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30/01/2004 | CANADA | N°2004_CSC_4

Canada | Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 (30 janvier 2004)


Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4

Canadian Foundation for Children, Youth and the Law Appelante

c.

Procureur général du Canada Intimé

et

Focus on the Family (Canada) Association, Canada Family

Action Coalition, Home School Legal Defence Association

of Canada et VRAIES femmes du Canada, formant la

Coalition for Family Autonomy, Fédération canadienne des

enseignantes et des enseignants, Association ontarienne des

sociétés de l’aide à l

enfance, Commission des droits de la

personne et des droits de la jeunesse, en son propre nom et

en celui du Conseil ...

Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), [2004] 1 R.C.S. 76, 2004 CSC 4

Canadian Foundation for Children, Youth and the Law Appelante

c.

Procureur général du Canada Intimé

et

Focus on the Family (Canada) Association, Canada Family

Action Coalition, Home School Legal Defence Association

of Canada et VRAIES femmes du Canada, formant la

Coalition for Family Autonomy, Fédération canadienne des

enseignantes et des enseignants, Association ontarienne des

sociétés de l’aide à l’enfance, Commission des droits de la

personne et des droits de la jeunesse, en son propre nom et

en celui du Conseil canadien des organismes provinciaux de

défense des droits des enfants et des jeunes, et Ligue pour le

bien-être de l’enfance du Canada Intervenants

Répertorié : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général)

Référence neutre : 2004 CSC 4.

No du greffe : 29113.

2003 : 6 juin; 2004 : 30 janvier.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.

en appel de la cour d’appel de l’ontario

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (2002), 57 O.R. (3d) 511, 207 D.L.R. (4th) 632, 161 C.C.C. (3d) 178, 154 O.A.C. 144, 48 C.R. (5th) 218, 23 R.F.L. (5th) 101, 90 C.R.R. (2d) 223, [2002] O.J. No. 61 (QL), qui a confirmé un jugement de la Cour supérieure de justice (2000), 49 O.R. (3d) 662, 188 D.L.R. (4th) 718, 146 C.C.C. (3d) 362, 36 C.R. (5th) 334, 76 C.R.R. (2d) 251, [2000] O.J. No. 2535 (QL). Pourvoi rejeté, le juge Binnie est dissident en partie et les juges Arbour et Deschamps sont dissidentes.

Paul B. Schabas, Cheryl Milne et Nicholas Adamson, pour l’appelante.

Roslyn J. Levine, c.r., et Gina M. Scarcella, pour l’intimé.

Allan O’Brien et Steven J. Welchner, pour l’intervenante la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants.

J. Gregory Richards, Ritu R. Bhasin et Marvin M. Bernstein, pour l’intervenante l’Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance.

David M. Brown, Manizeh Fancy et Dallas Miller, c.r., pour l’intervenante Coalition for Family Autonomy.

Hélène Tessier et Athanassia Bitzakidis, pour l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Michael E. Barrack et Christopher A. Wayland, pour l’intervenante la Ligue pour le bien-être de l’enfance du Canada.

Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache et LeBel rendu par

1 La Juge en chef — Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité de la décision du législateur d’établir une zone à l’intérieur de laquelle les pères, mères (ci-après « les parents ») et instituteurs peuvent, dans certaines circonstances, employer une force légère pour corriger un enfant sans s’exposer à des sanctions pénales. L’article 265 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, qui traite des voies de fait, interdit à quiconque d’employer intentionnellement la force contre une autre personne sans son consentement. Selon l’art. 43 du Code criminel, ne constituent pas des voies de fait les châtiments corporels raisonnables que les parents et instituteurs infligent à un enfant. Cet article prévoit :

Tout instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances.

La Canadian Foundation for Children, Youth and the Law (la « Fondation ») sollicite un jugement déclarant que cette exemption de sanctions pénales (1) viole l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés du fait qu’elle n’assure aux enfants aucune protection procédurale, ne sert pas l’intérêt supérieur de l’enfant et est imprécise et de portée excessive, (2) viole l’art. 12 de la Charte du fait qu’elle constitue une peine ou un traitement cruel et inusité, et (3) viole le par. 15(1) de la Charte parce qu’elle n’assure pas aux enfants la protection contre les voies de fait que la loi consent aux adultes.

2 Le juge de première instance et la Cour d’appel ont rejeté les prétentions de la Fondation et refusé de rendre le jugement déclaratoire demandé. Je conclus, comme ils l’ont fait, que l’exemption de sanctions pénales, dans le cas où la force employée pour infliger une correction est « raisonnable dans les circonstances », ne contrevient pas à la Charte. J’affirme cela après avoir examiné attentivement le point de vue contraire de ma collègue la juge Arbour, selon lequel le moyen de défense fondé sur la correction raisonnable qu’offre l’art. 43 est si imprécis qu’il faut l’invalider pour cause d’inconstitutionnalité et laisser à la merci des moyens de défense fondés sur la nécessité et le principe de minimis les parents qui emploient la force pour corriger leur enfant. Je suis persuadée que le large consensus social relatif à ce qui constitue une correction raisonnable — étayé, en l’espèce, par une preuve d’expert cohérente et exhaustive concernant ce qui est raisonnable — contribue à clarifier le contenu de l’art. 43. Je suis également persuadée, en toute déférence pour le point de vue contraire, que l’exemption de sanctions pénales offerte aux parents ou instituteurs qui infligent une correction raisonnable ne porte pas atteinte aux droits à l’égalité des enfants. En définitive, je suis convaincue que l’art. 43 établit une norme constitutionnelle efficace qui protège à la fois les enfants et les parents.

I. L’article 43 du Code criminel contrevient-il à l’article 7 de la Charte?

3 Contrevient à l’art. 7 de la Charte toute mesure de l’État qui porte atteinte, d’une manière non conforme à un principe de justice fondamentale, au droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Il incombe au requérant d’établir l’existence d’une atteinte et de la violation d’un principe de justice fondamentale. En l’espèce, le ministère public reconnaît que l’art. 43 porte atteinte au droit des enfants à la sécurité de leur personne, de sorte que la première condition est remplie.

4 Il reste à se demander si l’art. 43 viole un principe de justice fondamentale. La Fondation soutient que trois de ces principes ont été violés : (1) le principe voulant que l’enfant jouisse de droits procéduraux indépendants; (2) le principe voulant que les règles de droit touchant les enfants servent leur intérêt supérieur, et (3) le principe voulant que la législation criminelle ne soit pas imprécise ou n’ait pas une portée excessive. J’examinerai successivement chacune de ces allégations.

A. Droits procéduraux indépendants pour les enfants

5 Un principe de justice fondamentale veut que les accusés bénéficient de garanties procédurales suffisantes en matière criminelle. Par analogie, la Fondation fait valoir qu’un principe de justice fondamentale veut que les enfants innocents, qui auraient été victimes d’un emploi de la force visé par l’exemption de sanctions pénales prévue à l’art. 43 du Code criminel, possèdent un droit semblable à l’application régulière de la loi relativement à la représentation de leurs intérêts au procès. Elle allègue que l’art. 43 ne leur accorde pas ce droit et qu’il contrevient, de ce fait, à l’art. 7 de la Charte. Il s’ensuit que la constitutionnalité de l’art. 43 passe nécessairement par la représentation séparée des intérêts de l’enfant.

6 Jusqu’à maintenant, la jurisprudence n’a reconnu aucun droit procédural aux présumées victimes d’une infraction. Cependant, il n’est pas nécessaire que j’aborde cette question. Même en présumant que les enfants qui auraient été des victimes ont droit, en vertu de la Constitution, à des garanties procédurales, l’argument de la Fondation ne tient pas étant donné que l’art. 43 offre des garanties procédurales suffisantes pour protéger ce droit. Le ministère public représente les intérêts de l’enfant au procès. La décision du ministère public d’intenter des poursuites et sa façon de les mener refléteront nécessairement le souci de la société d’assurer la sécurité physique et mentale de l’enfant. Rien ne permet de supposer que le ministère public ne remplira pas correctement ces fonctions, comme il le fait dans le cas d’autres infractions où des victimes ou témoins sont des enfants. L’argumentation qui nous a été soumise ne nous permet pas non plus de conclure que la représentation séparée des intérêts de l’enfant est nécessaire ou utile. Je conclus que l’on n’a pas établi l’existence d’un manquement aux garanties procédurales.

B. L’intérêt supérieur de l’enfant

7 La Fondation fait valoir que l’exemption de sanctions pénales prévue par l’art. 43 relativement à l’emploi de la force raisonnable pour infliger une correction ne sert pas l’intérêt supérieur de l’enfant, contrairement au principe de justice fondamentale voulant que les règles de droit touchant les enfants servent leur intérêt supérieur. Voilà pourquoi, selon elle, l’art. 43 contrevient à l’art. 7 de la Charte. Je ne suis pas d’accord. Bien que « l’intérêt supérieur de l’enfant » soit un principe juridique reconnu, il ne s’agit pas d’un principe de justice fondamentale.

8 La jurisprudence relative à l’art. 7 a établi qu’un « principe de justice fondamentale » doit remplir trois conditions : R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 113. Premièrement, il doit s’agir d’un principe juridique. Cette condition est utile à deux égards. D’une part, elle « donne de la substance au droit garanti par l’art. 7 »; d’autre part, elle évite « de trancher des questions de politique générale » : Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.‑B., [1985] 2 R.C.S. 486, p. 503. Deuxièmement, le principe allégué doit être le fruit d’un consensus suffisant quant à son « caractère primordial ou fondamental dans la notion de justice de notre société » : Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, p. 590-591. Les principes de justice fondamentale sont les postulats communs qui sous-tendent notre système de justice. Ils trouvent leur sens dans la jurisprudence et les traditions qui, depuis longtemps, exposent en détail les normes fondamentales applicables au traitement des citoyens par l’État. La société les juge essentiels à l’administration de la justice. Troisièmement, le principe allégué doit pouvoir être identifié avec précision et être appliqué aux situations de manière à produire des résultats prévisibles. Parmi les principes de justice fondamentale qui remplissent les trois conditions, il y a notamment la nécessité d’une intention coupable et de règles de droit raisonnablement claires.

