K.L.B. c. Colombie-Britannique, [2003] 2 R.C.S. 403, 2003 CSC 51
K.L.B., P.B., H.B. et V.E.R.B. Appelants
c.
Sa Majesté la Reine du chef de
la province de la Colombie-Britannique Intimée
et
Procureur général du Canada, Nation Aski Nishnawbe, Patrick
Dennis Stewart, F.L.B., R.A.F., R.R.J., M.L.J., M.W., Victor Brown,
Benny Ryan Clappis, Danny Louie Daniels, Robert Daniels,
Charlotte (Wilson) Guest, Daisy (Wilson) Hayman, Irene
(Wilson) Starr, Pearl (Wilson) Stelmacher, Frances Tait,
James Wilfrid White, Allan George Wilson, Donna Wilson,
John Hugh Wilson, Terry Aleck, Gilbert Spinks, Ernie James
et Ernie Michell Intervenants
Répertorié : K.L.B. c. Colombie-Britannique
Référence neutre : 2003 CSC 51.
No du greffe : 28612.
2002 : 5, 6 décembre; 2003 : 2 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (2001), 197 D.L.R. (4th) 431 (sub nom. B. (K.L.) c. British Columbia), [2001] 5 W.W.R. 47, 151 B.C.A.C. 52, 87 B.C.L.R. (3d) 52, 249 W.A.C. 52, 4 C.C.L.T. (3d) 225, [2001] B.C.J. No. 584 (QL), 2001 BCCA 221, qui a confirmé en partie une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique, [1998] 10 W.W.R. 348, 51 B.C.L.R. (3d) 1, 41 C.C.L.T. (2d) 107, [1998] B.C.J. No. 470 (QL). Pourvoi rejeté.
Gail M. Dickson, c.r., Megan R. Ellis, Karen E. Jamieson et Cristen L. Gleeson, pour les appelants.
John J. L. Hunter, c.r., Douglas J. Eastwood et Kim Knapp, pour l’intimée.
David Sgayias, c.r., et Kay Young, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Susan M. Vella et Elizabeth K. P. Grace, pour l’intervenante la Nation Aski Nishnawbe.
David Paterson et Diane Soroka, pour les intervenants Patrick Dennis Stewart et autres.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, LeBel et Deschamps rendu par
1 La Juge en chef — Il s’agit en l’espèce de savoir sur quels fondements l’État pourrait, le cas échéant, être tenu responsable de la conduite délictueuse de parents de famille d’accueil envers les enfants que l’État leur a confiés. Le pourvoi a été entendu conjointement avec les affaires M.B. c. Colombie‑Britannique, [2003] 2 R.C.S. 477, 2003 CSC 53, et E.D.G. c. Hammer, [2003] 2 R.C.S. 459, 2003 CSC 52, qui soulèvent beaucoup de questions identiques.
I. Les faits
2 Les appelants K.L.B., P.B., H.B. et V.E.R.B. sont frères et sœurs. Avant leur placement en famille d’accueil, ils vivaient dans une pauvreté extrême. Bien que, de l’avis de la juge de première instance, leur mère ait été [traduction] « forte, ingénieuse et aimante » ((1998) 51 B.C.L.R. (3d) 1, par. 2), leur père alcoolique était souvent violent envers leur mère. À la suite d’un incident survenu en 1966, elle s’est présentée au bureau des services sociaux avec ses deux garçons aînés en demandant qu’ils soient placés d’urgence en famille d’accueil. Peu de temps après, les deux plus jeunes enfants ont été appréhendés eux aussi. Les quatre enfants ont été placés dans la même famille d’accueil, celle des Pleasance. Plus tard, ils ont été placés dans une autre famille d’accueil, celle des Hart. Ni leur père ni leur mère ne se sont opposés à leur placement. Leur mère estimait que cette solution vaudrait mieux pour eux. Elle était persuadée qu’ils seraient placés dans un foyer stable où on prendrait soin d’eux.
3 Les enfants ont subi des mauvais traitements dans chacune de ces familles d’accueil. Au lieu d’être considérés comme des membres de la famille à qui on témoigne de l’amour et de la confiance, ils étaient soumis à des mesures disciplinaires sévères et arbitraires. On leur faisait porter le blâme pour des actes qu’ils n’avaient pas commis, on les humiliait en présence les uns des autres et on leur faisait sentir qu’ils ne valaient rien.
4 Avant de placer les enfants chez les Pleasance, les travailleurs sociaux du ministère avaient interviewé Mme Pleasance. Ils l’ont jugée coopérative et bienveillante. Cependant, son dossier contenait un rapport daté de 1959 faisant état d’un manque d’honnêteté et de sincérité de sa part à propos de ce qui se passait chez elle. Il contenait également de nombreuses mises en garde, faites au cours des années subséquentes, suivant lesquelles on ne devait lui confier des enfants qu’à court terme. Les travailleurs sociaux n’ont pas tenu compte de ces mises en garde parce qu’ils estimaient de la plus haute importance que les enfants issus d’une même famille demeurent ensemble et que la famille Pleasance était l’une des rares qui les accepteraient tous. Les Pleasance hébergeaient habituellement jusqu’à huit enfants, soit quatre fois le nombre d’enfants jugé idéal. Les enfants n’ont révélé à personne les mauvais traitements qui leur étaient infligés. Les travailleurs sociaux, tenant pour acquis que les enfants seraient malheureux peu importe le type de famille d’accueil, n’ont jamais cherché à connaître la cause de leur malheur. Leurs visites au domicile des Pleasance se faisaient plutôt rares — parfois à des intervalles de plusieurs mois — en raison du manque de personnel.
5 Les travailleurs sociaux ont toutefois continué à chercher un foyer d’accueil plus permanent pour les enfants, qui ont finalement été confiés aux Hart. La famille Hart hébergeait elle aussi un nombre trop élevé d’enfants; mais, encore une fois, les travailleurs sociaux n’ont pas voulu séparer les enfants. Comme, à l’époque, les bureaux ne se communiquaient pas les dossiers entre eux, les travailleurs sociaux du ministère n’ont jamais su que les Hart étaient désormais inadmissibles comme famille d’accueil en Alberta, car on pensait qu’ils avaient drogué un enfant qui leur avait été confié. Les travailleurs sociaux ignoraient également que, lorsqu’ils vivaient à Dawson Creek (C.‑B.), les Hart s’étaient fait retirer la garde des enfants placés chez eux après que Mme Hart eut frappé l’un deux avec un couteau. Les travailleurs sociaux ont rencontré les Hart, qui leur ont fait bonne impression. Ils n’ont pas pris connaissance des maigres renseignements figurant au dossier des Hart avant de leur confier les enfants et ils ne les ont pas interrogés sur leur expérience en tant que parents de famille d’accueil. Ils ont tenu pour acquis qu’il s’agissait d’une bonne famille parce que les Hart avaient plusieurs fils adoptifs. Lorsqu’une travailleuse sociale a finalement lu le dossier des Hart, elle a conclu que le placement était [traduction] « douteux »; toutefois, présumant qu’il s’agissait d’un placement à court terme, elle a décidé de n’y rien changer.
6 Au domicile des Hart, les mauvais traitements et les humiliations se sont poursuivis. Les fils adoptifs plus âgés des Hart les ont également exposés à des comportements sexuels inappropriés. Une fois, l’un de ces jeunes hommes a agressé K. sexuellement. Les enfants n’en ont rien dit à leur mère. Après les six premières semaines, les travailleurs sociaux ont présumé que tout allait bien et ils ont cessé leurs visites régulières. Finalement, à l’occasion d’une visite chez leur mère, les enfants ont laissé échapper que Mme Hart avait battu K. avec un cordon électrique, laissant ainsi des marques sur son corps. À la suite de cette révélation, les travailleurs sociaux ont retiré les quatre enfants du domicile des Hart.
7 En première instance, la juge Dillon a conclu que l’État n’avait fait preuve d’une diligence raisonnable ni dans ses démarches pour placer les enfants dans une famille d’accueil convenable, ni dans le contrôle et la surveillance de ces placements. De plus, selon elle, les enfants avaient subi des torts irréparables par suite de leur placement dans ces deux foyers d’accueil. La juge a rejeté le moyen de défense selon lequel les actions en responsabilité civile délictuelle étaient prescrites par application de la Limitation Act de la Colombie‑Britannique, R.S.B.C. 1996, ch. 266. En conséquence, en plus d’accueillir l’action de K. pour agression sexuelle, elle a tenu l’État directement responsable envers les quatre enfants de sa négligence dans leur placement et leur surveillance, ainsi que de son manquement à son obligation fiduciaire envers eux; elle a de plus conclu que l’État devait être tenu responsable du fait d’autrui pour les délits commis par les parents de famille d’accueil (incluant les actes de violence physique et sexuelle). La juge Dillon a toutefois accordé aux enfants des dommages‑intérêts peu élevés au motif qu’ils auraient de toute façon connu des difficultés à l’âge adulte, vu le dénuement de leur famille naturelle.
8 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a accueilli l’appel interjeté par l’État ((2001), 87 B.C.L.R. (3d) 52, 2001 BCCA 221). Les trois juges ont conclu à l’unanimité que les actions des appelants étaient prescrites, à l’exception de celle intentée par K. pour agression sexuelle. En outre, les trois juges ont infirmé la conclusion selon laquelle l’État avait manqué à son obligation fiduciaire envers les enfants. Les juges Mackenzie et Prowse ont néanmoins confirmé la conclusion de la juge de première instance selon laquelle l’État était responsable du fait d’autrui et avait manqué à son obligation intransmissible de diligence dans le placement et la surveillance des enfants. Le juge en chef McEachern a estimé que l’État ne pouvait être tenu responsable sous aucun de ces deux chefs.
II. Questions en litige
9 Les appelants se pourvoient devant notre Cour relativement à trois questions : Premièrement, leurs actions sont‑elles prescrites? Deuxièmement, la Cour d’appel a‑t‑elle commis une erreur en ne concluant pas à un manquement à une obligation fiduciaire? Troisièmement, la juge de première instance a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation des dommages‑intérêts? L’État n’a pas déposé de pourvoi incident quant aux conclusions de la Cour d’appel sur les questions de la responsabilité du fait d’autrui et du manquement à une obligation intransmissible. Cependant, comme ces doctrines sont en litige dans les affaires connexes M.B. c. Colombie‑Britannique, précitée, et E.D.G. c. Hammer, précitée, et comme il est souhaitable de développer de façon cohérente et systématique les doctrines de la négligence, de la responsabilité du fait d’autrui, de l’obligation intransmissible et de l’obligation fiduciaire, je les analyserai toutes dans les présents motifs.
10 Nous sommes donc saisis des questions suivantes :
(1) Sur quel fondement juridique l’État pourrait‑il, le cas échéant, être tenu responsable du préjudice que les appelants ont subi en famille d’accueil?
(2) Les actions en responsabilité civile délictuelle intentées par les appelants sont‑elles prescrites par application de la Limitation Act?
(3) Quels sont les critères à appliquer pour fixer le montant des dommages‑intérêts à verser à un enfant pour les mauvais traitements que lui a infligés l’un de ses parents biologiques ou de famille d’accueil et la juge de première instance a‑t‑elle commis une erreur en le fixant?
III. Analyse
A. Sur quel fondement juridique l’État pourrait‑il, le cas échéant, être tenu responsable du préjudice que les appelants ont subi en famille d’accueil?
11 La juge de première instance a examiné trois fondements sur lesquels peut reposer la responsabilité de l’État, auxquels la Cour d’appel en a ajouté un quatrième : (1) la négligence directe de l’État; (2) la responsabilité du fait d’autrui de l’État pour la conduite délictueuse des parents de famille d’accueil; (3) le manquement de l’État à une obligation intransmissible; (4) le manquement de l’État à une obligation fiduciaire.
1. La négligence directe de l’État
12 Pour fonder la responsabilité sur ce motif, il faut conclure à la négligence de l’État même. Appliquée à des personnes morales telles que des organismes créés par une loi, la négligence directe est liée aux actes fautifs des personnes qui peuvent être considérées comme les principaux organes de cette personne morale. Les deux juridictions inférieures ont statué que la Protection of Children Act, R.S.B.C. 1960, ch. 303, imposait à l’État l’obligation de placer les enfants dans des familles d’accueil convenables et de surveiller leur placement et que l’État avait manqué à cette obligation.
13 Ces conclusions non contestées sont bien étayées par le dossier. Avant de les examiner, je tiens à souligner que le caractère privé des mauvais traitements infligés peut accroître la difficulté d’en prouver l’existence, et d’établir leur lien avec la conduite de l’État quant au placement et à la surveillance des enfants en famille d’accueil. Comme dans d’autres contextes d’application du droit de la négligence, les juges doivent apprécier la causalité de « façon décisive et pragmatique », pour reprendre les propos du juge Sopinka citant lord Bridge dans Wilsher c. Essex Area Health Authority, [1988] 2 W.L.R. 557 (H.L.), p. 569 (Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311, p. 330). Comme il l’a lui‑même souligné, « [l]a causalité n’a pas à être déterminée avec une précision scientifique » (Snell, p. 328). Il suffit d’une approche dictée par le bon sens qui tienne compte de la réalité.
