue l'atteinte la plus grave au droit à la vie privée — atteinte qui est exacerbée lorsque l'enregistrement est par la suite divulgué. En effet, selon eux, l' art. 193 C. cr. énonce une règle stricte de confidentialité, assortie de quelques exceptions énumérées de manière exhaustive aux par. 193(2) et (3) . Couche-Tard et autres sont d'avis que toutes ces exceptions visent l'objectif de la lutte contre la criminalité, soit l'objectif étatique qui a justifié l'interception à l'origine. En second lieu, soulignent Couche-Tard et autres, une interprétation conforme à la méthode moderne d'interprétation des lois et à l'arrêt Michaud de notre Cour force à conclure que la partie VI C. cr. n'établit aucun droit d'accès aux fruits de l'écoute électronique en faveur d'un justiciable privé. Finalement, le libellé de l' art. 29 de la Loi sur la concurrence confirme la nature confidentielle de l'écoute électronique et n'en permet pas la divulgation.
[18] Pour sa part, l'appelante Pétrolière Impériale soutient que la requête des intimés Jacques et autres constitue une demande illégale d'autorisation d'intercepter des communications privées, mesure qui leur permettrait de se constituer une preuve qu'ils n'auraient pu obtenir autrement. En effet, le recours collectif fondé sur l'art. 1457 C.c.Q. et l' art. 36 de la Loi sur la concurrence possède un caractère civil. Il vise à réparer un dommage pécuniaire, et non à réprimer le crime comme la partie VI C. cr . De plus, selon Pétrolière Impériale, l' al. 193(2) a ) ne s'applique qu'aux parties qui sont légalement en possession des communications privées interceptées. En conséquence, la partie VI C. cr. ne peut avoir pour objet ou pour effet d'accorder à une partie à un litige civil un droit d'accès aux communications privées interceptées par l'État. Au surplus, Pétrolière Impériale plaide qu'elle est une « personne innocente », puisqu'aucune accusation criminelle n'a été portée contre elle. Elle ajoute que l'intérêt public relatif à la protection des personnes innocentes peut représenter un obstacle à l'accès à des éléments de preuve dans le contexte d'une instance civile. Enfin, elle prétend que le par. 36(2) et l' art. 29 de la Loi sur la concurrence ne permettent pas de contraindre le Bureau de la concurrence à communiquer les fruits de l'écoute électronique.
[19] Globalement, les intimés affirment au contraire qu'aucune règle de droit fédérale n'interdit la communication de conversations interceptées lorsque celles-ci sont jugées pertinentes en vertu du droit provincial. À cet égard, le procureur général du Québec (« PGQ ») et le DPP, également intimés, appuient pour l'essentiel la thèse des intimés Jacques et autres. L'intervenant le procureur général de l'Ontario (« PGO ») insiste toutefois sur l'importance d'encadrer et de contrôler le processus de communication et la portée de celle-ci.
[20] Les intimés Jacques et autres rappellent que la partie VI C. cr. protège la vie privée tout en permettant à ce qu'il y soit porté atteinte, et ce, dans l'intérêt du public à ce que justice soit rendue. À leur avis, bien qu'une communication ne puisse être interceptée que dans la poursuite de l'objectif de la lutte contre la criminalité, la divulgation de communications interceptées est permise dans un éventail plus large de circonstances déjà prévues au Code criminel . Par ailleurs, ils soutiennent que l' al. 193(2) a ) C. cr. et l' art. 29 de la Loi sur la concurrence ne constituent pas la source d'un droit permettant d'obtenir la communication des fruits de l'écoute électronique. En l'espèce, c'est plutôt l'art. 402 C.p.c. qui crée un tel droit. En ce qui concerne l'atteinte invoquée par les appelants, les intimés Jacques et autres précisent que des mesures ont été mises en place pour limiter la communication et pour éviter qu'elle soit prématurée ou superflue. Finalement, à propos de l'argument de Pétrolière Impériale selon lequel elle serait un tiers innocent, ils plaident que la Cour supérieure n'a pas commis d'erreur en refusant de lui reconnaître ce statut. Comme l'a indiqué la juge Bélanger, la notion de tiers doit s'interpréter par rapport à l'instance civile au cours de laquelle la communication des documents est demandée.
[21] Pour sa part, le DPP affirme que, suivant la méthode moderne d'interprétation des lois, l' al. 193(2) a ) C. cr. autorise la communication de conversations privées à un justiciable aux fins de déposition dans des poursuites civiles. D'après le DPP, l' art. 29 de la Loi sur la concurrence n'empêche pas non plus une telle communication. Par ailleurs, il estime qu'il est incorrect d'assimiler la communication d'une conversation privée à une seconde interception fondée sur la partie VI C. cr. : l'interception et la communication sont des notions distinctes. En réponse aux arguments de l'appelante Pétrolière Impériale, le DPP ajoute que même si cette dernière pouvait être considérée comme un « tiers innocent », ce qui n'est pas le cas, cette situation ne constituerait pas un obstacle à l'application de l'exemption prévue à l' al. 193(2) a ), mais uniquement un facteur à considérer pour décider si la communication doit être ordonnée. Le DPP souligne également que l' al. 193(2) a ) ne fait pas de distinctions selon que les communications privées interceptées concernent une personne « innocente » ou non. De même, la notion de pertinence d'une communication privée ne dépend pas du statut de l'un ou de l'autre des interlocuteurs à la conversation.
[22] À l'instar du DPP et des autres intimés, le PGQ exprime l'avis qu'un tribunal siégeant en matière civile peut autoriser la communication d'éléments de preuve découlant d'activités d'écoute électronique. L'article 402 C.p.c. le permet à l'étape des procédures préalables à l'instruction, dans la mesure où l'élément de preuve est pertinent et s'inscrit dans le processus de la recherche de la vérité. Le PGQ rappelle toutefois que cette communication demeure assujettie au pouvoir discrétionnaire du tribunal, qui en détermine l'étendue et les modalités, en soupesant les divers intérêts en jeu. Quant à l' al. 193(2) a ), l'interprétation que proposent les appelants est trop restrictive selon le PGQ. Bien que l'interception d'une communication privée doive être faite dans la poursuite de l'objectif de lutte contre la criminalité, il n'en est pas ainsi pour la communication ultérieure des fruits de cette interception. Par ailleurs, d'après le PGQ, l'ordonnance rendue par la juge de première instance respecte un juste équilibre entre le droit à la vie privée et le droit des parties à un procès équitable. De même, elle assure la proportionnalité entre les objets de la disposition législative et la protection des valeurs de la Charte canadienne et de la Charte des droits et libertés de la personne , RLRQ, ch. C-12. Enfin, le PGQ affirme que la juge Bélanger a eu raison de conclure que Pétrolière Impériale n'est pas un tiers innocent et que, pour cette raison, elle ne possède pas plus de droits que ses codéfendeurs.
[23] Pour sa part, le PGO propose une interprétation conservatrice de l' al. 193(2) a ) C. cr. qui tient compte non seulement de l'objet de la partie VI, mais également du respect d'autres impératifs importants, telle la recherche de la vérité. L' alinéa 193(2) a ) ouvre la possibilité que soient communiquées, au cours de la phase exploratoire d'une instance civile, des conversations interceptées par l'État. Toutefois, la communication doit être limitée aux situations envisagées par la loi ou les principes de common law applicables, interprétés en conformité avec la partie VI. Lorsqu'une partie au litige est en possession de communications interceptées — comme c'est le cas des défendeurs en l'espèce qui sont par ailleurs accusés au criminel —, la demande de communication devrait leur être adressée directement et être circonscrite au moyen du cadre établi dans l'arrêt P. (D.) c. Wagg (2004), 71 O.R. (3d) 229, par la Cour d'appel de l'Ontario en 2004. Par ailleurs, si l'État est seul à posséder des communications interceptées, le fardeau de justification de la demande de communication devrait être beaucoup plus exigeant.
V. Analyse
A. La communication de la preuve durant la phase exploratoire
[24] Il y a de cela près de 20 ans, le juge Cory rappelait que « [l]'objectif ultime d'un procès, criminel ou civil, doit être la recherche et la découverte de la vérité » ( R . c. Nikolovski , [1996] 3 R.C.S. 1197, par. 13). Sous réserve du respect des objectifs parallèles de proportionnalité et d'efficacité, dont l'importance croît dans le cadre de la procédure civile, la recherche de la vérité demeure le principe cardinal de la conduite de l'instance civile (voir P. Tessier, « La vérité et la justice » (1988), 19 R.G.D. 29, p. 32; C. Marseille, La règle de la pertinence en droit de la preuve civile québécois (2004), p. 3). Guidé par cet objectif, le régime juridique de la preuve civile permet au juge « de découvrir [cette] vérité et de rendre justice conformément à la loi » ( Frenette c. Métropolitaine (La), cie d'assurance-vie , [1992] 1 R.C.S. 647, p. 666, citant Jones c. National Coal Board , [1957] 2 Q.B. 55 (C.A.), p. 63).