9 L’« intérêt supérieur de l’enfant » est un principe juridique et remplit donc la première condition. Un principe juridique contraste avec ce que le juge Lamer (plus tard Juge en chef) a appelé le « domaine de l’ordre public en général » (Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., précité, p. 503) et ce que le juge Sopinka a qualifié de « vagues généralisations sur ce que notre société estime juste ou moral » (Rodriguez, précité, p. 591), dont l’utilisation ferait de l’art. 7 un instrument permettant de trancher des questions de politique générale. L’« intérêt supérieur de l’enfant » est un principe juridique établi en droit international et en droit canadien. Le Canada est signataire de conventions internationales qui assimilent « l’intérêt supérieur de l’enfant » à un principe juridique : voir la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, par. 3(1), et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31, al. 5b) et 16(1)d). Maintes lois canadiennes décrivent expressément l’« intérêt supérieur de l’enfant » comme un élément à prendre en considération sur le plan juridique : voir, par exemple, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25, 28, 60, 67, 68 et 69; la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1, par. 25(8), 27(1), 30(3) et (4); la Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), par. 16(8), (10), 17(5) et (9). Les lois relatives au droit de la famille regorgent de mentions de l’« intérêt supérieur de l’enfant » en tant que principe juridique crucial : sans vouloir donner une liste exhaustive, il y a, par exemple, la Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, par. 24(1); la Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11, al. 1a); la Loi portant réforme du droit de l’enfance, L.R.O. 1990, ch. C.12, al. 19a). De toute évidence, l’intérêt supérieur de l’enfant est devenu un principe juridique; la première condition est donc remplie.

10 Toutefois, l’« intérêt supérieur de l’enfant » ne satisfait pas à la deuxième condition requise pour constituer un principe de justice fondamentale : le consensus quant à son caractère primordial et fondamental dans la notion de justice de notre société. L’« intérêt supérieur de l’enfant » est largement défendu dans les lois et les politiques sociales, et il constitue un élément important qui doit être pris en considération dans de nombreux contextes. Toutefois, il ne s’agit pas d’une condition essentielle à l’exercice de la justice. Le paragraphe 3(1) de la Convention relative aux droits de l’enfant le décrit comme « une considération primordiale » et non comme « la considération primordiale » (je souligne). Se fondant sur cette formulation, la juge L’Heureux-Dubé fait remarquer ce qui suit, dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 75 :

[L]e décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants.

Il s’ensuit que le principe juridique qu’est l’« intérêt supérieur de l’enfant » peut être subordonné à d’autres intérêts dans des contextes appropriés. Par exemple, une personne reconnue coupable d’un crime peut être condamnée à l’emprisonnement même si cette peine n’est peut-être pas conforme à l’intérêt supérieur de son enfant. La société estime qu’il n’est pas toujours essentiel que l’« intérêt supérieur de l’enfant » ait préséance sur tous les autres intérêts en cause dans l’administration de la justice. Bien qu’il constitue un principe juridique important et un élément à prendre en considération dans de nombreux contextes, l’« intérêt supérieur de l’enfant » n’est ni primordial ni fondamental dans la notion de justice de notre société et n’est donc pas un principe de justice fondamentale.

11 En ce qui concerne la troisième exigence, le principe de justice fondamentale allégué « doi[t] pouvoir être identifi[é] avec une certaine précision » (Rodriguez, précité, p. 591) et fournir une norme applicable par les tribunaux. Là encore, l’« intérêt supérieur de l’enfant » n’atteint pas le rang de principe de justice fondamentale. Il est un élément, parmi d’autres, qui est pris en considération. Son application ne peut que dépendre fortement du contexte et susciter la controverse; il se peut que des gens raisonnables ne s’accordent pas sur le résultat que produira son application, en particulier dans les domaines du droit, tel le système de justice pénale, où il n’est qu’une considération parmi d’autres. Il ne constitue pas un principe de justice fondamentale qui énonce les conditions minimales essentielles à l’exercice de la justice dans notre pays.

12 Pour conclure, « l’intérêt supérieur de l’enfant » est un principe juridique très puissant dans de nombreux contextes. Cependant, il ne constitue pas un principe de justice fondamentale.

C. Imprécision et portée excessive

(1) Imprécision

13 La Fondation soutient que l’art. 43 est inconstitutionnel parce que, premièrement, il ne donne pas un avertissement suffisant au sujet de la conduite prohibée, et deuxièmement, il n’empêche pas une application discrétionnaire de ses dispositions. Elle allègue que l’expression « raisonnable dans les circonstances » est simplement trop imprécise pour remplir les conditions nécessaires d’une disposition en matière criminelle.

14 Après lui avoir appliqué les conditions de précision auxquelles doit satisfaire une loi en matière criminelle, je conclus que l’art. 43, interprété correctement, n’est pas trop imprécis.

a) La norme en matière d’« imprécision »

15 Une règle de droit est inconstitutionnellement imprécise si elle « ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire » et « une analyse », si elle « ne délimite pas suffisamment une sphère de risque » ou si elle « n’est pas intelligible ». La règle de droit doit donner « prise au pouvoir judiciaire » : R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 639-640. La certitude n’est pas requise. Comme l’a souligné le juge Gonthier dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical, précité, p. 638-639,

la conduite est guidée par l’approximation. Le processus d’approximation aboutit parfois à un ensemble assez restreint d’options, parfois à un ensemble plus large. Les dispositions législatives délimitent donc une sphère de risque et ne peuvent pas espérer faire plus, sauf si elles visent des cas individuels. [Je souligne.]

16 Une règle de droit doit établir une norme intelligible tant pour les citoyens qui y sont assujettis que pour les responsables de son application. Les deux sont interreliés. Une règle de droit imprécise empêche le citoyen de se rendre compte qu’il s’aventure sur un terrain où il s’expose à des sanctions pénales. De même, elle complique la tâche des responsables de son application et des juges lorsqu’ils sont appelés à déterminer si un crime a été commis. Elle suscite également la crainte que les responsables de son application disposent d’un pouvoir discrétionnaire trop grand, en plus de violer le principe voulant que les citoyens soient régis par la primauté du droit et non par l’arbitraire individuel. La règle de la nullité pour cause d’imprécision vise généralement à éviter de laisser [traduction] « aux policiers, aux juges et aux jurys le soin de régler, de façon ponctuelle et subjective, des questions de politique générale fondamentales, ce qui risque d’entraîner une application arbitraire et discriminatoire de la loi » : Grayned c. City of Rockford, 408 U.S. 104 (1972), p. 109.

17 L’exercice ponctuel d’un pouvoir décisionnel discrétionnaire diffère de l’interprétation judiciaire appropriée. Les décisions judiciaires peuvent comme il se doit préciser une loi. Le législateur ne peut jamais prévoir toutes les situations qui peuvent se présenter et, s’il le pouvait, il lui serait pratiquement impossible de toutes les énumérer. Dans notre régime juridique, il est donc naturel qu’il existe des zones d’incertitude et que les juges clarifient et étoffent de façon ponctuelle le droit.

18 L’article 43 du Code criminel satisfera donc à l’exigence constitutionnelle de précision s’il délimite une sphère à l’intérieur de laquelle il existe un risque de sanctions pénales. Il accomplira ainsi la tâche essentielle qui consiste à donner des indications générales aux citoyens et aux responsables de l’application de la loi.

b) L’article 43 délimite-t-il une sphère de risque de sanctions pénales?

19 L’article 43 a pour objet de délimiter une zone de conduite non criminelle à l’intérieur du domaine général des voies de fait simples. Comme nous l’avons vu, il doit le faire de façon à indiquer aux gens jusqu’où ils peuvent aller sans s’exposer à des sanctions pénales et à empêcher les responsables de l’application de la loi d’exercer de manière ponctuelle un pouvoir décisionnel discrétionnaire. Les gens doivent pouvoir évaluer si leur conduite risque de déborder la zone délimitée par l’art. 43.

20 Pour déterminer si l’art. 43 remplit ces conditions, nous devons examiner les termes qu’il utilise et la jurisprudence qui les interprète. Les termes d’une loi doivent être examinés dans leur contexte, en suivant leur sens ordinaire et grammatical et en tenant compte de l’objet et de l’esprit de la loi ainsi que de l’intention du législateur : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26. Étant donné qu’il retire la protection du droit criminel dans certaines circonstances, l’art. 43 doit être interprété de manière restrictive : voir l’arrêt Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173, p. 183.

21 L’article 43 détermine avec beaucoup de précision qui peut entrer dans la zone qu’il délimite. Les termes « instituteur » et « père ou mère » sont clairs. Les tribunaux ont statué que l’expression « toute personne qui remplace le père ou la mère » désigne quiconque prend en charge « toutes les obligations qui [. . .] incombent [au père et à la mère] » : Ogg-Moss, précité, p. 190 (en italique dans l’original). Ces mots ne posent aucune difficulté.

22 L’article 43 indique avec moins de précision quelle conduite se situe dans la zone qu’il délimite. Il définit cette conduite de deux manières, premièrement, par la condition que la force soit employée « pour corriger », et deuxièmement, par la condition que la force employée soit « raisonnable dans les circonstances ». La question est de savoir si ces expressions, considérées ensemble et interprétées conformément aux principes applicables, sont suffisamment précises pour délimiter la sphère de risque et éviter l’application discrétionnaire de la loi.

23 Examinons d’abord la condition que la force soit employée « pour corriger ». Ces mots, examinés conjointement avec la jurisprudence, établissent deux limites au contenu de la zone de conduite protégée.

24 Premièrement, la personne qui emploie la force doit le faire pour éduquer ou corriger : Ogg-Moss, précité, p. 193. Par conséquent, l’art. 43 ne peut pas excuser les accès de violence à l’égard d’un enfant qui sont dûs à la colère ou à la frustration. Il n’admet dans sa zone d’immunité que l’emploi réfléchi d’une force modérée répondant au comportement réel de l’enfant et visant à contrôler ce comportement ou à y mettre fin ou encore à exprimer une certaine désapprobation symbolique à cet égard. L’emploi de la force doit toujours avoir pour objet d’éduquer ou de discipliner l’enfant : Ogg-Moss, précité, p. 193.