14 En ce qui concerne tout d’abord l’obligation de diligence, la Loi prévoit, au par. 8(12), que le Superintendent of Child Welfare (le « surintendant ») doit prendre les mesures voulues pour placer l’enfant dans la famille d’accueil [traduction] « qui répondra le mieux possible aux besoins de l’enfant ». (Les dispositions législatives pertinentes sont reproduites dans l’annexe.) Cette disposition établit une norme de diligence élevée. Dans la plupart des contextes, le droit de la négligence exige une diligence raisonnable et non la perfection : Challand c. Bell (1959), 18 D.L.R. (2d) 150 (C.S. Alb.); Ali c. Sidney Mitchell & Co., [1980] A.C. 198 (H.L.). Cependant, ceux qui exercent sur les enfants une forme de contrôle qui s’apparente à celui des parents sont tenus par la loi à un degré d’attention accru. Le [traduction] « critère du parent diligent » impose comme norme celle du parent prudent soucieux du bien‑être de son enfant (Durham c. Public School Board of Township School Area of North Oxford (1960), 23 D.L.R. (2d) 711 (C.A. Ont.), p. 717; McKay c. Board of Govan School Unit No. 29 of Saskatchewan, [1968] R.C.S. 589; Myers c. Peel County Board of Education, [1981] 2 R.C.S. 21). C’est ce critère qui régit le placement et la surveillance des enfants en famille d’accueil sous le régime de la Protection of Children Act. L’État ne se trouve pas pour autant garant contre tout préjudice qui pourrait leur être causé. Mais il est responsable de tout préjudice que subissent les enfants en famille d’accueil lorsqu’il était raisonnablement prévisible, suivant les normes de l’époque en cause, que sa conduite exposerait ces enfants au type de préjudice qu’ils ont subi.
15 Il est raisonnablement prévisible que certaines personnes à qui on confie des enfants dans des situations difficiles ou en trop grand nombre auront recours à une discipline physique et verbale excessive. Il est aussi raisonnablement prévisible que certaines personnes profiteront de l’entière dépendance des enfants qui leur sont confiés pour les agresser sexuellement. Pour diminuer la probabilité de la survenance de l’une ou l’autre de ces formes de violence, l’État doit établir des marches à suivre adéquates pour la sélection des parents de famille d’accueil envisagés. Il doit aussi surveiller les familles d’accueil afin de détecter rapidement toute forme de violence qui s’y produit.
16 Le présent pourvoi ainsi que les deux pourvois connexes doivent être tranchés à la lumière des normes de l’époque en cause en matière de placement et de surveillance, soit selon la définition de la norme du parent prudent au moment opportun. Les normes qui s’appliquaient dans les années 60 et au début des années 70 étaient moins élevées qu’aujourd’hui, car on était alors moins sensibilisé au risque de mauvais traitements dans les familles d’accueil. La juge de première instance n’a pas appliqué les normes d’aujourd’hui, orientant plutôt son analyse sur la nécessité, suivant les normes de l’époque, d’évaluer correctement les parents d’accueil envisagés et d’apprécier leur capacité de répondre aux besoins des enfants; de discuter avec eux des limites acceptables de la discipline à imposer; et de visiter fréquemment les foyers d’accueil à des fins de surveillance, compte tenu qu’ils étaient surpeuplés et qu’ils avaient déjà été pris en faute dans le passé, selon ce qui figurait au dossier. Elle a estimé que l’État avait fait preuve de négligence en ne respectant pas cette norme (par. 74) et que cette négligence avait un lien de causalité avec la violence physique et sexuelle dont les enfants avaient été victimes et avec les difficultés qu’ils avaient connues par la suite (par. 143). Il ressort de ces conclusions que l’État ne s’est pas acquitté de l’obligation que lui imposait la loi d’établir des marches à suivre adéquates pour le placement et la surveillance. Le système de placement et de surveillance présentait des lacunes, ce qui a permis l’infliction de mauvais traitements qui ont contribué aux problèmes subséquents des enfants.
17 Il s’ensuit que l’État est responsable envers les appelants sur le fondement de la négligence directe, sous réserve du moyen de défense de la prescription que nous aborderons plus loin.
2. La responsabilité du fait d’autrui de l’État pour les délits commis par les parents de famille d’accueil
18 Il ne peut y avoir de responsabilité directe selon le droit de la négligence qu’en présence d’une conduite délictueuse de la part de la personne tenue responsable, en l’occurrence l’État. En revanche, suivant la doctrine de la responsabilité du fait d’autrui, une personne peut être tenue responsable même en l’absence d’une conduite délictueuse de sa part. Sa responsabilité tient plutôt au raisonnement suivant lequel il est approprié de lui imputer la responsabilité des risques inhérents à son entreprise qui se matérialisent et qui causent un préjudice, à condition qu’il soit équitable et utile de la lui imputer : Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534; Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570.
19 Pour que leur action en responsabilité du fait d’autrui soit accueillie, les demandeurs doivent établir au moins deux éléments. Ils doivent tout d’abord démontrer que la relation entre l’auteur du délit et la personne dont on cherche à retenir la responsabilité est suffisamment étroite pour que la responsabilité du fait d’autrui puisse être valablement invoquée. C’est ce dont il était question dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983, 2001 CSC 59, où la défenderesse a fait valoir que, parce qu’il était un entrepreneur indépendant plutôt qu’un employé, l’auteur du délit n’entretenait pas une relation suffisamment étroite avec l’employeur pour fonder une action en responsabilité du fait d’autrui. Les demandeurs doivent ensuite établir que le délit se rapporte suffisamment aux tâches assignées à son auteur pour être considéré comme la matérialisation des risques créés par l’entreprise. C’était la question soulevée dans Bazley, précité, où il s’agissait de savoir si les agressions sexuelles commises contre des enfants par des employés d’un établissement de soins pour bénéficiaires internes comportaient un lien suffisamment étroit avec l’entreprise pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. De toute évidence, ces deux questions sont liées. Un délit ne sera suffisamment lié à une entreprise pour être considéré comme la matérialisation des risques créés par celle‑ci que si la relation entre l’auteur du délit et l’employeur est suffisamment étroite.
20 La question de savoir si la responsabilité du fait d’autrui peut être imputée à juste titre en l’espèce est tributaire du premier de ces éléments — savoir si la relation qui existe entre l’État et les parents d’accueil, auteurs du délit, est suffisamment étroite. C’est la relation employeur/employé qui donne le plus souvent naissance à la responsabilité du fait d’autrui. L’imputation de la responsabilité du fait d’autrui dans le cadre d’une relation employeur/employé servira souvent les deux objectifs de politique générale exposés dans l’arrêt Bazley : une indemnisation juste et efficace, ainsi que la dissuasion. Comme je l’ai fait remarquer dans Bazley, lorsqu’un employeur crée un risque et que ce risque se matérialise et cause un préjudice, « il est juste que la perte soit assumée par la personne ou l’organisme qui a créé l’entreprise et, en conséquence, le risque » (par. 31). De plus, tenir un employeur responsable du délit commis par un employé aura souvent un effet dissuasif, car « [l]’employeur est souvent en mesure de réduire les accidents et les fautes intentionnelles au moyen d’une organisation et d’une supervision efficaces » (par. 32). En revanche, l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui dans le cadre d’une relation employeur/entrepreneur indépendant ne satisfera généralement pas à ces deux objectifs de politique générale. L’indemnisation ne s’avérera pas équitable si l’organisme dont la responsabilité est engagée pour le délit n’a pas de lien assez étroit avec l’auteur du délit pour que celui‑ci agisse en son nom : en pareil cas, on ne peut raisonnablement considérer le délit comme la matérialisation des risques propres à l’organisme. Qui plus est, la responsabilité du fait d’autrui ne comportera aucun effet dissuasif si l’auteur du délit jouit d’une trop grande indépendance pour que l’organisme puisse prendre quelque mesure que ce soit afin d’empêcher une telle conduite. La relation qui existe entre l’employeur et l’entrepreneur indépendant n’emporte donc généralement pas la responsabilité du fait d’autrui (sous réserve de certaines exceptions : voir P. S. Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts (1967), p. 327).
21 Dans Sagaz, précité, notre Cour a examiné le critère qu’il convenait d’appliquer afin de déterminer si l’auteur du délit devait être considéré comme un employé ou comme un entrepreneur indépendant pour l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. La Cour a conclu que l’existence d’un contrat désignant les parties comme un employeur et un entrepreneur indépendant n’était pas déterminante (par. 49). L’analyse est plutôt de nature fonctionnelle : « il faut toujours déterminer quelle relation globale les parties entretiennent entre elles » (par. 46). Dans l’arrêt Sagaz, la Cour a estimé que la « question centrale » de cette analyse fonctionnelle « est de savoir si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte » (par. 47). Cette formulation reflète le type d’entreprise dont il était question dans l’arrêt Sagaz, c’est‑à‑dire une entreprise à but lucratif. Nous sommes saisis en l’espèce du cas d’une entreprise sans but lucratif : le système de familles d’accueil qu’administre l’État. Dans ce contexte, l’analyse consistera simplement à savoir si l’auteur du délit agissait « à son compte » ou au nom de l’employeur.
22 Quels sont les facteurs pertinents à cet égard? Comme la Cour l’a dit dans Sagaz, « il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur » (par. 47). Cela s’explique par le fait qu’il serait manifestement injuste de tenir une personne responsable du fait d’autrui pour un délit commis par ses auteurs à des fins personnelles, ou encore pour une conduite délictueuse qu’elle n’aurait pas pu contrôler ou empêcher (Sagaz, par. 34). Le degré de contrôle ne constitue cependant pas l’unique facteur à considérer. Les travailleurs peuvent jouir d’une grande indépendance et pourtant agir au nom de leur employeur. Par exemple, de nombreux travailleurs qualifiés exécutent des tâches spécialisées qui vont bien au‑delà de ce que leur employeur est en mesure de superviser; et ils peuvent pourtant être raisonnablement considérés comme agissant « pour le compte de » leur employeur. Le contrôle ne constitue qu’un indice pour savoir si un travailleur agit au nom de son employeur; il ne s’agit pas en soi d’un facteur déterminant de la responsabilité du fait d’autrui. Parmi les autres facteurs pertinents qu’a relevés la Cour dans l’arrêt Sagaz, on compte la question de savoir « si le travailleur fournit son propre outillage », « s’il engage lui‑même ses assistants » et s’il a des responsabilités de gestion (par. 47).
23 Ces facteurs donnent à penser que l’État n’engage pas sa responsabilité du fait d’autrui pour les fautes commises par les parents de famille d’accueil envers les enfants qui leur ont été confiés. Les familles d’accueil servent un objectif public — celui de permettre aux enfants de vivre l’expérience de la famille, de sorte qu’ils puissent devenir des membres confiants et responsables de la société. Elles poursuivent toutefois cet objectif public de manière très indépendante, sans contrôle gouvernemental étroit. Les parents de famille d’accueil prodiguent les soins dans leur propre demeure. Ils se servent de leur propre « outillage », pour reprendre les termes employés dans Sagaz. Bien qu’ils n’« engagent » pas nécessairement leurs propres assistants, ils sont chargés de décider qui interagira avec les enfants et quand. Ils exercent le plein contrôle sur l’organisation et la gestion de la maison; eux seuls sont responsables de son fonctionnement. L’État n’exerce aucune surveillance ni n’intervient à cet égard, sauf pour s’assurer que l’enfant et les parents de famille d’accueil rencontrent régulièrement leurs travailleurs sociaux et pour retirer l’enfant de la famille si ses besoins ne sont pas comblés.
24 L’indépendance de la famille d’accueil est essentielle à l’objectif de l’État en matière de placement en milieu familial. Si les parents de famille d’accueil devaient consulter l’État avant de prendre des décisions ordinaires de tous les jours, non seulement ils seraient moins efficaces en tant que parents, mais ils ne pourraient s’occuper des enfants et les guider avec la spontanéité et l’amour dont ils ont besoin. On doit laisser aux familles d’accueil le soin d’établir leur propre routine familiale comme elles l’entendent. Elles doivent relever les défis et régler les problèmes quotidiens au sein même de la famille, en en partageant la responsabilité, pour montrer aux enfants confiés à leurs soins qu’il est possible de résoudre des difficultés en travaillant ensemble. En outre, les enfants placés en famille d’accueil doivent savoir que cette responsabilité incombe à leurs parents d’accueil. C’est le seul moyen de les amener à comprendre que des figures d’autorité peuvent être aimantes, conséquentes et dignes de confiance. Les parents de famille d’accueil ne peuvent assumer leur rôle de figures d’autorité aimantes et conséquentes s’ils n’exercent pas une certaine autorité. Ainsi, quoiqu’ils participent à la réalisation d’un objectif public, les parents de famille d’accueil doivent, pour atteindre les buts du placement en famille d’accueil, accomplir leur tâche de façon indépendante sans être soumis au contrôle quotidien de l’État.