[25] Même si les pouvoirs d'intervention du juge dans la conduite de l'instance civile sont devenus de plus en plus importants, en règle générale, ce dernier ne participe pas activement à la recherche de la vérité (L. Ducharme et C.-M. Panaccio, L'administration de la preuve (4 e éd. 2010), p. 7; Technologie Labtronix Inc. c. Technologie Micro Contrôle Inc. , [1998] R.J.Q. 2312 (C.A.), p. 2325). En effet, dans un système accusatoire et contradictoire, la délicate tâche de faire apparaître la vérité revient d'abord et avant tout aux parties (voir art. 2803 C.c.Q. ; art. 76 et 77 C.p.c. ). Dans ce contexte, où l'objectif de recherche de vérité continue de primer, le législateur québécois a instauré un régime général de preuve destiné à encadrer et à faciliter la mise en œuvre de ce processus dont les parties demeurent les maîtres (voir L. Ducharme, « Rapports canadiens — première partie : la vérité et la législation sur la procédure civile en droit québécois », dans Travaux de l'Association Henri Capitant des amis de la culture juridique française , t. 38, La vérité et le droit — Journées canadiennes (1987), 657).
[26] Période névralgique dans cette quête de la vérité au prétoire, la phase « exploratoire » précédant l'audition favorise la communication des éléments de preuve susceptibles de permettre aux parties d'établir la véracité des faits qu'elles allèguent (J.-C. Royer et S. Lavallée, La preuve civile (4 e éd. 2008), p. 485 et 493; J.-L. Baudouin, Secret professionnel et droit au secret dans le droit de la preuve : Étude de Droit Québécois comparé au Droit Français et à la Common-Law (1965), p. 173; voir aussi Blaikie c. Commission des valeurs mobilières du Québec , [1990] R.D.J. 473, p. 476-477). Cette phase permet à chacune des parties « d'être mieux informé[e]s sur les faits en litige et, plus spécialement, sur les moyens de preuve dont dispose la partie adverse » (Ducharme et Panaccio, p. 365). Décrivant de manière plus précise encore l'étape de la communication des pièces, le comité chargé de réformer la procédure civile québécoise affirmait d'ailleurs, au début des années deux mille, que cette étape « favorise la transparence des débats et la responsabilisation des parties et des procureurs. Elle favorise également les admissions, permet de circonscrire rapidement les questions en litige et facilite les transactions » (Comité de révision de la procédure civile, D. Ferland (prés.), Rapport du Comité de révision de la procédure civile : une nouvelle culture judiciaire (2001), p. 138; voir aussi Frenette , p. 679-680; Glegg , par. 22).
[27] Conscient de l'importance de l'étape exploratoire dans le processus civil, le législateur québécois a eu tôt fait de l'encadrer en édictant une série de règles d'application générale, qui habilitent le juge à ordonner la communication de documents relatifs au litige. Contrairement aux prétentions des appelants, ce sont ces règles, et non pas les différentes lois fédérales qu'ils invoquent, qui permettent aux parties de requérir la communication des documents. En ce sens, elles constituent le fondement du « droit d'accès » à l'information. Parmi ces règles, aujourd'hui codifiées au ch. III du titre V du Code de procédure civile , mentionnons l'art. 402, dont le premier alinéa est rédigé ainsi :
402. Si, après production de la défense, il appert au dossier qu'un document se rapportant au litige est entre les mains d'un tiers, celui-ci sera tenu d'en donner communication aux parties, sur assignation autorisée par le tribunal, à moins de raisons le justifiant de s'y opposer.
[28] Les tribunaux ont donné une interprétation large et libérale à cet article (Royer et Lavallée, p. 487-489; Autorité des marchés financiers c. Panju , 2008 QCCA 832, [2008] R.J.Q. 1233; Fédération des infirmières et infirmiers du Québec c. Hôpital Laval , 2006 QCCA 1345, [2006] R.J.Q. 2384; Westfalia Surge Canada Co. c. Ferme Hamelon (JFD) et Fils , 2005 QCCA 514 (CanLII)). Ainsi, bien que le juge jouisse d'une grande discrétion dans l'exercice de son pouvoir de contrôle de l'application de l'art. 402, il favorisera généralement la communication. À ce propos, dans un arrêt de principe de la Cour d'appel, le juge Proulx soulignait que, « au stade de l'interrogatoire préalable, tant avant qu'après défense, il y a lieu de favoriser la divulgation la plus complète de la preuve » ( Westinghouse Canada Inc. c. Arkwright Boston Manufacturers Mutual Insurance Co. , [1993] R.J.Q. 2735 (« Arkwright »), p. 2741; voir aussi Lac d'Amiante du Québec Ltée c. 2858-0702 Québec Inc. , 2001 CSC 51, [2001] 2 R.C.S. 743, par. 60; Frenette , p. 680; Communauté urbaine de Montréal c. Chubb du Canada compagnie d'assurances , [1998] R.J.Q. 759 (« Chubb »), p. 764). Relativement au rôle de la phase exploratoire, ces propos nous semblent toujours pertinents.
[29] Cependant, s'il doit être entendu de manière large, le droit à la communication dont dispose chacune des parties à une instance civile n'est pas pour autant illimité. D'une part, comme nous le verrons plus loin, l'étendue de la communication doit parfois être restreinte pour éviter qu'il soit porté atteinte aux intérêts de tiers. D'autre part, il importe de préciser que, aux termes de l'art. 402, al. 1 C.p.c. , le tribunal peut refuser d'ordonner la communication de documents en possession d'un tiers s'il existe des « raisons le justifiant de s'y opposer ». Dans l'exercice de sa discrétion, le tribunal pourra considérer, entre autres, la pertinence des documents à l'égard du litige, le degré d'atteinte à la vie privée d'une partie ou d'un tiers au litige et l'importance de demeurer sensible au devoir de protéger la vie privée prévu par la Charte des droits et libertés de la personne (art. 5) et le Code civil du Québec (art. 35 et 36).
[30] Ainsi, il est possible de s'opposer à la communication si les documents faisant l'objet de la requête ne sont pas pertinents à l'égard du litige (D. Ferland et B. Emery, Précis de procédure civile du Québec (4 e éd. 2003), vol. 1, p. 629). Quoique les tribunaux semblent plus prudents au moment d'évaluer la pertinence de documents de nature confidentielle, le concept de pertinence s'apprécie généralement de manière large au cours de la phase exploratoire de l'instance ( Glegg , par. 23; Kruger Inc. c. Kruger , [1987] R.D.J. 11 (C.A.), p. 17; Industries GDS inc. c. Carbotech inc. , 2005 QCCA 655 (CanLII); voir aussi Royer et Lavallée, p. 490-491; S. Grammond, « La justice secrète : information confidentielle et procès civil » (1996), 56 R. du B. 437, p. 457-458). Pour être pertinent, le document demandé doit se rapporter au litige, être utile et être susceptible de faire avancer le débat ( Glegg , par. 23; Arkwright , p. 2741; Chubb , p. 762; Westfalia Surge Canada Co. ; Autorité des marchés financiers ; Fédération des infirmières et infirmiers du Québec ).
[31] Cette obligation de pertinence empêche les parties de se livrer à une « recherche à l'aveuglette ». Elle permet d'éviter que le bon déroulement de l'instance soit ralenti, compliqué ou même compromis par l'introduction d'éléments inutiles pour établir l'existence des droits invoqués (voir Royer et Lavallée, p. 487; Marseille, p. 1 et 21). En ce sens, la règle de la pertinence représente une règle d'équilibre procédural qui tend à assurer l'efficacité du processus judiciaire, tout en facilitant la quête de la vérité.
[32] En l'espèce, la juge Bélanger a conclu que les éléments de preuve sollicités par les intimés sont pertinents. Rien dans le dossier ne permet de remettre en cause cette conclusion. D'une part, qu'ils aient été transcrits ou non, il est clair que les enregistrements en question constituent bel et bien des « document[s] » au sens de l'art. 402 C.p.c. (Ducharme et Panaccio, p. 428 et 455; voir aussi Corporation de financement commercial Transamérica Canada c. Beaudoin , [1995] R.D.J. 633 (C.A.)). D'autre part, particulièrement dans la mesure où les demandeurs dans le recours entrepris en l'espèce cherchent à démontrer qu'il y a eu collusion entre les défendeurs, il y a tout lieu de croire que les enregistrements visés par la requête seront utiles pour la conduite de l'instance.
[33] Pour l'application de l'art. 402 C.p.c. , l'opposition à la communication peut également reposer sur une immunité de divulgation de source légale ou prétorienne (voir Ducharme et Panaccio, p. 426-427; Union Canadienne, compagnie d'assurance c. St-Pierre , 2012 QCCA 433, [2012] R.J.Q. 340, par. 21; Goulet c. Lussier , [1989] R.J.Q. 2085 (C.A.); voir aussi M. (A.) c. Ryan , [1997] 1 R.C.S. 157; R. c. Corbett , [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. Seaboyer , [1991] 2 R.C.S. 577). Les appelants plaident que la Loi sur la concurrence et le Code criminel créent de telles exceptions. Pour les raisons qui suivent, cet argument ne nous convainc pas.
B. Les textes et principes invoqués par les appelants ne constituent pas une source valide d'opposition à la communication des enregistrements
[34] Pour s'opposer à la communication, les appelants invoquent les art. 29 et 36 de la Loi sur la concurrence , ainsi que l' art. 193 C. Cr . L'appelante Pétrolière Impériale ajoute pour sa part que son statut de « tiers innocent » interdit toute communication des enregistrements la concernant. Nous examinerons maintenant ces différentes sources d'opposition à la communication des renseignements demandés.

(1) La Loi sur la concurrence
[35] Les appelants prétendent que l' art. 29 de la Loi sur la concurrence confirme la nature confidentielle des enregistrements de communications privées interceptées et que cette disposition ne peut être invoquée pour exiger du Bureau de la concurrence la communication du produit de ses activités d'écoute électronique. Par ailleurs, ils ajoutent que l' art. 36 n'établit aucun droit à la communication. Enfin, l'appelante Pétrolière Impériale souligne que le par. 36(2) précise que la preuve fournie lors de procédures pénales ayant mené à une déclaration de culpabilité peut constituer une preuve dans le cadre d'un recours fondé sur l' art. 36 , mais avance que l'ordonnance de la juge Bélanger aurait dû faire une distinction entre les défendeurs au recours civil qui ont été reconnus coupables au pénal et ceux qui ne l'ont pas été.