25 Deuxièmement, la correction doit pouvoir avoir un effet bénéfique sur l’enfant, ce qui nécessite, d’une part, une capacité de tirer une leçon et, d’autre part, une possibilité de résultat positif. La force employée contre un enfant de moins de deux ans ne peut pas servir à le corriger puisque, selon la preuve, un tel enfant est incapable de comprendre la raison pour laquelle on le frappe (décision de première instance (2000), 49 O.R. (3d) 662, par. 17). Il se peut également qu’un enfant soit incapable de tirer une leçon de la force employée contre lui en raison d’une déficience ou de quelque autre facteur contextuel. Dans ce cas, la force n’est pas employée « pour corriger » et ne tombe pas dans la zone d’immunité établie par l’art. 43.

26 La deuxième condition de l’art. 43 est que la force employée soit « raisonnable dans les circonstances ». Selon la Fondation, cette expression ne délimite pas suffisamment la sphère de risque et constitue une invitation à appliquer l’article de manière discrétionnaire et ponctuelle. Elle soutient que, trop souvent, les policiers, le ministère public et les juges se fondent sur leur expérience et leurs convictions personnelles pour évaluer le caractère raisonnable de la force employée pour infliger une correction, ce qui a pour effet de rendre arbitraire et subjective l’application de l’art. 43. À l’appui de cet argument, elle attire l’attention sur l’arrêt de la Cour d’appel du Manitoba R. c. K. (M.) (1992), 74 C.C.C. (3d) 108, où le juge O’Sullivan affirme, à la p. 109, que [traduction] « [l]a correction infligée au garçon dont il est question en l’espèce [le coup de pied au derrière] était, en réalité, légère comparativement à celles que j’ai reçues à la maison ».

27 À l’encontre de cet argument, le droit recourt depuis longtemps au caractère raisonnable pour délimiter des sphères de risque, sans pour autant tomber dans le piège de l’imprécision. Le droit en matière de négligence, qui, au cours des dernières décennies, en est venu à régir les actes privés dans presque tous les domaines de l’activité humaine, repose sur la présomption que les individus sont capables de se comporter conformément à la norme de ce qui est « raisonnable ». Cependant, le caractère raisonnable, à titre de guide de conduite, n’est pas restreint au droit en matière de négligence. Le droit criminel y recourt également. Selon le Code criminel, les policiers sont censés savoir ce qui constitue des « motifs raisonnables » de croire qu’une infraction a été commise, de manière à pouvoir effectuer une arrestation (art. 495), une personne est censée savoir quelles « mesures raisonnables » sont requises pour obtenir le consentement à un contact sexuel (al. 273.2b)), et, afin d’échapper à toute responsabilité pénale, les chirurgiens sont censés déterminer s’il est « raisonnable » de pratiquer une opération compte tenu de « toutes les [. . .] circonstances de l’espèce » (art. 45). Ce ne sont là que quelques exemples; le droit criminel est imprégné de la notion de « caractère raisonnable ».

28 En réalité, le terme « raisonnable » offre plus ou moins d’indications, selon le contexte législatif et factuel. Il n’empêche pas de taxer d’imprécision une loi. Toutefois, il ne signifie pas automatiquement non plus qu’une loi est nulle pour cause d’imprécision. Dans chaque cas, il s’agit de savoir si ce terme, considéré à la lumière des principes d’interprétation législative et de la jurisprudence, délimite une sphère de risque et écarte le danger d’application ponctuelle et arbitraire de la loi.

29 Vu sous cet angle, le caractère raisonnable évoqué à l’art. 43 est-il inconstitutionnellement imprécis? Indique-t-il quelle conduite peut donner lieu à des sanctions pénales et fournit-il une base rationnelle pour l’application de la loi? Bien qu’à première vue les termes utilisés soient généraux, un certain nombre de limites implicites contribuent à en préciser le sens.

30 La première limite découle du comportement pour lequel l’art. 43 établit une exception, à savoir le simple emploi non consensuel de la force. L’article 43 ne soustrait pas à des sanctions pénales la conduite causant un préjudice ou suscitant un risque raisonnable de préjudice. Cette disposition peut être invoquée seulement dans les cas où l’emploi non consensuel de la force ne cause aucun préjudice ou ne risque pas de causer des lésions corporelles. Cela contribue à en limiter l’application aux formes de voies de fait les plus légères. Les gens doivent savoir qu’ils ne pourront pas invoquer l’art. 43 si leur conduite paraît susceptible de causer des lésions corporelles. De même, les policiers et les juges doivent savoir que ce moyen de défense ne peut pas être invoqué dans ces circonstances.

31 À l’intérieur de ce champ d’application limité, les obligations découlant des traités internationaux peuvent permettre de préciser davantage ce qui est raisonnable dans les circonstances. Les lois doivent être interprétées d’une manière conforme aux obligations internationales du Canada : Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437, par. 137. Les engagements internationaux du Canada confirment que le châtiment corporel préjudiciable à l’enfant ou dégradant pour lui est déraisonnable.

32 Le Canada est signataire de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies, dont l’art. 5 exige des États parties qu’ils

respectent la responsabilité, le droit et le devoir qu’ont les parents ou [. . .] autres personnes légalement responsables de l’enfant, de donner à celui-ci, d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités, l’orientation et les conseils appropriés à l’exercice des droits que lui reconnaît la présente Convention.

Le paragraphe 19(1) exige des États parties qu’ils veillent à

protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié. [Je souligne.]

Enfin, l’alinéa 37a) exige des États parties qu’ils veillent à ce que « [n]ul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » (je souligne). Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, dont le Canada est signataire, tient le même langage. L’article 7 de ce pacte prévoit que « [n]ul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. » Le préambule du Pacte international relatif aux droits civils et politiques indique clairement que ses dispositions s’appliquent à « tous les membres de la famille humaine ». Compte tenu de ces obligations internationales, il s’ensuit que ce qui est « raisonnable dans les circonstances » s’entend de ce qui ne causera aucun préjudice à l’enfant et ne comprendra jamais un traitement cruel, inhumain ou dégradant.

33 Ni la Convention relative aux droits de l’enfant ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques n’exige explicitement que les États parties interdisent toute infliction d’un châtiment corporel à un enfant. Toutefois, en veillant au respect du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies s’est dit d’avis que l’art. 7 qui interdit les peines ou traitements dégradants s’applique aux châtiments corporels infligés à des enfants dans les écoles : voir, par exemple, Rapport du Comité des droits de l’homme, vol. I, Doc. off. AG NU, Cinquantième session, suppl. no 40 (A/50/40) (1995), par. 426 et 434; Rapport du Comité des droits de l’homme, vol. I, Doc. off. AG NU, Cinquante-quatrième session, suppl. no 40 (A/54/40) (1999), par. 358; Rapport du Comité des droits de l’homme, vol. I, Doc. off. AG NU, Cinquante-cinquième session, suppl. no 40 (A/55/40) (2000), par. 306 et 429. Le Comité n’a pas formulé d’opinion semblable au sujet des parents qui infligent un châtiment corporel léger.

34 Le champ d’application de l’art. 43 est en outre défini par la directive de tenir compte des circonstances dans lesquelles la force est employée pour infliger une correction. Les jurisprudences canadienne et internationale ont énoncé des facteurs à prendre en considération. L’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, 213 R.T.N.U. 221, interdit les traitements inhumains et dégradants. En déterminant si un traitement infligé par des parents à leur enfant était assez grave pour tomber sous le coup de l’art. 3, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu qu’il faut tenir compte de « l’ensemble des données de la cause. Il faut prendre en compte des facteurs tels que la nature et le contexte du traitement, sa durée, ses effets physiques ou mentaux ainsi, parfois, que le sexe, l’âge et l’état de santé de la victime » : Cour eur. D.H., arrêt A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, p. 2699. Ces facteurs sont axés à bon droit sur l’effet éventuel de la force employée pour corriger l’enfant, comme le requiert l’art. 43.

35 Par contre, il ne convient pas de mettre a posteriori l’accent sur la gravité du comportement répréhensible de l’enfant, ce qui incite davantage à punir qu’à corriger. Un autre facteur, proposé dans l’arrêt R. c. Dupperon (1984), 16 C.C.C. (3d) 453 (C.A. Sask.), p. 460, à savoir [traduction] « la nature de la faute à l’origine de la correction infligée », n’est donc pas une considération contextuelle pertinente. L’article 43 est axé sur la correction infligée à l’enfant et non sur la gravité de l’événement déclencheur. Il est évident que la force employée en l’absence d’un comportement exigeant une correction ne peut, par définition, servir à corriger.

36 Le consensus social et la preuve d’expert concernant ce qui constitue une correction raisonnable aident aussi à déterminer ce qui est « raisonnable dans les circonstances » en matière de correction infligée à un enfant. Le droit criminel utilise souvent la notion du caractère raisonnable pour tenir compte de l’évolution des mœurs et éviter d’effectuer des « rajustements » au moyen de modifications successives. Cette technique implique qu’il est possible de tenir compte du consensus social de l’heure quant à ce qui est raisonnable. Les gardiens ou les juges ont tort d’appliquer leurs propres notions subjectives de ce qui est raisonnable; l’art. 43 commande une appréciation objective fondée sur l’état des connaissances et le consensus de l’heure. Un large consensus, surtout s’il est étayé par une preuve d’expert, peut fournir des indications et réduire les risques de décision subjective et arbitraire.

37 Compte tenu de la preuve dont dispose actuellement la Cour, il existe d’importants terrains d’entente chez les experts des deux parties (décision de première instance, par. 17). Le châtiment corporel infligé à un enfant de moins de deux ans lui est préjudiciable et n’est d’aucune utilité pour corriger vu les limites cognitives d’un enfant de cet âge. Le châtiment corporel infligé à un adolescent est préjudiciable en ce sens qu’il risque de déclencher un comportement agressif ou antisocial. Le châtiment corporel infligé à l’aide d’un objet, comme une règle ou une ceinture, est préjudiciable physiquement et émotivement. Le châtiment corporel consistant en des gifles ou des coups portés à la tête est préjudiciable. Ces formes de châtiment, pouvons-nous conclure, ne sont pas raisonnables.

