COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Fullowka c. Pinkerton's of Canada Ltd.,
2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132
Date : 20100218
Dossier : 32735
Entre :
Sheila Fullowka, Doreen Shauna Hourie, Tracey Neill, Judit Pandev,
Ella May Carol Riggs, Doreen Vodnoski, Carlene Dawn Rowsell,
Karen Russell et Bonnie Lou Sawler
Appelantes
et
Pinkerton's of Canada Limited, gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest,
représenté par le commissaire des Territoires du Nord‑Ouest,
Syndicat national de l'automobile, de l'aérospatiale, du transport et des
autres travailleurs et travailleuses du Canada, Timothy Alexander Bettger et
Royal Oak Ventures Inc. (anciennement Royal Oak Mines Inc.)
Intimés
Et entre :
James O'Neil
Appelant
et
Pinkerton's of Canada Limited, gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest,
représenté par le commissaire des Territoires du Nord‑Ouest,
Syndicat national de l'automobile, de l'aérospatiale, du transport et des
autres travailleurs et travailleuses du Canada et Timothy Alexander Bettger
Intimés
‑ et ‑
Procureur général du Canada et
Procureur général de l'Ontario
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell
Motifs de jugement :
(par. 1 à 166)
Le juge Cromwell (avec l'accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein)
______________________________
Fullowka c. Pinkerton's of Canada Ltd., 2010 CSC 5, [2010] 1 R.C.S. 132
Sheila Fullowka, Doreen Shauna Hourie,
Tracey Neill, Judit Pandev, Ella May Carol Riggs,
Doreen Vodnoski, Carlene Dawn Rowsell,
Karen Russell et Bonnie Lou Sawler Appelantes
c.
Pinkerton's of Canada Limited, gouvernement des
Territoires du Nord‑Ouest, représenté par le
commissaire des Territoires du Nord‑Ouest,
Syndicat national de l'automobile, de l'aérospatiale, du
transport et des autres travailleurs et travailleuses
du Canada, Timothy Alexander Bettger et
Royal Oak Ventures Inc. (anciennement Royal Oak Mines Inc.) Intimés
‑ et ‑
James O'Neil Appelant
c.
Pinkerton's of Canada Limited, gouvernement des
Territoires du Nord‑Ouest, représenté par le
commissaire des Territoires du Nord‑Ouest,
Syndicat national de l'automobile, de l'aérospatiale, du
transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada
et Timothy Alexander Bettger Intimés
et
Procureur général du Canada et
procureur général de l'Ontario Intervenants
Répertorié : Fullowka c. Pinkerton's of Canada Ltd.
No du greffe : 32735.
2009 : 14 mai; 2010 : 18 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron, Rothstein et Cromwell.
en appel de la cour d'appel des territoires du nord‑ouest
POURVOIS contre un arrêt de la Cour d'appel des Territoires du Nord‑Ouest (les juges Costigan, Paperny et Slatter), 2008 NWTCA 4, 66 C.C.E.L. (3d) 1, 433 A.R. 69, 429 W.A.C. 69, [2008] 7 W.W.R. 411, 56 C.C.L.T. (3d) 213, [2008] N.W.T.J. No. 27 (QL), 2008 CarswellNWT 32, qui a accueilli des appels d'une décision du juge Lutz, 2004 NWTSC 66, 44 C.C.E.L. (3d) 1, [2005] 5 W.W.R. 420, [2004] N.W.T.J. No. 64 (QL), 2004 CarswellNWT 71. Pourvois rejetés.
Jeffrey B. Champion, c.r., J. Philip Warner, c.r., et W. Benjamin Russell, pour les appelantes Fullowka et autres.
James E. Redmond, c.r., pour l'appelant O'Neil.
John M. Hope, c.r., et Malkit Atwal, pour l'intimée Pinkerton's of Canada Ltd.
Peter D. Gibson et Christine J. Pratt, pour l'intimé le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest.
Steven M. Barrett, Patrick G. Nugent et Ethan Poskanzer, pour l'intimé le Syndicat national de l'automobile, de l'aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada.
S. Leonard Polsky et Heather A. Sanderson, pour l'intimé Bettger.
Argumentation écrite seulement par Robert G. McBean, c.r., pour l'intimée Royal Oak Ventures Inc.
.
John S. Tyhurst, pour l'intervenant le procureur général du Canada.
Lise G. Favreau et Lucy K. McSweeney, pour l'intervenant le procureur général de l'Ontario.
Version française du jugement de la Cour rendu par
//Le juge Cromwell//
Le juge Cromwell —
I. Introduction
[1] Pendant une dure grève à la mine Giant de Yellowknife, dans les Territoires du Nord‑Ouest, Roger Warren, un des grévistes, a déjoué les agents de sécurité et s'est subrepticement introduit dans la mine. Il y a installé un engin explosif qui a été déclenché, comme il le souhaitait, par un fil‑piège. L'explosion a tué neuf mineurs. Leurs survivants ainsi qu'un autre travailleur qui a découvert le carnage après l'explosion ont poursuivi la propriétaire de la mine, son entreprise de sécurité et le gouvernement territorial pour avoir fait preuve de négligence en ne prévenant pas les meurtres. Ils ont également intenté un recours contre le syndicat des grévistes ainsi que certains des dirigeants et membres du syndicat à qui ils reprochaient de ne pas avoir contrôlé M. Warren et de l'avoir incité à agir. Leurs recours ont été en grande partie accueillis en première instance, mais rejetés en appel. Dans le présent pourvoi, il s'agit essentiellement de déterminer si l'entreprise de sécurité et le gouvernement devraient être tenus responsables pour cause de négligence parce qu'ils n'ont pas prévenu les meurtres et si les syndicats devraient être tenus responsables, directement ou du fait d'autrui, de la mort des mineurs. Les poursuites contre la propriétaire de la mine, son président‑directeur général et l'un de ses administrateurs ayant été réglées, elles ne sont pas visées par le pourvoi devant notre Cour.
[2] À mon avis, les pourvois devraient être rejetés. Bien que j'estime que l'entreprise de sécurité et le gouvernement avaient une obligation de diligence, je suis d'avis que le juge du procès a commis une erreur en concluant qu'ils avaient manqué à cette obligation. En ce qui touche les poursuites engagées contre le syndicat ainsi que les membres et les dirigeants du syndicat, je souscris à l'opinion de la Cour d'appel que les conclusions de responsabilité tirées par le juge du procès ne peuvent être maintenues. Je crois aussi, comme la Cour d'appel, que les recours exercés par M. O'Neil (le travailleur qui a découvert le carnage) auraient dû être rejetés.
II. Aperçu des faits, recours et procédures
A. Les faits
[3] Les paragraphes qui suivent donnent un aperçu très succinct des faits.
[4] Le 23 mai 1992, une grève a débuté à la mine aurifère Giant, près de Yellowknife dans les Territoires du Nord‑Ouest. Quelques semaines auparavant, l'agent négociateur des employés de la section locale no 4 de l'Association canadienne des travailleurs de fonderie et ouvriers assimilés (« section locale no 4 de la CASAW ») et la propriétaire de la mine, Royal Oak Mines Inc. (« Royal Oak »), sont parvenus à une entente de principe, qui a toutefois été rejetée par les membres de la section locale environ une semaine avant le début de la grève. Royal Oak a décidé de continuer à exploiter la mine pendant la grève qui a suivi en faisant appel à des travailleurs de remplacement.
[5] La grève a rapidement dégénéré et basculé dans la violence. Les grévistes ont pris le contrôle de la majeure partie de la mine. Il s'est avéré très difficile d'éviter les intrusions : le site de l'exploitation minière était très vaste, comprenait 23 points d'entrée permettant d'accéder à la partie souterraine de la mine et était traversé par une route publique. Plusieurs actes illégaux et violents ont été commis pendant la grève : menaces de lésions corporelles, notamment de viol collectif et de mort; harcèlement des travailleurs de remplacement et de leurs familles; agressions contre des agents de sécurité et des policiers; désobéissance généralisée aux injonctions visant à contrôler les actes de violence; destruction de biens au moyen d'explosifs; interruption de l'alimentation électrique de la mine et de la ville voisine, y compris de l'hôpital; actes de vandalisme (incendie, déversements dans l'environnement et dommages aux biens de l'entreprise minière, etc.); et entrées clandestines sur le site de la mine pour commettre des actes de sabotage. Aux prises avec des attaques contre ses agents de sécurité et incapable de maîtriser la situation, l'entreprise privée de sécurité embauchée par Royal Oak s'est retirée. Royal Oak a alors demandé à Pinkerton's of Canada Ltd. de lui fournir des services de sécurité. À la fin du mois de mai, 52 agents de Pinkerton's se trouvaient sur le site.
[6] Les actes de violence ont continué et se sont aggravés après l'arrivée de Pinkerton's. À la mi‑juin, un nombre important de grévistes ont participé à une émeute, pendant laquelle ils ont causé des dommages aux biens et des blessures aux agents de sécurité et aux travailleurs de remplacement. La police a finalement réussi à mater l'émeute en utilisant des gaz lacrymogènes et en tirant des coups de semonce. À la suite de l'émeute, Royal Oak a congédié environ 40 grévistes, dont M. Warren, et la police a porté plusieurs accusations criminelles. Plus tard le même mois, trois grévistes, dont Timothy Bettger, se sont introduits dans la mine en utilisant une entrée isolée, le puits de mine Akaitcho. Une fois sous terre, ils ont volé des explosifs et fait des graffitis menaçant les travailleurs de remplacement, méfait plus tard appelé la [traduction] « tournée des graffitis ».
[7] Au cours de l'été, la situation s'est peu à peu calmée, quoique quelques intrusions, actes de violence et dommages aux biens aient continué à survenir. Pinkerton's a réduit le nombre de ses agents à 20, comme Royal Oak la pressait de le faire. La présence policière a également diminué. Mais cette accalmie n'a pas duré. À la fin du mois de juillet, des grévistes, dont M. Bettger, ont provoqué une explosion qui a fait un trou dans une antenne parabolique sur le site de la mine. Au début du mois de septembre, quelques grévistes, dont M. Bettger, ont provoqué une deuxième explosion qui a endommagé le puits de ventilation de la mine.
[8] Finalement, tôt le matin du 18 septembre, M. Warren est passé par le point d'entrée d'Akaitcho et il est descendu 750 pieds sous terre, puis il a marché environ 1,5 kilomètre pour se rendre dans un secteur actif de la mine. Il a utilisé de l'équipement pour transporter des explosifs et il a relié 25 à 30 bâtons de dynamite ainsi qu'un sac d'explosif à base de nitrate à un fil‑piège. Personne ne l'a vu et il a quitté la mine en empruntant une autre sortie. Vers 8 h 45, un wagonnet transportant neuf mineurs a déclenché le fil‑piège. Les neuf hommes sont morts dans l'explosion. James O'Neil, à qui l'on avait demandé de faire des vérifications concernant une baisse soudaine de la pression de l'air dans la mine, a été l'un des premiers à arriver sur les lieux. Il a découvert les corps démembrés de ses collègues, dont l'un était un ami proche.
[9] M. Warren a avoué avoir posé la bombe. Il a été déclaré coupable de neuf chefs d'accusation de meurtre au deuxième degré et condamné à l'emprisonnement à perpétuité. Il n'y a eu aucune autre déclaration de culpabilité en ce qui concerne l'explosion du 18 septembre. D'autres grévistes ont été reconnus coupables de diverses infractions criminelles liées à la grève, dont M. Bettger, qui a été condamné à trois ans de prison en raison de sa participation à la tournée des graffitis et à deux explosions, dont celle du puits ventilé.
[10] Après l'explosion, le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest a ordonné la fermeture de la mine, une mesure qu'il avait choisi de s'abstenir de prendre auparavant bien qu'il ait été bien au courant du danger que présentait la situation. La grève a pris fin 18 mois plus tard. La mine Giant a cessé ses activités en 2004.
B. Les recours
[11] Deux actions ont été instruites en même temps. Dans la première, l'affaire Fullowka, les demandeurs étaient les membres survivants de la famille des mineurs assassinés. Ils réclamaient des dommages‑intérêts en leur nom et au nom de leurs enfants et petits‑enfants à charge pour le préjudice découlant du décès de leurs proches, causé par la faute d'autrui. Dans la deuxième poursuite, M. O'Neil réclamait des dommages‑intérêts pour un trouble de stress post‑traumatique qui, alléguait‑il, résultait de son arrivée sur la scène de l'explosion fatale.
[12] La liste des défendeurs désignés dans les deux actions différait un peu, mais les motifs invoqués pour justifier leur responsabilité étaient identiques. En bref, voici les recours exercés contre les défendeurs, outre M. Warren :
a) Pinkerton's a été poursuivie pour négligence, essentiellement parce qu'elle n'a pas pris toutes les précautions nécessaires en matière de sécurité, y compris les mesures que la propriétaire de la mine n'a pas mises en uvre; elle a également été poursuivie en qualité d'occupante de la mine.
b) Le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest a été poursuivi en sa qualité d'autorité réglementaire. Les demandeurs alléguaient que le gouvernement et ses représentants (M. Whitford en tant que ministre de la Sécurité et des Services publics et M. Turner en tant qu'inspecteur en chef des mines) avaient manqué aux obligations qu'ils avaient envers les mineurs tués dans l'explosion d'adopter et d'appliquer des politiques et procédures qui auraient établi et maintenu des conditions de travail sécuritaires et d'ordonner la cessation de tout travail dans la mine jusqu'à ce que le danger soit écarté.
c) On a fait valoir que le syndicat était responsable, directement et du fait d'autrui, pour avoir manqué à une obligation d'éviter les comportements créant un risque prévisible de préjudice, et pour ne pas avoir clairement indiqué aux personnes sur lesquelles il exerçait une influence qu'il était inacceptable de causer la mort ou des blessures, empêché M. Warren d'agir, ni prévenu les mineurs décédés du danger.
d) En plus de M. Warren, certains membres du syndicat ont été poursuivis pour l'avoir aidé et incité à la violence.
C. Les procédures
[13] Après un procès de neuf mois, le juge Lutz a donné des motifs détaillés dans un jugement comportant 1 300 paragraphes : 2004 NWTSC 66, 44 C.C.E.L. (3d) 1. Il a tiré les conclusions suivantes en ce qui concerne la responsabilité. Pinkerton's était responsable parce qu'elle n'avait pas pris des mesures raisonnables pour empêcher M. Warren d'entrer dans la mine et d'y poser une bombe. Le gouvernement a été tenu responsable en raison de la conduite de ses représentants : ils auraient dû exercer les pouvoirs que la loi leur confère de fermer la mine étant donné les conditions dangereuses engendrées par la grève empreinte de violence. La responsabilité du syndicat et de certains des dirigeants et membres du syndicat nommés comme défendeurs a été retenue. Le juge du procès était d'avis que le syndicat national et la section locale constituaient une seule entité et que leurs représentants avaient favorisé le recours à la violence, y avaient acquiescé ou, à tout le moins, n'avaient rien fait pour y mettre fin. Il a donc statué que le syndicat national était responsable du fait d'autrui pour les délits commis par les dirigeants et les membres du syndicat.
[14] La Cour d'appel a infirmé ces conclusions et statué que le juge du procès avait commis des erreurs sur trois points fondamentaux : 2008 NWTCA 4, 66 C.C.E.L. (3d) 1. Ainsi, selon la Cour d'appel, le juge du procès a conclu à tort que Pinkerton's et le gouvernement avaient une obligation de diligence envers les appelants. Il a également commis une erreur en n'appliquant pas le critère juridique approprié pour déterminer si les actes fautifs avaient causé la mort des mineurs. Enfin, il a commis une erreur à plusieurs égards en examinant la responsabilité du syndicat : en traitant le syndicat national et sa section locale comme une seule entité, en partant de la supposition que le syndicat national avait pris en charge les dettes et obligations de l'une des sections locales de son prédécesseur, en tenant un syndicat national responsable du fait d'autrui pour les actes des membres d'un syndicat local et en concluant qu'il avait encouragé M. Warren à commettre les actes meurtriers.
III. Analyse
[15] Mon analyse comportera quatre parties principales. Dans la première, j'examinerai la question de savoir si Pinkerton's et le gouvernement avaient envers les mineurs victimes de l'explosion une obligation de diligence consistant à prendre des mesures raisonnables pour prévenir l'acte fautif intentionnel commis par M. Warren et, dans l'affirmative, s'ils ont manqué à cette obligation. Je conclus qu'ils avaient effectivement une obligation de diligence, mais qu'ils s'en sont acquittés. Je déterminerai ensuite si le juge du procès a appliqué le critère juridique approprié concernant la causalité. J'estime, en toute déférence, que le critère utilisé n'était pas celui qui convenait. Dans la troisième partie de l'analyse, j'examinerai les poursuites contre le syndicat. Il s'agit de déterminer si un syndicat national et sa section locale sont des entités juridiques distinctes, s'il faut conclure à la responsabilité du fait d'autrui en l'espèce et si les conclusions du juge du procès concernant l'incitation sont bien fondées. Je conclus que le syndicat national et le syndicat local sont des entités juridiques distinctes, qu'il n'y avait pas lieu de conclure à la responsabilité du fait d'autrui et qu'il n'est pas permis de conclure que le syndicat national a incité M. Warren à agir comme il l'a fait. Pour terminer, j'examinerai la poursuite contre M. Bettger et celle engagée par M. O'Neil. Je suis d'avis qu'il y a lieu de rejeter la poursuite contre M. Bettger et celle engagée par M. O'Neil.