25 Le fait que les parents de famille d’accueil doivent conserver cette indépendance dans la gestion de la vie quotidienne et la résolution des problèmes immédiats des enfants qui leur sont confiés, et le fait qu’ils soient seuls responsables de la gestion de leur foyer, sont un indice qui porte à croire qu’ils n’agissent pas au nom de l’État lorsqu’ils exécutent leurs tâches quotidiennes. Il importe également de noter à cet égard qu’ils ne se présentent pas devant la collectivité comme des mandataires de l’État et que la collectivité ne les perçoit pas comme tels. Même si les parents d’accueil servent effectivement un objectif public, leurs actes sont trop indépendants de l’État pour qu’ils soient raisonnablement considérés agir « pour le compte » de l’État, comme ils le devraient pour engager sa responsabilité du fait d’autrui.
26 Cette conclusion est confirmée par le fait qu’il ne serait guère utile de greffer la responsabilité du fait d’autrui à une relation caractérisée par une telle indépendance. Compte tenu de l’indépendance des parents de famille d’accueil, la responsabilité de l’État n’aura vraisemblablement pas d’effet plus dissuasif. Une surveillance rigoureuse ne peut empêcher l’infliction de mauvais traitements lorsque le travailleur social responsable de la surveillance est absent, comme ce doit souvent être le cas dans un cadre familial privé. L’exercice d’un contrôle plus strict ne constitue pas non plus une véritable option. Les gouvernements peuvent donner une formation et des instructions aux parents de famille d’accueil, et ils le font. Ils peuvent mettre en place des mesures de contrôle périodiques, et ils le font. Ils peuvent encourager les travailleurs sociaux à développer des liens avec les enfants placés en famille d’accueil, et ils le font. Ce sont de nos jours des pratiques courantes, favorisées en outre par la responsabilité directe. Mais, compte tenu de la nature du placement en famille d’accueil, les gouvernements ne peuvent réglementer les foyers d’accueil sur une base quotidienne. L’imputation de la responsabilité du fait d’autrui ne peut guère accroître l’effet dissuasif de la responsabilité directe. Non seulement l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui ne serait guère utile, mais elle pourrait être nuisible. Elle pourrait dissuader les gouvernements de placer des enfants en foyer d’accueil et les pousser à opter pour des milieux institutionnels moins efficaces. Et la question se poserait de savoir pourquoi l’État ne devrait pas engager sa responsabilité du fait d’autrui pour d’autres fautes commises par les parents de famille d’accueil, comme lorsqu’ils causent des blessures à un enfant qu’ils hébergent en conduisant de façon négligente. Bien qu’elles ne soient pas insurmontables, ces difficultés tendent à confirmer la conclusion selon laquelle la relation qu’entretiennent les parents de famille d’accueil avec l’État n’est pas suffisamment étroite pour justifier que l’État soit tenu responsable du fait d’autrui.
27 Avant de clore sur ce point, je note que l’affaire dont nous sommes saisis se distingue de façon importante de l’affaire Lister c. Hesley Hall Ltd., [2002] 1 A.C. 215, dans laquelle la Chambre des lords a statué qu’une société par actions qui exploitait un pensionnat privé était responsable du fait d’autrui pour les agressions sexuelles commises par le directeur de l’établissement. Le pensionnat visait à offrir à un certain nombre de garçons en difficulté un cadre familial en compagnie du directeur de l’établissement et de son épouse. Sous cet angle, ce cadre était donc similaire à celui d’une famille d’accueil. Mais, dans cette affaire, le directeur était manifestement un employé agissant au nom de l’entreprise. Les soins étaient prodigués dans un pensionnat, et non dans une maison privée. Le directeur touchait un salaire, au lieu des paiements que reçoivent les parents d’accueil en recouvrement des coûts engagés pour chaque enfant. Le directeur aurait été perçu comme agissant au nom de l’entreprise. À l’opposé, les parents de famille d’accueil dans le présent pourvoi ne sont pas raisonnablement perçus comme agissant au nom de l’État.
28 Pour des raisons similaires, la présente espèce se distingue considérablement de l’affaire Bazley, précitée. Dans Bazley, notre Cour a conclu à la responsabilité du fait d’autrui de la Children’s Foundation, un organisme sans but lucratif, pour les agressions commises contre des enfants par un employé de son établissement de soins pour bénéficiaires internes. Même si les employés de l’organisme étaient autorisés à faire « figure de parents » pour les enfants, les soins n’étaient pas prodigués dans leurs maisons privées, mais bien dans un établissement que surveillait et gérait l’organisme. Les employés touchaient un salaire et agissaient clairement au nom de l’organisme. Il ne s’agissait donc pas, comme en l’espèce, de savoir si le pourvoyeur de soins auteur du délit entretenait une relation suffisamment étroite avec l’employeur pour fonder une action en responsabilité du fait d’autrui : dans Bazley, c’était manifestement le cas. L’affaire Bazley portait plutôt sur le deuxième élément mentionné précédemment au par. 19 — c’est‑à‑dire sur la question de savoir si le délit correspondait en soi à la manifestation des risques inhérents à cette entreprise en particulier.
29 Je dois conclure que le bien‑fondé de l’élargissement de la responsabilité du fait d’autrui à la relation entre l’État et les parents de famille d’accueil n’a pas été démontré. Le fait que les parents de famille d’accueil soient indépendants à d’importants égards et que l’État ne puisse pas exercer suffisamment de contrôle sur leurs activités pour qu’ils soient considérés comme agissant « pour le compte » de l’État est inhérent à la nature de la prestation de soins aux enfants en milieu familial. Les parents de famille d’accueil ne se présentent pas comme des mandataires de l’État dans leurs activités quotidiennes avec les enfants, et on ne les perçoit pas non plus raisonnablement comme tels.
3. La responsabilité pour manquement à une obligation intransmissible
30 Les appelants prétendent que l’État est responsable des pertes qu’ils ont subies par application de la doctrine de l’obligation intransmissible. On étudie déjà depuis un bon moment la théorie voulant qu’une personne qui délègue une tâche à une autre puisse être tenue responsable des délits commis par cette dernière dans l’exécution de son travail sur un fondement autre que la responsabilité du fait d’autrui. Il y a plus de 50 ans, lord Denning tenait les propos suivants dans l’arrêt Cassidy c. Ministry of Health, [1951] 2 K.B. 343 (C.A.), p. 363 : [traduction] « lorsqu’une personne est tenue à une obligation de diligence, elle ne peut s’y soustraire en en déléguant l’exécution à une autre personne, que ce soit à titre d’employé en vertu d’un contrat de travail ou d’entrepreneur indépendant en vertu d’un contrat d’entreprise ».
31 Il se peut que l’obligation intransmissible ne corresponde pas à un concept unique en common law. Il semble plutôt que cette expression ait été utilisée pour décrire plusieurs situations qui donnent naissance à des obligations particulières intransmissibles. Si tel est le cas, au lieu de tenter d’énoncer cette doctrine comme un principe unique, nous devrions plutôt examiner les différentes situations dans lesquelles on a conclu à l’existence de telles obligations — une approche qui cadre avec les méthodes traditionnelles de la common law. Dans l’arrêt Lewis (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1145, le juge Cory a exprimé l’opinion, au par. 20, que ces différentes situations représentent une « échelle de responsabilité » et que « [d]ans cette échelle, il existe diverses obligations juridiques qui peuvent, selon les circonstances, déclencher la responsabilité d’un mandant pour la négligence d’un entrepreneur indépendant. »
32 L’arrêt Lewis, fournit le point de départ de l’analyse des obligations intransmissibles d’origine législative. Cette affaire portait sur une obligation intransmissible imposée au ministère des Transports et de la Voirie de la Colombie‑Britannique par le par. 33(1) de la Highway Act, R.S.B.C. 1979, ch. 167, et par les art. 14 et 48 de la Ministry of Transportation and Highways Act, R.S.B.C. 1979, ch. 280. La Cour a statué, comme l’écrit le juge Cory, que « [c]es articles indiquent clairement que le Ministère est chargé de la gestion et de la supervision de toutes les questions relatives à la construction, à la réparation et à l’entretien des routes, et que c’est lui qui doit diriger ces travaux » (par. 22) et qu’effectivement, l’art. 48 équivaut à « l’obligation, que lui impose la loi, de diriger personnellement ces travaux » (par. 25 (je souligne)). La Cour a conclu que ces dispositions imposaient au ministère l’obligation intransmissible de veiller à ce que les travaux d’entretien des routes soient exécutés avec une diligence raisonnable. L’obligation était dite « intransmissible », en ce sens que le ministère engageait sa responsabilité pour la négligence de ses entrepreneurs indépendants et qu’il ne pouvait invoquer, comme moyen de défense, le fait qu’il leur avait délégué la responsabilité de faire preuve d’une diligence raisonnable. Dans des motifs concordants, j’ai décrit cette obligation intransmissible comme « une obligation non seulement de faire preuve de diligence, mais encore de s’assurer que l’on fasse preuve de diligence », en prenant soin de souligner que « l’employeur ne saurait répondre : “Je n’ai pas fait preuve de négligence en engageant l’entrepreneur indépendant ou en supervisant son travail” » (par. 50). Autrement dit, il y a eu manquement à une obligation intransmissible du seul fait que l’entrepreneur indépendant a omis de faire preuve de diligence dans l’exécution des travaux. Les lois accordaient au ministère l’autorité suprême en matière d’entretien des routes et l’obligeaient à gérer et à superviser personnellement les projets d’entretien. Elles le tenaient ultimement responsable de veiller à ce que ceux qui exécutaient les travaux fassent preuve d’une diligence raisonnable. Par conséquent, comme ces entrepreneurs n’ont pas fait preuve d’une diligence raisonnable, le ministère a été tenu responsable pour avoir manqué à l’obligation intransmissible qui lui incombait.
33 La question que soulève le présent pourvoi consiste à savoir si la Protection of Children Act impose au surintendant le même type d’obligation que celui que les lois imposaient au ministère dans l’affaire Lewis. La Protection of Children Act impose‑t‑elle au surintendant l’obligation intransmissible de garantir la sécurité des enfants placés en famille d’accueil?
34 La loi impose différentes obligations à diverses étapes du processus de placement. Lorsqu’il appréhende un enfant, le surintendant est [traduction] « responsable des soins, de l’entretien et du bien-être physique de l’enfant » jusqu’à ce qu’un juge statue définitivement sur son sort : par. 8(5). Le même paragraphe prévoit que le surintendant n’engage pas sa responsabilité [traduction] « du seul fait que l’enfant reçoit des soins médicaux ou chirurgicaux nécessaires pendant cette période ». Il appert de cette exclusion que le surintendant est responsable de tout autre préjudice à cette étape et que cette obligation est intransmissible. Quand un enfant est confié à la garde du surintendant, celui‑ci devient son tuteur légal et il [traduction] « prend le plus tôt possible les mesures voulues pour le placer dans la famille d’accueil ou l’établissement qui répondra le mieux aux besoins de l’enfant » (par. 8(12)). Il peut encore confier l’enfant à la garde d’une société d’aide à l’enfance qui, suivant le par. 10(1), doit [traduction] « exercer la diligence particulière requise dans ses démarches pour fournir une famille d’accueil convenable aux enfants confiés à ses soins ». Ces obligations semblent elles aussi intransmissibles.
35 Après le placement, le surintendant a le droit de visiter l’enfant (art. 14). L’organisme ou la famille qui s’occupe de l’enfant est tenu de fournir des renseignements au surintendant et de lui donner accès à l’enfant, et le surintendant peut signaler toute lacune au ministre (par. 15(1) et (3)). La Loi prescrit aussi que lorsqu’il estime que la société d’aide à l’enfance ou la famille d’accueil [traduction] « ne sert pas l’intérêt supérieur des enfants confiés à sa garde ou à ses soins [. . .], le surintendant fait rapport au ministre et lui expose les circonstances », et le ministre peut faire enquête et retirer les enfants du foyer (par. 15(3)). Encore une fois, c’est au surintendant qu’incombe la responsabilité de s’acquitter de ces obligations particulières et on peut soutenir qu’il ne peut s’en dégager en les déléguant.
36 Aucune disposition de la loi ne permet d’imputer au surintendant une obligation intransmissible de garantir que les enfants ne subiront aucun préjudice dû à la négligence des parents de famille d’accueil ou à des mauvais traitements qu’ils leur infligeraient. Les parents de famille d’accueil prennent soin des enfants quotidiennement. Toutefois, la Loi n’indique pas que le surintendant a la responsabilité de superviser la prestation de ces soins quotidiens et de garantir que les enfants qui en bénéficient ne subiront aucun préjudice. À cet égard, la Loi se distingue considérablement des lois en cause dans l’arrêt Lewis, précité, qui obligeaient le ministre des Transports et de la Voirie à gérer et à superviser personnellement les travaux d’entretien et de réparation. Certes, la Loi tient le surintendant seul responsable du bien‑être d’un enfant avant le placement, mais elle n’indique pas qu’il a la responsabilité d’assurer son bien‑être après le placement. De fait, si le surintendant était responsable de tous les préjudices que pourraient subir les enfants en foyer d’accueil, il serait superflu de prévoir ses obligations particulières en matière de placement et de surveillance.