38 Le consensus social de l’heure veut que l’infliction de châtiments corporels par les enseignants soit inacceptable, bien que ces derniers puissent parfois employer la force pour expulser un enfant de la classe ou pour assurer le respect de directives. De nombreux conseils ou commissions scolaires interdisent le châtiment corporel. En outre, des lois de certaines provinces et de certains territoires interdisent aux enseignants d’infliger des châtiments corporels : voir, par exemple, la Schools Act, 1997, S.N.L. 1997, ch. S-12.2, art. 42; la School Act, R.S.B.C. 1996, ch. 412, par. 76(3); la Loi sur l’éducation, L.N.-B. 1997, ch. E-1.12, art. 23; la School Act, R.S.P.E.I. 1988, ch. S-2.1, art. 73; la Loi sur l’éducation, L.T.N.‑O. 1995, ch. 28, par. 34(3); la Loi sur l’éducation, L.Y. 1989-90, ch. 25, art. 36. Ce consensus est conforme aux obligations internationales du Canada, compte tenu des conclusions du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, mentionnées précédemment. L’article 43 protégera l’enseignant qui emploie une force raisonnable pour retenir un enfant ou l’expulser lorsque cela est indiqué. Un large consensus social, étayé par une preuve d’expert et par les obligations découlant des traités dont le Canada est signataire, indique que l’infliction d’un châtiment corporel par un enseignant est déraisonnable.

39 Enfin, l’interprétation judiciaire peut être utile pour déterminer le sens de l’expression « raisonnable dans les circonstances » contenue à l’art. 43. Il faut reconnaître, au départ, que la jurisprudence relative à l’art. 43 manque parfois de clarté et de cohérence et transmet un message confus quant à ce qui est permis et à ce qui ne l’est pas. Dans une bonne partie de la jurisprudence analysée par la juge Arbour, les juges n’ont pas reconnu la nature évolutive de la norme du caractère raisonnable et ont indûment appliqué des notions dépassées de la correction raisonnable. Dans certains cas, les juges ont appliqué à tort leur propre perception subjective de ce qui constitue une correction raisonnable — perception qui variait selon l’expérience de chacun. En outre les accusations de correction constituant des voies de fait étaient rarement considérées comme suffisamment graves pour justifier une recherche et une preuve d’expert poussées ou des appels qui auraient pu permettre de dégager une norme nationale unifiée. Cependant, « [l]e fait qu’un terme législatif particulier soit susceptible de diverses interprétations par les tribunaux n’est pas fatal » : Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, p. 1157. Il se peut que la présente affaire et celles qui pourront s’en inspirer ouvrent la voie à une interprétation plus uniforme que dans le passé de l’expression « raisonnable dans les circonstances ». Là encore, la question n’est pas de savoir si l’art. 43 a donné suffisamment d’indications dans le passé, mais plutôt de savoir s’il établit une norme dont le sens fondamental peut s’harmoniser avec le consensus de l’heure.

40 Prises ensemble, ces considérations permettent de dégager de l’expression « raisonnable dans les circonstances » un sens fondamental solide qui est suffisant pour délimiter une sphère à l’intérieur de laquelle la correction infligée risque de donner lieu à des sanctions pénales. De façon générale, l’art. 43 ne soustrait aux sanctions pénales que l’emploi d’une force légère — ayant un effet transitoire et insignifiant — pour infliger une correction. Les experts s’accordent actuellement pour dire que cet article ne s’applique pas au châtiment corporel infligé à un enfant de moins de deux ans ou à un adolescent. La conduite dégradante, inhumaine ou préjudiciable n’est pas protégée. La correction comportant l’utilisation d’un objet ou encore des gifles ou des coups à la tête est déraisonnable. Les enseignants peuvent employer une force raisonnable pour expulser un enfant de la classe ou pour assurer le respect des directives, mais pas simplement pour infliger un châtiment corporel à un enfant. Si on ajoute à cela l’exigence que la conduite vise à infliger une correction, ce qui exclut la conduite résultant de la frustration, de l’emportement ou du tempérament violent du gardien, il se dessine une image uniforme du champ d’application de l’art. 43. Les responsables de l’application de la loi ou les juges ont tort d’appliquer leur propre perception subjective de ce qui est « raisonnable dans les circonstances »; le critère applicable est objectif. La question doit être examinée en fonction du contexte et de toutes les circonstances de l’affaire. La gravité de l’événement déclencheur n’est pas pertinente.

41 Le fait que des cas limites soient prévisibles n’est pas fatal. Comme l’a affirmé le juge Gonthier dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical, précité, p. 639, « c’est une caractéristique inhérente de notre système juridique que certains actes seront aux limites de la ligne de démarcation de la sphère de risque; il est alors impossible de prédire avec certitude. Guider, plutôt que diriger, la conduite est un objectif plus réaliste ».

42 L’article 43 atteint cet objectif. Il trace de vraies lignes de démarcation et délimite une sphère de risque de sanctions pénales. Le père, la mère ou l’instituteur prudent s’abstiendra d’adopter une conduite risquant de franchir ces lignes de démarcation, alors que les responsables de l’application de la loi et les juges les garderont à l’esprit. Cette disposition ne viole pas le principe de justice fondamentale voulant que les lois ne soient ni imprécises ni arbitraires.

43 Par contre, ma collègue la juge Arbour estime que l’art. 43 est inconstitutionnellement imprécis, un point de vue partagé par la juge Deschamps. Elle affirme, d’abord, que l’analyse qui précède représente une interprétation atténuée inacceptable de l’art. 43. Cette affirmation est démentie par la preuve soumise en l’espèce, qui confère à l’art. 43 un sens fondamental solide; l’interprétation d’une expression du genre « raisonnable dans les circonstances » fondée sur la preuve et l’argumentation soumises est une pratique judiciaire courante et acceptée en matière de droit criminel. L’interprétation du mot « raisonnable » fondée sur la preuve soumise constitue un exercice d’interprétation judiciaire et non pas une modification de la loi par voie judiciaire. Cette pratique est courante compte tenu du nombre d’infractions criminelles dont l’existence dépend du mot « raisonnable ». S’il « revient aux tribunaux d’appel de refréner les interprétations exagérément élastiques » (le juge Binnie, par. 122), il leur appartient également de définir la portée des moyens de défense pouvant être invoqués en matière criminelle.

44 La juge Arbour affirme également que le fait que les tribunaux aient appliqué l’art. 43 de manière incohérente dans le passé prouve que cet article est inconstitutionnellement imprécis. Là encore, cette inférence n’est pas possible. L’imprécision est invoquée non pas en fonction de la question de savoir si une disposition a été interprétée de manière uniforme dans le passé, mais plutôt en fonction de celle de savoir si elle peut donner des indications à l’avenir. Les applications incohérentes et erronées sont courantes en droit criminel, où maintes dispositions peuvent poser des difficultés; cela n’en fait pas pour autant des dispositions inconstitutionnelles. Nous comptons plutôt sur les cours d’appel pour en clarifier le sens de manière à en assurer une application plus uniforme à l’avenir. Je conviens avec la juge Arbour que les Canadiens et Canadiennes jugeraient fort contestables un bon nombre des décisions déjà rendues au sujet de l’art. 43. Cependant, leur malaise face à cette violence injustifiée dont sont victimes des enfants montre qu’il est possible de déterminer quelle force employée pour infliger une correction est raisonnable dans les circonstances. Enfin, la juge Arbour affirme que les parents qui feront l’objet d’accusations criminelles après avoir employé la force pour infliger une correction pourront invoquer les moyens de défense fondés sur la nécessité et le principe de minimis. Je conviens qu’il est possible d’invoquer la nécessité comme moyen de défense, mais seulement dans des cas où il n’est pas question de force employée pour infliger une correction, notamment dans celui où il s’agissait de protéger un enfant contre un danger imminent. Quant au moyen de défense fondé sur le principe de minimis, il est aussi, sinon plus, imprécis et difficile à appliquer que le moyen de défense fondé sur le caractère raisonnable que prévoit l’art. 43.

(2) Portée excessive

45 L’article 43 du Code criminel mentionne la force employée pour corriger les enfants en général. La Fondation soutient que cette disposition a une portée excessive du fait que les enfants de moins de deux ans ne peuvent pas être corrigés et que l’emploi de la force pour corriger des enfants de plus de 12 ans ne leur causera que du tort. Ces catégories d’enfants, fait-on valoir, auraient dû être exclues.

46 Le législateur a répondu à cette préoccupation en décidant de limiter l’exemption à la correction raisonnable analysée précédemment. Les experts ont constamment indiqué que la force employée contre un enfant trop jeune pour pouvoir tirer une leçon d’un châtiment corporel n’est pas destinée à infliger une correction. De même, selon le consensus qui règne actuellement chez les experts, l’infliction d’un châtiment corporel à un adolescent risque sérieusement de lui causer un préjudice psychologique : l’infliction d’un tel châtiment serait donc déraisonnable. Il peut cependant y avoir des cas où un père, une mère ou un instituteur emploie raisonnablement la force pour retenir un adolescent ou le soustraire à une situation particulière, sans pour autant lui infliger un châtiment corporel. L’article 43 ne permet pas l’emploi de la force qui ne peut pas avoir l’effet d’une correction ou qui n’est pas raisonnable. Il n’a donc pas une portée excessive.

II. L’article 43 du Code criminel contrevient-il à l’article 12 de la Charte?

47 L’article 12 de la Charte garantit le « droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». La Fondation fait valoir que l’art. 43 contrevient à l’art. 12 en autorisant l’emploi de la force pour corriger un enfant. Pour que l’art. 12 s’applique, la Fondation doit établir a) que l’art. 43 vise une peine ou un traitement infligé par l’État (Rodriguez, précité, p. 608-609) et b) que ce traitement est « cruel et inusité ». Ces conditions ne sont pas remplies en l’espèce.