A. Pinkerton's et le gouvernement : l'obligation et la norme de diligence
(1) L'obligation de diligence
[16] Les appelantes ne prétendent pas que Pinkerton's ou le gouvernement ont effectivement infligé les blessures fatales aux défunts; ils allèguent plutôt que Pinkerton's et le gouvernement ont manqué à leur obligation de faire preuve d'une diligence raisonnable pour prévenir le préjudice causé par M. Warren. La Cour d'appel a estimé que cela équivalait à dire que Pinkerton's et le gouvernement étaient responsables du délit de M. Warren (par. 98). Cette façon d'envisager la question est toutefois erronée, car elle ne reflète pas fidèlement les prétentions des appelantes.
[17] Nous sommes en présence d'allégations de responsabilité directe. Autrement dit, les appelantes n'allèguent pas que Pinkerton's et le gouvernement sont responsables du délit commis par M. Warren; ils allèguent plutôt qu'ils ont fait preuve de négligence pour ce qui est de tenter de prévenir le délit. Selon les appelantes, ces deux défendeurs devraient être tenus responsables à titre principal de leur propre faute : voir C. McIvor, Third Party Liability in Tort (2006), p. 1; 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., 2001 CSC 59, [2001] 2 R.C.S. 983, par. 25‑26. Il ne s'agit donc pas de déterminer si ces défendeurs sont responsables du délit d'une autre personne, mais de savoir si, en ce qui concerne le délit commis par un tiers, ils ont manqué à la norme de diligence à laquelle ils étaient tenus et ont ainsi causé eux‑mêmes le préjudice qui est finalement survenu.
[18] Pour résoudre cette question, il faut procéder à l'analyse des obligations juridiques applicables suivant l'approche établie par notre Cour dans plusieurs arrêts, dont Cooper c. Hobart, 2001 CSC 79, [2001] 3 R.C.S. 537; Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, 2001 CSC 80, [2001] 3 R.C.S. 562; Succession Odhavji c. Woodhouse, 2003 CSC 69, [2003] 3 R.C.S. 263; Childs c. Desormeaux, 2006 CSC 18, [2006] 1 R.C.S. 643; et Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton‑Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129. L'analyse est axée sur la question de savoir s'il ressort de la relation entre les appelantes et les défendeurs une prévisibilité et une proximité suffisantes pour établir une obligation de diligence prima facie et, dans l'affirmative, si des considérations de politique générale résiduelles sont de nature à écarter ou à limiter cette obligation de diligence : voir, p. ex., Hill, par. 20. L'analyse doit être centrée spécifiquement sur la relation particulière en cause, car les considérations pertinentes concernant la prévisibilité, la proximité et la politique sont propres à chaque relation : voir, p. ex., Hill, par. 27.
[19] À mon avis, la relation entre, d'une part, les mineurs qui ont péri dans l'explosion et, d'autre part, Pinkerton's et le gouvernement satisfait aux conditions de prévisibilité et de proximité devant être remplies pour qu'une obligation de diligence prima facie soit établie. Je conclus également que ces obligations prima facie ne sont pas écartées pour des considérations de politique générale. Sur ces points, mon opinion diffère de celle de la Cour d'appel.
[20] Il est utile d'examiner tour à tour la question de la prévisibilité, celle de la proximité et les considérations de politique générale résiduelles.
a) La prévisibilité
[21] Le juge du procès et la Cour d'appel étaient tous deux d'avis que le critère de prévisibilité dans une affaire comme celle‑ci consiste à déterminer si une personne raisonnable estimerait qu'il y a de fortes probabilités que le préjudice se produise : motifs de la C.A., par. 53‑54. La Cour d'appel a confirmé la conclusion du juge du procès selon laquelle cette condition de prévisibilité était remplie en ce qui concerne tant Pinkerton's que le gouvernement. Les intimés contestent cette conclusion, mais selon moi elle est bien étayée par la preuve.
[22] Le juge du procès a tiré les conclusions suivantes : au mois de juin, le surintendant de la mine avait informé Pinkerton's de l'existence d'une menace d'explosion d'une bombe (par. 95); Pinkerton's savait que le souffle d'une explosion dans un poste électrique avait projeté un de ses agents dans les airs sur une longue distance au début du mois de juin (par. 96); Pinkerton's avait été informée que des grévistes avaient des explosifs en leur possession et qu'ils avaient l'intention de faire exploser le chevalement, l'usine de traitement ou le puits de ventilation (par. 98); enfin, Pinkerton's avait eu vent de menaces de mort proférées par des membres du syndicat à l'égard des travailleurs de remplacement (par. 100), du fait qu'ils préparaient une [traduction] « fête‑surprise pour les briseurs de grève » avec des explosifs (par. 115). Ces conclusions de fait appuient la conclusion non seulement qu'une personne raisonnable aurait prévu les décès causés par une explosion, mais aussi que Pinkerton's prévoyait effectivement la réalisation de ce risque.
[23] Pour ce qui est du gouvernement, le juge du procès est arrivé à la conclusion que la division de la sécurité des mines était au courant qu'une explosion planifiée dans la tour de ventilation survenue le 2 septembre aurait pu déclencher un incendie majeur, de sorte que de fortes concentrations de fumée et de gaz nocifs se seraient infiltrées dans les galeries, mettant potentiellement en danger la vie des 40 hommes qui travaillaient alors sous terre (par. 157). Il a conclu que le meurtre des mineurs [traduction] « était justement le type d'événement susceptible de se produire » (par. 812). Je suis encore une fois d'accord avec la Cour d'appel, pour dire que cette conclusion n'est entachée d'aucune erreur donnant lieu à révision.
[24] Vu cette conclusion, il n'est pas nécessaire de décider si le critère de la « forte probabilité » en matière de prévisibilité est une norme trop élevée ou si la prévisibilité d'un préjudice corporel moindre que des lésions corporelles graves suffirait à satisfaire à la condition de la prévisibilité.
b) La proximité
(i) Principes juridiques
[25] Les appelantes fondent leurs poursuites contre Pinkerton's et contre le gouvernement sur leur prétendu défaut de protéger les mineurs tués du danger créé par les actes fautifs intentionnels de M. Warren. Le litige porte donc sur l'omission de ces défendeurs d'empêcher qu'un tiers cause un préjudice aux mineurs.
[26] Dans les causes de cette nature, le droit exige un examen minutieux du critère de la proximité. Il faut déterminer si la preuve révèle l'existence d'éléments — attentes, déclarations, confiance et biens ou autres intérêts en jeu, par exemple — montrant que la relation entre le demandeur et le défendeur était suffisamment étroite pour donner naissance à une obligation de diligence en droit : Hill, par. 23, 24 et 29. La proximité ne se limite pas à une simple proximité physique, elle s'étend également à [traduction] « des relations si rapprochées et si directes, que l'acte incriminé touche directement une personne alors que celui qui est censé être prudent sait qu'elle sera directement touchée par sa négligence » : Donoghue c. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.), p. 581.
[27] Notre Cour a examiné en détail le critère de la proximité dans Childs, aux par. 31‑46. Dans cette affaire, tout comme en l'espèce, l'obligation proposée consistait à veiller à prévenir le préjudice causé au demandeur par un tiers; autrement dit, on invoquait une obligation positive d'agir même si la conduite du défendeur n'avait pas causé directement un préjudice corporel prévisible au demandeur. La Cour a signalé l'existence d'au moins trois facteurs propres aux situations dans lesquelles le droit reconnaît l'existence d'une telle obligation (par. 38‑40). Le premier est la participation réelle du défendeur à la création du risque ou l'exercice par celui‑ci d'un contrôle sur un risque que d'autres personnes ont été invitées à courir. Le deuxième est le souci du respect de l'autonomie des personnes touchées par la mesure concrète proposée. Comme l'a dit la Juge en chef : « Le droit [. . .] reconnaît aux personnes capables le droit de se livrer à des activités risquées [. . .] [et] permet aux tiers qui sont témoins d'une activité risquée de décider de ne pas secourir une personne en danger ou de ne pas intervenir » (par. 39). Le troisième est la question de savoir si le demandeur s'est fié raisonnablement au défendeur pour écarter le risque et le réduire au minimum et si le défendeur, quant à lui, pouvait raisonnablement s'attendre à ce qu'on se fie à lui de la sorte.
(ii) Pinkerton's
[28] Les appelantes soutiennent qu'un lien suffisamment étroit existait entre les mineurs et Pinkerton's : l'entreprise s'est engagée à gérer le risque et avait la responsabilité de protéger les mineurs contre l'intimidation des grévistes et le préjudice que ces derniers pouvaient leur causer. Pinkerton's devait avoir compris que les mineurs se fiaient raisonnablement à elle pour les protéger : elle donnait aux mineurs et aux autres employés l'assurance qu'ils seraient en sécurité s'ils continuaient à travailler pendant la grève et elle savait que Royal Oak donnait aux travailleurs de la mine l'assurance qu'ils seraient en sécurité, principalement en raison de la présence de Pinkerton's. Les appelantes font valoir que ces circonstances créaient une relation spéciale, du type de celle dont il est question dans l'arrêt Childs.
[29] La Cour d'appel a rejeté cette prétention, parce que [traduction] « [b]ien qu'il ait été raisonnable que les mineurs s'attendent à ce que Pinkerton's fasse tout en son possible pour atténuer les risques, ils devaient savoir qu'il y avait eu des incursions dans la mine, vu la présence des graffitis. Peu importe les assurances qu'ils étaient "en sécurité" qu'ils ont pu recevoir de Pinkerton's et de Royal Oak, [les mineurs] ont dû réaliser qu'ils demeuraient exposés à certains risques résiduels. S'ils croyaient bénéficier d'une garantie inconditionnelle de sécurité, cette croyance était déraisonnable » (par. 121). Selon la Cour d'appel, il n'y avait pas, entre les travailleurs de la mine et Pinkerton's, de relation spéciale dans laquelle la vulnérabilité aurait joué. Quel que soit le degré de contrôle exercé par Pinkerton's sur les lieux, elle ne pouvait contrôler M. Warren et elle ne pouvait avoir l'obligation de fournir aux mineurs plus de ressources ou de services que ceux qu'elle s'était engagée à fournir à Royal Oak, de qui elle tenait son mandat (par. 122).
[30] Je ne puis souscrire à cette analyse parce qu'elle me semble fondée sur une formulation erronée de l'obligation proposée. La Cour d'appel a conclu qu'il aurait été déraisonnable que les mineurs pensent bénéficier d'une [traduction] « garantie inconditionnelle de sécurité » (par. 121). Cette conclusion, bien qu'elle soit exacte, n'est pas pertinente en l'espèce. Les mineurs étaient bien au fait de l'évolution brutale de la situation, de sorte qu'il aurait été déraisonnable de leur part de miser sur de telles assurances générales. Mais nul n'a prétendu que Pinkerton's avait l'obligation de fournir pareille « garantie ». On a simplement fait valoir que Pinkerton's avait l'obligation de faire preuve d'une diligence raisonnable. Voilà qui correspond précisément à l'attente des mineurs. La Cour d'appel l'a confirmé lorsqu'elle a conclu qu'il était [traduction] « raisonnable que les mineurs s'attendent à ce que Pinkerton's fasse tout en son possible pour atténuer les risques » (par. 121). Il s'agit selon moi de la confiance qui constitue un facteur dans l'analyse de la proximité. La question qu'il faut se poser est celle de savoir si les mineurs se sont fiés raisonnablement au fait que Pinkerton's prendrait des précautions raisonnables pour réduire le risque. La Cour d'appel a conclu que telle était leur attente raisonnable. À mon sens, cette conclusion tend à confirmer plutôt qu'à nier l'existence d'un lien de proximité suffisant. Le fait qu'il eût été déraisonnable que les mineurs aient des attentes plus élevées, signalé par la Cour d'appel, n'est pas pertinent.
[31] Les attentes de Pinkerton's devaient correspondre à celles des mineurs. Ses agents avaient pour mission de protéger les biens et les gens. C'est justement pour aider à protéger les lieux, de façon à ce qu'il soit possible de continuer à exploiter la mine, qu'ils étaient présents. Les mineurs qui continuaient à travailler pendant la grève constituaient un groupe bien défini et identifiable. Pinkerton's devaient sûrement s'attendre à ce que les personnes mêmes qu'elle devait protéger se fient à elle pour faire preuve d'une diligence raisonnable dans l'accomplissement de cette tâche.
[32] Pinkerton's s'était également engagée à exercer un certain contrôle sur le risque. La Cour d'appel a conclu que Pinkerton's n'exerçait aucun contrôle sur M. Warren, mais j'estime que cette question n'est pas pertinente. Pinkerton's s'était en effet engagée à exercer un certain contrôle sur toutes les personnes qui se présenteraient sur les lieux, y compris M. Warren. Contrairement à ce qu'avance Pinkerton's, le juge du procès a clairement conclu que cette dernière avait donné des assurances aux mineurs (voir, p. ex., les motifs du juge du procès, par. 744 et 758) et la Cour d'appel a retenu cette conclusion (motifs de la C.A., par. 117‑119). Compte tenu du but dans lequel on avait fait appel à Pinkerton's et des assurances que celle‑ci leur avait données, les mineurs s'attendaient raisonnablement à ce que Pinkerton's prennent des mesures raisonnables pour éloigner les risques.
[33] J'ai de la difficulté à comprendre la pertinence, dans ce contexte, du commentaire de la Cour d'appel selon lequel à moins que [traduction] « l'assurance donnée corresponde à une "garantie" ou à une promesse d'indemnisation, elle ne constitue pas en soi une cause d'action » et l'assurance que « la situation est "sécuritaire" ne fait pas du défendeur un assureur offrant une garantie contre tout préjudice pouvant se produire » (par. 119). Soit dit en toute déférence, ces considérations se rapportent à l'étendue d'une obligation potentielle, et non à l'application du critère de la proximité.
[34] Je conclus que les attentes raisonnables des mineurs et celles de Pinkerton's, de même que l'engagement de Pinkerton's à exercer un certain contrôle sur le risque que couraient les mineurs justifiaient la conclusion du juge du procès que le critère de la proximité était rempli.
[35] Pinkerton's soutient également que le juge du procès a commis une erreur en concluant à la proximité parce que son lien avec les mineurs ne correspond à aucune des trois situations reconnues par la Cour dans Childs. En soi, cela n'est pas fatal à la position des appelantes concernant la proximité. Dans l'arrêt Childs, la Cour a clairement indiqué que les trois situations relevées ne constituent pas des catégories juridiques strictes, mais plutôt des facteurs pouvant permettre de conclure à l'existence d'un lien de proximité suffisant pour donner naissance à une obligation positive prima facie : Childs, par. 34.
[36] À mon avis, les appelantes ont établi l'existence d'un lien de proximité suffisant pour donner naissance à une obligation de diligence prima facie de la part de Pinkerton's envers les mineurs.
(iii) Le gouvernement
[37] La Cour d'appel a accepté la conclusion du juge du procès selon laquelle, dans le cas du gouvernement agissant en sa qualité d'autorité réglementaire, l'existence d'un lien de proximité dépend essentiellement de la loi qui lui confère ses pouvoirs de réglementation : motifs du juge du procès, par. 797; motifs de la C.A., par. 124. Toutefois, contrairement au juge du procès, la Cour d'appel a conclu que les obligations de réglementation imposées par la législation en vigueur à l'époque, la Loi sur la sécurité dans les mines, L.R.T.N.‑O. 1988, ch. M‑13 (« LSM »), et le Règlement sur la sécurité dans les mines, R.R.T.N.‑O. 1990, ch. M‑16 (« Règlement »), [traduction] « n'ont pas eu pour effet d'imposer au [gouvernement] et à ses inspecteurs des exploitations minières la responsabilité de réduire le risque d'une conduite criminelle intentionnelle »; « [l]e risque qui s'est réalisé échappait totalement à la portée de la Loi » (par. 125). La Cour d'appel a donc statué que, parce que la LSM et le Règlement ne visaient pas les relations du travail, la prévention des crimes ni les agissements criminels, il n'existait pas de lien de proximité suffisant entre le gouvernement et les mineurs (par. 125).
[38] Les appelantes contestent ces conclusions. Ils soutiennent que la LSM crée une obligation de droit privé envers les mineurs. Ils s'appuient plus particulièrement sur deux dispositions : le libellé impératif de l'art. 42 de la LSM, suivant lequel l'une des fonctions de l'inspecteur des mines consiste à « ordonner la cessation immédiate de tout travail dans une mine [. . .] qu'il juge dangereuse » et les grands paramètres de l'obligation imposée à l'inspecteur par l'art. 43 de communiquer à la direction « tout renseignement relatif à une question, à une chose ou à une pratique [. . .] qui, selon lui, présente un danger ». En réponse, le gouvernement, qui défend la conclusion de la Cour d'appel, soutient que les obligations qu'impose la LSM — considérée dans son ensemble et en fonction de son objet — concernent la prévention des accidents et non la prévention d'agissements criminels intentionnels. Selon le gouvernement, il n'existe donc pas de lien étroit et direct entre les mineurs et le gouvernement.