37 Je conclus que la doctrine de l’obligation intransmissible n’est d’aucun secours pour les appelants.
4. La responsabilité pour manquement à une obligation fiduciaire
38 Les parties n’ont pas contesté que la relation entre l’État et les enfants en famille d’accueil est de nature fiduciaire. Notre Cour a statué que les parents avaient une obligation fiduciaire envers les enfants qui ont été confiés à leurs soins : M. (K.) c. M. (H.), [1992] 3 R.C.S. 6. De même, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a décidé que les tuteurs avaient une obligation fiduciaire envers leurs pupilles : B. (P.A.) c. Curry (1997), 30 B.C.L.R. (3d) 1. L’État, par l’intermédiaire du surintendant, est le tuteur légal des enfants en famille d’accueil et est investi du pouvoir de diriger et de surveiller leur placement. Les enfants sont doublement vulnérables, d’abord en tant qu’enfants, ensuite du fait de leur passé difficile et du traumatisme de leur séparation de leur famille naturelle. Les parties conviennent que le surintendant, en se substituant aux parents, détient un pouvoir considérable sur des enfants vulnérables et que ses décisions en matière de placement et de surveillance peuvent avoir de profondes incidences sur la vie et le bien‑être de ces enfants.
39 La divergence de vues des parties concerne le contenu de l’obligation que cette relation fiduciaire fait peser sur l’État — la nature des actions et omissions qui constituent un manquement à cette obligation. Les appelants prétendent que cette obligation se résume simplement au fait d’agir dans l’intérêt supérieur des enfants placés en famille d’accueil. Pour sa part, l’État plaide en faveur d’une obligation de portée plus étroite — l’obligation d’éviter de commettre certains gestes préjudiciables qui constituent un bris du lien de confiance et un manque de loyauté et de désintéressement. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la thèse de l’État doit l’emporter.
40 Débutons tout d’abord avec une question de procédure. Les obligations fiduciaires prennent naissance dans divers contextes, notamment dans le contexte des fiducies expresses, dans celui des relations caractérisées par un pouvoir discrétionnaire et par un lien de confiance, ainsi que dans celui des responsabilités particulières qui incombent à l’État concernant les droits des Autochtones. Quoique les parties aient semblé dire que l’obligation fiduciaire du surintendant consistait en une obligation de droit privé découlant de la relation entre le surintendant et les enfants, elles ont également parfois laissé entendre que cette obligation découlait des responsabilités de droit public incombant au surintendant en vertu de la Protection of Children Act. Suivant cette dernière interprétation, les obligations fiduciaires du surintendant se rapprocheraient davantage des obligations fiduciaires de l’État envers les peuples autochtones qui, a‑t‑on statué, incluent celle de faire preuve d’une diligence raisonnable dans la promotion de certains droits propres aux peuples autochtones : Bande indienne Wewaykum c. Canada, [2002] 4 R.C.S. 245, 2002 CSC 79; Bande indienne de la rivière Blueberry c. Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1995] 4 R.C.S. 344; Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335. À mon avis, cette dernière façon d’interpréter l’obligation fiduciaire du surintendant ne saurait être acceptée. L’obligation fiduciaire qui consiste à promouvoir l’intérêt supérieur des enfants placés en famille d’accueil ne peut découler implicitement de la loi, puisque celle‑ci révèle clairement que la prestation des soins aux enfants doit se faire dans le cadre d’une maison privée; et, comme je l’ai souligné précédemment, on écarte ainsi la capacité de l’État d’exercer une surveillance étroite à l’égard des activités quotidiennes des parents de famille d’accueil. En toute logique, la loi ne pouvait donc prévoir implicitement que le surintendant était tenu à une obligation fiduciaire d’exercer la diligence requise pour s’assurer quotidiennement de promouvoir l’intérêt supérieur des enfants placés en famille d’accueil.
41 Quel serait cependant le contenu de l’obligation fiduciaire si on devait plutôt l’interpréter comme une obligation de droit privé découlant simplement de la relation entre le surintendant et les enfants en foyer d’accueil, caractérisée par un pouvoir discrétionnaire et par un lien de confiance? Dans l’arrêt Lac Minerals Ltd. c. International Corona Resources Ltd., [1989] 2 R.C.S. 574, le juge La Forest a souligné aux p. 646‑647 que certains éléments communs se dégageaient des obligations fiduciaires issues des relations caractérisées par un pouvoir discrétionnaire et par un lien de confiance, notamment la loyauté et « l’obligation d’éviter les conflits de devoirs ou d’intérêts et celle de ne pas faire de profits aux dépens du bénéficiaire ». Il a cependant fait remarquer que « [l]a nature particulière de cette obligation peut varier selon les rapports concernés » (p. 646). C’est pour cette raison que nous devrions fixer le contenu de l’obligation à laquelle l’État est tenu envers les enfants placés en famille d’accueil en nous intéressant à des cas analogues. Cela signifie que, pour déterminer le contenu de la relation fiduciaire en cause dans le présent pourvoi, nous devrions nous intéresser généralement aux affaires portant sur le rapport qu’entretiennent les enfants avec les personnes qui prennent soin d’eux, et tout particulièrement sur celui entre les parents (auxquels le ministre se substitue) et leurs enfants.
42 La jurisprudence définit traditionnellement l’obligation fiduciaire des parents de manière étroite, comme consistant à éviter certains gestes préjudiciables découlant de l’abandon et de l’abus par les parents de leur position de confiance par rapport à leurs enfants. On a jugé que l’obligation fiduciaire parent‑enfant comprenait notamment l’obligation d’éviter l’abus d’influence à l’égard de l’enfant dans le contexte des questions financières et des relations contractuelles entre un parent et son enfant : M. (K.) c. M. (H.), précité, p. 66; Meagher, Gummow and Lehane’s Equity, Doctrines and Remedies (4e éd. 2002), p. 508‑509. Aux États‑Unis, on a élargi l’obligation fiduciaire du parent de manière à y inclure celle de ne pas infliger délibérément des lésions corporelles à l’enfant [traduction] « outrepassant les limites de la discipline parentale raisonnable » (Emery c. Emery, 289 P.2d 218 (Cal. 1955), p. 224; voir également Evans c. Eckelman, 265 Cal. Rptr. 605 (Cal. Ct. App. 1990)). Dans la même veine, notre Cour a statué dans l’arrêt M. (K.) c. M. (H.) que l’inceste constituait un manquement à l’obligation fiduciaire du parent. Le juge La Forest y a décrit « l’obligation du parent . . . [comme consistant] essentiellement à s’abstenir d’infliger des lésions corporelles à son enfant » (p. 67).
43 Un second courant jurisprudentiel, auquel notre Cour n’a pas encore adhéré, donne à penser que le contenu de l’obligation fiduciaire du parent se résume simplement à « agir » dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Au Canada, certains tribunaux d’instance inférieure ont exprimé ce point de vue : voir B. (P.A.) c. Curry, précité, la juge Newbury; M.(M.) c. F. (R.) (1997), 52 B.C.L.R. (3d) 127 (C.A.), le juge Donald, dissident en partie; C. (P.) c. C. (R.) (1994), 114 D.L.R. (4th) 151 (C. Ont. (Div. gén.)), le juge Corbett; J. (L.A.) c. J. (H.) (1993), 13 O.R. (3d) 306 (Div. gén.), le juge Rutherford. Dans l’affaire M. (M.) c. F. (R.), le juge Donald a conclu que [traduction] « la nature de l’obligation fiduciaire incombant au parent d’accueil exigeait que la mère agisse dans l’intérêt supérieur de l’enfant qui lui avait été confié » (par. 48). De même, dans l’affaire B. (P.A.) c. Curry, par. 97, la juge Newbury a souligné en renvoyant à l’arrêt C. (P.) c. C. (R.) que l’obligation fiduciaire du parent [traduction] « était considérée comprendre celle de protéger “la santé et le bien‑être” de l’enfant ». Se référant à l’arrêt M. (K.) c. M. (H.), elle a conclu que [traduction] « l’obligation du parent comprend assurément le devoir d’agir dans l’intérêt supérieur de l’enfant » (par. 97).
44 Les parents devraient essayer d’agir dans l’intérêt supérieur de leurs enfants. Cet objectif sous‑tend diverses doctrines en droit de la famille et de la responsabilité. Jusqu’à maintenant, on n’a toutefois pas élevé cet objectif au rang de motif distinct de responsabilité en common law ou en equity et cela, pour des raisons valables.
45 Premièrement, l’obligation pour le parent d’agir dans l’intérêt supérieur de son enfant semblerait être une forme de responsabilité fondée sur le résultat plutôt que sur la faute et l’omission : le parent manquerait à cette obligation chaque fois que le résultat démontre que l’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été favorisé, indépendamment des démarches entreprises par le parent. Il faut cependant établir l’existence d’une faute pour qu’il y ait manquement à une obligation fiduciaire. Il ne s’agit pas d’une responsabilité fondée sur le résultat et il n’y a pas manquement du seul fait que l’intérêt supérieur de l’enfant n’a pas été favorisé dans les faits. Qui plus est, une faute de cette nature ne serait pas déterminable au moment où elle est commise; or, seule une faute déterminable peut justifier l’imputation d’une responsabilité légale.
46 Deuxièmement, la simple directive donnée aux parents d’agir dans l’intérêt supérieur de l’enfant ne leur fournit pas une norme pratique qui leur permette de régler leur conduite. Elle ne leur recommande aucune ligne de conduite précise pour éviter d’engager leur responsabilité en droit. Bien souvent, on ne sait pas quel geste, parmi tous ceux que pourrait accomplir un parent, saura le mieux promouvoir l’intérêt supérieur de l’enfant. Les parents entretiennent des idées différentes, qui peuvent toutes être raisonnables, sur les actions précises ou les stratégies à long terme qui leur permettront d’atteindre cet objectif. Et même lorsqu’ils auront choisi le moyen d’y parvenir, ils peuvent être confrontés à un problème pratique, soit le fait d’être limités par leurs ressources, leur énergie, leurs compétences et les besoins concurrents de leurs autres enfants. Tous ces facteurs laissent croire que la simple directive donnée aux parents d’agir dans l’intérêt supérieur de l’enfant, si louable soit‑elle, ne fournit pas un cadre pratique pour l’imputation de la responsabilité en droit, que ce soit sur le fondement de la négligence ou du manquement à une obligation fiduciaire. Cette directive ne crée tout simplement pas une norme juridique ou justiciable.
47 L’« intérêt supérieur » de l’enfant constitue un objectif directeur en droit de la famille. Les tribunaux s’en inspirent pour rendre des décisions touchant les enfants, notamment en matière de garde. Cet objectif peut servir de guide en partie en raison du nombre limité de solutions possibles dans ce contexte. La tâche de décider lequel des deux environnements familiaux conviendrait le mieux à l’enfant est fort différente de la tâche de choisir, parmi un nombre presque infini de combinaisons d’actions potentielles, la démarche qui favorisait le mieux l’intérêt supérieur de l’enfant. L’objectif directeur de la promotion de l’intérêt supérieur de l’enfant nous éclaire également sur le contenu de diverses obligations juridiques des parents envers leurs enfants, que ces obligations découlent de la loi, de la common law (délit de négligence) ou de l’equity (manquement à une obligation fiduciaire). On ne doit toutefois pas confondre cet objectif avec les obligations juridiques elles‑mêmes. Si louable soit‑il, cet objectif n’établit pas une norme justiciable pouvant servir à établir la responsabilité en dommages‑intérêts. Qui plus est, l’objectif qui consiste à promouvoir l’intérêt supérieur de l’enfant a une portée plus étendue que les questions de confiance et de loyauté qui sont au cœur du droit des fiducies. Certes, le manquement par un parent à une de ses obligations fiduciaires ne favorisera vraisemblablement pas l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, la proposition inverse selon laquelle tout ce qui n’est pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant emporte manquement à une obligation fiduciaire ne tient pas. La liste des obligations fiduciaires incombant aux parents n’est pas exhaustive, mais elle ne comprend pas d’obligation générale et vague d’agir dans l’intérêt supérieur de l’enfant.
48 Quel est alors le contenu de l’obligation fiduciaire du parent? Cette question nous ramène à la jurisprudence et à la faute qui est au centre des manquements à cette obligation. Le manquement à une obligation fiduciaire tient traditionnellement à l’abus de confiance, avec l’accent mis en conséquence sur le manque de loyauté et la promotion des intérêts de l’auteur du manquement ou d’une autre personne au détriment de ceux du bénéficiaire. Les parents se trouvent dans une relation de confiance et sont tenus envers leurs enfants à des obligations fiduciaires. Mais l’obligation fiduciaire des parents, comparativement aux autres obligations que la loi leur impose, est axée sur l’abus de confiance. La même relation et les mêmes circonstances peuvent engendrer différentes obligations en common law et en equity. Les causes d’action fondées sur l’equity ne font pas double emploi avec celles prévues par la common law; elles les complètent. Lorsque la conduite reprochée révèle un abus de confiance, la responsabilité qui en découle peut être accrue en equity, mais uniquement sur ce fondement. Comme je l’ai dit dans l’arrêt Norberg c. Wynrib, [1992] 2 R.C.S. 226 : « Dans les cas de négligence et en matière contractuelle, les parties sont considérées comme des acteurs égaux et indépendants, soucieux principalement de leur propre intérêt personnel. [. . .] Par contre, le rapport fiduciaire se caractérise essentiellement par le fait que l’une des parties exerce un pouvoir au nom de l’autre et s’engage à agir dans le meilleur intérêt de celle‑ci » (p. 272).