[36] Ces moyens doivent être rejetés. Comme nous l'avons expliqué précédemment, ce n'est pas en vertu de l' art. 36 de la Loi sur la concurrence que la communication des conversations privées interceptées a été ordonnée, mais bien sur le fondement de l'art. 402 C.p.c . L' article 29 , quant à lui, énonce la confidentialité du dossier d'enquête constitué par le Bureau de la concurrence, particulièrement des catégories de renseignements mentionnées aux al. (1) a ) à e ) :
29. (1) Il est interdit à quiconque exerce ou a exercé des fonctions dans le cadre de l'application ou du contrôle d'application de la présente loi de communiquer ou de permettre que soient communiqués à une autre personne, sauf à un organisme canadien chargé du contrôle d'application de la loi ou dans le cadre de l'application ou du contrôle d'application de la présente loi :
a ) l'identité d'une personne de qui des renseignements ont été obtenus en application de la présente loi;
b ) l'un quelconque des renseignements obtenus en application de l'article 11, 15, 16 ou 114;
c ) quoi que ce soit concernant la question de savoir si un avis a été donné ou si des renseignements ont été fournis conformément à l'article 114 à l'égard d'une transaction proposée;
d ) tout renseignement obtenu d'une personne qui demande un certificat conformément à l'article 102;
e ) des renseignements fournis volontairement dans le cadre de la présente loi.
[37] Les conversations privées interceptées en vertu de la partie VI C. cr. ne font pas partie des éléments mentionnés aux al. 29(1) a ) à e ). L' article 29 n'en interdit donc pas la communication. Il en va de même, à notre avis, de l' art. 193 C. cr .
(2) Le Code criminel — l' al. 193(2) a )
[38] L' article 193 C. cr. se trouve à la partie VI intitulée « Atteintes à la vie privée ». Notre Cour s'est déjà penchée sur cette partie du Code criminel dans les arrêts Lyons c. La Reine , [1984] 2 R.C.S. 633, R. c. Duarte , [1990] 1 R.C.S. 30, Michaud , R. c. Tse , 2012 CSC 16, [2012] 1 R.C.S. 531, par. 24, et plus récemment dans l'arrêt R. c. Société TELUS Communications , 2013 CSC 16, [2013] 2 R.C.S. 3, (particulièrement aux par. 22-31 et 73).
[39] Résultat de modifications législatives apportées au Code criminel en 1974 pour combler un vide juridique en matière de protection de la vie privée ( Tse , par. 24), « [l]a partie VI du Code établit un régime de protection des communications privées » ( TELUS , par. 3). Son objet « consiste à accorder une protection étendue aux communications privées contre les ingérences non autorisées de l'État » ( ibid. , par. 35). Au-delà de cette protection, la partie VI a pour fonction d'établir un équilibre entre la protection de la vie privée et la répression du crime : elle « vise à la fois à protéger la vie privée des personnes et à permettre d'y porter atteinte » ( Lyons , p. 652; R. c. Welsh (1977), 15 O.R. (2d) 1 (C.A.), p. 7-8). Considérée ainsi, la partie VI vise donc à établir « un équilibre raisonnable entre le droit des particuliers d'être laissés tranquilles et le droit de l'État de porter atteinte à la vie privée pour s'acquitter de ses responsabilités en matière d'application des lois » ( Duarte , p. 45).
[40] Il n'est pas question ici de perturber l'équilibre que permet d'établir la partie VI en encadrant de manière stricte l'interception de communications privées. Il s'agit plutôt de décider si des conversations déjà interceptées par l'État peuvent être communiquées à des particuliers parties à des procès civils, et ce, pour réaliser d'autres objectifs légitimes, comme la découverte de la vérité, l'équité procédurale et l'efficacité du processus judiciaire.
a) Article 193 : une infraction, et non un mécanisme de divulgation
[41] Aux termes du par. 184(1) C. cr. , qui figure à la partie VI, commet une infraction quiconque intercepte volontairement une communication privée, au moyen d'un dispositif électromagnétique, acoustique, mécanique ou autre. De surcroît, le par. 193(1) C. cr. établit le principe selon lequel il est illégal de divulguer ou d'utiliser une communication privée interceptée sans le consentement de son auteur ou du destinataire :
193. (1) Lorsqu'une communication privée a été interceptée au moyen d'un dispositif électromagnétique, acoustique, mécanique ou autre sans le consentement, exprès ou tacite, de son auteur ou de la personne à laquelle son auteur la destinait, quiconque, selon le cas :
a ) utilise ou divulgue volontairement tout ou partie de cette communication privée, ou la substance, le sens ou l'objet de tout ou partie de celle-ci;
b ) en divulgue volontairement l'existence,
sans le consentement exprès de son auteur ou de la personne à laquelle son auteur la destinait, est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de deux ans.
Ces dispositions ont pour objectif commun de protéger la vie privée des Canadiens. Comme l'a indiqué notre Cour dans Duarte , il est difficile de concevoir une activité de l'État qui soit plus dangereuse pour la vie privée que l'écoute électronique (p. 43).
[42] De prime abord, le par. 193(1) C. cr. semble donc faire obstacle à la communication de documents résultant de l'écoute électronique. Le droit à la protection de la vie privée n'étant toutefois pas absolu, une série d'exemptions, codifiées aux par. 193(2) et (3) , tempèrent l'interdiction générale édictée au par. 193(1) . L'alinéa 2 a ) vise notamment les dépositions au cours de poursuites civiles et pénales :
(2) [Exemptions] Le paragraphe (1) ne s'applique pas à une personne qui divulgue soit tout ou partie d'une communication privée, ou la substance, le sens ou l'objet de tout ou partie de celle-ci, soit l'existence d'une communication privée :
a ) au cours ou aux fins d'une déposition lors de poursuites civiles ou pénales ou de toutes autres procédures dans lesquelles elle peut être requise de déposer sous serment;
[43] En soustrayant certaines situations bien définies de la portée de l'interdiction créée par le par. 193(1) , ces exemptions autorisent une personne à communiquer des enregistrements qui, autrement, ne pourraient l'être. S'ils permettent une telle communication, les par. 193(2) et (3) ne créent toutefois ni un mécanisme de divulgation en soi ni, surtout, un droit d'accès. La procédure permettant d'accéder aux enregistrements provient donc nécessairement d'une autre source. Comme nous sommes en présence d'une poursuite civile intentée en vertu de l' art. 36 de la Loi sur la concurrence et de l'art. 1457 C.c.Q. , c'est l'art. 402 C.p.c. qui établit cette procédure.
[44] Pour cette raison, l'arrêt Michaud — sur lequel les appelants appuient leur thèse — se distingue du présent appel. Dans cette affaire, la Sûreté du Québec avait mis M e Michaud sur table d'écoute, parce qu'elle le soupçonnait d'avoir divulgué aux médias des documents confidentiels relatifs aux négociations constitutionnelles de l'Accord de Charlottetown. Toutefois, aucune accusation criminelle n'avait en définitive été portée contre M e Michaud. Souhaitant intenter une action en dommages-intérêts pour perquisition illégale, ce dernier avait demandé, en vertu du sous-al. 187(1) a )(ii) (maintenant le par. 187(1.3)) C. cr. , la communication du paquet scellé contenant les documents appuyant la demande d'autorisation judiciaire. Il avait également demandé la communication des enregistrements eux-mêmes. Comme le sous-al. 187(1) a )(ii) donnait aux accusés un accès automatique au paquet scellé en cas de procédures criminelles, la Cour devait décider si une cible d'écoute électronique ne faisant pas l'objet d'accusations criminelles bénéficiait de ce même accès automatique.
[45] À la majorité, notre Cour a décidé que les cibles non accusées ne pouvaient réclamer l'accès automatique au paquet scellé. Elles devaient plutôt présenter une preuve préliminaire indiquant que l'autorisation initiale avait été obtenue illégalement. La Cour a ajouté que, « en dehors d'une procédure criminelle, le Code ne prévoit pour la personne qui a été la cible d'une surveillance aucun moyen d'obtenir la divulgation des enregistrements » (par. 62). Les appelants s'appuient fortement sur ce passage. Or, à la différence de la présente situation, M e Michaud n'avait toujours pas entrepris de recours civil lorsqu'il a déposé sa requête en vertu du sous-al. 187(1) a )(ii) C. cr. Puisque sa demande reposait donc uniquement sur le Code criminel , lequel n'accorde pas de droit d'accès aux fruits de l'écoute électronique en dehors d'une procédure criminelle, aucun mécanisme ne permettait au tribunal d'ordonner la communication demandée. Toutefois, loin de fermer entièrement la porte à une possible divulgation, la Cour a poursuivi son analyse et indiqué que les enregistrements pourraient être communiqués dans une action en dommages-intérêts fondée sur la Charte , dans la mesure où ils seraient pertinents pour démontrer l'étendue du préjudice subi ( Michaud , par. 63-65). Vu le contexte de cet arrêt, il revêt une pertinence limitée pour l'affaire qui nous occupe.