[39] Ces observations doivent être examinées dans le contexte des principes juridiques non contestés qui ont été résumés récemment par notre Cour dans Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., 2007 CSC 38, [2007] 3 R.C.S. 83, par. 26‑30 :
· L'analyse du lien de proximité se fonde sur la loi applicable et tient compte des considérations de politique générale découlant de la relation particulière entre le demandeur et le défendeur.
· Un conflit entre l'obligation de diligence revendiquée et une obligation primordiale de nature publique ou imposée par la loi peut constituer une raison de principe pour refuser de conclure à la proximité. Les arrêts Cooper et Edwards en constituent des exemples. Dans Cooper, la Cour a estimé que l'obligation du registrateur des courtiers en hypothèques envers les investisseurs individuellement était susceptible d'aller à l'encontre de son obligation à l'égard des intérêts supérieurs du public; dans Edwards, l'obligation de droit privé proposée envers la victime d'un avocat malhonnête était susceptible d'aller à l'encontre de l'obligation du Barreau d'exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à favoriser la réalisation de multiples objectifs.
· Une disposition législative prévoyant une immunité, comme c'était le cas dans Edwards, peut aussi indiquer que le législateur avait l'intention d'écarter ou de limiter les obligations de droit privé.
[40] L'analyse de la question de savoir s'il existait un lien suffisant entre les enquêteurs et un suspect particulier dans Hill est éclairante. Le critère premier en matière de proximité est l'existence d'un lien que l'on dit habituellement « étroit et direct » entre l'auteur allégué de la faute et la victime (par. 29). L'accent est mis sur la question de savoir si les actes de l'auteur allégué de la faute ont un effet étroit et direct sur la victime. D'autres considérations peuvent se révéler pertinentes, dont les attentes, les déclarations, la confiance et la nature des intérêts en jeu. Dans Hill, la Juge en chef a insisté sur le fait que la relation entre les policiers et un suspect particulier était plus étroite que la relation entre l'autorité réglementaire et le public considérée dans Edwards et Cooper. Dans ces deux affaires, les agents de l'État traitaient avec un tiers — soit la personne assujettie à la réglementation — qui, à son tour, interagissait avec le demandeur (par. 33). Par contraste, dans Hill, les policiers interagissaient directement avec le suspect, qui était le demandeur.
[41] Le lien entre l'autorité réglementaire en matière de sécurité dans les mines et les mineurs, sans être aussi étroit que celui dont il était question dans Hill, l'est plus que celui en cause dans Cooper et Edwards. Sous le régime de la LSM, le fardeau d'assurer la sécurité dans les mines incombe au propriétaire ainsi qu'aux gestionnaires et aux travailleurs de la mine. L'article 2 de la LSM exige que les gestionnaires prennent toutes les mesures raisonnables pour l'application de cette loi et que les travailleurs prennent toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour exercer leurs fonctions en conformité avec cette loi. L'article 3 oblige le propriétaire à veiller à ce que le directeur ait les moyens nécessaires pour assurer l'exploitation de la mine en toute conformité avec la LSM et, selon le par. 5(3), le directeur, ou une personne compétente qu'il autorise à cette fin, surveille personnellement et constamment les travaux qui comportent un danger inhabituel dans une situation d'urgence. Un travailleur peut refuser de travailler s'il a des motifs de croire qu'il existe un danger inhabituel pour sa santé ou sa sécurité (al. 8(1)a)), auquel cas il fait rapport sur les circonstances de son refus au propriétaire ou au surveillant (par. 8(2)). Le travailleur qui s'est prévalu de ces dispositions ne peut être congédié ni faire l'objet d'une mesure disciplinaire pour cette raison (par. 8(9)). Ainsi, à l'instar des régimes réglementaires en cause dans Cooper et Edwards qui obligent les avocats et les courtiers en hypothèques à observer les règles en vigueur, le régime instauré par la LSM oblige les propriétaires, les gestionnaires et les travailleurs des mines à observer les règles de sécurité. Le rôle des inspecteurs des mines consiste essentiellement à veiller à ce que les personnes ayant l'obligation première de l'observation de la LSM — les propriétaires, les gestionnaires et les travailleurs des mines — s'acquittent de cette obligation. En ce sens, leur rôle est analogue aux rôles du Barreau et du registrateur des courtiers en hypothèques dont il est question dans Edwards et Cooper.
[42] Toutefois, le lien entre les inspecteurs et les mineurs était beaucoup plus étroit et plus direct que les liens en jeu dans les arrêts Edwards ou Cooper. Aucun facteur n'est déterminant en soi, mais trois facteurs combinés m'ont mené à cette conclusion en l'espèce.
[43] Les personnes envers lesquelles les inspecteurs des mines ont une obligation — celles qui travaillent dans la mine — constituent non seulement un groupe beaucoup plus petit, mais aussi un groupe plus clairement défini que ne l'étaient les groupes en cause dans Cooper ou Edwards. En fait, c'est envers le public en général que le Barreau et le registrateur des courtiers en hypothèques avaient les obligations alléguées, puisque celles‑ci s'étendaient à tous les clients des avocats et des courtiers en hypothèques.
[44] De plus, les inspecteurs des mines avaient des rapports beaucoup plus étroits et personnels avec les mineurs qui sont morts dans l'explosion que le Barreau et le registrateur des courtiers en hypothèques en avaient avec les clients de l'avocat ou du courtier en hypothèques en cause dans Edwards et Cooper. Comme on le souligne dans Hill, l'existence ou l'absence d'un contact personnel est un facteur important pour déterminer si le lien en jeu est étroit et direct. Les mineurs tués dans l'explosion et les inspecteurs n'ont pas eu de contacts personnels de la nature de ceux que la police a eus avec M. Hill — dans l'arrêt du même nom — en tant que suspect. Par contre, la relation entre les mineurs et les inspecteurs était beaucoup plus personnelle et directe que la relation dans Edwards entre les clients des avocats — fort nombreux et non identifiés — et le Barreau ou que celle entre le registrateur et les clients non identifiés des courtiers en hypothèques en jeu dans l'arrêt Cooper. Comme l'a conclu le juge du procès en l'espèce, les inspecteurs se sont rendus sur les lieux [traduction] « presque quotidiennement » pendant la grève, ils ont procédé à 11 inspections officielles et, chaque fois qu'il s'est avéré nécessaire de visiter la mine, l'inspecteur était accompagné d'un membre du comité de santé et de sécurité au travail (par. 256). Les contacts avec les mineurs étaient donc plus directs et personnels que les contacts avec les clients dans Cooper et Edwards.
[45] Enfin, les obligations légales des inspecteurs concernaient directement la conduite des mineurs eux‑mêmes. Cela s'oppose à la situation du Barreau dans Edwards ou du registrateur dans Cooper, qui n'avaient pas de pouvoir réglementaire direct sur les demandeurs qui étaient les clients des avocats et des courtiers en hypothèques assujettis au régime réglementaire.
[46] À mon avis, il y a des ressemblances importantes entre la présente espèce et les arrêts de la Cour portant sur l'inspection des bâtiments, Kamloops (Ville de) c. Nielsen, [1984] 2 R.C.S. 2, Rothfield c. Manolakos, [1989] 2 R.C.S. 1259, et Ingles c. Tutkaluk Construction Ltd., 2000 CSC 12, [2000] 1 R.C.S. 298. Ces arrêts nous éclairent parce que chacun d'eux mettait en jeu une obligation réglementaire de procéder à une inspection et d'appliquer les dispositions d'un code du bâtiment. L'objectif des inspections était de détecter notamment les vices de construction contrevenant au code en question, qu'ils soient attribuables au propriétaire, à l'entrepreneur ou à un tiers, et la Cour a conclu à l'existence d'une obligation de diligence envers le propriétaire, un propriétaire subséquent et les tiers ayant subi un préjudice en raison des vices de construction. Ces particularités des régimes d'inspection des bâtiments sont similaires à celles du régime d'inspection des mines en cause en l'espèce. Dans chacun des arrêts portant sur l'inspection des bâtiments, la Cour a conclu à l'existence d'une obligation de diligence.
[47] Dans Kamloops, un règlement municipal interdisait les travaux de construction sans l'obtention préalable d'un permis de construction, instaurait un régime d'inspections à diverses étapes de la construction, interdisait l'occupation en l'absence d'un permis d'occupation et imposait à l'inspecteur des bâtiments l'obligation d'appliquer le règlement (p. 12). Pendant la construction d'une maison, un inspecteur des bâtiments a repéré des vices de construction et délivré un ordre d'arrêt des travaux jusqu'à ce qu'on lui soumette un plan de correction des vices. Un plan a été soumis, mais il n'a pas été suivi et les travaux se sont poursuivis malgré l'avertissement que l'ordre d'arrêt des travaux était toujours en vigueur. L'avocat de la ville a avisé les premiers acquéreurs de l'existence de vices de construction, de la délivrance d'un ordre d'arrêt des travaux et de la nécessité de produire un rapport d'ingénieur attestant la conformité des travaux pour que l'ordre soit levé. Rien d'autre n'a été fait et la maison a par la suite été vendue à M. Nielsen sans qu'il soit informé des problèmes de construction. Lorsqu'il en a appris l'existence, il a poursuivi l'entrepreneur et la ville.
[48] Les juges majoritaires de notre Cour ont confirmé la décision du juge du procès d'attribuer 25 p. 100 de la faute à la ville. L'inspecteur des bâtiments de la ville était tenu d'appliquer le règlement. La relation de M. Nielsen avec la ville était suffisamment étroite pour que cette dernière puisse raisonnablement prévoir qu'il était susceptible de subir un préjudice advenant un manquement à ce devoir, et elle a fait preuve de négligence en permettant que la construction se poursuive au mépris de son obligation de protéger le demandeur contre la négligence de l'entrepreneur. La juge Wilson, qui s'exprimait pour la majorité, a dit ce qui suit à la p. 24 :
Étant donné qu'il s'agit en l'espèce d'une obligation imposée par une loi et que le demandeur est manifestement une personne dont la ville pouvait prévoir qu'il pourrait subir des dommages à cause du manquement à cette obligation, je crois que le principe énoncé dans l'arrêt [Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.)] s'applique en l'espèce. Je ne crois pas que l'appelante puisse tirer avantage de la distinction entre l'inaction et la mauvaise exécution lorsqu'il y a une obligation d'agir ou, tout au moins, de prendre une décision réfléchie de ne rien faire pour des motifs de politique. À mon sens, la passivité non motivée ou mal motivée ne peut être une décision de politique prise dans l'exercice de bonne foi d'un pouvoir discrétionnaire.
[49] Dans Rothfield, l'inspecteur des bâtiments a délivré un permis de construction d'un mur de soutènement sur la base d'un croquis rudimentaire. La construction a débuté, mais ni le propriétaire ni l'entrepreneur n'ont avisé la municipalité que le projet était rendu à une étape où une inspection était nécessaire. Lorsque les inspecteurs se sont finalement présentés, ils ont recommandé d'interrompre les travaux de remblai et de surveiller le mur pour voir s'il bougerait. L'entrepreneur a terminé les travaux de remblai après avoir constaté que, 20 jours plus tard, le mur n'avait pas bougé. Quelques mois plus tard, le mur s'est effondré. Les juges majoritaires ont conclu que les inspecteurs avaient une obligation de diligence envers le propriétaire ainsi qu'envers les propriétaires voisins et que le défaut de l'entrepreneur de donner avis en temps opportun aux inspecteurs ne les dégageait pas de leur responsabilité. Comme l'a dit le juge La Forest à la p. 1271 :
On peut s'attendre à ce que les entrepreneurs [. . .] passent outre à certains aspects des règlements de construction. C'est la raison pour laquelle les municipalités embauchent des inspecteurs des bâtiments qui ont pour mission de déceler ces omissions négligentes avant qu'elles posent un danger pour la santé et la sécurité du public.
[50] L'arrêt Ingles concerne également une action intentée par un propriétaire contre une municipalité pour cause de négligence dans l'inspection d'un bâtiment. Le juge Bastarache, au nom de la Cour, a conclu que les régimes législatifs d'inspection relèvent de la catégorie des lois qui confèrent des pouvoirs, mais qui laissent l'étendue de leur exercice à la discrétion de l'autorité à laquelle ils sont délégués. Si cette dernière choisit d'exercer son pouvoir discrétionnaire, il existe alors une obligation de faire preuve de diligence raisonnable en mettant cette décision à exécution (par. 17). Dans de tels cas, « [l]orsqu'il a été jugé qu'il y a eu inspection du point de vue opérationnel et que, par conséquent, l'entité publique a une obligation de diligence envers tous ceux qui peuvent subir un préjudice par suite d'une inspection effectuée négligemment, le tribunal procède à l'analyse classique en matière de négligence » (par. 20). Il souligne, dans le cadre de son examen des dispositions de la loi, que l'objet des régimes d'inspection est de protéger la santé et la sécurité du public en assujettissant tous les projets de construction au respect des normes de sécurité. Les municipalités qui nomment des inspecteurs chargés d'inspecter les projets de construction et de veiller au respect des dispositions de la loi ont une obligation de diligence envers toute personne dont il est raisonnable de penser qu'elle pourrait subir un préjudice en cas d'exercice négligent des pouvoirs d'inspection (par. 23).
[51] L'analyse de l'obligation de diligence des inspecteurs des bâtiments exposée dans ces trois arrêts permet de conclure à l'existence d'une obligation de diligence prima facie de la part des inspecteurs des mines en l'espèce. La relation entre les inspecteurs des mines et les mineurs s'apparente à la relation entre les inspecteurs des bâtiments et les propriétaires, les acheteurs subséquents et les voisins. À l'instar des inspecteurs des bâtiments, les inspecteurs des mines ont l'obligation de procéder à des inspections et d'appliquer la législation sur la sécurité dans les mines. Comme eux, ils jouissent d'une certaine latitude quant à la façon de s'acquitter de leurs obligations et comme dans le cas des inspecteurs des bâtiments, il est raisonnable de penser qu'ils feront preuve de diligence lorsqu'ils procéderont à une inspection. L'article 42 de la LSM oblige l'inspecteur des mines à « ordonner la cessation immédiate de tout travail dans une mine [. . .] qu'il juge dangereuse ». À l'instar des inspecteurs des bâtiments, les inspecteurs des mines doivent notamment protéger les mineurs des risques découlant des fautes commises par des tiers. Pour paraphraser les propos du juge La Forest dans Rothfield, le rôle des inspecteurs des mines consiste à détecter ces fautes avant qu'elles posent un danger pour la santé et la sécurité.
[52] Je reconnais évidemment qu'il n'appartient pas aux inspecteurs des mines de neutraliser d'éventuels meurtriers. Toutefois, le fait que les obligations légales des inspecteurs ne s'étendent pas à la détection et à la prévention des crimes ne répond pas selon moi à la question de savoir s'il existe un lien de proximité suffisant entre les inspecteurs et les mineurs relativement aux problèmes de sécurité dans les mines, quelle qu'en soit la cause.
[53] Contrairement à ce que prétend le gouvernement, il n'existe pas selon moi de lignes claires établissant une distinction entre les questions liées à la sécurité, à la criminalité et aux relations du travail. À titre d'exemple, le fait d'ignorer délibérément les normes de sécurité peut aussi constituer un crime et une contravention à la convention collective, ce que reconnaît d'ailleurs le Règlement pris en application de la LSM. Celui‑ci interdit de se battre ou d'avoir un comportement de nature à causer un danger, prohibe l'accès aux lieux par des personnes non autorisées, exige que les dépôts soient fermés à clé et interdit d'emporter des engins détonants hors d'une mine : Règlement, art. 4, 15, par. 125(10) et art. 138. La participation à une bataille, la perpétration d'un vol ou la possession d'explosifs sans autorisation peuvent être de nature criminelle. Ces comportements peuvent également découler de relations du travail hostiles. Mais tous sont susceptibles de compromettre la sécurité de la mine. Il serait factice de classer ces comportements dans l'une ou l'autre catégorie. De plus, les obligations imposées par la LSM et le Règlement ont pour objet de protéger les travailleurs des actes et omissions des tiers. Des situations dangereuses peuvent être imputables au comportement de compagnons de travail, de gestionnaires ou de tiers. Ce sont les conséquences du comportement sur la sécurité en milieu de travail qui constituent la pierre d'assise de la législation et le sujet de préoccupation des inspecteurs des mines.