49 Le souci de promouvoir l’intérêt supérieur de l’enfant se trouve à la base de la relation fiduciaire des parents, comme l’a souligné le juge La Forest dans M. (K.) c. M. (H.), précité, p. 65. Mais l’obligation qui leur incombe est celle d’agir en toute loyauté et de ne pas faire passer leurs propres intérêts ou ceux d’autres personnes avant ceux de l’enfant, en abusant de sa confiance. Cela explique les arrêts mentionnés précédemment. Le parent qui, recherchant son propre profit, abuse de son influence sur l’enfant relativement à des questions financières fait passer ses intérêts avant ceux de l’enfant, en abusant de sa confiance. Cela vaut également pour le parent qui exploite un enfant afin d’assouvir ses désirs sexuels ou pour celui qui, voulant préserver sa tranquillité et celle de la famille, ferme les yeux sur les abus commis par son conjoint. Comme la Cour d’appel l’a dit en l’espèce, il n’est pas nécessaire que le parent soit motivé consciemment par le désir de réaliser un bénéfice ou de tirer un avantage personnel; il n’est pas non plus nécessaire qu’il préfère ses intérêts, plutôt que ceux d’un tiers, à ceux de l’enfant. Il s’agit plutôt d’un manque de loyauté — de faire passer les intérêts d’autres personnes avant ceux de l’enfant, en abusant de sa confiance. La négligence, même grave, ne saurait engager la responsabilité fiduciaire des parents si elle n’implique pas d’abus de confiance en ce sens.
50 Pour revenir aux faits qui nous sont soumis, rien n’indique que l’État ait fait passer ses propres intérêts avant ceux des enfants ou qu’il ait accompli des actes préjudiciables aux enfants qu’on pourrait assimiler à un bris de la relation de confiance ou à un manque de loyauté. On pourrait au pire reprocher au surintendant, tout comme aux travailleurs sociaux, de ne pas avoir examiné adéquatement la question de savoir si les familles d’accueil envisagées pouvaient répondre aux besoins et régler les problèmes des enfants; d’avoir omis de discuter avec les parents de famille d’accueil des limites d’une discipline acceptable; et d’avoir omis de visiter fréquemment les foyers d’accueil, compte tenu que ceux‑ci étaient surpeuplés et qu’ils avaient déjà posé un risque, selon ce qui figurait au dossier (jugement de première instance, par. 74). L’inconduite du surintendant se caractérise essentiellement par la négligence, et non par le manque de loyauté ou l’abus de confiance. Nulle part n’avance‑t‑on qu’il servait l’intérêt de qui que ce soit d’autre que les enfants. Sa faute n’est pas due à un manque de loyauté, mais bien à l’omission de faire suffisamment preuve de diligence.
51 Je suis donc d’avis de confirmer la décision de la Cour d’appel selon laquelle l’État n’a pas manqué à son obligation fiduciaire envers les appelants.
5. Sommaire du fondement juridique de la responsabilité
52 Pour les motifs qui précèdent, la responsabilité de l’État envers les appelants se limite à la négligence directe, sous réserve du moyen de défense de la prescription. La responsabilité du fait d’autrui ne serait pas justifiée en l’espèce et l’État n’a pas manqué à une obligation intransmissible ni à une obligation fiduciaire envers les appelants.
B. Les actions en responsabilité civile délictuelle intentées par les appelants sont‑elles prescrites par application de la Limitation Act?
53 La Limitation Act établit un délai de prescription de deux ans pour les actions fondées sur un préjudice causé à la personne par un délit (par. 3(2)); ce délai court à compter de la majorité de l’enfant : sous‑al. 7(1)a)(i). Les appelants ont habité chez les Pleasance et chez les Hart de 1966 à 1968. Le benjamin a atteint sa majorité en 1980. Leurs actions n’ont été entamées qu’en 1994 (K.), 1995 (V.) et 1996 (H. et P.).
54 Les appelants soutiennent que leurs actions en responsabilité civile délictuelle ne sont pas prescrites parce que leurs causes d’action ne pouvaient raisonnablement être découvertes [traduction] « avant le début des instances ». Ils s’appuient sur la conclusion de la juge de première instance selon laquelle [traduction] « [a]ucun des demandeurs n’avait réellement connaissance du préjudice subi et de sa cause probable avant le début de ces instances » (par. 140). Cette conclusion reposait sur le témoignage du psychologue, M. Ley, qui a évalué les appelants après l’introduction des actions et conclu qu’ils [traduction] « n’avaient pas une compréhension approfondie » du lien entre les mauvais traitements subis dans le passé et leur état psychologique actuel.
55 Cette conception de la règle de la possibilité raisonnable de découvrir la cause d’action fait problème. D’abord, elle repose sur la preuve que les demandeurs n’avaient pas suffisamment connaissance des faits même après avoir intenté leurs actions. Comme l’objet de la règle est de s’assurer que les demandeurs ont une connaissance suffisante des faits pour être en mesure d’engager une action, la connaissance requise ne peut être un type de connaissance que les parties n’auraient pas nécessairement après l’introduction de l’action. La « compréhension approfondie » dont parle M. Ley — une compréhension que les parties n’avaient toujours pas après avoir introduit l’action — place donc la barre trop haut.
56 Tous les appelants avaient connaissance des actes de violence physique qu’ils ont subis au moment où ils les ont subis. Ils n’étaient peut‑être pas conscients de l’existence de l’obligation de l’État d’exercer une diligence raisonnable dans leur placement et leur surveillance. Ils n’ont peut-être pas non plus pris conscience immédiatement du préjudice que leur ont causé ces mauvais traitements ni du lien de causalité entre ces mauvais traitements et ce préjudice. En fait, dans l’arrêt M. (K.) c. M. (H.), précité, le juge La Forest a reconnu au nom des juges majoritaires que le lien qui existe entre le préjudice causé et les mauvais traitements subis pendant l’enfance était souvent difficile à saisir. Toutefois, en 1986, K. et V. ont consulté un avocat au sujet de la possibilité d’obtenir une indemnité de l’État pour le préjudice subi pendant qu’ils étaient en foyer d’accueil. L’avocat leur a dit estimer qu’ils avaient une cause d’action et leur a suggéré de consulter un avocat à Victoria qui se spécialisait dans ce type de causes. V. n’a pas suivi ce conseil, peut‑être parce qu’elle se sentait impuissante et coupable. En 1990, trois des appelants ont déposé une plainte devant l’ombudsman qui a informé le surintendant que [traduction] « [t]ous les plaignants demandent une indemnité pécuniaire pour des événements survenus pendant qu’ils étaient confiés aux soins du surintendant ». En juin 1991, tous les appelants ont rencontré un représentant du ministère. Avec son aide, ils ont présenté une demande officielle d’aide psychologique et de règlement amiable avec l’État pour les actes de violence physique et morale dont ils ont été l’objet dans les foyers Pleasance et Hart.
57 Au sortir de ces rencontres, les appelants devaient à tout le moins être conscients que l’État avait peut‑être manqué à une obligation envers eux et qu’une action contre l’État aurait une chance raisonnable d’être accueillie. Ils prétendent maintenant qu’ils n’ont pu avoir accès à certains des renseignements dont ils avaient besoin pour conclure qu’une action aurait une « chance raisonnable d’être accueillie » parce que l’État ne leur a pas remis leur dossier d’enfant pris en charge par l’État. Toutefois, les seuls faits qui, aux termes de la loi, sont nécessaires pour décider si une action a une chance raisonnable d’être accueillie concernent l’existence d’une obligation et le manquement à celle‑ci. Les rencontres entre les appelants et divers agents de l’État semblent indiquer que les appelants, dès juin 1991 au plus tard, avaient suffisamment connaissance de ces faits pour que le délai de prescription commence à courir.
58 Les appelants ont aussi affirmé que le délai de prescription ne devrait courir qu’après 1991 étant donné qu’ils étaient frappés d’une incapacité : sous‑al. 7(1)(a)(ii) de la loi. Selon la loi, une personne est frappée d’incapacité si (i) elle est mineure, ou (ii) [traduction] « de fait dans l’impossibilité de gérer ses affaires ou en est empêchée par un obstacle important », et précise que la charge d’établir que le délai de prescription a été interrompu incombe à la personne qui invoque l’interruption : art. 7(9). Les appelants n’ont pas établi l’incapacité au sens de la loi. Bien que la juge de première instance ait conclu qu’ils avaient éprouvé maintes difficultés psychologiques, elle n’a pas conclu qu’ils avaient de la difficulté à gérer leurs affaires à l’époque pertinente.
59 Je suis donc d’avis de confirmer la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle les demandes des appelants étaient prescrites.
C. Quels sont les critères à appliquer pour fixer le montant des dommages‑intérêts dans le contexte de l’espèce?
60 Puisque les demandes des appelants sont prescrites par la Limitation Act, il n’est pas nécessaire d’analyser en détail les dommages‑intérêts que leur a attribués la juge de première instance. Il convient cependant de clarifier un principe général régissant l’évaluation des dommages‑intérêts. La juge Dillon a décidé que les appelants étaient visés par la règle de la vulnérabilité de la victime exposée par le juge Major dans Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, par. 34. L’objet de cette règle est de s’assurer que le demandeur n’est pas rétabli dans une situation meilleure que celle où il aurait été n’eût été le délit. Elle s’applique dans le cas où l’état préexistant du demandeur aurait causé le dommage ou accru le risque de dommage de toute façon. La juge Dillon a conclu que la vie des appelants dans leur famille naturelle, avec son extrême pauvreté et les disputes conjugales, rendait applicable la règle de la vulnérabilité de la victime. Leur passé, a‑t‑elle estimé, leur aurait causé de toute façon des difficultés psychologiques à long terme.
61 Les appelants contestent cette conclusion au motif qu’on ne peut pas simplement supposer que la pauvreté et les disputes conjugales équivalent, quant à leurs effets, à des actes de violence verbale, physique ou sexuelle. J’estime que les appelants ont raison dans la mesure où ils affirment que les juges de première instance ne peuvent simplement supposer que les enfants provenant de milieux pauvres ou difficiles auraient de toute façon connu d’importantes difficultés psychologiques. Vivre sous le seuil de la pauvreté est éprouvant, mais ne prive pas automatiquement les enfants de leur estime de soi, ni n’empêche automatiquement les parents d’offrir à leurs enfants un foyer aimant et propice à leur développement. Cependant, rien n’indique en l’espèce que la juge Dillon ait fait reposer sa conclusion sur de telles prémisses injustifiées, plutôt que sur une juste appréciation des faits dont elle disposait.
62 Les appelants ont également contesté le montant de dommages‑intérêts attribué par la juge de première instance au motif connexe qu’il ne tenait pas suffisamment compte de divers éléments de preuve soumis à son appréciation. Son évaluation de la preuve relevant de l’appréciation des faits, un tribunal d’appel ne peut pas l’annuler à moins d’une « erreur manifeste et dominante » : Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, 2002 CSC 33; Stein c. Le navire « Kathy K », [1976] 2 R.C.S. 802. Il y a lieu de confirmer les constatations de fait de la juge de première instance et les inférences qu’elle a tirées des faits quant au montant approprié de dommages‑intérêts.
IV. Conclusion
63 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. La seule cause d’action utile aux appelants est la responsabilité directe pour négligence, et la Cour d’appel a jugé à bon droit qu’elle était prescrite.
Version française des motifs rendus par
64 La juge Arbour — Il s’agit en l’espèce de savoir sur quels fondements juridiques l’État pourrait, le cas échéant, être tenu responsable des mauvais traitements qu’infligent les parents de famille d’accueil aux enfants qui leur sont confiés dans le cadre du système gouvernemental de placement en famille d’accueil. Les faits qu’a relatés plus en détail la juge en chef McLachlin établissent essentiellement que K.L.B., P.B., H.B. et V.E.R.B. ont fait l’objet de mauvais traitements dans les deux foyers d’accueil dans lesquels ils ont été successivement placés à la fin des années 60. La Juge en chef examine divers chefs potentiels de responsabilité de l’État : (1) la négligence directe de l’État; (2) la responsabilité du fait d’autrui de l’État pour les délits commis par les parents de famille d’accueil; (3) le manquement de l’État à une obligation intransmissible; (4) le manquement de l’État à une obligation fiduciaire. La juge en chef McLachlin aborde également la question de savoir si les demandes sont prescrites par la Limitation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 266, et les critères qu’il convient d’appliquer pour fixer le montant des dommages‑intérêts. Pour l’essentiel, je fais mienne l’analyse de la Juge en chef sur chacune de ces questions, sauf en ce qui concerne la responsabilité du fait d’autrui et les dommages‑intérêts. À mon avis, l’État engage sa responsabilité du fait d’autrui pour les mauvais traitements qu’ont subis les appelants dans ces familles. Cependant, pour les motifs qu’a exposés la Juge en chef, j’estime que les demandes sont prescrites par la Limitation Act. Il m’apparaît donc inutile de me prononcer sur les questions liées aux dommages‑intérêts.