[46] Comme nous l'avons expliqué plus haut, l'art. 402 C.p.c. permet a priori l'accès aux fruits de l'écoute électronique. Face à l'interdiction générale édictée par le par. 193(1) C. cr. , cependant, la question consiste à se demander si l'une des exemptions prévues au par. 193(2) s'applique en l'espèce. Plus particulièrement, les intimés prétendent que l' al. 193(2) a ) permet la communication d'enregistrements de conversations privées interceptées sans le consentement de leur auteur ou de la personne à laquelle leur auteur les destinait. Leur prétention est bien fondée. L'exemption énoncée à l' al. 193(2) a ) habilite la personne qui a en sa possession de tels enregistrements à les communiquer. Toutefois, la communication s'effectue de la manière et dans la mesure prévues par l'ordonnance judiciaire qui l'autorise en vertu de l'art. 402 C.p.c .
b) L'exemption prévue à l' al. 193(2) a) s'applique à l'espèce
[47] Suivant la méthode moderne d'interprétation des lois, les termes d'une loi doivent être interprétés [ traduction ] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'économie de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2 e éd. 1983), p. 87, repris dans R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes (5 e éd. 2008), p. 1). Comme nous le verrons ci-dessous, le sens ordinaire du texte de l' al. 193(2) a ), le contexte dans lequel il se trouve et son objet imposent la conclusion selon laquelle l'exemption s'applique en l'espèce.
(i) Les termes « aux fins d'une déposition lors de poursuites civiles »
[48] L' alinéa 193(2) a ) dispose que l'infraction établie au par. 193(1) ne s'applique pas lorsque la divulgation est faite « au cours ou aux fins d'une déposition lors de poursuites civiles ou pénales ou de toutes autres procédures dans lesquelles [la personne qui divulgue] peut être requise de déposer sous serment ». Une « poursuite civile », qu'elle prenne ou non une forme traditionnelle, comporte toujours une phase exploratoire. De plus, le mot « fins » se rapporte à une « [c]hose qu'on veut réaliser, à laquelle on tend volontairement » ( Le Petit Robert (nouv. éd. 2012), p. 1047), ou encore au « [b]ut poursuivi » (H. Reid, avec la collaboration de S. Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien (4 e éd. 2010), p. 270). La version anglaise, « purpose » est au même effet. Dans ce contexte, si le législateur avait eu l'intention de limiter l'application de l'exemption au seul moment de la déposition, comme le prétendent les appelants, il n'aurait pas inclus les mots « ou aux fins ». Étant donné qu'il l'a fait, il faut présumer que ces termes ne sont pas redondants, éviter de les priver d'effet utile et reconnaître qu'ils indiquent l'intention de conférer à cette exemption une portée généreuse, qui englobe la phase exploratoire d'une instance civile (sur le principe de l'effet utile, voir P.-A. Côté, avec la collaboration de S. Beaulac et M. Devinat, Interprétation des lois (4 e éd. 2009), par. 1047-1048; Subilomar Properties (Dundas) Ltd. c. Cloverdale Shopping Centre Ltd. , [1973] R.C.S. 596, p. 603; Air Canada c. Ontario (Régie des alcools) , [1997] 2 R.C.S. 581, par. 53).
[49] Subsidiairement, les appelants arguent que les mots « aux fins d'une déposition » ne visent que les divulgations incidentes, c'est-à-dire celles qui surviennent en cours d'audience, dans le but, par exemple, de permettre à un témoin d'identifier les différentes voix enregistrées. Cette interprétation néglige le fait que la situation de divulgation incidente dont font mention les appelants est, comme nous le verrons plus loin, déjà visée par le par. 193(3). Interpréter ainsi l'al. (2) a ) priverait donc d'effet utile le troisième paragraphe de l' art. 193 , contrairement aux principes d'interprétation reconnus depuis longtemps par notre Cour (voir Côté, par. 1047-1050).
[50] L'analyse du texte de l' al. 193(2) a ) C. cr. nous convainc que la communication des fruits de l'écoute électronique peut être effectuée durant la phase exploratoire de tout recours civil. Cette étape, nous l'avons vu, sert essentiellement à la préparation de l'audition de la cause. Or, les documents qui y sont alors demandés peuvent très bien l'être aux fins de témoigner à l'audience. À titre d'exemple, dans le cas qui nous occupe, on conçoit facilement que les procureurs des intimés souhaiteront interroger un représentant de l'État, tiers en possession des enregistrements des communications interceptées, afin de satisfaire aux conditions d'admissibilité d'une telle preuve matérielle.
[51] Par conséquent, nous concluons que l' al. 193(2) a ) C. cr. s'applique en l'espèce. Rien dans le texte de cette disposition ne justifie de restreindre l'application de celle-ci au seul moment de la déposition. L'analyse de l'objet et du contexte de cette disposition n'admet aucune autre conclusion.
(ii) Objet et contexte
[52] Conformément à l'objectif général de la partie VI, l'objectif particulier de l' art. 193 consiste à prévenir la divulgation non autorisée de communications privées. Malgré son importance, cet objectif n'a pas un caractère absolu. Il doit parfois céder devant d'autres objectifs auxquels le législateur a choisi de donner priorité (voir Lyons , p. 652). L'exemption prévue à l' al. 193(2) a ) représente le meilleur exemple d'une telle situation. Selon le PGQ, cet alinéa a pour objet « d'assurer aux tribunaux compétents qu'ils auront accès à toute information pertinente aux procédures dont ils sont saisis, dans le respect des règles de procédure établies » (m.i. PGQ, par. 108). Cette perspective nous semble fidèle au contexte dans lequel s'inscrit cette disposition.
a. Les autres exemptions énoncées au par. 193(2)

[53] Relativement au contexte, l'analyse de l'ensemble des exemptions figurant au par. 193(2) est pertinente, dans la mesure où elle permet de définir de manière cohérente l'objectif global de la disposition. Les appelants prétendent que toutes ces exemptions se rattachent à la lutte contre le crime et que, en conséquence, l' al. 193(2) a ) doit être interprété en fonction de cet objectif. Avec égards, nous ne sommes pas de cet avis.
[54] Il est vrai que la plupart des exemptions prévues au par. 193(2) visent à faciliter la lutte contre le crime. C'est le cas des dispositions suivantes : al. (2) b ) (divulgation au cours ou aux fins d'une enquête en matière pénale); al. (2) c ) (divulgation lors de la remise d'un préavis ou de détails complémentaires requis en application des art. 189 et 190 C. cr. pour faire admettre des communications interceptées en preuve dans le cadre de procédures criminelles); al. (2) e ) (divulgation à un agent de la paix ou à un poursuivant au Canada, ou à une personne ou un organisme étranger chargé de la recherche ou de la poursuite des infractions). L'alinéa (2) f ) (divulgation au Service canadien du renseignement de sécurité pour qu'il exerce les fonctions que lui confie l' art. 12 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité , L.R.C. 1985, ch. C-23 ) peut aussi, de façon générale, viser la lutte contre la criminalité. Cependant, les exemptions énoncées au par. 193(2) ne sont pas toutes conçues de cette manière. Ainsi, l' al. 193(2) d ) « écarte la responsabilité criminelle à l'égard de la divulgation intervenant dans le cadre de l'exploitation d'un système de communications ou d'un service de gestion ou de protection d'un ordinateur, si [cette] divulgation est nécessairement accessoire aux fins pour lesquelles les exploitants peuvent être exonérés de l'infraction d'interception [aux al. 184(2) c ), d ) ou e )] » ( TELUS , par. 147, le juge Cromwell, dissident sur un autre point). À la lecture même de cet alinéa, on constate qu'il n'a pas pour objectif de lutter contre la criminalité.
[55] Par ailleurs, il nous semble particulièrement important de souligner qu'à l'inverse des al. b ), c ), e ) et f ), dont une simple lecture permet de dégager l'objectif, la détermination du but visé par l'al. a ) requiert une analyse plus poussée. Bien qu'il soit évident que, dans le scénario où les enregistrements sont demandés « au cours ou aux fins d'une déposition lors de poursuites [. . .] pénales », l'objectif est de lutter contre la criminalité, il paraît difficile de tirer la même interprétation du scénario où ils le sont « lors de poursuites civiles [. . .] ou de toutes autres procédures ». En effet, la lutte contre la criminalité (au sens strict du terme) prend d'abord et avant tout la forme d'enquêtes et de poursuites pénales. Or, si telle avait été la seule et unique fonction de cet al. a ), le Parlement n'y aurait codifié que ce scénario (comme aux al. b ) et e )). De plus, le législateur a adopté un style de rédaction beaucoup plus large que celui utilisé aux autres alinéas. Il nous semble en conséquence difficile de conclure que l'al. a ) n'est destiné qu'à faciliter la lutte contre la criminalité.
[56] Dans l'arrêt TELUS , notre Cour s'est penchée sur l'interprétation des exemptions prévues à l' art. 193 . Comparant ces exemptions à celles relatives à l'interception que l'on trouve à l'art. 184 C. cr. , le juge Cromwell (dissident sur un autre point), a écrit ceci :
L' article 193 prévoit des exemptions beaucoup plus permissives que celles prévues à l'art. 184, en particulier en ce qui a trait aux enquêtes en matière pénale. Aux termes de l'art. 184, la police ne peut intercepter des communications que si elle est autorisée à le faire (al. 184(2) b )) ou dans certaines circonstances exceptionnelles (art. 184.4). L' article 193 , par contre, comprend de larges exemptions , qui permettent la divulgation de communications interceptées dans diverses circonstances, notamment lors de poursuites civiles ou pénales ( al. 193(2) a )) et « au cours ou aux fins d'une enquête en matière pénale » ( al. 193(2) b )). [Nous soulignons; par. 146.]