[54] Je ne suis pas du tout convaincu que les inspecteurs n'avaient pas le pouvoir légal d'agir dans les circonstances exceptionnelles de l'espèce. Ils croyaient nettement, et pour des motifs solides, que la mine était dangereuse. Comme ils le disent dans un rapport rédigé plus de trois mois avant l'explosion fatale [traduction] « la sécurité déficiente à la mine compromet la santé et la sécurité au travail des employés » (d.a., vol. 12, onglet 154, p. 79). Le régime législatif vise la sécurité dans les mines; il existe pour protéger les mineurs contre les actes de tiers et il était clairement établi, preuve à l'appui, que les conditions de travail des mineurs étaient dangereuses. Je conviens avec le gouvernement que la LSM ne confère pas aux inspecteurs le pouvoir de donner des ordres simplement pour contrer la violence pendant une grève. Je suis toutefois d'avis qu'elle leur conférait bel et bien le pouvoir de donner des ordres afin d'éliminer les risques réels et sérieux auxquels les mineurs étaient exposés dans la mine, même si ces risques découlaient de la situation en matière de relations du travail. Soutiendrait‑on que, s'ils avaient effectivement su qu'il y avait une bombe dans la mine, les inspecteurs n'auraient rien pu faire parce que la pose de la bombe était la conséquence d'un conflit de travail et constituait une infraction criminelle? J'espère que non. C'est pourtant la suite logique du raisonnement adopté par la Cour d'appel et défendu par le gouvernement dans son argumentation. Je ne peux accepter ce point de vue.
[55] En résumé, les inspecteurs des mines avaient une obligation légale d'inspecter la mine et d'ordonner la cessation de tout travail s'ils jugeaient la mine dangereuse. Pour exercer ce pouvoir, que leur confère la Loi, ils s'étaient rendus en personne à la mine à maintes occasions, ils avaient constaté l'existence de risques spécifiques et sérieux qui menaçaient un groupe précis de travailleurs et ils savaient que les mesures prises par la direction et Pinkerton's en vue de maintenir des conditions de travail sécuritaires étaient totalement inefficaces. Selon moi, le juge du procès n'a pas commis d'erreur en concluant à l'existence d'un lien suffisamment étroit et direct entre les inspecteurs et les mineurs pour donner naissance à une obligation de diligence prima facie.
(iv) Considérations de politique générale
[56] La Cour d'appel a conclu que les recours intentés contre Pinkerton's et le gouvernement devaient être rejetés faute de lien de proximité suffisant. Elle a toutefois ajouté que, même s'il existait une obligation de diligence prima facie, elle serait écartée par plusieurs considérations de politique générale en raison desquelles il serait injuste de tenir les défendeurs responsables. Les appelantes contestent cette conclusion. Comme plusieurs des considérations de politique générale touchant Pinkerton's et le gouvernement se chevauchent, il me paraît utile de les examiner en même temps.
[57] Il s'agit de déterminer s'il existe des considérations de politique générale, outre celles qui concernent les parties, en raison desquelles il ne serait pas judicieux d'imposer une obligation de diligence : Succession Odhavji, par. 51. L'analyse porte sur l'effet que la reconnaissance d'une obligation de diligence aurait sur les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général : Cooper, par. 37. Des considérations de politique résiduelles ne peuvent supplanter une obligation de diligence qui existerait autrement (la prévisibilité et la proximité étant établies) si elles ne sont qu'hypothétiques. Il doit s'agir de considérations impérieuses; le risque réel de conséquences négatives de l'imposition d'une obligation de diligence doit être manifeste : Hill, par. 47‑48; A. M. Linden et B. Feldthusen, Canadian Tort Law (8e éd. 2006), p. 304‑306.
[58] La Cour d'appel a énuméré cinq considérations de politique générale en raison desquelles il n'était pas judicieux d'imposer une obligation de diligence en l'espèce (par. 76‑90 et 127‑129). J'estime cependant, en toute déférence, que ces considérations ne sont pas impérieuses, que ce soit individuellement ou collectivement.
[59] Deux de ces considérations de politique générale peuvent être examinées ensemble. La Cour d'appel a statué qu'une conclusion de responsabilité en l'espèce serait contraire au principe général portant que [traduction] « la responsabilité délictuelle est personnelle et que l'existence de raisons exceptionnelles doit être démontrée pour qu'une personne soit tenue responsable de la faute commise par un tiers » (par. 78). Elle a aussi conclu qu'une reconnaissance de responsabilité dans les circonstances [traduction] « bafouerait le principe général voulant que la responsabilité délictuelle repose sur la faute lorsque [comme c'est le cas ici] l'auteur direct du délit a déjoué délibérément les efforts de l'auteur secondaire du délit » (par. 78). Selon moi, ce raisonnement repose sur une qualification erronée, par la Cour d'appel, du fondement des recours des appelantes.
[60] La Cour d'appel a décrit les recours des appelantes comme des tentatives de tenir [traduction] « une personne responsable des actes d'une autre personne » (par. 78). Cet énoncé a certes l'avantage d'être simple et concis. Toutefois, comme nous l'avons vu, il ne décrit pas correctement les recours exercés par les appelantes contre Pinkerton's et le gouvernement. Les appelantes veulent que Pinkerton's et le gouvernement soient tenus responsables de leur propre négligence, et non d'actes fautifs commis par des tiers. Or, les tenir responsables de leur propre négligence ne bafoue en rien les principes généraux voulant que la responsabilité délictuelle soit personnelle et qu'elle repose sur l'existence d'une faute. Les deux premières considérations de politique générale ne sont donc guère utiles en l'espèce.
[61] Pour ce qui est des trois autres considérations de politique générale, la Cour d'appel explique qu'on ne saurait tenir une partie responsable du seul fait qu'elle était au courant du risque, alors qu'elle n'exerce aucun contrôle sur l'auteur de la faute, ou lorsque cela porterait indûment atteinte à l'autonomie individuelle. [traduction] « Il est injuste » écrit la Cour d'appel « de tenir une personne responsable des actes d'une autre personne qu'elle ne contrôle pas » (par. 78). De plus, cela serait « contraire au principe général selon lequel une personne n'est pas tenue d'intervenir simplement parce qu'elle est au courant que le demandeur court un risque » (par. 78). Je ne pense pas que ces considérations supplantent l'obligation de diligence prima facie.
[62] Les notions de contrôle et d'autonomie ont été examinées dans le cadre de l'appréciation de la proximité dans Childs. La question du contrôle tient à la participation réelle du défendeur à la création du risque ou à l'exercice par celui‑ci d'un contrôle sur un risque que d'autres personnes ont été invitées à courir : Childs, par. 38. Quant à l'autonomie, elle concerne le droit d'une personne de se livrer à des activités risquées et de choisir de ne pas intervenir pour empêcher d'autres personnes de se livrer à de telles activités ou pour leur en éviter les conséquences.
[63] Abordons d'abord la question du contrôle. Il est vrai que Pinkerton's et le gouvernement n'exerçaient aucun contrôle sur M. Warren. L'absence de contrôle direct sur lui est de toute évidence une considération pertinente, mais elle doit être envisagée dans le contexte des obligations contractuelles de Pinkerton's et des obligations légales du gouvernement. Ils exerçaient un contrôle appréciable sur le risque que des mineurs décèdent par suite des actes de M. Warren. Vu leurs obligations légales et contractuelles, je pense qu'il est faux de conclure à l'absence de contrôle sur M. Warren.
[64] Examinons maintenant la question de l'autonomie individuelle. La Juge en chef traite de cette préoccupation dans Childs : « Le droit n'impose pas une obligation d'écarter le risque. Il reconnaît aux personnes capables le droit de se livrer à des activités risquées. Réciproquement, il permet aux tiers qui sont témoins d'une activité risquée de décider de ne pas secourir une personne en danger ou de ne pas intervenir » (par. 39). Il s'agit là d'une valeur fondamentale de la common law, qui n'a toutefois guère à voir avec la situation des mineurs, de Pinkerton's ou du gouvernement en l'espèce.
[65] L'imposition d'une obligation de diligence à Pinkerton's et au gouvernement a selon moi peu à voir avec l'autonomie des mineurs. Ceux‑ci savaient qu'ils couraient un risque et ils ont décidé de l'accepter. Toutefois, ils ont fait ce choix en tenant compte des assurances qu'ils avaient reçues et en s'attendant raisonnablement à ce que Pinkerton's et le gouvernement prennent des mesures raisonnables pour les protéger de ce risque.
[66] Pinkerton's a renoncé dans une large mesure à son autonomie en s'engageant contractuellement envers l'employeur à s'impliquer. L'employeur a retenu les services de Pinkerton's pour protéger les mineurs. Le gouvernement avait, quant à lui, une obligation légale d'assurer la sécurité dans la mine; son autonomie (dans la mesure où ce concept s'applique au gouvernement) a cédé la place à ses obligations légales. Pinkerton's et le gouvernement n'étaient pas de simples observateurs qui auraient été témoins d'une situation dangereuse et qui auraient décidé de ne pas intervenir. Compte tenu de leurs obligations contractuelles et légales, leur imposer l'obligation de faire preuve d'une diligence raisonnable pour assurer la sécurité des mineurs n'empiète pas indûment sur leur autonomie.
[67] Je ne partage pas l'opinion de la Cour d'appel que le principe de la protection de l'autonomie est une considération de politique impérieuse qui justifie en l'espèce que Pinkerton's et le gouvernement soient déchargés d'une obligation de diligence.
[68] La Cour d'appel a examiné d'autres considérations de politique générale qui ne concernent que le gouvernement. Celles‑ci touchent plus particulièrement le risque de responsabilité indéterminée et la possibilité de conflits d'obligations. Comme l'a dit la Cour d'appel, tenir l'inspecteur des mines responsable des agissements criminels d'autres personnes [traduction] « l'exposerait à une responsabilité indéterminée pour des événements sur lesquels il n'a guère de contrôle » (par. 128). De plus, conclure à la responsabilité d'une autorité réglementaire [traduction] « pourrait l'inciter à réglementer exagérément ou insuffisamment par excès de prudence, ce qui serait contraire à l'ordre public » et entrerait en conflit avec son obligation d'établir des règlements dans l'intérêt public (par. 129).
[69] À mon avis, la Cour d'appel a commis une erreur en accordant trop d'importance à ces considérations de politique générale dans les circonstances de l'espèce.
[70] La crainte d'une responsabilité indéterminée n'est pas fondée en l'espèce. Cette considération de principe a souvent fait pencher la balance dans les recours fondés sur la négligence concernant une perte purement économique. Mais, même dans ce contexte, elle n'a pas toujours permis d'écarter une obligation de diligence. On craint que l'obligation de diligence proposée, si elle est acceptée, impose une [traduction] « responsabilité pour un montant indéterminé pour une période indéterminée envers une catégorie indéterminée », pour reprendre les propos maintes fois cités du juge Cardozo dans Ultramares Corp. c. Touche, 174 N.E. 441 (N.Y. 1931), p. 444. Cette crainte vient de la possibilité que cette obligation et, partant, le droit de poursuivre pour un manquement à celle‑ci, soient tellement généraux qu'ils aient une portée indéterminée. En ce sens, la considération de politique concernant la responsabilité indéterminée est étroitement liée au critère de la proximité; il s'agit de déterminer si la relation entre le demandeur et le défendeur comporte suffisamment de caractéristiques particulières pour éviter que l'imposition de l'obligation de diligence proposée emporte une responsabilité indéterminée : voir, p. ex., Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Norsk Pacific Steamship Co., [1992] 1 R.C.S. 1021, p. 1153. Il faut un fondement rationnel à la ligne de démarcation entre ceux qui bénéficient de l'obligation de diligence et les autres : voir, p. ex., Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c. Saint John Shipbuilding Ltd., [1997] 3 R.C.S. 1210, par. 64, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef).
[71] Selon moi, cela ne pose pas problème en l'espèce et, par conséquent, je ne pense pas que l'obligation de diligence proposée expose le gouvernement à une responsabilité indéterminée. Il s'agit de déterminer s'il est responsable du préjudice corporel causé à des mineurs par suite d'une explosion dans une mine qui, allègue‑t‑on, aurait été évitée si le gouvernement avait fait preuve d'une diligence raisonnable dans l'exécution de ses obligations légales concernant la sécurité dans les mines. Il s'agit d'une obligation envers le groupe limité des mineurs travaillant dans la mine que les inspecteurs avaient inspectée à maintes occasions. La responsabilité éventuelle n'est pas plus indéterminée que celle des inspecteurs des bâtiments dans les affaires que j'ai déjà mentionnées.
[72] Je ne crois pas non plus que les craintes de la Cour d'appel concernant la possibilité d'une réglementation exagérée ou insuffisante et le risque de conflit d'obligations soient justifiées. Le conflit d'obligations a joué un rôle important dans l'analyse du lien de proximité dans le contexte des recours contre des autorités réglementaires et d'autres personnes ou organismes ayant des obligations légales : voir, p. ex., Cooper, Edwards, Syl Apps et Hill. Un conflit d'obligations peut avoir de graves conséquences négatives sur le plan de l'intérêt public : Syl Apps, par. 28. Toutefois, cela ne signifie pas que l'imposition d'une obligation de diligence à ceux qui ont des obligations légales ou des devoirs publics aura automatiquement de telles conséquences. D'ailleurs, la Cour n'a exprimé aucune préoccupation au sujet d'éventuels conflits d'obligations dans les affaires concernant les inspecteurs des bâtiments. Je ne vois pas quel devoir pourrait entrer en conflit avec celui de l'inspecteur d'ordonner la cessation immédiate de tout travail dans une mine jugée dangereuse. Bien sûr, l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire requiert toujours l'analyse comparative des différents facteurs qui ne tendent pas tous à la même conclusion. Mais il y a une différence entre la nécessité d'exercer son jugement et l'existence d'obligations conflictuelles. Il n'y a aucun conflit en l'espèce.
[73] L'argument selon lequel l'existence d'obligations conflictuelles devrait faire obstacle à la reconnaissance d'un lien de proximité a été examiné en détail et rejeté par les juges majoritaires de notre Cour dans Hill. Ceux‑ci ont souligné qu'un conflit d'obligations, réel ou possible, n'écarte pas en soi l'obligation de diligence prima facie; le conflit doit plutôt opposer l'obligation proposée à celle existant à l'égard des intérêts supérieurs du public et présenter un risque réel de conséquences négatives sur le plan des politiques. Ce n'est pas le cas dans le présent pourvoi. La Cour d'appel a affirmé qu'imposer une obligation de diligence à une autorité réglementaire dans l'accomplissement de ses devoirs publics [traduction] « pourrait l'inciter à réglementer exagérément ou insuffisamment par excès de prudence ». Cette conclusion relève selon moi de l'hypothèse et est très loin de démontrer que des obligations conflictuelles comportent un « risque réel » de conséquences négatives sur le plan des politiques. De plus, tout conflit entre l'intérêt général du public et les exigences pressantes de la sécurité peut être pris en compte dans la formulation de la norme de diligence appropriée.
[74] La Cour d'appel a aussi examiné, sans l'utiliser pour étayer son jugement, une autre considération de politique générale liée aux menaces et aux actes d'intimidation employés pour forcer la fermeture de la mine pendant la grève. La question est de savoir si le droit en matière de négligence devrait effectivement obliger les défendeurs à céder devant ces menaces. Cette considération de politique concerne plus directement la propriétaire de la mine qui a tenu à continuer de l'exploiter durant la grève et dont la responsabilité n'est pas en cause ici. Comme ni Pinkerton's ni le gouvernement n'invoquent cette considération de politique, il n'est pas nécessaire que je me prononce à son égard.
[75] Pour conclure, je suis d'avis qu'aucune des considérations de politique résiduelles sur lesquelles s'est appuyée la Cour d'appel n'est suffisamment impérieuse, isolément ou avec d'autres, pour que soit écartée l'obligation de diligence prima facie de Pinkerton's et du gouvernement dans la présente affaire.
(2) La norme de diligence
[76] Selon moi, le juge du procès a commis une erreur dans son analyse de la question de savoir si Pinkerton's et le gouvernement se sont conformés ou non à la norme de diligence applicable à leurs obligations envers les mineurs tués dans l'explosion. Voici les motifs qui m'ont amené à cette conclusion.
a) Pinkerton's
[77] Le juge du procès a conclu que Pinkerton's a manqué de deux façons à la norme de diligence à laquelle elle était tenue. Premièrement, elle n'a pas effectué une évaluation et établi un plan de sécurité comme l'exigeait sa propre politique. Deuxièmement, elle n'a pas surveillé adéquatement les entrées, de sorte que les travailleurs en grève ont eu accès à la mine. La Cour d'appel a rejeté ces conclusions et elle a statué que, dans la mesure où une obligation de diligence lui incombait, Pinkerton's s'était conformée à la norme applicable. Selon elle, Pinkerton's avait utilisé toutes les ressources dont elle disposait pour empêcher l'incursion des grévistes sur le site et elle ne pouvait être tenue responsable de la décision de Royal Oak de réduire le nombre de gardiens. En outre, la Cour d'appel a statué que Pinkerton's n'avait pas l'obligation de cesser de fournir ses services parce qu'elle ne disposait pas de ressources suffisantes (par. 115‑116).