48 L’article 43 excuse la force que les parents ou instituteurs emploient pour infliger une correction. La force que les parents emploient pour infliger une correction dans le cadre familial n’est pas un traitement infligé par l’État. Les instituteurs peuvent toutefois être des employés de l’État, ce qui soulève la question de savoir si leur emploi de la force pour infliger une correction constitue un « traitement » infligé par l’État.

49 Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question étant donné que, de toute façon, la conduite autorisée par l’art. 43 n’est ni « cruelle et inusitée » ni « excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » : R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072; Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876, par. 34. L’article 43 ne permet que l’emploi d’une force raisonnable pour infliger une correction. Une conduite ne peut pas être à la fois raisonnable et incompatible avec la dignité humaine. L’emploi d’une force éventuellement « cruelle et inusitée » pour infliger une correction peut toujours donner lieu à des poursuites criminelles.

III. L’article 43 du Code criminel contrevient-il à l’article 15 de la Charte?

50 L’article 43 permet d’adopter envers les enfants une conduite qui serait criminelle si elle était adoptée envers une personne adulte. La Fondation soutient que cette distinction viole l’art. 15 de la Charte, qui prévoit que « [l]a loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous » indépendamment de toute discrimination. Plus particulièrement, la Fondation fait valoir que cette décriminalisation est discriminatoire pour les enfants du fait qu’elle transmet le message que l’enfant est « moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou [en tant] que membre de la société canadienne » : Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 51. Cela, prétend-elle, contrevient à l’objet de l’art. 15, qui est d’« empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles » : Law, précité, par. 51. Selon la Fondation, l’égalité ne peut être garantie que si le droit criminel traite les voies de fait simples commises sur un enfant, en le corrigeant, de la même manière que les voies de fait simples commises sur une personne adulte.

51 Comme nous le verrons, la difficulté que pose cet argument est qu’il assimile traitement égal à traitement identique, ce que nos tribunaux ont toujours refusé de faire. En fait, refuser l’application systématique du droit criminel au moindre contact disciplinaire du genre décrit dans la section précédente témoigne de l’incidence que cette application aurait sur les intérêts de l’enfant et sur les rapports au sein de la famille et à l’école. Le choix du législateur de ne pas criminaliser cette conduite n’est ni dévalorisant pour les enfants ni discriminatoire envers eux; il est conforme à la réalité de leur vie en répondant à leur besoin de sécurité d’une manière appropriée à leur âge.

A. La perspective appropriée

52 L’article 43 établit une distinction fondée sur l’âge, que le par. 15(1) énumère en tant que motif de discrimination prohibé. Il s’agit seulement de savoir si cette distinction est discriminatoire au sens du par. 15(1) de la Charte.

53 Avant de se demander si l’art. 43 est discriminatoire, il est nécessaire d’analyser la question de la perspective. Le critère applicable consiste à déterminer si une personne raisonnable possédant les caractéristiques du demandeur et se trouvant dans la même situation que lui conclurait que le droit marginalise le demandeur ou le considère moins digne d’être reconnu en raison de caractéristiques non pertinentes : Law, précité. Appliqué au cas où le demandeur serait un enfant, ce critère risque fort de nous conduire à l’hypothèse fantaisiste de l’enfant d’âge préscolaire, bien informé et raisonnable. Le mieux que nous puissions faire est d’adopter la perspective de la personne raisonnable agissant pour le compte d’un enfant, qui examine et évalue sérieusement le point de vue de l’enfant et les besoins qui doivent être comblés pour assurer son sain développement. Cependant, une telle affirmation n’atténue en rien l’élément subjectif; en appréciant une demande fondée sur le droit à l’égalité mettant en cause des enfants, un tribunal doit s’efforcer de tenir compte du point de vue subjectif de l’enfant, qui comportera souvent un sentiment relatif d’impuissance ou de vulnérabilité.

B. L’existence de discrimination est-elle établie en l’espèce?

54 Dans ce contexte, la question peut être posée de la façon suivante : du point de vue de la personne raisonnable mentionnée plus haut, le choix du législateur de ne pas criminaliser l’emploi raisonnable de la force pour corriger un enfant porte-t-il atteinte à la dignité humaine et à la liberté de l’enfant en le marginalisant ou en le jugeant moins digne d’être reconnu, sans égard à sa situation véritable?

55 Dans l’arrêt Law, précité, le juge Iacobucci a énuméré quatre facteurs utiles pour répondre à cette question : (1) le désavantage préexistant, (2) la correspondance entre la distinction et les caractéristiques ou la situation personnelles du demandeur, (3) l’existence d’un objet ou d’un effet d’amélioration, et (4) la nature du droit touché.

56 Le premier facteur de l’arrêt Law, à savoir la vulnérabilité et la préexistence d’un désavantage, joue clairement en l’espèce. Les enfants forment un groupe très vulnérable. C’est aussi le cas du quatrième facteur. La nature du droit touché — l’intégrité physique — a une grande importance. Personne ne prétend que l’art. 43 est destiné à améliorer la situation d’un autre groupe plus désavantagé : le troisième facteur. Il reste le deuxième facteur : l’absence de correspondance entre l’art. 43 et les besoins et la situation véritables des enfants.

57 Ce facteur reconnaît qu’en général les règles de droit qui « répondent adéquatement aux besoins, aux capacités et à la situation du demandeur » ne contreviennent pas au par. 15(1) : Law, précité, par. 70. « À l’opposé, une mesure qui impose des restrictions ou refuse des avantages sur le fondement de caractéristiques présumées ou attribuées à tort risque de porter atteinte à la valeur humaine essentielle des personnes visées et d’être discriminatoire » : Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, par. 37. La question en l’espèce est de savoir s’il y a absence de correspondance dans ce sens.

58 Les enfants ont besoin de protection contre les mauvais traitements. Ils sont des membres vulnérables de la société canadienne; le législateur et le pouvoir exécutif agissent fort bien en les protégeant contre tout préjudice psychologique ou physique. Ce faisant, le gouvernement répond au besoin crucial qu’ont tous les enfants de vivre dans un milieu sûr. Cependant, il ne s’agit pas du seul besoin des enfants. Ces derniers dépendent également de leurs parents et de leurs instituteurs pour les guider et les discipliner, pour empêcher qu’on leur fasse du mal et pour favoriser leur sain développement dans la société. Un milieu familial et scolaire stable et sûr est essentiel à cet égard.

59 À l’article 43, le législateur tente de répondre à chacun de ces besoins. Il donne aux parents et aux instituteurs la capacité d’éduquer raisonnablement l’enfant sans encourir des sanctions pénales. Le droit criminel condamne et punit résolument l’emploi de la force qui cause des blessures à l’enfant, qui constitue une forme d’abus systématique ou qui n’est simplement que la manifestation violente d’un sentiment de colère ou de frustration à l’égard d’un enfant; de cette façon, en ne décriminalisant que la force minime ayant un effet transitoire ou insignifiant, l’art. 43 tient compte du besoin de l’enfant de vivre dans un milieu sûr. Cependant, l’art. 43 garantit aussi que le droit criminel ne sera pas appliqué dans le cas où l’emploi de la force fait partie d’un effort véritable d’éduquer l’enfant, s’il ne présente aucun risque raisonnable de causer un préjudice qui ne soit pas purement transitoire et insignifiant et s’il est raisonnable dans les circonstances. L’intervention du droit criminel dans le milieu familial et scolaire des enfants, dans ces circonstances, leur causerait plus de tort que de bien. Le législateur a donc décidé d’agir autrement, préférant l’approche consistant à faire prendre conscience aux parents des effets potentiellement négatifs du châtiment corporel.

60 Cette décision, loin de faire abstraction de la réalité de la vie des enfants, est fondée sur leur expérience de la vie. Le droit criminel est l’outil le plus puissant dont le législateur dispose. Toutefois, c’est un instrument radical dont la puissance peut aussi détruire les rapports au sein de la famille et à l’école. Comme le rapport Ouimet l’a expliqué :

Ce n’est qu’en dernier ressort que, pour essayer de lutter contre une conduite antisociale, certains comportements devraient être désignés comme criminels. Le droit criminel, traditionnellement et peut-être intrinsèquement, comporte l’imposition d’une sanction. Cette sanction, qu’elle se présente sous forme d’arrestation, d’assignation, de procès, de déclaration de culpabilité, de condamnation, de peine ou de publicité, doit, de l’avis du Comité, n’être utilisée qu’en cas de nécessité inéluctable. Des hommes et des femmes peuvent voir leur vie, publique et privée, détruite; des familles peuvent se disloquer; l’État peut avoir à supporter des frais considérables : il faut tenir compte de toutes ces conséquences au moment de déterminer si un mode de comportement nuit tellement aux valeurs sociales qu’il faille l’inclure dans la liste des crimes. Si la société dispose d’un autre recours lorsqu’elle se voit menacée, c’est à ce dernier qu’elle doit accorder la préférence. L’infliction délibérée d’une peine ou tout autre empiétement de l’État sur la liberté humaine ne peuvent se justifier que lorsqu’un mal évident résulterait du défaut d’intervention. [Je souligne.]

(Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, Justice pénale et correction : un lien à forger (1969), p. 12-13)

Concluant que l’art. 43 ne devrait pas être abrogé, la Commission de réforme du droit du Canada a signalé que son abrogation « risquerait [. . .] d’avoir des conséquences malheureuses, pires que celles pouvant découler du maintien de l’article en question », et que « la famille risquerait d’être exposée à la rigueur du droit pénal pour la moindre gifle, la fessée la plus anodine ». « Est-ce là », s’est-elle demandé, « le type de société dans lequel nous voulons vivre? » (Commission de réforme du droit du Canada, document de travail 38, Les voies de fait (1984), p. 51)

61 Le juge de première instance a conclu, en l’espèce, que les experts des deux parties s’accordaient pour dire que seule la conduite physique abusive devrait être criminalisée et que l’application du droit criminel à tous les cas où la force est employée pour infliger une correction [traduction] « aurait des conséquences négatives sur les familles et gênerait les efforts des parents et des instituteurs pour éduquer les enfants » (juge de première instance, par. 17).