I. La responsabilité du fait d’autrui
65 De l’avis de la Juge en chef, la relation qu’entretient l’État avec les parents de famille d’accueil n’est pas suffisamment étroite pour fonder sa responsabilité du fait d’autrui pour les mauvais traitements dont les appelants ont fait l’objet dans ces familles. Je conviens généralement avec elle que, pour déterminer si une relation est suffisamment étroite pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui dans le cas d’une entreprise sans but lucratif, il faut essentiellement se demander si l’auteur du délit agissait en son nom ou au nom du défendeur. Je ne peux cependant me rallier au résultat de l’analyse en l’espèce. Selon moi, appréciés comme il se doit, les facteurs pertinents révèlent que les parents d’accueil agissent effectivement au nom de l’État lorsqu’ils prennent soin des enfants qu’on leur a confiés. Je suis également d’avis que l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui en l’espèce sert les principes directeurs qui la sous‑tendent, à savoir la juste indemnisation et la dissuasion.
66 Suivant la règle de la responsabilité du fait d’autrui, une personne est responsable des actes fautifs commis par autrui, et ce, même en l’absence d’une faute personnelle de sa part. Dans Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a résumé au par. 29 les principales considérations de politique générale à la source de la responsabilité du fait d’autrui : d’abord, une juste indemnisation et, ensuite, la dissuasion. La responsabilité du fait d’autrui facilite l’indemnisation de la victime, en lui permettant de poursuivre un défendeur dont la bourse est peut-être mieux garnie. Le caractère équitable de la responsabilité du fait d’autrui est notamment assuré par le fait qu’une personne non fautive n’est tenue responsable que lorsque les risques inhérents à son entreprise se matérialisent et causent un préjudice. La juge McLachlin l’explique en ces termes dans l’arrêt Bazley, précité, par. 31 :
Dans ce sens, il est possible de soutenir que la responsabilité du fait d’autrui est équitable. L’employeur implante dans la collectivité une entreprise qui comporte certains risques. Quand ces risques se matérialisent et causent un préjudice à un membre du public malgré les efforts raisonnables de l’employeur, il est juste que la perte soit assumée par la personne ou l’organisme qui a créé l’entreprise et, en conséquence, le risque. Cela concorde avec l’idée qu’il est juste et équitable que la personne à l’origine d’un risque assume la perte qui résulte quand le risque se matérialise et cause un préjudice.
La juge McLachlin a confirmé que cette logique s’appliquait même aux organismes sans but lucratif : Bazley, précité, par. 49-51. Quant à la dissuasion, la théorie veut que la responsabilité du fait d’autrui incite les employeurs et d’autres personnes susceptibles de voir leur responsabilité engagée à ce titre à prendre des précautions supplémentaires, au‑delà de ce qui est requis pour éviter la responsabilité directe pour négligence, afin de réduire le risque de préjudice futur : Bazley, précité, par. 32-34.
67 Le droit assujettit l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui à deux conditions préalables qui visent à en promouvoir les objectifs directeurs. Premièrement, la relation entre l’auteur du délit et le commettant doit être suffisamment étroite pour qu’on puisse valablement considérer que les activités de l’auteur du délit s’inscrivent dans le cadre de l’entreprise du défendeur. Deuxièmement, l’acte fautif doit se rapporter suffisamment aux tâches assignées à l’auteur du délit pour qu’on puisse affirmer, en toute objectivité, que le défendeur a créé le risque de préjudice. Chacune de ces conditions vise à faire en sorte que les gens ne soient tenus responsables que des risques auxquels ils exposent la collectivité et que la responsabilité du fait d’autrui ne soit retenue que lorsqu’il était réellement possible pour le défendeur de prendre des mesures efficaces pour empêcher le préjudice.
68 Dans la présente espèce, il s’agit principalement de savoir si la relation entre l’État et les parents de famille d’accueil est suffisamment étroite pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui. Je passe à présent à cette question.
A. La relation entre l’État et les parents de famille d’accueil est‑elle suffisamment étroite pour engager la responsabilité du fait d’autrui?
(1) Le critère
69 Comment peut‑on savoir si la relation qu’entretient l’État avec les parents de famille d’accueil est suffisamment étroite pour justifier l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui? Bien que la relation employeur/employé demeure le cadre privilégié de la responsabilité du fait d’autrui, les catégories de relations qui y donnent ouverture « ne [sont] ni définies de manière exhaustive ni limitatives » : 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., [2001] 2 R.C.S. 983, 2001 CSC 59, par. 25. En outre, comme l’a fait remarquer la Juge en chef, l’existence d’un contrat désignant les parties à titre d’employeur et d’employé n’est pas déterminante; il faut plutôt entreprendre une analyse fonctionnelle de la nature de la relation en cause.
70 Dans l’arrêt Sagaz, notre Cour s’est penchée sur le critère qu’il convenait d’appliquer pour déterminer si une relation commerciale était suffisamment étroite pour engager la responsabilité du fait d’autrui. Il s’agissait alors de savoir si l’auteur du délit, dont les services avaient été retenus par la défenderesse pour aider à la commercialisation de ses housses de siège d’auto en peau de mouton, était un employé de celle‑ci ou un entrepreneur indépendant. Tentant de dégager le critère approprié, le juge Major a noté qu’on recourait à la distinction employé/entrepreneur dans divers contextes juridiques, notamment lorsqu’il s’agit d’appliquer des lois sur l’emploi, de déterminer si une action pour congédiement injustifié peut être intentée, d’établir des cotisations en matière d’impôt sur le revenu ou de taxe d’affaires, etc. Après avoir passé en revue divers critères établis par les tribunaux dans divers domaines, il est arrivé à la conclusion qu’« aucun critère universel ne [permet] de déterminer si une personne est un employé ou un entrepreneur indépendant » : Sagaz, précité, par. 47. Il a cité, au par. 46, l’extrait suivant tiré de l’ouvrage de P. S. Atiyah, Vicarious Liability in the Law of Torts (1967), p. 38 :
[traduction] [N]ous doutons fortement qu’il soit encore utile de chercher à établir un critère unique permettant d’identifier les contrats de louage de services [. . .] La meilleure chose à faire est d’étudier tous les facteurs qui ont été considérés dans ces causes comme des facteurs influant sur la nature du lien unissant les parties. De toute évidence, ces facteurs ne s’appliquent pas dans tous les cas et n’ont pas toujours la même importance. De la même façon, il n’est pas possible de trouver une formule magique permettant de déterminer quels facteurs devraient être tenus pour déterminants dans une situation donnée. [Je souligne.]
71 L’analyse que le juge Major a entreprise dans l’arrêt Sagaz, par. 47, portait sur la question de savoir « si la personne qui a été engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte ». Je conviens avec la Juge en chef en l’espèce que ce critère doit être modifié pour tenir compte du contexte non commercial dans lequel s’inscrit le système de placement en famille d’accueil administré par l’État. Contrairement à elle, cependant, je ne me demanderais pas si l’auteur du délit agissait « à son compte ». Cette formulation, dérivée du contexte commercial, laisse entrevoir une possibilité de profit en l’occurrence. Le risque financier peut certes s’avérer un facteur pertinent lorsqu’il s’agit de donner à l’auteur du délit le statut d’employé ou d’entrepreneur indépendant dans un contexte commercial, mais cette notion n’a pas sa place dans la présente analyse. Je poserais plutôt simplement la question de savoir si les parents de famille d’accueil agissent au nom de l’État lorsqu’ils prennent soin des enfants qu’on leur a confiés. À mon avis, formuler la question en ces termes permet d’articuler utilement, dans le présent contexte, l’objectif sous‑tendant l’analyse dans l’arrêt Sagaz — faire en sorte que l’activité dommageable n’emporte responsabilité du fait d’autrui que lorsqu’elle est à juste titre imputable au défendeur.
72 À l’occasion du présent pourvoi, notre Cour est appelée pour la première fois à apprécier les facteurs permettant de décider si, sous l’angle de la responsabilité du fait d’autrui, les parents de famille d’accueil agissent au nom de l’État. Comme je l’expose plus loin, les facteurs pertinents à cet égard ne sont pas identiques à ceux qui entrent en considération dans l’analyse de cette responsabilité dans un contexte commercial.
73 Dans une action en responsabilité du fait d’autrui, le facteur le plus important a toujours été le degré de contrôle qu’exerce le défendeur sur les actes de l’auteur du délit : Atiyah, op. cit., p. 36. Dans l’arrêt Sagaz, le juge Major a déclaré qu’« il faut toujours prendre en considération le degré de contrôle que l’employeur exerce sur les activités du travailleur » (par. 47 (je souligne)). À mon avis, le degré de contrôle qu’exerce l’État sur les parents de famille d’accueil constitue l’indice le plus important pour savoir s’ils peuvent être considérés comme agissant au nom de l’État.
74 D’autres facteurs parmi ceux dont la pertinence a été relevée dans l’arrêt Sagaz, précité, par. 47 — notamment si le travailleur fournit son propre outillage, s’il engage lui‑même ses assistants, quelle est l’étendue de ses risques financiers, jusqu’à quel point il est responsable des mises de fonds et de la gestion et jusqu’à quel point il peut tirer profit de l’exécution de ses tâches — , sont moins pertinents et, dans certains cas, ne s’appliquent pas. Chacun de ces facteurs se rapporte dans une certaine mesure à la possibilité de profit ou au risque de perte. Dans le contexte commercial, le profit que peut faire l’auteur du délit ou les pertes qu’il risque d’encourir constituent un indice utile pour savoir s’il agissait au nom du défendeur ou à son compte. Cet indice reflète également la considération de politique générale, qui ne s’applique pas dans le présent contexte, selon laquelle il serait injuste d’imputer à une personne la responsabilité des actes d’une autre qui escomptait un profit : voir Sagaz, précité, par. 35. Dans une situation comme celle en l’espèce, où la possibilité de profit ne constitue pas un facteur pertinent et où l’analyse consiste simplement à savoir si l’auteur du délit a agi au nom du défendeur, ces facteurs ne sont pas utiles et on ne devrait leur accorder que peu ou pas de poids.
75 Outre la question du degré de contrôle, il m’apparaît utile, pour décider si les parents d’accueil agissent au nom de l’État, de savoir qui la victime et la collectivité perçoivent raisonnablement comme responsable en bout de ligne de la sécurité des enfants en foyer d’accueil.
(2) Application du critère
76 Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’État jouit d’un pouvoir de contrôle suffisant sur les activités des parents de famille d’accueil pour que lui soit imputée la responsabilité du fait d’autrui. Il importe de souligner que c’est le droit de contrôle, plutôt que son exercice réel, qui s’avère pertinent dans le cadre d’une analyse de la responsabilité du fait d’autrui : Yewens c. Noakes (1880), 6 Q.B.D. 530 (C.A.), p. 532-533; voir également R. Flannigan, « Enterprise control : The servant‑independent contractor distinction » (1987), 37 U.T.L.J. 25, p. 37. Il ne s’agit donc pas de déterminer, dans les faits, le degré d’intervention de l’État dans les activités des parents d’accueil, ni même d’en apprécier l’opportunité dans une situation donnée. Il s’agit plutôt de savoir dans quelle mesure l’État a le pouvoir de contrôler les activités des parents d’accueil. Or le dossier révèle que le surintendant, qui demeure le tuteur légal des enfants placés en foyer d’accueil (voir la Protection of Children Act, R.S.B.C. 1960, ch. 303, par. 8(12)), conserve dans les faits un droit de contrôle important sur les activités parentales des familles d’accueil.