[78] Les appelantes soutiennent que les conclusions du juge du procès commandent la déférence. Ils disent que le fait qu'il ait été aussi facile pour M. Warren d'entrer dans la mine par le point d'entrée d'Akaitcho oblige à conclure que Pinkerton's n'avait pris aucune mesure en vue d'empêcher l'utilisation de cet accès. Pinkerton's répond qu'il appartenait à Royal Oak de bloquer les entrées et que cette dernière ne lui en a pas fourni la liste ni demandé d'assumer cette responsabilité. Elle ajoute qu'elle a constamment, mais sans succès, exhorté Royal Oak de ne pas réduire le nombre de gardiens. Enfin, elle allègue que Royal Oak et l'agence de sécurité précédente s'étaient occupées de l'évaluation et du plan de sécurité avant le début de la grève et que, de toute façon, elle avait préparé une évaluation de sécurité détaillée que Royal Oak avait ignorée.
[79] Je suis d'accord avec la Cour d'appel pour dire que le juge du procès a commis une erreur de droit ainsi que des erreurs de fait manifestes et dominantes en raison desquelles sa conclusion que Pinkerton's a manqué à la norme de diligence à laquelle elle était tenue doit être annulée.
[80] Sur le plan du droit, je suis d'avis que le juge du procès a commis une erreur en ne précisant pas la norme de diligence à laquelle Pinkerton's était tenue. Après avoir reconnu que Pinkerton's n'était pas un assureur garantissant la sécurité de la mine (par. 752), le juge du procès a néanmoins conclu qu'elle n'avait pas réussi à faire en sorte que les entrées soient surveillées adéquatement pour éviter les incursions (par. 764). Cette affirmation pose deux problèmes. Dans la mesure où le juge du procès estimait que Pinkerton's était tenue de faire en sorte que personne ne pénètre clandestinement sur le site de la mine, il lui a imposé une obligation absolue et non une obligation de diligence raisonnable. De plus, il n'indique pas ce que Pinkerton's devait faire pour surveiller « adéquatement » les entrées. Les motifs du juge du procès ne précisent aucunement ce qui aurait constitué de la diligence raisonnable de la part de Pinkerton's, compte tenu des limites aux ressources stipulées dans son contrat avec la propriétaire de la mine et de la détermination de M. Warren à commettre un crime intentionnel. Cette lacune dans les motifs du juge du procès découle peut‑être du fait qu'il fonde la responsabilité de Pinkerton's sur sa qualité d'occupant du bien‑fonds. J'ajouterais que la Cour d'appel a conclu que l'analyse du juge du procès à cet égard était incorrecte et que cette conclusion n'est pas contestée dans le pourvoi.
[81] Sur le plan des faits, les motifs du juge du procès comportent des conclusions contradictoires étroitement liées à son opinion que Pinkerton's a manqué à la norme de diligence à laquelle elle était tenue. Ces conclusions de fait diamétralement opposées sur une question qui me paraît fondamentale constituent des erreurs manifestes et dominantes. En voici deux exemples. Le juge du procès a affirmé que [traduction] « [l]e mandat que Royal Oak a confié à [Pinkerton's] ne comportait pas de restrictions » (par. 243). Je ne peux concilier ce constat avec ses conclusions détaillées sur les pressions répétées que Royal Oak a exercées sur Pinkerton's afin d'abaisser les coûts liés à la sécurité en réduisant le nombre d'agents de Pinkerton's sur le site de la mine (par. 253). Le juge du procès a également conclu que Pinkerton's avait été informée de toutes les voies par lesquelles on pouvait descendre dans la mine, y compris le puits de mine Akaitcho que M. Warren a utilisé (par. 248). Or, cette conclusion n'est pas compatible avec les conclusions subséquentes du juge du procès selon lesquelles Royal Oak [traduction] « n'a pas veillé à faire en sorte que Pinkerton's connaisse bien les endroits donnant accès à la mine et permettant d'en sortir » et Pinkerton's « ne s'est pas suffisamment familiarisée avec les points d'accès en question » (par. 710). À mon humble avis, ces contradictions sur les faits, étroitement liées à la question de savoir si Pinkerton's a satisfait à la norme de diligence à laquelle elle était tenue, justifient une intervention en appel.
[82] Les erreurs de droit et de fait commises par le juge du procès justifiaient que la Cour d'appel infirme ses conclusions sur le manquement de Pinkerton's à la norme de diligence à laquelle elle était tenue.
b) Le gouvernement
[83] Le juge du procès a conclu que la conduite du gouvernement ne respectait pas la norme de diligence applicable. Pour reprendre ses propos, les responsables de la réglementation en matière de sécurité dans les mines [traduction] « ont tergiversé alors qu'il[s] aurai[ent] dû réagir » (par. 828). Selon le juge du procès, les représentants de l'État ont fait preuve d'incompétence lorsque, sachant que la situation était dangereuse, ils n'ont pas exercé les pouvoirs que la loi leur confère (par. 821‑839). Le juge du procès a rejeté la prétention du gouvernement voulant qu'il n'ait pas le pouvoir d'intervenir dans une situation relevant essentiellement du domaine des relations du travail et du droit criminel. De même, il n'a pas jugé pertinent le fait que les inspecteurs se soient appuyés sur un avis juridique en ce sens. Selon le juge du procès, cela n'avait [traduction] « aucune importance et ne constitu[ait] certainement pas une justification » (par. 834).
[84] La Cour d'appel a quant à elle conclu que le juge du procès avait commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que le gouvernement avait obtenu un avis juridique et que sa décision de ne pas fermer la mine reposait sur cet avis. En agissant de la sorte, le gouvernement a respecté la norme de diligence à laquelle il était tenu. La Cour d'appel a jugé déterminant le fait que les inspecteurs des mines aient sollicité un avis juridique concernant l'étendue de leurs pouvoirs, aient reçu un avis selon lequel ils n'avaient pas compétence pour fermer la mine pour des motifs résultant des relations du travail et d'activités criminelles et aient décidé de ne pas fermer la mine sur la foi de cet avis (par. 126).
[85] Je partage l'opinion de la Cour d'appel sur ce point. Avant d'expliquer pourquoi, j'examinerai brièvement les conclusions de fait du juge du procès concernant cet avis juridique.
[86] À la fin du mois de mai 1992, M. Gould (que le juge du procès désigne comme l'inspecteur en chef intérimaire des mines), M. McRae (le directeur de la division de la sécurité dans les mines) et M. Kit Bell, le chef du service des incendies, ont écrit une note de service détaillée faisant état des graves inquiétudes qu'ils avaient quant à la sécurité de la mine. M. Gould a ensuite écrit au ministre pour lui demander d'appuyer la fermeture de la mine. Dans sa lettre au ministre datée du 28 mai 1992, M. Gould explique : [traduction] « Les personnes qui ne travaillent pas à la mine peuvent de toute évidence avoir accès au site comme bon leur semble. Les interruptions de courant menacent la ventilation, le fonctionnement du treuil et la communication de messages urgents aux travailleurs à l'intérieur et aux alentours de la mine. Les nombreux incendies survenus à la mine révèlent que la sécurité est déficiente et que les travailleurs courent des risques associés à ces incendies ou à ce qui s'en dégage, plus particulièrement lors de la combustion de matières très toxiques » (d.a., vol. 12, onglet 154, p. 81; motifs du juge du procès, par. 90‑91).
[87] M. Gould n'avait jamais sollicité auparavant l'appui du ministre pour donner un ordre. Toutefois, en l'espèce, M. Gould n'était pas certain d'avoir compétence, parce qu'il s'agissait selon lui d'une situation intrinsèquement criminelle. Le juge du procès note que la division de la sécurité dans les mines avait toujours soutenu que les questions de sécurité (security) relevaient de la compétence exclusive de la police et qu'il ne s'agissait pas de problèmes de santé et sécurité (safety) au travail (par. 256). Par ailleurs, le ministre estimait qu'il ne pouvait pas donner de directives à cet égard. Les ordres de cette nature étant susceptibles d'appel devant lui, il voulait éviter de se placer en situation de conflit d'intérêts en donnant des directives concernant l'ordre, le cas échéant, pour ensuite trancher l'appel le concernant.
[88] N'ayant pas réussi à obtenir des directives du ministre, M. Gould a sollicité et reçu un avis juridique concernant l'étendue de ses pouvoirs. Au paragraphe 91, le juge du procès relève que M. Gould a reçu un avis juridique du sous‑ministre par intérim. Au paragraphe 825, le juge du procès mentionne toutefois que le sous‑ministre a adressé M. Gould à l'avocat du ministère, qui lui a fourni un avis. Peu importe les détails, deux faits cruciaux sont admis devant notre Cour : M. Gould a sollicité et reçu un avis juridique lui indiquant essentiellement qu'il n'avait pas le pouvoir de donner l'ordre qu'il se proposait de donner et que cet ordre, s'il le donnait, risquait d'être rapidement porté en appel et annulé (par. 91 et 825).
[89] Selon le juge du procès, cet avis était erroné. Je suis d'accord avec lui sur ce point pour les motifs exposés plus tôt dans le cadre de mon analyse de l'obligation de diligence. Mais dans le contexte d'allégations de négligence contre une autorité réglementaire en matière de sécurité dans les mines, le fait d'avoir reçu un avis et agi sur la foi de cet avis ne peut être écarté au motif qu'il n'a « aucune importance » comme le juge du procès l'a fait (par. 834). Cet avis touche directement la question de savoir si le gouvernement a fait preuve d'une diligence raisonnable en décidant de ne pas fermer la mine. On conclura rarement à la négligence des représentants de l'État pour s'être abstenus de prendre des mesures discrétionnaires qui outrepassent leurs pouvoirs légaux suivant l'avis de conseillers juridiques dont ils n'ont aucune raison de douter de la compétence et de la bonne foi : voir, p. ex., Dunlop c. Woollahra Municipal Council, [1981] 1 All E.R. 1202 (C.P.), p. 1209; Stafford c. British Columbia, [1996] B.C.J. No. 1010 (QL) (C.S.), par. 78‑81. Dans le contexte du présent pourvoi, la position contraire donne des résultats alarmants, comme en témoigne la conclusion du juge du procès. Celle‑ci permettrait en effet de conclure à la négligence des représentants de l'État qui s'abstiennent de prendre des mesures qu'ils croient en toute bonne foi illégales en se fondant sur l'avis professionnel d'un conseiller juridique digne de confiance. Autrement dit, le droit de la négligence exigerait que les inspecteurs prennent des mesures qui, à leur connaissance, outrepassent leur compétence. Tel ne peut être l'état du droit. Les appelantes ne font valoir aucun argument visant à démontrer qu'il était déraisonnable que les représentants de l'État agissent sur la foi de l'avis reçu, ou qu'ils ne l'ont pas sollicité ou suivi de bonne foi.
[90] Soit dit en toute déférence, le juge du procès a commis une erreur de droit en refusant d'attribuer de l'importance et un effet juridique au fait que les représentants de l'État se sont fondés de bonne foi sur un avis juridique concernant l'étendue des pouvoirs que leur confère la loi. Je retiens la prétention du gouvernement qu'il s'agit en l'occurrence d'une défense complète aux poursuites fondées sur la négligence intentées contre l'État et ses représentants.
(3) Résumé des conclusions sur l'obligation et la norme de diligence
[91] Selon moi, le juge du procès n'a pas commis d'erreur en concluant que Pinkerton's et le gouvernement avaient une obligation de diligence envers les mineurs tués dans l'explosion. Toutefois, je souscris à l'opinion de la Cour d'appel selon laquelle le juge du procès a commis une erreur en concluant qu'ils n'ont pas respecté la norme de diligence applicable. Par conséquent, comme la Cour d'appel, je suis d'avis de rejeter les recours contre ces parties.
B. Pinkerton's et le gouvernement : le lien de causalité
[92] La Cour d'appel a conclu que le juge du procès avait commis deux erreurs dans son analyse du lien de causalité : il a appliqué le mauvais critère juridique concernant la causalité et il a considéré à tort le comportement des codéfendeurs collectivement plutôt qu'individuellement (par. 181‑187 et 202‑203). Cependant, la Cour d'appel ne s'est pas prononcée sur les conséquences des erreurs commises par le juge du procès concernant le lien de causalité. Il n'était pas nécessaire qu'elle le fasse, vu sa conclusion que Pinkerton's et le gouvernement n'avaient aucune obligation de diligence envers les mineurs.
[93] À l'instar de la Cour d'appel, j'estime que le juge du procès a appliqué le mauvais critère juridique concernant la causalité. Lorsqu'il a rédigé ses motifs en 2004, il n'avait pas pu prendre connaissance de l'arrêt rendu par notre Cour dans Resurfice Corp. c. Hanke, 2007 CSC 7, [2007] 1 R.C.S. 333. Cet arrêt a précisé les règles de droit applicables en matière de causalité, en spécifiant que le demandeur doit, en l'absence de circonstances particulières, établir selon la prépondérance des probabilités qu'il n'aurait pas subi de préjudice n'eût été le comportement du défendeur : Hanke, par. 21‑22; Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, par. 14.
[94] Selon moi, le juge du procès n'a pas appliqué ce critère, dit du « facteur déterminant ». La prétention contraire des appelantes ne résiste pas à une lecture attentive de l'ensemble de ses motifs. Le défaut d'appliquer ce critère constitue une erreur donnant lieu à révision.
[95] Subsidiairement, les appelantes soutiennent que l'affaire dont nous sommes saisis entre dans la catégorie des cas exceptionnels dans lesquels, selon l'arrêt Hanke, il convient d'appliquer à la question de la causalité le critère moins exigeant de la « contribution appréciable ». Cet argument ne tient pas. Comme l'indique clairement l'arrêt Hanke, les circonstances particulières commandant l'application du critère de la contribution appréciable comportent généralement deux caractéristiques. Premièrement, il est impossible pour le demandeur de prouver selon le critère du « facteur déterminant » que son préjudice résulte de la négligence du défendeur et, deuxièmement, il est clair que le défendeur a manqué à une obligation de diligence envers le demandeur, l'exposant ainsi à un risque déraisonnable de préjudice semblable à celui que le demandeur a finalement subi : Hanke, par. 25. L'affaire dont la Cour est saisie aujourd'hui ne présente ni l'une ni l'autre de ces caractéristiques. D'abord, il n'était pas impossible de prouver le lien de causalité en appliquant le critère du « facteur déterminant ». L'argumentation des appelantes en témoigne : leur argument principal est qu'ils l'ont effectivement prouvé selon ce critère et que le juge du procès l'a reconnu. De plus, il n'est pas clair qu'il y a eu manquement à une obligation : pour les motifs que j'ai exposés, j'arrive en effet à la conclusion que ni Pinkerton's ni le gouvernement n'ont manqué à leur obligation de diligence envers les travailleurs tués dans l'explosion. Le juge du procès aurait donc dû appliquer le critère du « facteur déterminant », mais il ne l'a pas fait.
[96] Étant donné que je conclus que ni Pinkerton's ni le gouvernement n'ont manqué à leur obligation de diligence envers les mineurs tués, je ne me prononcerai pas sur les conséquences de l'erreur de droit que le juge du procès a commise concernant le lien de causalité.
C. Les recours contre les syndicats
(1) Introduction
[97] Lorsque le conflit de travail à la mine a débuté, en mai 1992, et au moment de l'explosion fatale au mois de septembre suivant, les travailleurs étaient représentés par la section locale no 4 de la CASAW, l'une des six sections locales affiliées à l'Association canadienne des travailleurs de fonderie et ouvriers assimilés (« CASAW nationale »). En juillet 1994, près de deux ans après l'explosion, la CASAW nationale a fusionné avec le Syndicat national de l'automobile, de l'aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (le « syndicat national des TCA »). Comme l'a signalé la Cour d'appel, le syndicat national des TCA (en tant que successeur de la CASAW nationale) est le seul syndicat visé par l'action intentée dans l'affaire Fullowka (par. 9). (Les demandeurs dans cette action ont également cherché à poursuivre la section locale no 2304 des TCA, la section locale ayant succédé à la section locale no 4 de la CASAW. Le recours contre cette dernière a été rejeté pour cause de prescription : Fullowka c. Slezak, 2002 NWTSC 23 (CanLII).) Dans l'affaire O'Neil, les deux syndicats nationaux et les deux sections locales étaient désignés comme défendeurs. Toutefois, comme le juge du procès l'a fait remarquer, seul le syndicat national des TCA a présenté une défense.
[98] Le juge du procès a statué que le syndicat national des TCA était directement responsable des actes de MM. Shearing et Seeton qui ont été membres du bureau de la section locale no 4 de la CASAW, et qu'il était responsable du fait d'autrui pour les actes des membres de la section locale no 4 de la CASAW, plus particulièrement ceux de MM. Warren et Bettger (par. 919). Il a considéré le syndicat national et la section locale comme une seule entité juridique, de sorte que chacun était responsable des délits commis par l'autre. Il a statué que M. Hargrove, alors président du syndicat national des TCA (et défendeur dans l'affaire O'Neil), n'avait pas d'obligation de diligence envers M. O'Neil.
[99] La Cour d'appel a annulé les conclusions de responsabilité tirées par le juge du procès contre le syndicat national des TCA et les appelantes contestent cette décision. Ils font valoir les arguments suivants : (1) le juge du procès a eu raison de conclure que la CASAW nationale et la section locale no 4 de la CASAW constituaient une seule entité; (2) le syndicat national des TCA était responsable du fait d'autrui pour les actes commis par MM. Warren et Bettger; (3) le syndicat national des TCA était directement responsable pour cause de négligence; et (4) le syndicat national des TCA était conjointement responsable des délits commis par MM. Warren et Bettger.