62 En fait, sans l’art. 43, le droit canadien général en matière de voies de fait criminaliserait l’emploi de la force qui ne correspond pas à notre perception du châtiment corporel, comme le fait de forcer un enfant à s’asseoir pendant cinq minutes pour qu’il se tranquillise. La décision de ne pas criminaliser une telle conduite est fondée non pas sur une dévalorisation de l’enfant, mais sur la crainte que la criminalisation de cette conduite détruise des vies et disloque des familles — un fardeau qui, dans une large mesure, serait supporté par les enfants et éclipserait tout avantage susceptible d’émaner du processus pénal.

63 La Fondation soutient que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite permettrait d’éviter ces effets néfastes. Cependant, comme la Fondation l’affirme dans son argumentation sur l’imprécision, notre objectif devrait être la primauté du droit et non la primauté de la discrétion individuelle. De plus, s’il est contraire au par. 15(1) qu’une mesure législative prive les enfants du bénéfice du droit criminel en raison de leur âge et de la situation qui en résulte, il est tout aussi discriminatoire qu’un mandataire de l’État (par exemple, un policier ou le ministère public) choisisse de ne pas porter d’accusations ou de ne pas engager de poursuites pour les mêmes raisons.

64 La Fondation fait valoir que cela ne représente pas l’objet initial de la règle de droit en question et ne reflète pas ses effets véritables. Selon la Fondation, l’art. 43 visait, et vise toujours, à promouvoir l’idée que l’emploi de la force pour corriger un enfant est non seulement permis sur le plan du droit criminel, mais encore qu’il est louable parce qu’il est [traduction] « bon pour les enfants ». En avançant cet argument, la Fondation s’appuie sur l’énoncé de l’art. 43 voulant que les parents et les instituteurs soient « fondé[s] » (« justified ») à employer une force raisonnable pour infliger une correction. Dans l’arrêt Ogg-Moss, précité, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a affirmé, au sujet de la question de la « justification », que l’art. 43 excuse l’emploi de la force pour corriger l’enfant, « la raison à cela étant qu’une telle action est considérée non comme mauvaise, mais comme légitime » (p. 193 (en italique dans l’original)). La Fondation soutient que, à titre de « justification », l’art. 43 décrit nécessairement une conduite louable.

65 À mon avis, ce point de vue est exagéré. Nous ne pouvons pas déduire d’un seul mot que le législateur a voulu approuver l’emploi de la force contre un enfant, sans examiner également l’historique et le contexte de cette disposition. Dans notre premier Code criminel, adopté en 1892 (S.C. 1892, ch. 29), le législateur a utilisé l’expression « a le droit » au lieu de « est fondé » dans la disposition analogue :

55. Tout père et mère ou toute personne qui les remplace, tout maître d’école, instituteur ou patron, a le droit d’employer la force, sous forme de correction, contre un enfant, élève ou apprenti confié à ses soins, pourvu que cette force soit raisonnable dans les circonstances.

Il l’a fait même si l’expression « est justifiable » figurait dans des dispositions créant d’autres moyens de défense comme l’emploi de la force pour empêcher la perpétration d’une infraction grave (art. 44) et pour repousser une attaque (art. 45) — moyens de défense que nous associons habituellement à une approbation morale. Il est donc maintenant clair que le législateur n’affirmait pas que la force visée par l’exemption était morale ou bonne. Ce n’est pas avant la nouvelle édiction du Code criminel en 1953-54 (S.C. 1953-54, ch. 51) que le législateur a remplacé « a le droit » par « est fondé ». Nous ignorons ce qui l’a poussé à le faire. Nous savons cependant que cette modification n’a pas été débattue au Parlement et que rien n’indique que le législateur a soudainement considéré que l’emploi d’une force raisonnable pour corriger un enfant requérait désormais l’approbation morale explicite de l’État. Enfin, nous savons que le gouvernement a adopté un programme destiné à faire prendre conscience aux parents et aux gardiens des effets potentiellement négatifs de l’infliction d’un châtiment corporel à un enfant. Considérant l’art. 43 à la lumière de son historique et de son contexte législatif et politique général, il est difficile de conclure qu’en utilisant l’expression « est fondé », le législateur a voulu transmettre le message qu’il est « bien » ou « bon » d’employer la force contre les enfants. L’article 43 ne représente pas essentiellement une approbation par le législateur de l’emploi de la force contre les enfants; il soustrait aux sanctions pénales les parents et les instituteurs qui leur infligent une correction raisonnable.

66 Mon collègue le juge Binnie indique que l’effet négatif de la criminalisation de l’emploi d’une force légère pour infliger une correction n’a rien à voir avec l’analyse de l’égalité fondée sur l’art. 15 et ne doit être pris en considération qu’à l’étape où il s’agit d’examiner si une atteinte aux droits garantis par l’art. 15 est justifiée au regard de l’article premier de la Charte (par. 74 et 85). Il affirme, en particulier, que « [l]’article 43 protège les pères, mères et instituteurs, et non les enfants » (par. 110 (je souligne)) et que, par conséquent, l’examen de la règle de droit contestée, effectué dans le cadre de l’analyse fondée sur l’art. 15, ne doit pas consister à se demander si le traitement infligé correspond aux besoins, aux capacités et à la situation des enfants. En toute déférence, je ne suis pas d’accord. En l’espèce, les demandeurs sont des enfants. L’analyse dictée par l’arrêt Law oblige la Cour à se demander si l’exemption de sanctions pénales limitée dont bénéficient les parents et les instituteurs correspond aux besoins des enfants. Il s’agit là d’une étape qui doit nécessairement être franchie pour déterminer si la distinction est dégradante pour les enfants et les tient pour moins dignes d’être reconnus. Nous ne devons pas tronquer artificiellement l’analyse de l’égalité fondée sur l’art. 15 pour le motif que des considérations similaires peuvent être utiles pour déterminer, le cas échéant, si une atteinte aux droits garantis par l’art. 15 est justifiée dans le cas où son existence est établie.

67 D’aucuns soutiennent que, même si, dans l’ensemble, les effets de l’art. 43 sont salutaires, ces effets se révéleront plus préjudiciables que bénéfiques pour certains enfants. Il y a deux façons de répondre à cet argument. Premièrement, le droit criminel est prêt à intervenir lorsque l’emploi de la force raisonnable pour infliger une correction dégénère en conduite préjudiciable, dégradante ou abusive. Deuxièmement, comme le juge Iacobucci l’a précisé dans l’arrêt Law, précité, pour respecter le par. 15(1) de la Charte, « une loi [ne] doit [pas] toujours correspondre parfaitement à la réalité sociale » (par. 105). Au contraire,

[q]uelles que soient les mesures adoptées par le gouvernement, il existera toujours un certain nombre de personnes auxquelles un autre ensemble de mesures aurait mieux convenu. Le fait que certaines personnes soient victimes des lacunes d’un programme ne prouve pas que la mesure législative en cause ne tient pas compte de l’ensemble des besoins et de la situation du groupe de personnes touché . . .

(Gosselin, précité, par. 55)

68 Je suis convaincu qu’une personne raisonnable qui agit pour le compte d’un enfant et qui est consciente des effets néfastes de la criminalisation que permet d’éviter l’art. 43, de l’existence d’autres initiatives gouvernementales visant à réduire le recours aux châtiments corporels et du fait qu’une conduite abusive et préjudiciable est toujours interdite par le droit criminel, ne conclurait pas qu’une atteinte à la dignité de l’enfant a été portée de la manière prévue au par. 15(1). Les enfants se sentent souvent impuissants et vulnérables; il faut tenir compte de ce fait en évaluant l’incidence de l’art. 43 sur le sentiment de dignité d’un enfant. Cependant, comme je l’ai souligné, la force autorisée est limitée et doit être évaluée au regard de la réalité de la mère ou du père accusé qui se retrouve pris dans l’engrenage du système de justice pénale, sans compter la destruction du milieu familial qui en résulte, ou de celle de l’enseignant détenu en attendant le versement d’une caution et au tort inévitablement causé au milieu essentiel à l’éducation de l’enfant. L’article 43 ne porte pas arbitrairement atteinte à la dignité. Il n’est pas discriminatoire. Au contraire, il repose fermement sur les besoins et la situation véritables des enfants. Je conclus que l’art. 43 ne contrevient pas au par. 15(1) de la Charte.

IV. Conclusion

69 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. La Canadian Foundation for Children, Youth and the Law a soulevé, au nom des enfants, une importante question de droit constitutionnel et de droit criminel qui n’aurait autrement pas pu être soumise à la Cour. Cela justifie une dérogation à la règle normale en matière de dépens et la délivrance d’une ordonnance enjoignant à chacune des parties de supporter ses propres dépens dans toutes les cours.

70 Je suis d’avis de donner aux questions constitutionnelles les réponses suivantes :

1. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, porte-t-il atteinte aux droits que l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Non.

2. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

3. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, porte-t-il atteinte aux droits que l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Non.

4. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

5. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, porte-t-il atteinte aux droits que le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Non.

6. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Version française des motifs rendus par

71 Le juge Binnie (dissident en partie) — Aux termes du par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, un enfant a droit « à la même protection et au même bénéfice de la loi ». L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, prive les enfants de la protection que leur accorde le droit criminel contre l’emploi de la « force » physique, alors que l’emploi de cette force contre un adulte constituerait une infraction criminelle de voies de fait. Les enfants se trouvent dans cette position d’infériorité pour la seule raison qu’ils sont des enfants.

72 Malgré ces faits, ma collègue la Juge en chef est d’avis que l’art. 43 ne porte pas atteinte aux droits de l’enfant à l’égalité parce qu’« une personne raisonnable qui agit pour le compte d’un enfant [. . .] ne conclurait pas qu’une atteinte à la dignité de l’enfant a été portée de la manière prévue au par. 15(1) » (par. 68). En toute déférence pour mes collègues de la majorité, j’estime que peu de choses peuvent désigner plus efficacement les enfants comme des citoyens de deuxième classe que le fait de les priver de la protection ordinaire offerte par les dispositions du Code criminel relatives aux voies de fait. Les priver ainsi de cette protection porte atteinte à leur dignité, quelle que soit la perspective adoptée, y compris celle d’un enfant. La protection de l’intégrité physique contre l’emploi d’une force illégale est une valeur fondamentale qui s’applique à tous. L’exigence de la « dignité », à laquelle l’arrêt de notre Cour, Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, a donné toute sa vigueur, fournit des éclaircissements utiles et importants sur l’objet du par. 15(1), mais elle ne doit pas devenir un facteur indirect imprévisible assez puissant pour écarter à lui seul la protection que le Code criminel offrirait autrement.