77 La plus importante source de renseignements sur le droit de contrôle dont dispose l’État à l’égard des parents d’accueil est le contrat intitulé Foster Home Agreement (« l’entente »), qui énonce les modalités du placement en famille d’accueil. Suivant l’entente, les parents de famille d’accueil doivent [traduction] « [e]ntretenir, nourrir, habiller et héberger les enfants [placés en foyer d’accueil], les envoyer à l’école, s’assurer qu’ils reçoivent des soins médicaux et dentaires, favoriser et maintenir leur bien‑être moral et intellectuel, et en prendre soin au même titre que s’ils faisaient partie de leur propre famille. » Cette clause tend à indiquer que les parents d’accueil exercent un contrôle indépendant important sur les activités des enfants qu’ils hébergent. Cependant, l’entente oblige aussi les parents d’accueil à [traduction] « [r]econnaître en tout temps le droit du surintendant d’établir des plans pour tout enfant confié à leurs soins » (je souligne) et à [traduction] « [s]’assurer que tout enfant ainsi placé ne reçoive aucun visiteur, peu importe le lien avec l’enfant, à moins que le surintendant n’ait acquiescé à cette visite. »
78 Le manuel des parents de famille d’accueil préparé en 1965 par le Department of Social Welfare met en lumière le droit de contrôle permanent que conservent les travailleurs sociaux agissant au nom du surintendant. On peut y lire en avant‑propos : [traduction] « Le présent guide décrit la manière dont le Department of Social Welfare partage cette responsabilité [de prendre soin des enfants placés en foyer d’accueil] avec les parents des familles d’accueil, ainsi que la manière dont il peut collaborer avec eux pour aider chaque enfant qui leur est confié et planifier en conséquence. » En matière de soins dentaires par exemple, le guide prévoit que [traduction] « [l]e travailleur social s’entendra avec [les parents d’accueil] pour le rendez‑vous et réglera avec le dentiste les modalités de paiement » (p. 7). Lorsque des achats spéciaux s’imposent (le guide cite l’exemple d’un uniforme pour les scouts ou les guides), [traduction] « [c]es achats peuvent être effectués pour les enfants, mais nous vous demandons d’en discuter au préalable avec le travailleur social. Il se peut qu’un parent ou un proche intéressé veuille y contribuer, ou qu’on puisse faire appel à des fonds spéciaux » (p. 8). Le guide prévoit que les parents naturels de l’enfant en foyer d’accueil désireux de lui rendre visite doivent prendre des arrangements avec le travailleur social. En ce qui concerne l’éducation, on demande aux parents d’[traduction] « [e]ncourager l’enfant qui leur est confié à discuter avec les membres de sa famille d’accueil et avec son travailleur social de ses intérêts et de ses ambitions. Comme pour bien des choses, nos moyens sont limités, mais avec une planification conjointe et soignée, établie bien à l’avance, il n’y a aucune raison pour qu’un enfant ne réalise pas l’espoir qu’il nourrit de faire un jour des études ou de recevoir une formation » (p. 10‑11). Enfin, s’ils projettent d’amener les enfants en voyage pour les vacances, les parents d’accueil sont priés d’aviser le ministère de leur destination et de la durée de leur absence. Ces exemples illustrent à quel point la prestation de soins aux enfants en famille d’accueil est affaire de responsabilité conjointe entre l’État et les parents d’accueil.
79 Il est clair qu’à titre de tuteur légal des enfants placés en famille d’accueil et suivant les modalités dont il a convenu avec les parents d’accueil, l’État conserve un contrôle permanent — ou à tout le moins un droit de contrôle permanent — sur les soins donnés aux enfants hébergés dans ces foyers. Ce droit de contrôle sur les activités des enfants emporte clairement un droit de contrôle sur les activités qu’ont les parents de famille d’accueil avec les enfants. Quoique les parents de famille d’accueil exercent effectivement un contrôle sur l’organisation et la gestion de leur foyer dans la mesure permise par les normes gouvernementales, je ne peux souscrire aux propos de la juge en chef McLachlin, au par. 23, selon lesquels « [l]’État n’exerce aucune surveillance ni n’intervient à cet égard, sauf pour s’assurer que l’enfant et les parents de famille d’accueil rencontrent régulièrement leurs travailleurs sociaux et pour retirer l’enfant de la famille si ses besoins ne sont pas comblés. » L’État exerce bel et bien une surveillance par l’entremise des travailleurs sociaux, et il peut intervenir dans une large mesure, précisément pour s’assurer que les besoins de l’enfant sont comblés.
80 Outre le droit d’intervention permanent dont jouit l’État dans la prestation des soins aux enfants placés en famille d’accueil, un deuxième facteur milite en faveur de la thèse voulant que les parents de famille d’accueil agissent au nom de l’État : la personne que les enfants perçoivent comme responsable de leur bien‑être en bout de ligne. Il convient de noter ici que le placement en famille d’accueil est un arrangement de nature temporaire. Bien que le dossier ne contienne aucun détail à ce sujet, il est manifeste que la relation qu’entretiennent les parents de famille d’accueil avec les enfants confiés à leur garde est plus passagère que l’habituelle relation parent/enfant. On peut raisonnablement supposer que certains enfants demeureront plusieurs années dans la même famille d’accueil, alors que d’autres n’y demeureront que quelques mois. Si les parents d’accueil ne sont assurément pas des gardiens d’enfants (lesquels auraient à coup sûr le statut d’employés et satisferaient à ce volet du critère de la responsabilité du fait d’autrui), ce ne sont pas non plus des parents adoptifs. Ils se situent quelque part entre ces deux réalités. Pour les enfants qui vont de foyer d’accueil en foyer d’accueil pour des périodes relativement courtes, l’État peut — en la personne des travailleurs sociaux désignés — représenter la seule figure d’autorité qui soit constante. En pareil cas, il se peut fort bien que les parents de famille d’accueil soient perçus, tant par les enfants qui leur sont confiés que par l’ensemble de la collectivité, comme agissant au nom de l’État.
81 J’ai exposé les motifs pour étayer mon point de vue selon lequel la relation entre l’État et les parents de famille d’accueil est plus étroite que la Juge en chef ne le conclue. Mais est‑elle suffisamment étroite pour fonder la responsabilité du fait d’autrui? La ligne de démarcation n’est pas évidente. Comme le fait observer Atiyah, [traduction] « dans des situations limites, il convient [. . .] de garder à l’esprit les considérations de politique générale qui sous‑tendent la règle dans son ensemble » : Atiyah, op. cit., p. 38. De même, dans l’arrêt Sagaz, précité, le juge Major a dit, au par. 30 : « La détermination des considérations de politique générale qui sous‑tendent l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui aide à décider s’il y a lieu d’appliquer la règle dans un cas donné. »
82 Pour déterminer si la relation entre l’État et les parents de famille d’accueil est suffisamment étroite pour engager la responsabilité du fait d’autrui, il est utile de se demander si l’imputation de cette responsabilité pourrait en réalité prévenir l’infliction de sévices aux enfants.
83 Selon la juge en chef McLachlin, l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui n’aurait pas d’effet dissuasif parce que, semble‑t‑il, tout contrôle exercé par l’État sur les activités des parents de famille d’accueil minerait leur efficacité en tant que parents. Je ne suis pas de cet avis. Le type de mesures que prendrait vraisemblablement l’État en réaction à la menace de responsabilité du fait d’autrui ne mettrait pas les parents de famille d’accueil dans une situation où « ils ne pourraient s’occuper des enfants et les guider avec la spontanéité et l’amour dont ils ont besoin » (par. 24). Au contraire, les travailleurs sociaux peuvent travailler de pair avec les parents et les enfants de manière à diminuer la probabilité d’abus et à aider les parents à mieux prendre soin des enfants. Par exemple, les travailleurs sociaux pourraient vouloir discuter avec les parents d’accueil des limites d’une discipline acceptable. Ils peuvent discuter avec eux des facteurs de risque menant à la violence, ainsi que des signes et des symptômes qui la laissent présager. Cette démarche peut faire prendre conscience au parent potentiellement violent de la probabilité qu’on détecte chez lui tout comportement violent. Être explicite sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas peut également pousser le parent d’accueil non violent à détecter rapidement et à signaler tout comportement violent de l’autre parent. Enfin, discuter avec les enfants des mauvais traitements et de l’importance de maintenir un lien de communication avec les travailleurs sociaux peut également aider à diminuer la probabilité que les mauvais traitements qui persistent continuent de passer inaperçus. Les enfants placés en foyer d’accueil devraient être avisés qu’ils peuvent et devraient, par l’entremise des travailleurs sociaux chargés de leur cas, signaler au surintendant tout aspect insatisfaisant de leur placement, particulièrement s’ils font l’objet de mauvais traitements.
84 Aucune de ces mesures n’entraverait la capacité des parents de famille d’accueil de maintenir leur statut de figures d’autorité. Pour exercer le type de contrôle susceptible d’aider à mettre les enfants en foyer d’accueil à l’abri de la violence, l’État n’a pas à exiger des parents d’accueil qu’ils le consultent avant de prendre les décisions ordinaires de la vie quotidienne, contrairement à ce qu’affirme la juge en chef McLachlin. L’État peut plutôt choisir d’exercer son droit de contrôle lorsque le risque de préjudice s’en trouverait ainsi diminué. Il appartient à l’État d’apprécier si une mesure donnée diminuera le risque de préjudice sans pour autant être trop envahissante. Par exemple, l’installation de caméras vidéo dans les foyers d’accueil pourrait réduire le risque de préjudice, mais serait de toute évidence nuisible à l’égard des enfants qui y sont hébergés. Quelles que soient les mesures que l’État choisit de prendre pour diminuer la probabilité de préjudice, le fait est que les parents d’accueil n’agissent pas et n’ont pas à agir de manière à ce point indépendante que l’État ne puisse rien faire pour contrôler le risque d’abus auquel donne lieu l’entreprise qu’est le placement en foyer d’accueil.
85 En fait, au fil des ans, l’État a multiplié les mesures de protection pour s’assurer que le placement en foyer d’accueil réponde aux besoins des enfants qui en font l’objet et pour prévenir les abus. Certaines mesures de protection sont prises avant le placement, mais plusieurs d’entre elles supposent l’intervention continue des travailleurs sociaux dans la vie quotidienne des familles d’accueil.
86 Le gouvernement de la Colombie‑Britannique prend bon nombre de mesures préalables au placement des enfants en famille d’accueil afin de réduire le risque d’abus. Par exemple, chaque foyer d’accueil potentiel doit faire l’objet d’une évaluation avant le placement. Les parents d’accueil sont tenus de suivre 53 heures de formation pour se renseigner non seulement sur les normes parentales acceptables et les besoins particuliers des enfants qui leur seront confiés, mais également sur les façons dont ils peuvent, en tant que parents d’accueil, travailler de pair avec les travailleurs sociaux des enfants : voir le Program Schedule and Registration Guide, British Columbia Foster Care Education Program, Ministry of Children and Family Development; B.C. Federation of Foster Parent Associations, automne 2002. Cette formation vise notamment à les informer des méthodes disciplinaires appropriées : voir le Foster Family Handbook (3rd ed. 2001), British Columbia Ministry for Children and Families; B.C. Federation of Foster Parent Associations (« Handbook »).
87 En outre, une fois les enfants placés chez eux, les parents d’accueil doivent rencontrer les travailleurs sociaux et chaque enfant pour élaborer un plan individualisé d’intervention qui doit être mis à jour tous les six mois. Ce plan exige invariablement que les parents d’accueil prennent note des progrès accomplis par l’enfant ainsi que de sa routine quotidienne, notamment en ce qui concerne l’école, les comportements inhabituels, les changements survenus dans sa situation ou dans sa routine, et tout incident ou fait nouveau susceptible d’exposer l’enfant à un risque de préjudice. On s’attend à ce que les parents d’accueil consignent ces données sur une base quotidienne. Les dossiers demeurent la propriété du ministère. (Voir le Handbook, op. cit., p. 14‑15.)
88 Enfin, le gouvernement de la Colombie‑Britannique a élaboré des normes obligatoires destinées aux foyers d’accueil (voir les Standards for Foster Homes, British Columbia Ministry of Children and Family Development (2001) (« Standards »); voir également le Handbook). Ces normes régissent la conduite des parents de famille d’accueil de façon assez détaillée. Par exemple, il est interdit aux parents d’accueil de recourir à la contrainte physique, à moins que ce soit pour mettre l’enfant à l’abri d’un préjudice physique. Les enfants doivent savoir qu’il n’est pas permis d’exercer une telle contrainte. Il est interdit aux parents d’accueil de laisser les enfants âgés de plus de un an partager une chambre avec un adulte, à moins d’indication contraire dans le plan d’intervention. Les parents d’accueil sont tenus d’élaborer un plan d’action pour la famille en cas d’urgence : incendie, tremblement de terre, catastrophe naturelle et autre urgence. Les numéros à composer en cas d’urgence doivent être clairement affichés près du téléphone. Les médicaments, armes à feu et autres articles dangereux doivent être mis sous clé. Les travailleurs sociaux doivent vérifier si les personnes embauchées par les parents d’accueil pour garder les enfants sont en mesure d’assurer leur sécurité et leur bien‑être. Les normes obligent en outre les parents d’accueil à dire aux enfants qu’ils peuvent discuter de toute question ou de tout problème sans crainte de représailles avec eux, avec leur travailleur social ou avec d’autres représentants du gouvernement comme le Child, Youth and Family Advocate. Les parents de famille d’accueil doivent signaler promptement au travailleur social tout renseignement important se rapportant à la sécurité et au bien‑être des enfants, et fournir tout autre renseignement qu’exige le travailleur social. Fait intéressant, les normes actuelles reconnaissent au travailleur social le pouvoir exclusif de prendre des mesures en vue d’assurer la sécurité et le bien‑être continus de l’enfant après tout incident à signaler, notamment les allégations d’abus, les changements de comportement marqués, les actes d’automutilation ou à haut risque que pose l’enfant et [traduction] « toute autre situation touchant la sécurité ou le bien‑être d’un enfant ou d’un jeune » : Standards, art. B.2.2.
89 Pour conclure sur ce point, la preuve révèle que plus l’État est conscient des risques auxquels les enfants en foyer d’accueil sont exposés, plus il est en mesure d’y réagir, ce qu’il a fait, en imposant des règles et des restrictions quant à la manière dont les parents d’accueil exercent leur autorité. Ces mesures exigent souvent un contrôle continu sur les activités des parents de famille d’accueil, sans pour autant miner inévitablement les relations entre parents et enfants de famille d’accueil, ni même priver ces enfants de l’expérience d’une vraie famille. Elles reflètent plutôt la réalité voulant que les enfants placés en famille d’accueil demeurent sous la responsabilité de l’État, leur tuteur légal. J’estime par conséquent que les parents de famille d’accueil agissent bel et bien au nom de l’État lorsqu’ils prennent soin des enfants qui leur sont confiés et que l’imputation de la responsabilité du fait d’autrui en l’espèce est équitable.