[57] Ainsi, la rédaction de l' al. 193(2) a ) impose une définition large de ses objectifs. Il est clair que cette disposition ne s'applique pas seulement aux procédures de lutte contre la criminalité.
b. Le paragraphe 193(3)
[58] Les appelants Couche-Tard et autres plaident également que l'interprétation donnée à l' al. 193(2) a ) C. cr. par les juridictions inférieures ne peut être réconciliée avec le texte du par. 193(3), lequel dispose :
(3) Le paragraphe (1) ne s'applique pas aux personnes qui rapportent une communication privée, en tout ou en partie, ou qui en divulguent la substance, le sens ou l'objet, ou encore, qui en révèlent l'existence lorsque ce qu'elles révèlent avait déjà été légalement divulgué auparavant au cours d'un témoignage ou dans le but de témoigner dans les procédures visées à l'alinéa (2) a ).
[59] De l'avis des appelants, ce paragraphe ne peut être concilié avec le reste de l'article que si la divulgation mentionnée survient à l'étape de la production de la preuve. Comme la preuve devient alors publique par l'effet du principe de la publicité des débats, il n'existerait plus, selon eux, de raison d'interdire à quiconque de rapporter le contenu d'une preuve déjà connue. Au contraire, prétendent-ils, il serait « illogique pour le Parlement de permettre à un justiciable privé de rapporter publiquement le contenu de l'écoute électronique qui ne lui a été divulguée que dans le cadre d'une procédure civile de communication préalable » (m.a. Couche-Tard et autres, par. 66).
[60] Cette interprétation est mal fondée. D'une part, elle passe sous silence la possibilité que le Parlement ait pu, justement, souhaiter ne pas entraver la publicité des débats en permettant, à cette fin, que soient rapportés « la substance, le sens ou l'objet » d'une communication privée « légalement divulgué[e] auparavant au cours d'un témoignage ». Interprétée ainsi, cette exemption permettrait par exemple à un journaliste de rapporter la substance de la communication entendue au procès. D'autre part, l'interprétation des appelants s'avère trop restrictive. Elle omet une série de scénarios précis. À titre d'exemple, un expert qui serait autorisé, dans le cadre d'une « poursuite civile », à écouter des enregistrements de conversations privées communiquées « aux fins d'une déposition » pourrait devoir en « rapporter » le contenu lors de son témoignage en cour. Par ailleurs, dans le cas qui nous occupe, les procureurs des intimés voudront probablement utiliser le contenu des enregistrements afin de contre-interroger les appelants lors de leurs témoignages en cour. Ces témoins seront alors protégés par l'exemption énoncée au par. (3), car ils révéleront ce qui a « déjà été légalement divulgué auparavant [. . .] dans le but de témoigner », comme le prévoit l'al. (2) a ).
c. Historique
[61] Sur la base des versions précédentes de l' al. 193(2) a ), les appelants prétendent également que celui-ci n'a jamais eu pour fonction de permettre à un justiciable d'obtenir communication de fruits de mesures d'écoute électronique aux fins d'exercer un recours civil. Cet argument nous semble lui aussi mal fondé.
[62] Proclamé en vigueur en 1974, l'ancêtre de l' al. 193(2) a ), l'al. 178.2(2) a ), était libellé ainsi :
178.2 . . .

(2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas à une personne qui divulgue soit tout ou partie d'une communication privée ou la substance, le sens ou l'objet de tout ou partie de celle-ci, soit l'existence d'une communication privée
a ) au cours ou aux fins d'une déposition lors de poursuites civiles ou pénales ou de toutes autres procédures dans lesquelles elle peut être requise de déposer sous serment lorsque la communication privée est admissible en preuve en vertu de l'article 178.16 ou le serait en vertu de cet article s'il s'appliquait aux poursuites ou procédures;
[63] L'article 178.16 — auquel fait référence l'al. 178.2(2) a ) — a été adopté avant l'entrée en vigueur de la Charte canadienne . Il établissait un régime selon lequel les communications interceptées par l'État étaient en principe inadmissibles en preuve contre leurs auteurs ou contre les personnes à qui les communications étaient destinées, sauf si elles avaient été obtenues légalement, ou si les personnes en question y consentaient :
178.16 (1) Une communication privée qui a été interceptée et une preuve obtenue directement ou indirectement grâce à des renseignements recueillis par l'interception d'une communication privée sont toutes deux inadmissibles en preuve contre son auteur ou la personne à laquelle son auteur la destinait à moins
a ) que l'interception n'ait été faite légalement; ou
b ) que l'auteur de la communication privée ou la personne à laquelle son auteur la destinait n'ait expressément consenti à ce qu'elle soit admise en preuve.
[64] Analysant conjointement l'al. 178.2(2) a ) et l'art. 178.16, les appelants avancent que ces dispositions ont toujours régi la production des éléments en preuve, et non leur communication . Suivant cet argument, du fait qu'à l'étape de l'admissibilité, l'art. 178.16 assujettissait l'État à l'obligation de prouver la légalité de l'interception, il faut conclure que le législateur n'a jamais souhaité que l'exemption profite aux justiciables dans des recours privés. En effet, soulignent-ils, il aurait été illogique d'imposer à l'État le fardeau de démontrer la légalité de l'interception de communications chaque fois qu'un justiciable souhaitait obtenir la communication des fruits de ces interceptions dans une action privée.
[65] Cette interprétation nous paraît trop restrictive. D'une part, en ce qui concerne le fardeau potentiel imposé à l'État, les appelants omettent de considérer qu'en permettant l'admission en preuve d'une communication interceptée si une des personnes parties à la communication y a « expressément consenti » (al. 178.16(1) b )), le législateur avait ainsi prévu une solution qui le dégageait de ce fardeau éventuel. D'autre part, s'il est vrai que l'art. 178.16 avait pour fonction de régir l'admissibilité de la preuve, et donc sa production, il est inexact de prétendre que tel était également le rôle de l'al. 178.2(2) a ). En effet, cette disposition visait « à accorder une immunité aux divulgations effectuées au cours ou aux fins d'une poursuite civile ou pénale ou au cours ou aux fins de toute autre procédure » (D. A. Bellemare, L'écoute électronique au Canada (1981), p. 153). Dans ce contexte, la seule différence entre ce régime et le régime actuel se trouve dans l'assujettissement de l'autorisation de divulgation à un examen préalable de la légalité de l'enregistrement ou, le cas échéant, à l'obtention du consentement d'une des personnes impliquées dans la conversation. C'est donc l'art. 178.16 qui avait pour fonction de régir la production des éléments en preuve, non pas le par. 178.2(2).
[66] Cela dit, en 1993, après l'adoption de la Charte canadienne , de larges pans de l' art. 178.16 (alors devenu l' art. 189 ) ont été abrogés. Par suite de cette abrogation, l'admissibilité en preuve des enregistrements de communications privées est désormais régie par le par. 24(2) de la Charte et les différentes lois provinciales applicables (voir R. W. Hubbard, P. M. Brauti et S. K. Fenton, Wiretapping and Other Electronic Surveillance : Law and Procedure (feuilles mobiles), vol. 1, p. 1-20 et 1-21; Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif et la Loi sur la radiocommunication , L.C. 1993, ch. 40, par. 10(1)). Ces modifications législatives ont donc supprimé du Code criminel l'essentiel du processus de contrôle de la légalité de la production en preuve des fruits de l'écoute électronique.
d. Jurisprudence
[67] La jurisprudence et la doctrine appuient une interprétation large de l' al. 193(2) a ) C. cr . Nous allons maintenant examiner quelques décisions rendues à ce sujet.
[68] À titre d'exemple, l'affaire Tide Shore Logging Ltd. c. Commonwealth Insurance Co. (1979), 13 B.C.L.R. 316, portait sur une demande de communication préalable d'enregistrements présentée en vertu du par. 26(11) des règles de procédure de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (B.C. Reg. 310/76). La Gendarmerie royale du Canada (« GRC ») avait intercepté des communications privées de l'actionnaire principal de Tide Shore Logging à l'occasion d'une enquête criminelle sur l'incendie qui était au cœur du litige civil entre Tide Shore Logging et son assureur. Ce dernier refusait d'indemniser Tide Shore Logging, car il considérait que l'incendie avait été causé délibérément. Les avocats du procureur général de la Colombie-Britannique, au nom de la GRC, n'avaient pas d'objection à ce que les enregistrements soient communiqués, à la condition que leur communication n'entraîne pas la perpétration d'une infraction criminelle. La cour s'est penchée sur l'infraction figurant aujourd'hui au par. 193(1) , ainsi que sur l'exemption maintenant prévue à l' al. 193(2) a ). Convaincue qu'une telle communication préalable n'était pas visée par l'expression « au cours d'une déposition », la cour estimait toutefois que la communication était visée par les termes « aux fins d'une déposition ». Elle a ordonné la communication des enregistrements, concluant que le Parlement avait clairement envisagé l'utilisation des communications interceptées dans des procédures civiles relevant des provinces, et non seulement dans des procédures civiles sur lesquelles le Parlement a compétence.