73 Je souscris donc, quoique pour des motifs quelque peu différents, à l’opinion de ma collègue la juge Deschamps selon laquelle il y a, à première vue, atteinte aux droits des enfants à l’égalité que leur garantit le par. 15(1). Je suis d’avis de rejeter les prétentions de l’appelante qui sont fondées sur les art. 7 et 12. Le « caractère raisonnable » ne constitue pas une norme imprécise au point d’être inconstitutionnelle (art. 7) et l’art. 43 ne cautionne pas l’emploi d’une force qui constituerait une peine « cruelle et inusitée » (art. 12).

74 Je diverge d’opinion avec mes collègues de la majorité non seulement quant à la portée restreinte qu’elle attribue à la garantie prévue au par. 15(1), mais également quant à la technique qu’ils utilisent pour la restreindre, soit l’inclusion dans l’application du par. 15(1) d’une série de considérations qui, selon moi, devraient plutôt entrer en jeu dans la démonstration de la justification qui incombe au gouvernement en application de l’article premier. La Juge en chef affirme par exemple qu’il existe de bonnes raisons de « refuser l’application systématique du droit criminel au moindre contact disciplinaire du genre décrit dans la section précédente [vu] l’incidence que cette application aurait sur les intérêts de l’enfant et sur les rapports au sein de la famille et à l’école » (par. 51), et que les familles devraient être protégées de « la rigueur du droit pénal pour la moindre gifle, la fessée la plus anodine » (par. 60). Ce sont là des questions importantes, mais elles n’ont pas de lien avec le droit à l’égalité. Elles se rapportent plutôt à la justification d’une atteinte au droit à l’égalité. Ce sont des arguments visant à établir que, pour des considérations sociales plus générales liées au respect de la vie privée de la famille et malgré l’atteinte aux droits de l’enfant à l’égalité, une certaine immunité parentale constitue une limite raisonnable qui peut se justifier dans une société libre et démocratique.

75 Comme nous le verrons, je suis d’avis de confirmer la validité de l’art. 43 en ce qui concerne les pères et mères, ainsi que les personnes qui les remplacent, et de rejeter le pourvoi sur ce point. Bien que l’art. 43 restreigne à première vue les droits des enfants (c’est-à-dire des personnes de moins de 18 ans) à l’égalité, je conclus qu’après pondération des besoins du groupe visé en regard des besoins légitimes de notre existence sociale collective, cette restriction constitue une limite raisonnable dont la justification a été démontrée au sens de l’article premier.

76 Par contre, la justification requise par l’article premier pour que soit accordée aux instituteurs une protection semblable à celle garantie aux pères et mères n’est pas convaincante. À mon avis, les mentions de l’« instituteur » et de l’« élève » devraient être retranchées de l’art. 43 et déclarées inopérantes.

77 Je propose de regrouper les motifs qui fondent ces conclusions sous les intitulés suivants :

1. L’interprétation correcte de l’art. 43 du Code criminel;

2. La portée du par. 15(1) de la Charte;

3. Le sens du mot « discrimination » et le facteur de la « correspondance »;

4. Nouvel essor du facteur de la « pertinence »;

5. L’atteinte à la dignité humaine;

6. La justification requise par l’article premier

a) en ce qui concerne les pères et mères ainsi que les personnes qui les remplacent;

b) en ce qui concerne les instituteurs.

1. L’interprétation correcte de l’article 43 du Code criminel

78 L’article 43 est ainsi rédigé :

Tout instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances.

79 Dans l’arrêt Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173, la Cour a conclu que cette disposition s’appliquait dans les cas où la force employée visait un « enfant », terme qui a été interprété comme signifiant « un mineur » (p. 186), c’est-à-dire, en Ontario, une personne de moins de 18 ans, selon la Loi sur la majorité et la capacité civile, L.R.O. 1990, ch. A.7, art. 1.

80 Comme nous le verrons plus loin, les dispositions du Code criminel relatives aux voies de fait ont une portée extrêmement étendue. Depuis l’époque de Blackstone, on considère qu’outre son objectif évident de maintien de l’ordre public, l’interdiction des voies de fait protège le droit [traduction] « sacré » de toute personne à son intégrité physique :

. . . la loi ne peut tirer une ligne de séparation entre divers degrés de violence, et par cette raison elle interdit sans restriction même la moindre violence, la personne de tout homme étant sacrée, et nul n’ayant le droit de lui porter aucune atteinte, quelque légère qu’elle soit.

(W. Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises, t. 4, 1823, p. 195-196)

Plus récemment, notre Cour a déclaré ceci :

L’objectif du régime des voies de fait est nettement beaucoup plus large que la simple protection des personnes contre les blessures graves. Le régime des voies de fait vise, de façon plus générale, à protéger l’intégrité physique des gens.

(R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, la juge L’Heureux-Dubé, motifs concordants, par. 11)

81 Les juges de la majorité introduisent des limites importantes dans leur interprétation de la protection conférée par l’art. 43. Ils concluent que ce dernier n’offre aucun moyen de défense ni justification à la personne qui emploie la force (i) contre des enfants de moins de deux ans, (ii) contre des enfants de tout âge souffrant d’un handicap, (iii) « causant un préjudice ou suscitant un risque raisonnable de préjudice » à des enfants de deux ans ou plus, (iv) d’une façon dégradante contre des enfants de deux ans ou plus, (v) pour infliger un châtiment corporel à des adolescents, (vi) en utilisant un objet tel qu’une ceinture contre un enfant de tout âge, ou (vii) en administrant des gifles ou des coups à la tête. Pareil exercice d’interprétation, avec pour simple point de départ la mention, à l’art. 43, de la force employée « pour corriger » qui est « raisonnable dans les circonstances », crée une série de catégories et de sous‑catégories qui contribuent à la protection des enfants, mais qui ne dispensent pas un tribunal de l’obligation que la loi lui impose de déterminer ce qui est raisonnable eu égard à toutes les circonstances. L’accusé a lui aussi droit à la protection complète que lui offre le moyen de défense fondé sur l’art. 43, interprété de manière équitable. En outre, certains pourraient croire qu’en établissant une distinction entre le type de protection accordé aux instituteurs et celui accordé aux pères et mères, et en restreignant la protection des instituteurs aux affaires qui concernent le maintien de l’ordre dans les écoles, par opposition à l’objectif plus général de « correction », mes collègues ne se contentent pas de définir « la portée des moyens de défense pouvant être invoqués en matière criminelle » (motifs de la Juge en chef, par. 43) et repoussent la frontière entre l’interprétation judiciaire et la modification de la loi par voie judiciaire.

82 Cependant, comme mon désaccord avec les juges de la majorité touche l’interprétation du par. 15(1) de la Charte, et non l’interprétation de la loi, les présents motifs porteront essentiellement sur le par. 15(1) et sur son rapport avec l’article premier. L’interprétation de l’art. 43 proposée par la Juge en chef laisse encore une place considérable aux « châtiments corporels » infligés aux enfants âgés de 2 à 12 ans, notamment à « l’emploi réfléchi d’une force modérée » (par. 24) et à la « la force pour retenir un adolescent [c.‑à‑d. entre 12 et 18 ans] ou le soustraire à une situation particulière, sans pour autant lui infliger un châtiment corporel » (par. 46). Ainsi interprété, l’art. 43 prive encore les enfants de la protection de leur intégrité physique dans des circonstances où la force employée serait suffisante pour être criminelle si elle était employée contre un adulte.

2. La portée du paragraphe 15(1) de la Charte

83 L’historique législatif du par. 15 présente un certain intérêt en l’espèce. À l’origine, ce qui constitue maintenant le par. 15(1) était plus strictement limité. Le projet original était ainsi rédigé :

Droits à la non-discrimination

Tous sont égaux devant la loi et ont droit à la même protection de la loi, indépendamment de toute distinction fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge ou le sexe.

(La Constitution canadienne 1980 : Projet de résolution concernant la Constitution du Canada (1980), p. 21)

84 À la suite des délibérations du Comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution, le par. 15(1), tel qu’il a été recommandé et finalement adopté, est devenu une disposition garantissant les droits à l’égalité complète :

Droits à l’égalité

La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

L’ajout du mot « notamment » semblait viser à scinder la disposition et, par le fait même, à libérer le premier volet (le droit général à l’égalité) des limites établies dans le second (les motifs traditionnels de discrimination interdite). Par conséquent, les cours de justice se sont efforcées, au début, d’examiner les classifications législatives au regard des principes d’égalité de bénéfice et de protection de la loi, même lorsque le motif de discrimination n’était pas lié à un des motifs énumérés ou analogues : voir, p. ex., Streng c. Township of Winchester (1986), 31 D.L.R. (4th) 734 (H.C. Ont.); Jones c. Ontario (Attorney General) (1988), 65 O.R. (2d) 737 (H.C.); et Piercey c. General Bakeries Ltd. (1986), 31 D.L.R. (4th) 373 (C.S.T.‑N. (1re inst.)). Dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, notre Cour a conclu qu’une interprétation plus restrictive du par. 15(1) permettrait de mieux en réaliser l’objet. Le juge McIntyre a précisé que l’existence d’une différence de traitement fondée sur une caractéristique personnelle énumérée ou analogue était une condition essentielle à l’obtention d’une réparation fondée sur le par. 15(1). Pour sage que soit cette interprétation, qui repose en grande partie sur la réticence des tribunaux à évaluer rétrospectivement chaque classification législative établie par le législateur, indépendamment du motif de distinction, l’arrêt Andrews a eu pour effet de réduire le nombre de demandeurs potentiellement visés par le par. 15(1). Les plaignants qui alléguaient de façon générale avoir été victimes de traitement inégal ont été jugés exclus. Le demandeur devait préciser le motif particulier sur lequel était fondé le traitement inégal allégué et prouver que ce motif correspondait à une caractéristique personnelle énumérée au par. 15(1) ou à une caractéristique analogue.