[100] Je ne puis retenir ces prétentions et je suis d'avis de confirmer les conclusions de la Cour d'appel.
[101] Avant d'analyser les prétentions des appelantes, il me semble utile de préciser certains aspects des recours et de la façon dont ils ont été traités en première instance et par la Cour d'appel.
a) Les conclusions du juge du procès
[102] Le juge du procès a conclu à la responsabilité de M. Seeton, qui avait successivement occupé les fonctions de délégué syndical, de vice‑président et de président de la section locale no 4 de la CASAW, de M. Shearing, qui a fait partie du bureau de la section locale no 4 de la CASAW, et de MM. Warren et Bettger, qui étaient membres de la section locale no 4 de la CASAW. Le juge a également statué que le syndicat national des TCA était directement responsable des actes commis par MM. Shearing et Seeton à titre de membres du bureau de la section locale no 4 de la CASAW et qu'il était responsable du fait d'autrui pour les actes commis par les membres de la section locale no 4 de la CASAW, et plus particulièrement pour les actes de MM. Warren et Bettger. Seules les conclusions concernant le syndicat national des TCA et M. Bettger sont en cause dans le pourvoi.
[103] Le juge du procès a conclu à la responsabilité du syndicat national des TCA pour trois motifs.
[104] Premièrement, il a conclu que la CASAW nationale et la section locale no 4 de la CASAW constituaient une seule entité, de sorte que leurs actes devaient être considérés cumulativement. Ayant remplacé la CASAW nationale par suite de la fusion, le syndicat national des TCA est devenu responsable de tous les actes du syndicat national et des sections locales auxquels il a succédé. C'est sur cette base que le juge du procès a conclu que le syndicat national des TCA était directement responsable de la conduite de MM. Shearing et Seeton, membres du bureau de la section locale no 4 de la CASAW.
[105] Deuxièmement, le juge du procès a conclu que, sans égard à la prise en charge par le syndicat national des TCA des obligations de la CASAW nationale par suite de la fusion, le syndicat national des TCA avait une obligation de diligence distincte envers les mineurs tués dans l'explosion. Il a conclu que les exigences en matière de prévisibilité et de proximité étaient remplies en ce qui concerne le syndicat national des TCA et qu'aucune considération de politique ne permettait d'écarter une obligation de diligence prima facie (par. 878‑879). Le juge du procès a également conclu que le syndicat national des TCA avait effectivement exercé un contrôle sur le déroulement de la grève, encouragé et omis de prévenir le recours à la violence, et fourni un soutien financier (par. 879).
[106] Selon le juge du procès, c'est principalement par l'entremise de Harold David — détaché par le syndicat national des TCA auprès de la section locale no 4 de la CASAW pour un certain temps pendant la grève — que le syndicat national des TCA a exercé un contrôle sur la grève. Le juge du procès a tiré les conclusions suivantes : le syndicat national des TCA [traduction] « a pris en charge [. . .] la coordination de la grève et les négociations collectives » pour la section locale no 4 de la CASAW par l'entremise de M. David en juillet 1992 (par. 851); à compter de l'arrivée de M. David, la section locale no 4 de la CASAW et ses membres ont été [traduction] « entièrement sous son emprise » et, par son intermédiaire, sous l'emprise du syndicat national des TCA (par. 883); le syndicat national des TCA a [traduction] « véritablement absorbé » la CASAW nationale pendant la grève (par. 851); et le syndicat national des TCA a géré et contrôlé de facto la section locale no 4 de la CASAW pendant la grève (par. 875).
[107] Il a conclu que les dirigeants du syndicat, y compris les dirigeants du syndicat national des TCA, de la section locale no 4 de la CASAW et de la CASAW nationale [traduction] « étaient loin d'avoir satisfait à la norme de la raisonnabilité dans les circonstances et qu'ils ont ainsi causé la mort des neufs mineurs ou contribué à celle‑ci » (par. 905). Il a statué que le syndicat national des TCA (et la section locale no 4 de la CASAW) avaient manqué à leur obligation de diligence en encourageant et en tolérant la perpétration d'actes illégaux par des membres du syndicat, en ne prenant pas de mesures disciplinaires contre le comportement aberrant de certains syndiqués et, pour ce qui est du syndicat national des TCA, en continuant d'offrir son soutien financier et son expertise malgré les actes de violence incessants (par. 887‑888). Comme l'a dit le juge du procès [traduction] « le syndicat national des TCA n'a rien fait pour mettre un terme aux activités illégales, ce qui l'a rendu [directement] responsable de la conduite de la section locale no 4 de la CASAW et de ses membres » (par. 892; voir aussi le par. 905).
[108] Troisièmement, le juge du procès a conclu que le syndicat national des TCA était responsable du fait d'autrui pour les actes des membres de la section locale no 4 de la CASAW, principalement pour avoir non seulement omis d'exercer un contrôle effectif sur ses membres, mais aussi encouragé la perpétration d'actes illégaux. Selon le juge du procès, MM. Schram et Seeton, deux présidents successifs de la section locale no 4 de la CASAW [traduction] « ont non seulement encouragé la violence envers les briseurs de grève et leurs familles, mais en ont fait la promotion dans leurs discours aux membres, les bulletins de grève et les autres moyens de communication qu'ils pouvaient trouver. Ils ont ensuite renchéri en veillant à ce que le syndicat paie les honoraires d'avocats et les amendes des grévistes qui avaient commis des infractions criminelles » (par. 887).
b) Les conclusions de la Cour d'appel
[109] La Cour d'appel a infirmé les conclusions de responsabilité du juge du procès et décidé ce qui suit :
· La CASAW nationale et la section locale no 4 de la CASAW étaient des entités juridiques distinctes et, par conséquent, le syndicat national des TCA n'avait pas acquis les dettes et obligations de la section locale no 4 de la CASAW par suite de la fusion (par. 143).
· Les entités syndicales n'étaient pas responsables envers M. O'Neil car elles n'avaient aucune obligation de diligence envers lui (par. 101). La section locale no 4 de la CASAW et la section locale no 2304 des TCA n'étaient pas désignées comme parties défenderesses dans l'affaire Fullowka et ne pouvaient être tenues responsables envers les appelantes dans l'affaire Fullowka (par. 167).
· Bien qu'il soit possible que la CASAW nationale et son successeur, le syndicat national des TCA, aient eu une obligation de diligence envers les mineurs, celle‑ci ne comportait pas l'obligation d'empêcher les délits intentionnels des personnes qui échappaient au contrôle des syndicats (par. 168‑169 et par. 91‑100).
· Pendant la grève, M. David était détaché auprès de la section locale no 4 de la CASAW et agissait à titre de représentant de cette section, de sorte que le syndicat national des TCA ne pouvait être tenu responsable du fait d'autrui pour sa conduite (par. 169).
[110] Pour reprendre le résumé que la Cour d'appel fait de ses conclusions : [traduction] « Le principe du prochain ne rend pas une personne responsable de ne pas avoir empêché la perpétration d'un délit par une autre personne qui échappe à son contrôle. Il ne rend pas un syndicat national responsable de tout ce que font ses membres. La responsabilité d'un syndicat national ne saurait découler que d'une incitation ou d'un autre comportement délictueux de la part de l'un de ses représentants dans l'exercice de ses fonctions ou de la décision d'agir de façon délictueuse dans la poursuite de ses activités. Rien ne peut étayer une conclusion de responsabilité à l'égard du syndicat national des TCA » (par. 175).
c) La position des appelantes
[111] Les appelantes font valoir trois principaux arguments en ce qui concerne la responsabilité du syndicat national des TCA. Ils soutiennent d'abord que le syndicat national des TCA a participé avec M. Warren à une action fautive concertée. Ensuite, ils avancent qu'il est responsable du fait d'autrui pour les délits commis par MM. Warren et Bettger. Enfin, ils soutiennent que la section locale no 4 de la CASAW n'était pas une entité juridique distincte de la CASAW nationale et, par conséquent, que le syndicat national des TCA est devenu responsable des actes fautifs de la section locale no 4 de la CASAW par suite de la fusion.
[112] Je ne puis retenir ces arguments, que j'examinerai tour à tour en commençant par le dernier.
(2) La section locale no 4 de la CASAW et la CASAW nationale étaient‑elles des entités juridiques distinctes?
[113] La question de savoir si la section locale no 4 de la CASAW et la CASAW nationale constituaient des entités juridiques distinctes est importante pour deux raisons. S'il s'agit effectivement d'entités distinctes, contrairement à ce qu'a décidé le juge du procès, il s'ensuit que le syndicat national des TCA n'a pas pris en charge les obligations et responsabilités de la section locale no 4 de la CASAW lorsqu'il a succédé à la CASAW nationale par suite de la fusion. De plus, pour conclure à la responsabilité, le juge du procès a considéré cumulativement les actes des syndicats en cause. S'il a ainsi commis une erreur, ses conclusions s'en trouvent sérieusement ébranlées.
[114] Le juge du procès a conclu qu'un syndicat national et sa section locale constituent [traduction] « deux paliers d'un même organisme » (par. 862) et que la section locale no 4 de la CASAW n'était donc pas une entité juridique distincte de la CASAW nationale (par. 867). Cette conclusion a eu des incidences sur presque tous les aspects de son analyse de la négligence reprochée aux syndicats. Tout au long de son analyse de la norme de diligence au regard des allégations formulées contre le syndicat, le juge du procès a considéré cumulativement la conduite de la section locale no 4 de la CASAW et du syndicat national des TCA (par. 881), et il a tenu le syndicat responsable des délits commis par d'autres (par. 197, 875, 883, 888, 891, 900, 917 et 919).
[115] La Cour d'appel a pour sa part conclu que la section locale et le syndicat national étaient des entités juridiques distinctes. Dans l'hypothèse où la responsabilité de la section locale no 4 de la CASAW serait engagée, elle ne pourrait s'étendre à la CASAW nationale ou à son successeur, le syndicat national des TCA. Pour reprendre les termes employés par la cour, le [traduction] « syndicat national des TCA (la seule entité désignée comme défenderesse dans l'affaire Fullowka) n'est pas responsable des dettes et obligations de la section locale no 4 » (par. 143; voir aussi les par. 134‑142).
[116] Les appelantes contestent cette conclusion.
[117] Toutefois, à mon avis, les statuts du syndicat et l'accord de fusion entre la CASAW nationale et le syndicat national des TCA, ainsi que la jurisprudence étayent l'opinion de la Cour d'appel selon laquelle la CASAW nationale et la section locale no 4 de la CASAW étaient des entités juridiques distinctes et la responsabilité délictuelle de la section locale no 4 de la CASAW n'a pas été transmise au syndicat national des TCA lors de la fusion.
[118] Il est indéniable que, dans les circonstances en cause ici, le syndicat national des TCA est une entité juridique susceptible de faire l'objet de poursuites en responsabilité délictuelle. Comme l'a dit le juge Iacobucci dans Berry c. Pulley, 2002 CSC 40, [2002] 2 R.C.S. 493, au par. 3, « les syndicats en sont venus à être reconnus comme des entités possédant la personnalité juridique lorsqu'ils assument leur rôle dans le domaine des relations du travail ». Il s'agit donc de répondre à la question plus précise de savoir si la section locale no 4 de la CASAW était une entité juridique distincte de la CASAW nationale, de sorte que, lors de la fusion, le syndicat national des TCA n'a pas pris en charge les obligations de la section locale no 4 de la CASAW.
[119] Il ne fait pas de doute qu'une section locale peut avoir une personnalité juridique et des obligations distinctes de celles de son syndicat national. Tout dépend du régime législatif auquel elle est assujettie, des statuts du syndicat et des clauses des conventions collectives. À titre d'exemple, les tribunaux ont de façon constante reconnu que, dans le cas où, comme en l'espèce, une section locale est un agent négociateur accrédité, c'est elle et non le syndicat national qui assume les obligations légales et contractuelles d'un agent négociateur. Le raisonnement suivi par la Cour dans International Brotherhood of Teamsters c. Therien, [1960] R.C.S. 265, se fonde sur le fait que la section locale, accréditée comme agent négociateur, est une entité juridique pouvant être poursuivie parce que la loi lui confère des pouvoirs et lui impose des obligations en matière de négociation collective : le juge Locke, p. 275‑276. Dans New Brunswick Electric Power Commission c. International Brotherhood of Electrical Workers AFL‑CIO‑CLC, Local 1733 (1976), 16 N.B.R. (2d) 361 (C.S., Div. app.), le syndicat local a été déclaré coupable d'outrage au tribunal. La cour a déclaré, au par. 17, qu'il [traduction] « est bien établi qu'un syndicat accrédité comme agent négociateur des employés est une entité juridique » et qu'il est une « persona juridica et peut être puni pour outrage au tribunal [. . .] et que, à l'instar d'une société, il peut être tenu responsable de la conduite de ses représentants même lorsqu'ils manquent à leurs obligations envers leurs supérieurs ».
[120] Suivant cette approche, il est clair que la section locale no 4 de la CASAW est une entité juridique pouvant faire l'objet de poursuites relativement à son rôle en matière de relations du travail. La section locale no 4 de la CASAW était l'agent négociateur accrédité des travailleurs de la mine à l'époque de la grève et lorsque l'explosion est survenue. Cela ressort de la convention collective entre elle — et j'ajouterais seulement elle — et Giant Yellowknife Mines Ltd. Dans la convention, Giant reconnaît que la section locale no 4 de la CASAW est l'agent négociateur exclusif de tous les employés visés (art. 2.01). La section locale no 4 de la CASAW a été accréditée sous le régime du Code canadien du travail, L.R.C. 1985, ch. L‑2 (« Code »). Le Code prévoit qu'un « agent négociateur » est (notamment) un « [s]yndicat accrédité par le Conseil et représentant à ce titre une unité de négociation » (par. 3(1)). Un « syndicat » est une « [a]ssociation — y compris toute subdivision ou section locale de celle‑ci — regroupant des employés en vue notamment de la réglementation des relations entre employeurs et employés » (par. 3(1)). La section locale no 4 de la CASAW était donc un « syndicat » au sens du Code. À titre d'agent négociateur, la section locale no 4 de la CASAW avait le « droit exclusif de négocier collectivement au nom des employés de l'unité de négociation représentée » (al. 36(1)a)). La CASAW nationale n'était pas partie à la convention collective et n'avait pas la qualité d'agent négociateur selon le Code.
[121] Comme la Cour d'appel l'a souligné à juste titre, des arrêts de notre Cour ayant force de précédent établissent que les sections locales qui sont accréditées comme agent négociateur sous le régime du Code sont des entités juridiques. Notre Cour a d'ailleurs statué à l'unanimité en ce sens dans Association internationale des débardeurs, section locale 273 c. Association des employeurs maritimes, [1979] 1 R.C.S. 120. La Cour y a examiné la question de savoir si les sections locales étaient des entités juridiques susceptibles de faire l'objet d'une injonction leur interdisant de participer à une grève illégale. Le juge Estey, s'exprimant au nom de notre Cour, a souligné que le Code « fournit un cadre moderne et global aux relations de travail dans ses aspects qui relèvent de la compétence fédérale. Seuls des groupes constituant des entités juridiques peuvent efficacement exercer les droits et remplir les obligations découlant de cette loi » (p. 136 (je souligne)). Il conclut, à la p. 137 :
Les sections locales sont des entités juridiques habiles à être poursuivies en justice et à comparaître devant la Cour pour répondre à la demande d'injonction présentée dans le but de leur interdire de participer à des activités qui ont été jugées constituer une grève illégale.
[122] Je conclus donc que la section locale no 4 de la CASAW était une entité juridique pouvant être poursuivie en son propre nom. Pour les motifs qui suivent, je conclus également qu'elle avait une personnalité juridique distincte de la CASAW nationale. Le Code, les statuts régissant les rapports entre la section locale et le syndicat national et les modalités de l'accord de fusion entre la CASAW et les TCA confirment selon moi cette conclusion.
[123] Comme on l'a vu, selon le Code et la convention collective, la section locale no 4 de la CASAW possédait des droits de négociation exclusifs. Elle avait donc des obligations et des droits distincts de ceux du syndicat national. Cette réalité ressort également des statuts de la CASAW nationale et de l'accord de fusion entre la CASAW nationale et le syndicat national des TCA.
[124] Les statuts régissent la création d'une section locale et ses clauses mettent en lumière son statut d'organisme distinct et autonome. Les statuts font partout la distinction entre le syndicat national et les sections locales et ils prévoient un haut degré d'autonomie locale. À titre d'exemple, l'al. 4b) prévoit que les fonds et les biens des sections locales leur appartiennent dans la mesure où les statuts sont respectés et l'al. 4f) prévoit que les sections locales peuvent prendre des règlements sous réserve de l'approbation du syndicat national uniquement en ce qui concerne leur conformité avec les statuts. L'article 13 prévoit que l'autonomie des sections locales doit être encouragée et favorisée.