[69] Au même effet, dans une procédure civile impliquant l'État ( Ault c. Canada (Attorney General) (2007), 88 O.R. (3d) 541), la Cour supérieure de justice de l'Ontario a refusé une requête visant à faire exclure les enregistrements obtenus au moyen d'un mandat d'écoute électronique que le gouvernement fédéral souhaitait produire en preuve (par. 31-32). La cour a également précisé que les demandeurs et les personnes ciblées par le mandat — qui s'opposaient à cette preuve en partie parce qu'elle était produite tardivement — auraient pu en demander la communication durant l'enquête préalable en vertu des Règles de procédure civile de l'Ontario, R.R.O. 1990, Règl. 194 (par. 11). Selon la cour, l' al. 193(2) a ) autorisait la production en preuve, dans une procédure civile, des fruits d'activités d'écoute électronique recueillis antérieurement dans le cadre d'une enquête criminelle (par. 31).
[70] Plus récemment, dans Canada (Procureur général) c. Charbonneau , 2012 QCCS 1701 (CanLII), la Cour supérieure du Québec a examiné une requête de la GRC visant à faire annuler un subpoena lui enjoignant de communiquer, entre autres choses, des communications privées qu'elle avait interceptées au cours d'une enquête. Le tribunal a conclu qu'aucun privilège ni aucune restriction n'empêchaient la GRC de communiquer à la Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction divers éléments d'enquête, y compris les communications interceptées. En réponse à l'argument de la GRC selon lequel aucune des exemptions énumérées à l' art. 193 C. cr. ne s'appliquait dans cette affaire, la Cour supérieure a tiré la conclusion suivante :
Le Tribunal n'ignore pas l'énoncé de la Cour suprême, dans l'arrêt Michaud , voulant que le régime édicté à l' article 193 C.c.r. vise « l'équilibre entre l'intérêt de la société à la détection du crime, notamment le crime organisé, et le droit de l'individu au respect de sa vie privée ». Néanmoins, il faut conclure que l' article 193 permet, en l'instance, la communication à la Commission par la GRC des renseignements demandés.

. . .

La GRC avance que les travaux de la Commission ne constituent pas une enquête en matière civile ou pénale, semblant vouloir limiter l'exemption aux procédures judiciaires. Toutefois, elle passe sous silence que l'exception édictée à l' article 193(2) a ) C.c.r. concerne également toute autre procédure dans laquelle une personne peut être requise de déposer sous serment. Or, une commission d'enquête constitue une autre procédure aux fins de cette exception. [Soulignement omis; par. 34 et 36.]
[71] En somme, la jurisprudence a appliqué l'exemption énoncée à l' al. 193(2) a ) dans des contextes autres qu'au cours de dépositions dans un procès, et dans des cas où l'État n'est pas directement partie prenante. De plus, on constate que l' al. 193(2) a ) a été appliqué à l'occasion d'audiences disciplinaires (par exemple, Law Society of Upper Canada c. Canada (Attorney General) (2008), 89 O.R. (3d) 209 (C.S.J.); Re Board of Commissioners of Police for City of Thunder Bay and Sundell (1984), 15 C.C.C. (3d) 574 (C. div. Ont.)), et en matière de protection de la jeunesse (par exemple, Children's Aid Society of Thunder Bay (District) c. D. (S.) , 2011 ONCJ 100, 2 R.F.L. (7th) 202).
[72] La doctrine considère elle aussi que l'exemption prévue à l' al. 193(2) a ) permet la divulgation, dans le cadre de procédures civiles, de communications privées interceptées dans le cadre d'enquêtes criminelles. Par exemple, les auteurs Hubbard, Brauti et Fenton écrivent ce qui suit :
[ traduction ] Bien que des mesures d'écoute électronique ne puissent être autorisées que pour les besoins d'enquêtes criminelles, toute preuve recueillie conformément à une telle autorisation peut être utilisée dans une instance civile . La raison pour laquelle la partie VI du Code ne renferme aucune disposition autorisant expressément l'utilisation dans des procédures civiles de preuve obtenue par écoute électronique est que le Code s'attache d'abord et avant tout à la procédure et aux infractions criminelles. Toutefois, l' art. 193 — qui crée l'infraction consistant à divulguer des renseignements interceptés au moyen de dispositifs électroniques — écarte cette infraction lorsque la preuve recueillie par écoute électronique est divulguée « au cours ou aux fins d'une déposition lors de poursuites civiles ou pénales ». [Nous soulignons; p. 6-40.6a.]

[73] Dans le même sens, après avoir passé en revue la jurisprudence sur la question, Bellemare conclut ainsi :
. . . la divulgation faite au cours ou aux fins d'une poursuite ou d'une procédure de nature civile relevant d'une province pourra au même titre que celle faite au cours ou aux fins d'une procédure relevant de la juridiction du Parlement, être faite légalement dans la mesure où cette divulgation rencontre les conditions d'application de l' article 178.20(2) (a) du Code criminel . [p. 156]
(iii) Conclusion
[74] L'analyse du texte, du contexte, de l'objectif et de la jurisprudence nous amène à conclure que l' al. 193(2) a ) — qui constitue une exception à l'infraction criminelle créée par le par. 193(1) — s'applique en l'espèce. La décision de la juge Bélanger était donc, à cet égard, bien fondée.
(3) Le statut de « tiers innocent »
[75] En plus d'appuyer la thèse de ses codéfendeurs, une des appelantes, Pétrolière Impériale, soutient que l'absence d'accusation contre elle dans les procédures pénales parallèles et le fait qu'elle n'était pas « ciblée » par l'opération d'écoute électronique lui confèrent le statut particulier de « tiers innocent ». Ce statut empêcherait la juge de première instance d'ordonner la communication des enregistrements la concernant, de près ou de loin. Cette prétention s'avère sans fondement.
[76] Il nous apparaît nécessaire de rappeler que, bien qu'elle reste un tiers par rapport aux procédures pénales parallèles, Pétrolière Impériale est devenue une partie à l'instance civile. À ce titre, elle bénéficie des mêmes droits et est soumise aux mêmes règles procédurales que l'ensemble des parties en cause. Or, comme nous l'avons exposé plus haut, durant la phase exploratoire d'une instance, à défaut d'une exception précise, le tribunal doit favoriser la communication la plus complète de la preuve. Ce n'est qu'en présence de raisons le justifiant de s'y opposer que le juge pourra refuser d'ordonner la communication.
[77] Dans cette optique, Pétrolière Impériale affirme que l'intérêt du public dans la protection de la vie privée des personnes innocentes revêt une importance telle qu'il justifie l'opposition à la communication, et ce, même si la preuve contenue dans les enregistrements a été jugée pertinente. Pour appuyer cette affirmation, elle cite entre autres les décisions Michaud , Procureur général de la Nouvelle-Écosse c. MacIntyre , [1982] 1 R.C.S. 175, et R. c. Durette , [1994] 1 R.C.S. 469. De prétendre l'appelante, il ressort de ces arrêts qu'entre le principe de recherche de la vérité et celui de la protection des personnes innocentes, c'est le dernier qui doit prévaloir. En conséquence, ajoute-t-elle, la communication des enregistrements concernant le tiers innocent doit être refusée.
[78] Nous sommes d'accord avec l'appelante pour dire que l'impact de la communication sur les droits des personnes innocentes exige un examen attentif d'une requête en communication. Cependant, cette règle de prudence ne saurait justifier pour autant l'opposition à la communication en toutes circonstances.
[79] D'une part, sans revenir sur la jurisprudence invoquée par Pétrolière Impériale, il importe de souligner que, dans les circonstances du présent pourvoi, le préjudice dont celle-ci serait menacée diffère des préjudices auxquels étaient exposées les personnes concernées dans les jugements qu'elle cite. En effet, dans la majorité de ces affaires, le contenu des conversations était susceptible d'être rendu public. En l'espèce, ce facteur n'est pas présent. En effet, l'ordonnance de la juge Bélanger limite la communication aux seuls professionnels participant à l'instance. D'autre part, il ne faut pas oublier que la protection des personnes innocentes — plus particulièrement la protection de leur droit à la vie privée — n'est pas absolue. L'étendue de cette protection reste tributaire des circonstances particulières de chaque affaire, et doit toujours être mesurée en fonction des divers intérêts en jeu ( MacIntyre , p. 186-187; Vickery c. Cour suprême de la Nouvelle-Écosse (Protonotaire) , [1991] 1 R.C.S. 671; Durette , p. 495; Phillips c. Vancouver Sun , 2004 BCCA 14, 27 B.C.L.R. (4th) 27). En l'occurrence, dans la mesure où, comme nous le verrons, le préjudice potentiel se trouve considérablement réduit par les mesures prises par la juge pour encadrer la procédure de communication et l'étendue de celle-ci, le principe de la recherche de la vérité doit prévaloir.
(4) Conclusion
[80] En définitive, il n'existe donc pas d'obstacle factuel ou légal à la communication des documents que sollicitent les intimés en vertu de l'art. 402 C.p.c . À notre avis, cette constatation suffit pour décider des arguments de nature constitutionnelle. Rien ne permet de conclure que cette disposition du Code de procédure civile est incompatible avec les textes et les principes soulevés par les appelants. D'ailleurs, il nous semble que l'économie même de l'art. 402, al. 1 C.p.c. rend peu plausible, sinon impossible, un tel conflit. En effet, en octroyant au juge le pouvoir de refuser d'accorder la communication s'il existe une barrière légale ou prétorienne à une telle communication, cet alinéa prévoit déjà que, au besoin, le principe de communication qu'il codifie cèderait devant un texte fédéral prohibitif applicable.
[81] Toutefois, l'absence d'obstacle à la communication ne règle pas tout. Les intérêts en cause dans une affaire comme celle qui nous occupe commandent un examen du cadre régissant le processus de communication et l'étendue de celle-ci.