90 Une fois établie l’existence d’une relation suffisamment étroite entre le défendeur et l’auteur du délit pour engager la responsabilité du fait d’autrui, il faut déterminer si l’acte fautif était suffisamment lié aux tâches assignées à l’auteur du délit pour justifier l’imputation de cette responsabilité. Comme je l’explique dans la section suivante, l’arrêt Bazley de notre Cour nous amène à conclure qu’il a été satisfait à cette seconde condition d’enclenchement de la responsabilité du fait d’autrui.
B. Les activités fautives sont‑elles suffisamment liées aux tâches assignées à l’auteur du délit?
91 Dans l’arrêt Bazley, précité, notre Cour s’est demandé si une fondation sans but lucratif exploitant un établissement de soins pour bénéficiaires internes où des enfants étaient traités pour des troubles affectifs avait engagé sa responsabilité du fait d’autrui pour les agressions sexuelles commises par l’un de ses employés. Il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’une relation employeur‑employé suffisamment étroite pour donner lieu à la responsabilité du fait d’autrui. La seule question était de savoir si l’agression sexuelle se rapportait suffisamment à l’exercice des tâches assignées à l’employé pour qu’on puisse conclure à la responsabilité du fait d’autrui. La juge McLachlin a énoncé le critère en ces termes au par. 42 :
. . . il doit exister un lien solide entre ce que l’employeur demandait à l’employé de faire (le risque créé par l’entreprise de l’employeur) et l’acte fautif. Il doit être possible de dire que l’employeur a accru sensiblement le risque de préjudice en plaçant l’employé dans son poste et en lui demandant d’accomplir les tâches qui lui étaient assignées. [Souligné dans l’original.]
Au paragraphe 46, elle reprend le critère en l’appliquant à la responsabilité du fait d’autrui pour agression sexuelle :
. . . le critère de la responsabilité du fait d’autrui découlant de l’agression sexuelle d’un client par un employé devrait être axé sur la question de savoir si l’entreprise de l’employeur et l’habilitation de l’employé ont accru sensiblement le risque d’agression sexuelle et, par conséquent, de préjudice.
La Cour a tenu la fondation responsable du fait d’autrui pour l’inconduite sexuelle de son employé. La juge McLachlin a expliqué au par. 58 que « [l]’agression était non pas simplement le fruit d’un malheureux concours de circonstances, mais le résultat de la relation particulière d’intimité et de respect dont l’employeur a favorisé le développement, ainsi que des occasions spéciales d’exploiter cette relation qu’il a fournies. » Autrement dit, c’est le pouvoir et l’intimité découlant du travail qui ont donné ouverture à la responsabilité du fait d’autrui dans Bazley.
92 L’arrêt Jacobi c. Griffiths, [1999] 2 R.C.S. 570, connexe à l’arrêt Bazley, établit les limites de la responsabilité du fait d’autrui. Dans cet arrêt, s’exprimant au nom des juges majoritaires, le juge Binnie a refusé de conclure qu’un club de jeunes garçons et de jeunes filles, dont les activités pour enfants étaient menées après l’école et durant les fins de semaine, était responsable du fait d’autrui pour les agressions sexuelles commises par son employé contre des enfants fréquentant le club. De l’avis du juge Binnie, la relation ordinaire entre le directeur de loisirs et les élèves participant aux activités parascolaires ne comportait pas un degré suffisant de pouvoir et d’intimité pour permettre de conclure que l’employeur a engendré dans une large mesure le risque de préjudice ou qu’il l’a sensiblement accru. Le juge Binnie a fait observer que les victimes « étaient libres de quitter le Club en tout temps » (par. 83) et que « quel que soit le pouvoir que Griffiths a utilisé pour réaliser ses fins criminelles pour son propre plaisir, ce pouvoir ne lui a pas été conféré par le Club et n’était pas propre au type d’entreprise que l’intimé a implanté dans la collectivité » (par. 84).
93 Parmi les facteurs appliqués tant dans Bazley que dans Jacobi, précités, pour décider si un employeur a sensiblement accru le risque de faute intentionnelle d’un employé, mentionnons :
a) l’occasion que l’entreprise a fournie à l’employé d’abuser de son pouvoir;
b) la mesure dans laquelle l’acte fautif peut avoir contribué à la réalisation des objectifs de l’employeur (et avoir donc été plus susceptible d’être commis par l’employé);
c) la mesure dans laquelle l’acte fautif était lié à la situation de conflit, d’affrontement ou d’intimité propre à l’entreprise de l’employeur;
d) l’étendue du pouvoir conféré à l’employé relativement à la victime;
e) la vulnérabilité des victimes potentielles à l’exercice fautif du pouvoir de l’employé.
(Bazley, précité, par. 41; Jacobi, précité, par. 79)
94 L’application de ces facteurs démontre clairement que le placement en famille d’accueil est un régime où l’on retrouve le plus haut degré possible de pouvoir, de confiance et d’intimité. La relation qui se noue au sein d’une famille d’accueil fait plus que simplement donner l’occasion d’agresser un enfant; elle accroît sensiblement le risque d’abus par les parents d’accueil. En dépit des efforts déployés par l’État, il se peut que certains parents d’accueil soumettent les enfants confiés à leur garde à une discipline physique excessive dans un effort mal inspiré de remplir leur obligation de les éduquer et d’en prendre soin. Du fait que les foyers d’accueil fonctionnent généralement sans faire l’objet d’une surveillance quotidienne, certains parents d’accueil risquent de croire qu’ils peuvent abuser sans crainte des enfants placés chez eux. Contrairement à la situation dans l’affaire Jacobi, précitée, les enfants en foyer d’accueil sont tenus de demeurer sous la garde physique de leurs parents d’accueil. À court terme, ils n’ont aucun moyen d’échapper à la violence. Le rapport de force qui existe entre les parents de famille d’accueil et les enfants qu’ils hébergent fait naître une difficulté intrinsèque : les enfants peuvent se soumettre à l’autorité de leurs parents d’accueil même quand ceux-ci les maltraitent. Ils peuvent craindre leurs parents d’accueil plus qu’ils ne craindraient d’autres adultes. Pour résumer, comme la juge McLachlin l’a dit dans l’arrêt Bazley, précité, « plus une entreprise requiert l’exercice de pouvoir ou d’autorité pour la réussite de ses activités, plus un abus de ce rapport de force pourra être attribué, à juste titre, à l’employeur » (par. 44). Il est difficile de concevoir une relation dont la réussite requiert un plus haut degré de pouvoir ou d’autorité que celle de la famille d’accueil.
95 On a avancé l’idée qu’il serait injuste de retenir la responsabilité du fait d’autrui en l’espèce parce que les enfants placés en famille d’accueil se verraient conférer un avantage par rapport à ceux qui ne le sont pas. Je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une raison valable pour refuser d’imputer la responsabilité du fait d’autrui lorsque, comme en l’espèce, les éléments constitutifs en droit ont été démontrés. La règle de la responsabilité du fait d’autrui assure généralement à la victime une meilleure chance de compensation financière que si l’auteur du délit agissait pour son propre compte. En ce sens, les victimes des « employés » et autres personnes se trouvant dans une relation génératrice de responsabilité du fait d’autrui jouissent toutes d’un avantage relatif par rapport à celles dont le préjudice est causé par des intervenants indépendants.
II. Conclusion
96 Contrairement à la Juge en chef, je conclus que les appelants ont établi le bien‑fondé de leur demande contre l’État fondée sur la responsabilité du fait d’autrui pour les mauvais traitements que leur ont infligés leurs parents d’accueil. Cependant, la responsabilité du fait d’autrui étant une forme de responsabilité délictuelle, je conclus que cette demande est prescrite pour les motifs exposés par la Juge en chef.
97 Je fais également mienne la conclusion de la juge en chef McLachlin portant que les appelants ne peuvent avoir gain de cause en ce qui concerne leurs demandes fondées sur le manquement à une obligation intransmissible et le manquement à une obligation fiduciaire.
98 Les causes d’action invoquées en l’espèce étant prescrites, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur les questions liées aux dommages‑intérêts.
99 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Protection of Children Act, R.S.B.C. 1960, ch. 303
[traduction]
8 . . .
(5) Sous réserve du paragraphe (4), la personne qui appréhende un enfant est, dès l’appréhension fondée sur l’article 7 et jusqu’à ce que le juge statue définitivement sur son sort, responsable des soins, de l’entretien et du bien‑être physique de l’enfant, et ni elle ni le médecin ou chirurgien dûment qualifié n’engagent leur responsabilité du seul fait que l’enfant reçoit des soins médicaux ou chirurgicaux nécessaires pendant cette période.
. . .
(12) Si le juge confie un enfant au surintendant en vertu du présent article, le surintendant reçoit l’enfant sous sa garde et devient le tuteur légal de l’enfant et le demeure jusqu’à ce qu’il le remette à une société d’aide à l’enfance. Le surintendant prend le plus tôt possible les mesures voulues pour le placer dans la famille d’accueil ou l’établissement qui répondra le mieux aux besoins de l’enfant. Le surintendant peut toutefois, avec le consentement d’une société d’aide à l’enfance, remettre en tout temps l’enfant à cette société pour qu’elle prenne à son égard les mesures qu’elle prendrait si l’enfant lui était confié par une ordonnance judiciaire conformément au présent article; en pareil cas, le surintendant remet à la société une copie certifiée conforme de l’ordonnance du juge à l’endos de laquelle figure une note signée par le surintendant faisant état de la remise de l’enfant à la société en vertu du présent article.
10. (1) La société aux soins de laquelle l’enfant est confié sous le régime de la présente Loi est le tuteur légal de l’enfant jusqu’à ce qu’il soit relevé de sa tutelle par une ordonnance du juge ou parce que l’enfant a atteint l’âge de vingt-et-un ans ou parce que l’enfant de sexe féminin a contracté mariage; la société a l’obligation d’exercer la diligence particulière requise dans ses démarches pour fournir une famille d’accueil convenable aux enfants confiés à ses soins et elle est habilitée par la présente à placer ces enfants en famille d’accueil par entente écrite, pour toute la durée de leur minorité ou, à sa discrétion, pour une période plus courte. Malgré tout contrat de cette nature, la société conserve le droit de retirer l’enfant à une personne qui en a la garde si, de l’avis de la société qui a placé l’enfant, le bien-être de l’enfant l’exige.
14. La société aux soins de laquelle l’enfant est confié sous le régime de la présente Loi, ainsi que toute personne à qui elle en délègue les soins, permet de temps à autre au surintendant ou à toute personne qu’il autorise à cette fin de rendre visite à l’enfant et d’inspecter les lieux où il se trouve ou réside.
15. (1) À la demande du surintendant ou de toute personne qu’autorise le ministre, et outre les autres exigences imposées par la présente Loi, tout organisme qui vient en aide aux enfants ou leur prodigue des soins . . .
a) fournit au surintendant ou à toute personne autorisée tout renseignement relatif aux enfants qu’il a aidés, auxquels il a prodigué des soins ou dont il a eu la garde;
b) permet au surintendant ou à toute personne autorisée d’avoir accès à ses locaux [. . .] d’y rencontrer les enfants et de consulter tous ses livres et registres.
. . .
(3) S’il estime que la direction de l’organisme visé au paragraphe (1) ne sert pas l’intérêt supérieur des enfants confiés à sa garde ou à ses soins [. . .] le surintendant fait rapport au ministre et lui expose les circonstances . . .
Limitation Act, R.S.B.C. 1996, ch. 266
[traduction]
3 . . .
(2) Les actions qui suivent ne peuvent être intentées lorsque deux ans se sont écoulés depuis la naissance du droit d'action :
a) sous réserve du paragraphe 4 k), l’action en dommages-intérêts visant à réparer le préjudice causé à la personne ou aux biens, y compris la perte économique découlant du préjudice, qu’elle soit fondée sur un contrat, un délit ou une obligation légale :
. . .
7 (1) Pour l’application du présent article,
a) une personne est frappée d’incapacité si, selon le cas,
(i) elle est mineure
(ii) elle est de fait dans l’impossibilité de gérer ses affaires ou en est empêchée par un obstacle important . . .
(9) La charge d’établir que le délai de prescription a été interrompu incombe à la personne qui invoque l’interruption.
Pourvoi rejeté.
Procureurs des appelants : Dickson Murray, Vancouver.
Procureur de l’intimée : Ministère du Procureur général de la Colombie‑Britannique, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Sous‑procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Nation Aski Nishnawbe : Goodman and Carr; Lerner & Associates, Toronto.
Procureurs des intervenants Patrick Dennis Stewart et autres : David Paterson Law Corp., Surrey, C.-B.; Hutchins, Soroka & Grant, Vancouver, C.‑B.