[125] L'accord de fusion est particulièrement clair quant au statut distinct et autonome du syndicat national et des sections locales. L'article 1 est intitulé [traduction] « Les biens et autres droits des sections locales continuent de leur appartenir ». Il précise que les biens et les droits de négociation collective des sections locales de la CASAW continuent d'appartenir exclusivement aux sections locales des TCA qui leur ont succédé. L'article 2 prévoit que les sections locales issues de la fusion acquièrent les droits et obligations des sections locales de la CASAW auxquelles elles ont succédé. L'article 4 prévoit que chacune des sections locales issues de la fusion aura le pouvoir de décider des questions qui la concernent. L'article 16 protège le droit des sections locales de la CASAW visées par la fusion de se séparer des TCA en conservant leurs biens, titres, registres et comptes financiers. Je suis d'accord avec le syndicat intimé des TCA qui soutient que l'accord de fusion traite la CASAW nationale et les sections locales de la CASAW comme des entités distinctes, transférant les droits et obligations de la CASAW nationale au syndicat national des TCA et ceux des sections locales de la CASAW aux nouvelles sections locales des TCA.
[126] Selon moi, et contrairement aux conclusions du juge du procès et aux arguments des appelantes, rien dans les statuts ou dans l'accord de fusion ne permet de conclure que les sections locales et le syndicat national ne sont que des subdivisions de la même entité. Chacun possède une structure de gestion, des domaines de responsabilité et des éléments d'actif et de passif qui leur sont propres et qui sont toujours traités comme tels dans les deux documents.
[127] Les appelantes font valoir que l'arrêt de notre Cour dans Berry vient appuyer leur position selon laquelle les sections locales et le syndicat national constituent une seule et même entité juridique. Je ne suis pas d'accord.
[128] Dans Berry, il s'agissait de déterminer si un syndiqué peut être tenu personnellement responsable envers d'autres syndiqués dans une action pour rupture de contrat fondée sur le texte des statuts du syndicat. La Cour a statué que le temps était venu de s'éloigner de la théorie voulant que les syndiqués soient liés entre eux par un écheveau de contrats individuels. Il fallait plutôt envisager les rapports des membres du syndicat sous l'angle de l'existence d'un lien contractuel entre chaque syndiqué et le syndicat. Partant de ce postulat, les appelantes soutiennent que, si les sections locales étaient des entités distinctes de leurs syndicats nationaux, il faudrait conclure deux ententes distinctes pour devenir membre du syndicat, soit l'une avec la section locale et l'autre avec le syndicat national, alors qu'ils sont tous les deux régis par les mêmes statuts et qu'une seule adhésion suffit pour en devenir membre. Cela démontre selon eux que, dans Berry, notre Cour a considéré que les syndicats national et local ne constituent qu'une seule et même entité.
[129] Je ne peux souscrire à cette interprétation de l'arrêt Berry. Rien dans l'arrêt de la Cour n'indique qu'une section locale et un syndicat national constituent une seule entité simplement parce qu'une personne qui devient membre de la section locale adhère du même coup au syndicat national. De plus, la prétention de l'appelante selon laquelle des statuts uniques ne peuvent donner naissance à deux entités juridiques distinctes est erronée. Cette approche mènerait logiquement à la conclusion que, vu la création d'une fédération par une constitution unique, les provinces ne peuvent être des entités juridiques distinctes. Or, ce n'est évidemment pas le cas, comme en témoigne la Loi constitutionnelle de 1867.
[130] Les appelantes font en outre valoir que l'un des buts de la reconnaissance des syndicats comme des entités juridiques est de permettre aux victimes des actes d'un groupe d'avoir accès aux éléments d'actif du groupe pour être indemnisées. Je suis d'accord. Toutefois, en l'espèce, les clauses des statuts prévoient clairement que les biens de la section locale demeurent sous son contrôle. C'est une chose que de dire que les victimes devraient avoir accès aux biens de l'entité qui leur a causé un préjudice. Mais c'est tout autre chose que de prétendre, comme le font les appelantes, qu'elles devraient avoir accès aux biens d'une autre entité. Cette distinction trouve un appui dans l'arrêt Berry, dans lequel le juge Iacobucci affirme au nom de la Cour, au par. 46, que « les syndicats sont des entités juridiques, du moins pour l'exécution de leurs fonctions et l'exercice de leur rôle dans le domaine des relations du travail. De ce fait, ils peuvent être tenus responsables jusqu'à concurrence de la valeur de leurs biens » lorsqu'ils estent en justice en leur propre nom. J'insiste sur les termes « leurs biens ». De plus, la Cour a clairement indiqué dans Berry que, pour interpréter les conditions du contrat d'adhésion au syndicat, il faut tenir compte du caractère et du contexte uniques de ce contrat et, notamment, du régime législatif en matière de relations du travail qui vient s'y superposer (par. 49). Suivant ce raisonnement, il ne fait aucun doute en l'espèce que la section locale est une entité autonome et que ses biens sont sous son contrôle.
[131] Les appelantes ont tort de prétendre que la section locale détient ses biens en fiducie pour l'ensemble des membres du syndicat et non uniquement pour les membres de la section locale. Les décisions censées appuyer cette thèse se fondent sur des statuts fort différents de ceux en cause en l'espèce. Les décisions Letter Carriers' Union of Canada c. Canadian Union of Postal Workers, Edmonton Local (1993), 146 A.R. 184 (B.R.), et Canadian Union of Public Employees c. Deveau (1976), 19 N.S.R. (2d) 44 (C.S. 1re inst.), conf. par (1977), 19 N.S.R. (2d) 24 (C.S., Div. app.), concernent l'interprétation des clauses des statuts particuliers de ces syndicats portant sur la répartition des biens au moment de la dissolution ou de la séparation d'une section locale. Ces clauses ne présentent aucune similitude avec celles qui nous occupent en l'espèce. Les appelantes font aussi fausse route en invoquant l'arrêt MKendrick c. National Union of Dock Labourers (1910), 2 S.L.T. 215 (Sess. 2nd Div.). Les statuts en cause dans cette affaire établissaient des rapports différents entre le syndicat et ses subdivisions en ce que, comme l'a dit le lord juge‑greffier à la p. 222, le contrôle était exercé par le syndicat, qui pouvait ordonner que des fonds soient transférés à l'une ou l'autre des sections locales à des fins syndicales. Dans le même ordre d'idées, lord Salvesen précise à la p. 224 que, si la subdivision avait été une entité juridique distincte susceptible d'être poursuivie et de posséder des fonds lui permettant de s'acquitter de ses obligations, sa responsabilité propre aurait de toute évidence été engagée.
[132] Contrairement aux statuts en cause dans ces arrêts, ceux de la CASAW nationale indiquent clairement que les sections locales conservent leurs biens advenant une séparation et, de façon plus générale, ils confirment l'autonomie des sections locales et ils prévoient que celles‑ci conservent la propriété de leurs biens (al. 4b) et art. 13).
[133] Je conclus que la Cour d'appel a eu raison de statuer que le syndicat national des TCA n'a pas pris à sa charge les dettes et obligations de la section locale no 4 de la CASAW lors de la fusion entre le syndicat national des TCA et la CASAW nationale et que le syndicat national des TCA n'est pas responsable des dettes et obligations de la section locale no 4 de la CASAW. Par conséquent la responsabilité du syndicat national des TCA ne peut être engagée qu'en raison de ses propres actes ou en vertu des principes de responsabilité conjointe ou du fait d'autrui.
[134] Cette conclusion signifie que celle du juge du procès portant que le syndicat national des TCA était directement responsable des actes des membres du bureau de la section locale no 4 de la CASAW, MM. Seeton et Shearing, ne peut être retenue. Le raisonnement du juge du procès consistait à dire qu'il y avait lieu d'assimiler les actes de la section locale no 4 de la CASAW (c.‑à‑d. les actes des membres du bureau de la section locale, MM. Seeton et Shearing) à des actes de la CASAW nationale. Par suite de la fusion, le syndicat national des TCA a acquis les obligations et responsabilités de la CASAW nationale. Toutefois, le juge du procès a commis une erreur en concluant que les actes de la section locale no 4 de la CASAW relevaient de la responsabilité de la CASAW nationale et il s'ensuit que le syndicat national des TCA n'a pas pris à sa charge les obligations ou responsabilités de la section locale no 4 de la CASAW au moment de la fusion. Le syndicat national des TCA n'est donc pas directement responsable des actes des membres du bureau de la section locale no 4 de la CASAW, MM. Seeton et Shearing.
[135] L'erreur du juge du procès concernant le statut juridique distinct de la section locale no 4 de la CASAW et de la CASAW nationale a aussi entaché ses conclusions portant sur la responsabilité directe du syndicat national des TCA à l'égard de ses propres actes. Je souscris aux propos suivants de la Cour d'appel (par. 168) :
[traduction] Ayant conclu que les syndicats locaux et nationaux constituaient une seule entité, le juge du procès ne fait pas de distinction entre les représentants qui ont agi pour le compte des sections locales et ceux qui ont agi pour le compte des syndicats nationaux. Les conclusions générales de responsabilité, comme celles qui figurent dans les motifs [du juge du procès] ne sont donc d'aucune utilité.
[136] Je reviendrai sur ce point dans les deux prochaines sections des présents motifs.
(3) La responsabilité du fait d'autrui du syndicat national des TCA pour les délits de MM. Warren et Bettger
[137] À ce stade, il faut trancher deux questions principales. La première concerne le contrôle. La conclusion du juge du procès selon laquelle le syndicat national des TCA était responsable du fait d'autrui pour les actes de MM. Warren et Bettger en tant que membres de la section locale no 4 de la CASAW repose sur sa conclusion que la section locale no 4 de la CASAW était sous son contrôle. Or, je suis d'avis que cette conclusion ne peut être retenue. La deuxième concerne l'extension du fondement possible de la responsabilité du fait d'autrui prônée par les appelantes. Ils soutiennent à cet égard que les syndicats sont responsables du fait d'autrui pour les actes de leurs membres en grève. Je ne puis souscrire à cet argument fort général. J'examinerai ces deux points tour à tour.
a) Le contrôle
[138] Le juge du procès était d'avis que la CASAW nationale et le syndicat national des TCA exerçaient un contrôle sur la section locale no 4 de la CASAW. Bien qu'il n'ait pas traité de cette question dans la partie de ses motifs qui porte sur la responsabilité du fait d'autrui, cette conclusion semble néanmoins l'avoir amené à conclure que le syndicat national est responsable du fait d'autrui pour les actes de la section locale. Comme la Cour d'appel, je suis d'avis que la conclusion du juge du procès concernant le contrôle ne peut être maintenue.
[139] La conclusion du juge du procès en matière de contrôle repose sur le rôle joué par M. David. Il a conclu que c'était M. David qui avait effectivement dirigé la grève pour le compte du syndicat national des TCA. Or, cette conclusion pose problème parce qu'elle n'est pas compatible avec les autres conclusions du juge du procès concernant le rôle exercé par M. David. À titre d'exemple, le juge du procès relève que l'une des conditions de l'affectation de M. David à la section locale no 4 de la CASAW était qu'il n'avait de compte à rendre qu'à celle‑ci (par. 185). Le juge du procès a également relevé que la CASAW nationale et la section locale no 4 de la CASAW avaient accepté, dans une lettre conjointe, l'aide de M. David que lui offrait le syndicat national des TCA à condition que celui‑ci agisse sous la direction de la section locale no 4 de la CASAW avec le concours de la CASAW nationale (par. 189). Comme l'a dit le juge du procès : [traduction] « Ainsi, la section locale no 4 de la CASAW conserverait son autonomie tout en bénéficiant des conseils de M. David et de la CASAW nationale, qui n'avaient ni l'un ni l'autre droit de vote » (par. 189). Comme il ressort clairement des motifs du juge du procès, la section locale no 4 de la CASAW s'était donné du mal pour limiter le rôle du président national, M. Slezak. Le juge a conclu que « la section locale no 4 ne voulait pas que M. Slezak soit impliqué » (par. 189) et que, « [au] début du mois de juillet [1992], la section locale no 4 de la CASAW était autonome et M. Slezak n'était plus la personne ressource dans les échanges avec le médiateur et la société minière. Ce rôle incombait désormais exclusivement au président de la section locale no 4 de la CASAW, M. Schram » (par. 206).
[140] Je suis d'avis que la Cour d'appel a eu raison de statuer que les conclusions du juge du procès concernant l'« emprise » exercée sur la section locale ne tiennent pas. Les conclusions mêmes du juge du procès indiquent clairement que M. David, à sa propre demande et suivant l'accord intervenu entre les différentes entités syndicales, agissait à l'intérieur de la structure décisionnelle de la section locale no 4 de la CASAW (motifs de la C.A., par. 158). Je suis donc d'accord avec la Cour d'appel pour dire que l'imposition par le juge du procès de la responsabilité du fait d'autrui au syndicat national en raison du contrôle qu'il exerçait sur la section locale no 4 de la CASAW ne saurait être maintenue.
b) La responsabilité du syndicat national des TCA pour les actes des grévistes membres de la section locale no 4 de la CASAW
[141] Les appelantes font valoir un fondement plus général à la responsabilité du fait d'autrui. Ils soutiennent que le syndicat national des TCA est responsable du fait d'autrui pour les délits commis par les membres de la section locale no 4 de la CASAW pendant la grève en raison de la relation entre le syndicat national des TCA et les membres de ladite section. Le syndicat national des TCA a pris en charge les obligations de la CASAW nationale par suite de la fusion. Il s'agit donc de déterminer si la CASAW nationale est responsable du fait d'autrui à l'égard des actes des membres de la section locale no 4 de la CASAW. Je suis d'avis qu'elle ne l'est pas.
[142] L'examen de la question de savoir s'il y a lieu de conclure à la responsabilité du fait d'autrui comporte trois étapes. Le tribunal détermine d'abord si des précédents permettent de trancher cette question sans équivoque. Dans la négative, deux étapes additionnelles servent à établir si la responsabilité du fait d'autrui est engagée compte tenu des considérations de politique générale qui la sous‑tendent : Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, par. 15; Untel c. Bennett, 2004 CSC 17, [2004] 1 R.C.S. 436, par. 20. Le demandeur doit démontrer que la relation entre l'auteur du délit et la personne que l'on cherche à faire déclarer responsable est suffisamment étroite et que l'acte fautif est suffisamment lié à la conduite autorisée par cette partie : Bennett, par. 20. L'analyse a pour but de déterminer si l'imposition de la responsabilité du fait d'autrui dans une situation donnée sert les objectifs poursuivis : imposer la responsabilité à l'égard de risques qu'une entreprise crée ou auxquels elle contribue, encourager la réduction des risques et accorder une indemnisation juste et efficace : Bennett, par. 20.
[143] Le juge du procès laisse entendre que la question de la responsabilité du fait d'autrui du syndicat est réglée par des précédents lorsqu'il cite les décisions Leroux c. Molgat (1985), 67 B.C.L.R. 29 (C.S.), et Matusiak c. British Columbia and Yukon Territory Building and Construction Trades Council, [1999] B.C.J. No. 2416 (QL) (C.S.). À supposer, sans en décider, que deux décisions de première instance peuvent constituer des précédents tranchant la question sans équivoque, ces deux jugements ne règlent pas la question car ils se distinguent clairement de la présente espèce.
[144] Dans Leroux, il s'agissait de la contestation d'une élection syndicale et d'une demande de dommages‑intérêts concernant des dépenses électorales inutiles. La cour a tenu le syndicat responsable du fait d'autrui après avoir conclu que l'un ou plusieurs de ses agents qui exerçaient un contrôle sur la procédure électorale avaient permis ou créé délibérément les irrégularités en cause. La cour a jugé que la responsabilité du fait d'autrui du syndicat devait être engagée non pas en raison de la conduite des membres du syndicat, mais plutôt en raison de la conduite de ses agents qui exerçaient un contrôle sur sa procédure électorale.
[145] Dans Matusiak, deux cadres ont poursuivi certaines sections locales des syndicats du bâtiment et d'autres entités pour cause de menaces à leur sécurité, d'infliction de souffrances psychiques, de nuisance, d'intimidation et de complot en vue de causer un préjudice, le tout ayant eu lieu au cours d'une émeute — et de la période l'ayant précédée — visant à contester la présence d'un autre syndicat sur les lieux de travail. Les sections locales (et leur organisme‑cadre, le Building and Construction Trades Council) ont admis avoir autorisé le recours à la désobéissance civile et reconnu leur responsabilité à l'égard des manifestations et des agressions. En défense, elles ont fait valoir que les demandeurs n'avaient pas prouvé que leurs membres avaient participé aux activités dont ils se plaignaient. Des conclusions portant que les dirigeants et les agents des syndicats avaient planifié et organisé les actes délictueux et qu'ils y avaient participé venaient étayer la reconnaissance de la responsabilité pour les actes des membres de la section locale du syndicat. Ce n'est pas simplement en raison de la participation des membres du syndicat aux actes en cause que la cour a conclu à la responsabilité du fait d'autrui.