C. L'encadrement de la communication
[82] Les tribunaux ont, de tout temps, exercé un droit de regard et de contrôle sur le processus d'administration de la preuve. À cette fin, ils détiennent tous les pouvoirs nécessaires à l'exercice de ce contrôle (art. 2, 20 et 46 C.p.c. ; Lac d'Amiante , par. 36-37). Ces pouvoirs incluent celui de contrôler le processus de communication de la preuve, d'en établir les modalités et d'en fixer les limites (art. 395 C.p.c. ; Glegg , par. 29-30). Le juge qui exerce ce pouvoir durant la phase exploratoire de l'instance jouit d'une grande discrétion ( Frenette , p. 685; Ferland et Emery, p. 627; Ducharme et Panaccio, p. 437). L'opportunité et l'intensité d'un tel contrôle varient donc en fonction des intérêts à protéger et des circonstances propres à chaque affaire.
[83] Le juge qui établit les modalités de la communication de documents à caractère privé doit considérer et soupeser les différents intérêts en présence. Il doit, d'une part, limiter les risques d'atteinte à la vie privée et, d'autre part, éviter de restreindre indûment l'accès aux documents pertinents, pour que les procédures demeurent équitables, que la recherche de la vérité ne soit pas entravée et que le déroulement de l'instance ne soit pas retardé de manière injustifiée (voir Frenette , p. 685-686). Dans les cas où, comme en l'espèce, les documents demandés par une partie sont le produit d'une enquête pénale, le juge devra considérer — en plus des facteurs que nous venons de mentionner — l'impact de la communication de ces documents sur le bon déroulement des procédures pénales et, s'il y a lieu, sur le droit des accusés concernés à un procès juste et équitable. L'intérêt de la société en général dans le respect de ces deux principes justifie qu'on leur accorde une attention particulière. À ce sujet, bien que nous ne soyons pas en présence d'un cas de la sorte, nous tenons à souligner que l'importance de ces principes est telle qu'ils pourraient justifier l'intervention de la Couronne dans une situation de communication de documents en la possession d'une des parties au litige civil. Sur la base de ces principes, la Couronne elle-même pourrait s'opposer à ce que des documents qu'elle a déjà communiqués à un accusé, qui participe également à l'instance civile, soient communiqués à d'autres parties, ou encore demander que la communication soit assujettie à certaines modalités particulières. Les tribunaux qui détiennent un pouvoir de contrôle sur l'ensemble de l'instance devraient alors soupeser les différents intérêts en jeu pour décider si la communication demandée doit avoir lieu et, si oui, quelle doit être l'étendue de celle-ci.
[84] Cependant, au cours de la phase exploratoire de l'instance, le droit au respect de la vie privée, le bon déroulement des procédures pénales et le droit à une défense pleine et entière sont, dans une certaine mesure, protégés par le devoir de confidentialité qui s'impose aux parties, à leurs avocats et à leurs experts (voir Lac d'Amiante ; Autorité des marchés financiers , par. 57; Marché Lionel Coudry inc. c. Métro inc. , 2004 CanLII 73143 (C.A. Qué.), par. 7; Southam Inc. c. Landry , 2003 CanLII 71970 (C.A. Qué.), par. 6). Malgré son importance, cette mesure de protection préventive ne suffira pas toujours. Si besoin est, le juge dispose des pouvoirs nécessaires pour fixer d'autres modalités ( Glegg , par. 30). À titre d'exemple, il peut limiter le nombre de personnes autorisées à consulter les différents documents demandés, et préciser à quel titre et pour combien de temps elles peuvent le faire. Il lui est également possible d'établir les conditions dans lesquelles cet accès doit se dérouler, par exemple en ordonnant que la communication s'effectue d'une manière précise et, au besoin, à un moment et à un endroit déterminés. De même, si le type de document demandé s'y prête, il peut ordonner le « filtrage » de l'information (Ducharme et Panaccio, p. 437-438).
[85] Dans tous les cas, tout en respectant le principe de proportionnalité qui fait intrinsèquement partie de l'art. 402 C.p.c. , en plus d'être consacré à l'art. 4.2 C.p.c. , le juge doit considérer l'impact financier et administratif des modalités qu'il impose, de même que leur influence sur le déroulement général de l'instance. Cette remarque vaut également pour l'étendue de la communication ordonnée, bien que la quantité de documents visés par la requête ne constitue pas, à elle seule, un motif d'irrecevabilité ( Daishowa inc. c. Commission de la santé et de la sécurité du travail , [1993] R.J.Q. 175 (C.S.), conf. par [1993] AZ-50072356; S.M. c. S.G. , [1986] R.D.J. 617 (C.A.) ). Pareillement, dans la mesure où le juge ordonne que la personne en possession des documents trie l'information avant de la communiquer, il doit également tenir compte du fardeau financier et administratif ainsi imposé à ce tiers. Conjugué au critère de la pertinence, ce facteur lui permettra de limiter au strict nécessaire l'étendue de la communication. La cour saisie de la demande de communication pourra aussi examiner la question des coûts qui lui sont afférents et imposer à la partie requérante l'obligation de payer une indemnité raisonnable à la personne qui se voit ainsi contrainte de communiquer des documents en sa possession.
[86] Lorsque les documents demandés sont les fruits d'une enquête pénale, le juge peut refuser d'en ordonner la communication s'il est convaincu que même des modalités très strictes de communication ne seraient pas suffisantes pour assurer notamment le bon déroulement des procédures pénales, la protection des droits des tiers ou, encore, le droit à un procès juste et équitable. Dans ces situations exceptionnelles, le juge aura donc le pouvoir de refuser une demande de communication en vertu de l'art. 402 C.p.c. si, pour la société, l'effet préjudiciable de cette communication est plus grand que ses avantages potentiels. Dans ce contexte, le seul fait qu'on plaide qu'il y a eu violation des droits fondamentaux dans l'obtention de la preuve demandée ne permet pas au juge de refuser d'en ordonner la communication. Dans un tel cas, ce n'est pas la communication mais bien l'admissibilité de la preuve qui pourra être contestée en vertu de l'art. 2858 C.c.Q. , lequel précise qu'un tribunal « doit, même d'office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l'utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice ».
[87] En l'espèce, l'ordonnance de la juge Bélanger respecte complètement ces principes. Sa portée est limitée de manière à protéger le droit à la vie privée de l'ensemble des personnes dont les conversations ont été interceptées. Ces limites assurent également que la communication ne constitue pas une entrave au bon déroulement des procédures pénales et une atteinte au droit qu'ont les défendeurs toujours accusés au pénal de subir un procès juste et équitable. Finalement, rien n'indique que l'ordonnance crée un fardeau financier et administratif excessif pour le tiers visé en l'espèce.
VI. Conclusion
[88] Pour l'ensemble de ces motifs, nous sommes d'avis que les deux pourvois doivent être rejetés, avec dépens.
Version française des motifs rendus par
[89] La Juge en chef — J'ai pris connaissance des motifs de mes collègues les juges LeBel et Wagner et je souscris à leur conclusion dans les présents pourvois. Toutefois, dans la mesure où l'on déduirait de leurs motifs que l' al. 193(2) a ) du Code criminel , L.R.C. 1985, ch. C-46 , habilite les autorités canadiennes à remettre, aux fins d'utilisation dans une instance civile, des communications privées interceptées (conclusion que je ne partage pas), je dois avec égards exprimer mon désaccord.
[90] Je suis d'avis que, dans les circonstances de l'espèce, le pouvoir d'obtenir les communications privées interceptées découle uniquement de l'art. 402 du Code de procédure civile , RLRQ, ch. C-25, et non de l' al. 193(2) a ) du Code criminel . L'exemption prévue par cet alinéa écarte l'application du par. 193(1) , la disposition qui crée l'infraction. Lorsque l'État a par ailleurs le pouvoir ou l'obligation de divulguer dans une instance civile des communications privées interceptées — par exemple si un tribunal lui ordonne de le faire en vertu de l'art. 402 — l' al. 193(2) a ) protège les autorités contre toute sanction criminelle.
[91] Je souscris pour le reste aux motifs des juges LeBel et Wagner. Par conséquent, je rejetterais les pourvois.
Version française des motifs rendus par
[92] La juge Abella (dissidente) — « [O]n peut difficilement concevoir une activité de l'État qui soit plus dangereuse pour la vie privée des particuliers que la surveillance électronique ». Ainsi s'exprimait le juge La Forest, en 1990, dans l'arrêt Duarte [1] . Dans le cours de ses réflexions au sujet de la menace que fait planer sur la vie privée des gens cette extraordinaire technique d'enquête, il a écrit ce qui suit :
La surveillance électronique est à ce point efficace qu'elle rend possible, en l'absence de réglementation, l'anéantissement de tout espoir que nos communications restent privées. Une société nous exposant, au gré de l'État, au risque qu'un enregistrement électronique permanent soit fait de nos propos chaque fois que nous ouvrons la bouche, disposerait peut-être d'excellents moyens de combattre le crime, mais serait une société où la notion de vie privée serait vide de sens. [p. 44]
[93] Puis, dans l'arrêt R. c. Mills , [1999] 3 R.C.S. 668, notre Cour a conclu que « [d]ans une société moderne, le droit à la protection de la vie privée comporte l'attente raisonnable que les renseignements privés ne resteront connus que des personnes à qui ils ont été divulgués et qu'ils ne seront utilisés que dans le but pour lequel ils ont été divulgués » (par. 108). Voir également R. c. Commisso , [1983] 2 R.C.S. 121, p. 134-135, le juge Dickson, dissident).