[146] Outre ces décisions, les appelantes s'appuient sur Mainland Sawmills Ltd. c. U.S.W., Local 1‑3567, 2007 BCSC 1433, 62 C.C.E.L. (3d) 66, pour soutenir que les syndicats sont responsables du fait d'autrui pour les délits commis par leurs membres pendant une grève, parce qu'il existe un lien étroit entre les syndicats et leurs membres. Il s'agit toutefois d'une caractérisation trop générale de la décision rendue dans cette affaire. Le syndicat était poursuivi pour des agressions et voies de fait commises contre des travailleurs par des membres de la section locale qui avaient pénétré sur le lieu de travail et en avaient forcé la fermeture. La section locale n'a pas nié qu'elle était responsable du fait d'autrui pour les intrusions sur le lieu de travail. La juge du procès a également conclu à sa responsabilité du fait d'autrui relativement aux agressions et voies de fait commises par les membres du syndicat parce qu'ils avaient agi sous la direction du président de la section locale dont les actes ont été par la suite approuvés par les dirigeants et le bureau de la section locale (par. 200‑201). Comme l'a dit la juge du procès, le président de la section locale a [traduction] « mené la charge » (par. 200). Elle a aussi indiqué que, même si les comportements précis en cause n'avaient pas été expressément approuvés, il existait un lien suffisant entre les actes fautifs et les comportements autorisés par le syndicat pour justifier l'imposition de la responsabilité du fait d'autrui (par. 213). La section locale a donc été tenue responsable des actes de ses membres, qu'elle avait autorisés, dirigés ou initiés.
[147] Je conclus que la proposition fort générale des appelantes voulant que les syndicats soient responsables du fait d'autrui pour les actes de leurs membres en grève n'est pas reconnue par la jurisprudence. Il faut donc procéder à l'analyse en deux étapes visant à déterminer s'il y a lieu de conclure à la responsabilité du fait d'autrui, dont font notamment état les arrêts suivants : Bazley; Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570; K.L.B. c. Colombie‑Britannique, 2003 CSC 51, [2003] 2 R.C.S. 403; Bennett et E.B. c. Order of the Oblates of Mary Immaculate in the Province of British Columbia, 2005 CSC 60, [2005] 3 R.C.S. 45. À mon avis, la proposition des appelantes ne résiste pas à la première des deux étapes de l'analyse.
[148] À la première étape, il faut se demander si la relation entre un syndicat et ses membres est suffisamment étroite pour que l'imposition de la responsabilité du fait d'autrui soit compatible avec les objectifs poursuivis et en favorise la réalisation.
[149] Les syndiqués n'appartiennent à aucune des catégories traditionnelles en matière de responsabilité du fait d'autrui. Leur qualité de membre du syndicat n'en fait pas des employés, préposés ou mandataires de celui‑ci : voir à titre d'exemple Re Oil, Chemical & Atomic Workers & Polymer Corp. (1958), 10 Lab. Arb. Cas. 31 (Ont.), p. 33‑34. De plus, leur situation ne ressemble guère à celle des personnes appartenant aux catégories traditionnelles. Contrairement aux employeurs et aux mandants, règle générale, les syndicats ne choisissent pas leurs membres et n'exercent aucun contrôle à cet égard. La relation entre un syndiqué et son syndicat est de nature contractuelle, les deux parties convenant d'être liées par les statuts du syndicat. Toutefois, l'analogie avec les liens contractuels a ses limites, car la relation entre le syndicat et ses membres est grandement tributaire du régime légal auquel ils sont assujettis et des principes généraux propres au droit des relations du travail établis au fil du temps. Point important, les syndiqués ont le droit « inconditionnel » de se prononcer contre les intentions de leur agent négociateur : Berry, par. 48 et 60. Le présent pourvoi en témoigne de façon frappante : les syndiqués ont franchi la ligne de piquetage malgré l'opposition de la section locale no 4 de la CASAW et on nous dit que M. O'Neil, un membre de la section locale, a mis sur pied une organisation rivale et fait campagne en vue de remplacer la section locale no 4 de la CASAW alors que celle‑ci avait l'obligation légale de les représenter.
[150] Rappelons que la question à trancher est celle de savoir si la CASAW nationale est responsable du fait d'autrui pour les actes des syndiqués en grève de la section locale no 4 de la CASAW; c'est donc la nature du lien qui les unit qu'il faut examiner. Comme nous l'avons vu, il s'agit d'entités juridiques distinctes et la section locale disposait d'une grande autonomie en vertu des statuts. De plus, le juge du procès a conclu (comme nous l'avons vu) que section locale no 4 de la CASAW s'était donné du mal pour écarter, sinon empêcher la participation du président de la CASAW nationale, M. Slezak (par. 189), et que [traduction] « [au] début du mois de juillet [1992], la section locale no 4 de la CASAW était autonome et M. Slezak n'était plus la personne ressource [. . .] Ce rôle incombait désormais exclusivement au président de la section locale no 4 de la CASAW, M. Schram » (par. 206). Ces conclusions n'appuient pas celle voulant que la relation entre la CASAW nationale et les syndiqués en grève, MM. Warren et Bettger, ait été suffisamment étroite pour justifier que le syndicat national soit tenu responsable du fait d'autrui pour les actes qu'ils ont commis.
(4) La responsabilité conjointe
[151] Les appelantes soutiennent qu'il existe un troisième motif sur lequel le juge du procès s'est appuyé ou aurait pu se fonder pour conclure à la responsabilité du syndicat national des TCA. Je ne peux souscrire à ce point de vue.
[152] La personne qui en incite une autre à commettre un délit peut être tenue conjointement responsable du délit avec la personne qui le commet effectivement. Toutefois, je ne crois pas que le juge du procès ait conclu à la responsabilité sur cette base. C'est dans le cadre de l'analyse des diverses demandes fondées sur la négligence qu'il a fait mention à plusieurs reprises, dans ses motifs, du fait que le syndicat a eu recours à l'« incitation » (voir, p. ex., par. 868 — recours fondé sur la négligence exercé par M. O'Neil contre M. Hargrove; par. 878 — analyse de l'obligation de diligence du syndicat national des TCA; par. 880‑881 — analyse de la norme de diligence à laquelle est assujetti le syndicat national des TCA; par. 917 — analyse de la responsabilité du fait d'autrui du syndicat national des TCA; par. 923 — analyse de l'obligation de diligence de M. Seeton; par. 954 — analyse de la causalité concernant M. Bettger; par. 971 — analyse des inférences défavorables). Après avoir lu les motifs du juge du procès globalement, je ne pense pas qu'il ait conclu ou voulu conclure que le syndicat était conjointement responsable avec M. Warren du délit parce qu'il l'avait incité à commettre un meurtre. Selon moi, il ressort plutôt de ses motifs qu'il a estimé que l'« incitation » à commettre des actes illégaux constituait l'un des aspects du comportement négligent du syndicat.
[153] Les appelantes ont en outre fait valoir que le syndicat national des TCA pouvait être tenu responsable sur le fondement de la responsabilité relative à une action concertée pour avoir [traduction] « incité M. Warren à commettre un délit, participé à sa perpétration et contribué à la mort des mineurs » (mémoire, par. 87). Je ne puis acquiescer à cet argument. Je suis d'accord avec le syndicat intimé pour dire que cette conclusion est sans fondement tant sur le plan juridique que factuel.
[154] Sur le plan du droit, la responsabilité relative à une action concertée est établie lorsque les auteurs présumés d'un délit ont agi dans un dessein commun : voir, p. ex., Botiuk c. Toronto Free Press Publications Ltd., [1995] 3 R.C.S. 3, par. 74, où J. G. Fleming, The Law of Torts (8e éd. 1992), p. 255, est cité avec approbation. Il est vrai que la jurisprudence ne s'exprime pas d'une seule voix lorsqu'il est question du lien requis entre le dessein commun et le délit effectivement commis, mais il ne fait pas de doute que la jurisprudence invoquée par les appelantes appuie la proposition voulant qu'il soit nécessaire que le délit, en l'espèce les meurtres, soit commis directement en vue de réaliser le dessein commun. Comme l'a dit Fleming, cela signifie qu'il faut que tous les participants nourrissent le dessein d'accomplir l'acte fautif : Botiuk, par. 74; Newcastle (Town) c. Mattatall (1987), 78 R.N.‑B. (2e) 236 (B.R.), conf. par (1988), 87 R.N.‑B. (2e) 238 (C.A.), par. 27‑43; The Koursk, [1924] P. 140 (C.A.); Mainland Sawmills, par. 167‑181; G. H. L. Fridman, The Law of Torts in Canada (2e éd. 2002), p. 888‑889; L. N. Klar, Tort Law (3e éd. 2003), p. 488.
[155] Les conclusions de fait du juge du procès ne satisfont pas à ce critère. Il n'a conclu à l'existence d'aucun dessein commun de tuer les mineurs chez M. Warren et le syndicat national des TCA, ni conclu que les meurtres avaient été commis directement en vue de réaliser un autre dessein illicite poursuivi de concert par M. Warren et le syndicat. Le syndicat national des TCA ne saurait être tenu responsable à titre de coauteur du délit avec M. Warren pour avoir agi avec lui dans un dessein commun.
(5) Résumé des conclusions
[156] Les appelantes n'ont pas démontré que la Cour d'appel a commis une erreur en annulant les conclusions défavorables au syndicat national des TCA tirées par le juge du procès.
D. Les recours contre MM. Bettger et les recours de M. O'Neil
(1) Les recours contre M. Bettger
[157] M. Bettger était un mineur employé par Royal Oak et un membre de la section locale no 4 de la CASAW. Le juge du procès dit de lui qu'il était [traduction] « extrémist[e] dès le départ, détermin[é] à perturber les activités de Royal Oak et à détruire l'entreprise » (par. 278). Il a participé à la « tournée des graffitis » le 29 juin et il était parmi ceux qui ont provoqué l'explosion de l'antenne parabolique le 21 juillet et celle du puits de ventilation le 2 septembre. Il a été reconnu coupable d'infractions criminelles et incarcéré relativement à certains de ses actes pendant la grève.
[158] Le juge du procès a tenu M. Bettger responsable pour cause de négligence et il lui a attribué 1 p. 100 de la responsabilité pour la mort des mineurs (par. 942‑964 et 1300). Il a en outre conclu que M. Bettger avait une obligation de diligence et qu'il n'avait pas fait preuve d'une diligence raisonnable envers les personnes présentes dans la mine. En ce qui concerne le lien de causalité, le juge du procès a conclu qu'il n'était pas pertinent de savoir si M. Bettger était ou non au courant du projet de M. Warren de placer une bombe. De l'avis du juge du procès, la conduite de M. Bettger satisfaisait au critère de la contribution appréciable parce que [traduction] « les activités criminelles de M. Bettger et la façon dont il s'en est vanté auprès des autres sont des facteurs qui ont amené M. Warren à penser que son tour était venu d'intervenir, étant donné que les actes commis jusqu'alors n'avaient pas permis d'atteindre l'objectif du syndicat de forcer la fermeture de la mine » (par. 959; voir aussi le par. 961).
[159] La Cour d'appel a annulé ces conclusions pour les motifs suivants : (1) le juge du procès a commis une erreur en concluant que l'affaire correspondait à une catégorie préexistante d'obligations juridiques; (2) dans la mesure où le juge a conclu à l'existence d'une obligation d'avertir du danger, il était difficile de savoir quelle sorte d'avertissement devait donner M. Bettger; et (3) rien ne justifiait de lui imposer une obligation fondée sur l'arrêt Cooper de prévenir les délits des autres ou de le tenir responsable parce qu'il avait eu recours à l'incitation ou aidé M. Warren (par. 176‑180). La Cour d'appel était également d'avis qu'en procédant à l'analyse de la causalité le juge du procès avait appliqué le mauvais critère juridique et qu'il avait commis une erreur en omettant de considérer les actes ou omissions de chacun des défendeurs séparément (par. 202 et 204).
[160] Peu d'arguments avancés par les appelants concernent spécifiquement la responsabilité de M. Bettger. Ils soutiennent que la conclusion du juge du procès selon laquelle M. Bettger avait une obligation à laquelle il a manqué aurait dû être maintenue, que M. Bettger pouvait être tenu responsable à titre de coauteur du délit avec M. Warren et que le juge du procès n'a pas commis d'erreur dans son analyse de la causalité.
[161] Pour les motifs exposés plus tôt, je ne puis accepter leur deuxième et troisième argument. Comme la Cour d'appel l'a conclu à juste titre, les motifs du juge du procès et ses conclusions de fait ne permettent pas de tenir M. Bettger responsable en tant que coauteur d'un délit avec M. Warren. Pour ce qui est du lien de causalité, il ressort tout particulièrement de son analyse des recours contre M. Bettger que le juge du procès a appliqué le critère de la contribution appréciable plutôt que celui du « facteur déterminant » et qu'il n'a pas évalué la conduite de M. Bettger comme telle, indépendamment de la conduite des autres.
[162] Pour ce qui est de la décision du juge du procès d'imposer une obligation de diligence à M. Bettger, je souscris à l'opinion de la Cour d'appel selon laquelle le juge du procès a commis une erreur dans la mesure où il a conclu que l'obligation proposée appartenait à l'une des catégories existantes. Contrairement ce que conclut le juge du procès, il ne s'agit pas d'un cas où il était prévisible que les actes commis par le défendeur causeraient des lésions au demandeur. Comme l'a signalé la Cour d'appel, ce sont les actes de M. Warren et non ceux de M. Bettger qui ont causé le préjudice corporel. Je souscris également à l'opinion de la Cour d'appel concernant la conclusion du juge du procès que M. Bettger avait une obligation d'avertir du danger. Compte tenu des conclusions du juge du procès selon lesquelles il était notoire dans la communauté qu'une grève empreinte de violence avait cours, il est difficile de concevoir de quelle façon M. Bettger aurait dû procéder pour donner un avertissement ou comment, le cas échéant, un tel avertissement aurait pu être utile. Enfin, comme la Cour d'appel, je suis d'avis qu'il n'y avait pas lieu d'imposer à M. Bettger une obligation de prévenir les actes de M. Warren. Il n'exerçait aucun contrôle sur lui et le juge du procès n'a aucunement conclu qu'il était de quelque façon que ce soit au courant de ses projets.
[163] À mon avis, la Cour d'appel a eu raison d'infirmer les conclusions de responsabilité pour cause de négligence prononcées contre M. Bettger.
(2) Les recours de M. O'Neil
[164] M. O'Neil s'est retrouvé devant les corps démembrés de neuf de ses compagnons de travail peu après l'explosion fatale. Il affirme souffrir en conséquence d'un trouble de stress post‑traumatique qui l'a empêché de travailler. Bien que le juge du procès ait exprimé un [traduction] « certain scepticisme » quant à l'ampleur des conséquences néfastes qu'a eues l'explosion sur la santé mentale et physique de M. O'Neil, il a accepté la prétention selon laquelle l'explosion et ses suites ont eu une incidence sur lui (par. 1239). Le juge du procès a toutefois conclu que le demandeur ne présentait aucun symptôme notable de trouble psychiatrique en septembre 2000 et que la période à l'égard de laquelle il cherchait à obtenir des dommages‑intérêts et réparation pour perte de revenus devait être considérée comme terminée le 31 janvier 2000 (par. 1243‑1244).
[165] Comme l'a fait remarquer le juge du procès, qu'il s'agisse de l'affaire Fullowka ou de l'affaire O'Neil, les motifs susceptibles de justifier la responsabilité des défendeurs sont les mêmes. Si, comme je l'ai conclu, les défendeurs n'ont pas manqué à leurs obligations sur le plan délictuel envers les appelantes dans l'affaire Fullowka, il en est de même dans l'affaire O'Neil. Nul n'a prétendu que l'issue du pourvoi de M. O'Neil devrait être différente parce que l'une et l'autre poursuite ne mettent pas en cause les mêmes parties. Par conséquent, même si la situation de M. O'Neil quant aux obligations que les défendeurs avaient envers lui du point de vue de la responsabilité délictuelle est semblable à celle des appelantes dans l'affaire Fullowka, son action est vouée à l'échec et il y a lieu de rejeter son pourvoi.
IV. Dispositif
[166] Je suis d'avis de rejeter les deux pourvois avec dépens et de confirmer l'ordonnance de la Cour d'appel concernant les dépens.
Pourvois rejetés avec dépens.
Procureurs des appelantes Fullowka et autres : Bishop & McKenzie, Edmonton.
Procureur de l'appelant O'Neil : James E. Redmond, Edmonton.
Procureurs de l'intimée Pinkerton's of Canada Ltd. : Duncan & Craig, Edmonton.
Procureurs de l'intimé le gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest : Field, Edmonton.
Procureurs de l'intimé le Syndicat national de l'automobile, de l'aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada : Chivers Carpenter, Edmonton; Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.
Procureurs de l'intimé Bettger : MacPherson Leslie & Tyerman, Calgary.
Procureurs de l'intimée Royal Oak Ventures Inc. : Parlee McLaws, Edmonton.
Procureur de l'intervenant le procureur général du Canada : Ministère de la Justice, Ottawa.
Procureur de l'intervenant le procureur général de l'Ontario : Bureau des avocats de la Couronne — Droit civil, Toronto.