[94] Notre système de justice a pris à cœur ces mises en garde. En effet, la surveillance électronique ne peut être autorisée que dans les circonstances limitées énoncées à la partie VI du Code criminel [2] , dans le cadre d'enquêtes relatives à des crimes graves, ou encore en vertu de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité [3] , en matière d'enquêtes sur des menaces envers la sécurité du Canada.
[95] Il convient de souligner qu'en droit canadien aucune activité de surveillance électronique ne peut être autorisée à l'occasion d'une instance civile en vue de recueillir des éléments de preuve.
[96] La question qui se pose dans les présents pourvois consiste à décider si des communications privées interceptées en vertu d'une autorisation accordée dans le cadre d'une enquête criminelle peuvent néanmoins être divulguées à l'étape de la communication préalable dans une instance civile. Avec égards pour l'opinion contraire, je suis d'avis que de telles communications ne peuvent être divulguées dans une instance civile que lorsqu'elles ont déjà été rendues publiques dans un procès criminel, ou lorsque les personnes visées par l'interception ont consenti à la divulgation ou ont autrement renoncé à leurs droits en matière de respect de la vie privée. Nous ne sommes en présence d'aucune de ces exceptions dans l'affaire dont nous sommes saisis.
[97] La juge de première instance a ordonné que soient divulguées aux avocats et aux experts des demandeurs, sur la base de leur pertinence, des communications privées qui ont été interceptées. Elle l'a fait avant que quelque décision que ce soit ait été prononcée dans les procédures criminelles connexes concernant la validité de la surveillance électronique ou l'admissibilité des communications interceptées. L'ordonnance a été rendue en vertu de l'art. 402 du Code de procédure civile [4] , qui énonce ce qui suit :
402. Si, après production de la défense, il appert au dossier qu'un document se rapportant au litige est entre les mains d'un tiers, celui-ci sera tenu d'en donner communication aux parties, sur assignation autorisée par le tribunal, à moins de raisons le justifiant de s'y opposer.
[98] Cette disposition confère un vaste pouvoir discrétionnaire au juge de première instance, mais ne lui donne toutefois pas carte blanche pour ordonner la divulgation de communications jouissant d'une protection légale pratiquement impénétrable, comme c'est le cas pour les communications privilégiées. À mon avis, les éléments de preuve recueillis au moyen de mesures de surveillance électronique ont droit à la même protection et, par conséquent, ne se prêtent pas à une mise en balance des intérêts opposés.
[99] Les décisions relatives au secret professionnel de l'avocat peuvent apporter des indications utiles. Par exemple, dans l'arrêt Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels) , [2006] 2 R.C.S. 32, la pertinence des communications ne justifiait pas la divulgation, à l'avocate de la partie adverse, de documents possiblement privilégiés. En d'autres mots, lorsque des communications sont protégées par un privilège, elles ne peuvent être soumises à une opération de mise en balance où le tribunal soupèse leur pertinence et leur immunité de divulgation. Elles sont protégées indépendamment de leur pertinence.
[100] Il me semble que cette façon de considérer les communications interceptées trouve un appui supplémentaire dans le fait législatif suivant : tant le droit général au respect de la vie privée que le droit particulier au respect du secret professionnel sont expressément protégés dans la Charte des droits et libertés de la personne [5] du Québec. Il ne faudrait donc pas interpréter le pouvoir discrétionnaire conféré à l'art. 402 du Code de procédure civile d'une manière qui supprimerait la protection scrupuleuse contre la divulgation des communications interceptées prévue par d'autres règles de droit.
[101] Cela nous amène à la protection plus grande que prévoit la partie VI du Code criminel à l'égard des communications interceptées. Aux termes du par. 193(1) , qui figure dans la partie VI, divulguer des communications interceptées constitue une infraction. Les seules exceptions sont énoncées aux par. 193(2) et (3) . L' alinéa 193(2) a ) est la disposition pertinente pour les besoins du présent pourvoi :
193. . . .
(2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas à une personne qui divulgue soit tout ou partie d'une communication privée, ou la substance, le sens ou l'objet de tout ou partie de celle-ci, soit l'existence d'une communication privée :
a ) au cours ou aux fins d'une déposition lors de poursuites civiles ou pénales ou de toutes autres procédures dans lesquelles elle peut être requise de déposer sous serment;
[102] La partie VI reconnaît le caractère exceptionnellement attentatoire de la surveillance électronique, en ce qu'elle permet l'interception de communications privées par l'État uniquement si certaines garanties expresses sont respectées. Parmi ces garanties, mentionnons les suivantes : des restrictions quant aux types d'infractions criminelles à l'égard desquelles une autorisation peut être accordée [6] ; la condition exigeant qu'il n'existe aucune autre méthode raisonnable permettant d'enquêter sur le crime en question [7] ; l'obligation d'aviser dans un délai déterminé les personnes qui ont fait l'objet de l'interception [8] , mesure qui leur permet d'attaquer la légalité de l'interception. Tant qu'il n'a pas été statué sur la légalité d'une interception contestée, les communications interceptées ne sont pas admissibles dans une instance pénale.
[103] Cela signifie que l' al. 193(2) a ) ne devrait pas être interprété d'une manière qui écarte les mesures de protection de la vie privée que prévoit la partie VI. L' alinéa 193(2) a ) ne crée pas un droit d'accès aux communications interceptées. À tout le moins, il ne devrait pas pouvoir être invoqué pour prévenir une décision judiciaire relative à la validité d'interceptions. Tant que la validité de ces interceptions n'a pas été constatée ou concédée et que les communications interceptées n'ont pas été admises en preuve dans une instance criminelle, elles conservent à toutes fins utiles leur caractère privé et le public ne peut y avoir accès. Si, par contre, les communications interceptées sont jugées légales et admissibles et sont rendues publiques dans l'instance en question, elles deviennent alors publiques à toutes fins utiles, y compris dans le cadre de procédures civiles.
[104] Le fait de se fonder sur l' al. 193(2) a ) afin de permettre à des plaideurs dans une instance civile d'obtenir la divulgation de communications interceptées dans une enquête criminelle — avant qu'une interception contestée ait été jugée légale — permet à ces mêmes plaideurs de bénéficier indirectement d'une technique d'enquête extraordinaire à laquelle ils n'ont autrement pas droit en vertu de la loi. Il me paraît paradoxal d'affirmer que des communications assidûment protégées contre la divulgation dans le système de justice criminelle puissent d'une certaine manière perdre ces protections simplement en traversant la rue et en entrant dans le système de justice civile.
[105] Il convient également de souligner que, dans d'autres pays, des communications privées interceptées ne peuvent jamais être divulguées dans un litige civil entre des parties privées : National Broadcasting Co. c. United States Department of Justice , 735 F.2d 51 (2nd Cir. 1984); In re Motion to Unseal Electronic Surveillance Evidence , 990 F.2d 1015 (8th Cir. 1993); C. S. Fishman et A. T. McKenna, Wiretapping & Eavesdropping : Surveillance in the Internet Age (3 e éd. (feuilles mobiles)), vol. 4, § 41:69; Regulation of Investigatory Powers Act 2000 (R.-U.), 2000, ch. 23, art. 17 et 18.
[106] En l'espèce, la juge de première instance a ordonné, dans le cadre d'une instance civile portant sur le prix de l'essence, la divulgation de communications privées confidentielles interceptées. Le prix de l'essence constitue indubitablement une question importante, mais cette question est loin d'être suffisamment urgente pour le public pour justifier la divulgation prématurée de communications privées avant que la légalité de leur interception — et le droit du public d'en prendre connaissance — ait été judiciairement décidée dans le procès criminel.
[107] J'accueillerais les pourvois.
Pourvois rejetés avec dépens, la juge Abella est dissidente.
Procureurs de l'appelante Pétrolière Impériale : Gowling Lafleur Henderson, Montréal et Ottawa.
Procureurs des appelants Couche-Tard inc. et autres : Davies Ward Phillips & Vineberg, Montréal; Louis Belleau, Montréal; Chenette, Boutique de litige, Montréal; Osler Hoskin & Harcourt, Montréal; McMillan, Montréal; Langlois Kronström Desjardins, Montréal; Miller Thomson, Toronto; Miller Thomson Pouliot, Montréal.
Procureurs de l'appelante Ultramar ltée : Stikeman Elliott, Montréal.
Procureurs des intimés Simon Jacques et autres : Bernier Beaudry, Québec; Paquette Gadler, Montréal.
Procureurs de l 'intimé le procureur général du Québec : Procureur général du Québec, Québec; Chamberland Gagnon, Québec.
Procureur de l' intimé le directeur des poursuites pénales du Canada : Service des poursuites pénales du Canada, Ottawa.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Procureur général de l'Ontario, Toronto.

[1] R. c. Duarte , [1990] 1 R.C.S. 30, p. 43.
[2] L.R.C. 1985, ch. C-46 , art. 183 , al. a ) de la définition d'« infraction ».
[3] L.R.C. 1985, ch. C-23 , art. 21 .
[4] RLRQ, ch. C-25.
[5] RLRQ, ch. C-12, art. 5 et 9.
[6] art. 183 , al. a ) de la définition d'« infraction ».
[7] al. 186(1) b ); R. c. Araujo , [2000] 2 R.C.S. 992.
[8] art. 196.


Synthèse
Référence neutre : 2014 CSC 66 ?
Date de la décision : 17/10/2014
Proposition de citation de la décision: Pétrolière Impériale c. Jacques


Origine de la décision
Date de l'import : 27/09/2015
Fonds documentaire ?: Lexum
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2014-10-17;2014.csc.66 ?

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