85 Il faut éviter en l’espèce de circonscrire davantage la protection offerte par le par. 15(1) en imposant à ceux qui demeurent visés par ce dernier le fardeau de prouver des faits (parfois par la négative) qu’il incombe aux gouvernements d’établir dans le cadre de la justification requise par l’article premier.

3. Le sens du terme « discrimination » et le facteur de la « correspondance »

86 Dans l’affaire Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69, par. 110, les juges majoritaires ont résumé ainsi la démarche à adopter pour statuer sur les demandes fondées sur le par. 15(1) :

Il est maintenant clairement établi que l’analyse [concernant l’égalité] comporte trois étapes et qu’une grande attention est accordée au contexte. À la première étape, le demandeur doit démontrer que la loi, le programme ou l’activité a pour effet d’imposer une différence de traitement entre lui et d’autres personnes par rapport auxquelles il peut à juste titre prétendre à l’égalité. À la deuxième étape, le demandeur doit établir que cette différence de traitement est fondée sur un ou plusieurs motifs énumérés ou motifs analogues. À la troisième étape, le demandeur doit prouver que la distinction équivaut à une forme de discrimination ayant pour effet de porter atteinte à sa dignité humaine. L’aspect « dignité » du critère vise à écarter les plaintes futiles ou autres qui ne mettent pas en cause l’objet de la disposition relative à l’égalité.

Voir aussi Law, précité, par. 39, et Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84, par. 17.

87 Le ministère public concède que l’art. 43 établit une distinction formelle fondée sur l’âge, l’un des motifs énumérés. Cependant, il ressort de la jurisprudence que les distinctions fondées sur un motif énuméré ou analogue ne sont pas nécessairement discriminatoires. Le débat porte donc sur la question de savoir si la distinction établie à l’art. 43 constitue, en droit, de la discrimination.

88 La nature du droit des enfants, savoir leur droit à l’intégrité physique, mérite clairement la protection constitutionnelle.

89 À mon sens, il ne fait aucun doute que l’art. 43 est visé par la définition du terme « discrimination » donnée par le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, précité, p. 174-175 :

J’affirmerais alors que la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. Les distinctions fondées sur des caractéristiques personnelles attribuées à un seul individu en raison de son association avec un groupe sont presque toujours taxées de discriminatoires, alors que celles fondées sur les mérites et capacités d’un individu le sont rarement.

Si l’on applique cette définition à l’art. 43, on ne peut nier que cette disposition prive intentionnellement les enfants d’un avantage dont toutes les autres personnes (c.‑à‑d. les adultes) bénéficient, soit de la protection conférée par les dispositions du Code criminel relatives aux voies de fait dans les circonstances prévues, et qu’ils en sont privés pour la seule raison qu’ils sont des enfants. La protection qu’offre le Code criminel est un avantage. L’application du critère de l’arrêt Andrews, tel qu’il a été formulé à l’origine, me permet donc de croire que la demanderesse a démontré l’existence à première vue d’une atteinte aux droits garantis par le par. 15(1).

90 Dans l’arrêt Law, notre Cour a expressément retenu, sous la plume du juge Iacobucci, le test établi dans l’arrêt Andrews (par. 22 et 26), mais elle a aussi synthétisé la jurisprudence subséquente dans une série de propositions destinées à structurer l’analyse fondée sur le par. 15(1). Elle a notamment dégagé quatre facteurs contextuels qui servent d’indicateurs de l’existence d’une distinction constituant de la discrimination, « bien que », comme l’a souligné le juge Iacobucci, « il en existe évidemment d’autres, et que les quatre facteurs ne soient pas nécessairement tous pertinents dans chaque cas » (par. 62). Ces facteurs contextuels ont pour objet de mettre l’accent sur le résultat de la mesure législative contestée — à quel point « les conséquences [. . .] ressenties par le groupe touché sont graves et localisées » (voir Gosselin, précité, par. 63, citant Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, par. 63).

91 Selon la Juge en chef, trois de ces quatre facteurs contextuels semblent révéler l’existence d’une discrimination en l’espèce, notamment (i) la préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés subis par les enfants, (ii) la nature et l’étendue du droit des enfants qui est touché, à savoir leur droit à l’intégrité physique, et (iii) le fait que l’art. 43 n’a aucun objet ni effet d’amélioration eu égard à un groupe plus défavorisé. Selon ma collègue, l’importance du quatrième « facteur contextuel », c.‑à‑d., la correspondance alléguée entre, d’une part, les besoins et la situation véritables des enfants et, d’autre part, la protection réduite dont ils bénéficient en vertu de l’art. 43, l’emporte sur ces indicateurs de discrimination. À son avis, l’objectif visé par l’égalité réelle (par opposition à l’égalité formelle) justifie le traitement différent accordé aux enfants.

92 Je conviens avec ma collègue que les trois premiers « facteurs contextuels » mènent à une conclusion de discrimination. Je souscris aussi à l’opinion du juge Iacobucci dans l’arrêt Law selon lequel ces facteurs ne sont pas tous pertinents dans chaque cas. Les « facteurs contextuels » n’iront pas tous dans le même sens, et la pondération des différents éléments du contexte particulier de chaque affaire implique un certain jugement.

93 Le facteur de la « correspondance » pose un problème particulier parce qu’il peut empiéter sur l’article premier. Ce facteur a été décrit ainsi par le juge Iacobucci dans l’arrêt Law, par. 70 :

. . . il sera plus facile d’établir la discrimination si les dispositions contestées omettent de tenir compte de la situation véritable d’un demandeur, et plus difficile si les dispositions répondent adéquatement aux besoins, aux capacités et à la situation du demandeur. [Je souligne.]

Dans une certaine mesure, le juge McIntyre a aussi anticipé le facteur de la « correspondance » dans l’arrêt Andrews lorsqu’il a dit, à la p. 169 :

[L]e respect des différences [. . .] est l’essence d’une véritable égalité. . .

94 Le facteur de la « correspondance » a aussi été pris en compte dans des affaires comme Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, dans laquelle une enfant handicapée avait été placée dans une classe pour élèves en difficulté contre la volonté de ses parents. La Cour a refusé de conclure que la création de classes spéciales destinées aux personnes ayant une déficience particulière constituait de la discrimination. Il existait un rapport raisonnable entre la différence de traitement (les classes spéciales) et le motif de discrimination allégué (la déficience), même si les classes spéciales compromettaient la réalisation de l’objectif d’inclusion. Dans les circonstances, cette considération ne pouvait l’emporter sur le fait que les classes spéciales avaient un objet et un effet d’amélioration à l’égard de la situation de la jeune fille.

95 Le facteur de la « correspondance » entre les motifs et les caractéristiques ou la situation du groupe demandeur a aussi étayé la décision de la Cour dans Gosselin, précité, selon laquelle le recours à un programme de formation dans un régime d’aide sociale destiné à des bénéficiaires de moins de 30 ans n’était pas discriminatoire. Les juges majoritaires ont conclu qu’une disposition peut être conforme à la Charte « même en l’absence de correspondance parfaite entre un régime de prestations et les besoins ou la situation du groupe demandeur » (par. 55). La pondération « polycentrique », inhérente à la formulation des régimes d’aide sociale, semble avoir joué un certain rôle dans l’affaire Gosselin comme dans l’affaire antérieure Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28. Plus récemment, dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54, la Cour a invalidé le traitement législatif distinct réservé aux accidentés du travail souffrant de douleur chronique à qui on refusait les prestations habituellement versées aux autres accidentés du travail pour leur offrir plutôt un programme de rétablissement fonctionnel d’une durée de quatre semaines, à la suite duquel ils n’avaient droit à aucun autre avantage. Le juge Gonthier, s’exprimant au nom de la Cour, a conclu, au par. 91 : « J’estime que cela s’explique par le fait que la demande que les appelants ont présentée en vertu de l’art. 15 repose essentiellement sur l’absence de correspondance entre la différence de traitement prescrite par la [Workers’ Compensation Act] et les besoins et la situation véritables des personnes souffrant de douleur chronique » (renvoyant à Law, précité, par. 64-65).

96 Dans ces arrêts, il me semble que l’on a eu recours à bon droit au facteur de la « correspondance » pour décider si la distinction législative contestée indiquait que les personnes visées avaient bénéficié d’une considération égale, même si, en définitive, cette considération égale avait débouché sur un traitement inégal.

4. Nouvel essor du facteur de la « pertinence »

97 Il faut cependant bien s’assurer que le facteur de la « correspondance » conserve son objectif initial d’indicateur de discrimination et ne se transforme pas en une sorte de cheval de Troie qui introduirait, dans l’application du par. 15(1), des questions qu’il convient plutôt de considérer sous l’angle des « limites [. . .] raisonnables [. . .] dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » (art. 1).

98 En particulier, le facteur de la « correspondance » risque de raviver le débat sur la « pertinence » soulevé dans les années 1990, dans le cadre duquel certains membres de la Cour ont soutenu qu’un demandeur invoquant les droits garantis par le par. 15(1) pouvait être débouté s’il était démontré que le motif de la plainte était « pertinent » pour la réalisation d’un objectif législatif légitime. Cette position a été défendue par le juge Gonthier, dissident, dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, dans lequel il a indiqué, au par. 15 :

La troisième étape comporte deux aspects : la détermination de la caractéristique personnelle propre à un groupe et l’examen de sa pertinence par rapport aux valeurs fonctionnelles qui sous‑tendent la loi. [Je souligne.]

Dans cet arrêt, il s’agissait de savoir si des conjoints de fait devaient être traités comme des conjoints mariés pour les besoins d’une assurance. De fait, comme il leur incombait de prouver l’atteinte aux droits garantis par le par. 15(1), les demandeurs se trouvaient ainsi tenus de démontrer que le mariage n’était pas pertinent pour la réalisation de l’objectif législatif. Selon le juge Gonthier, cet objectif consistait à promouvoir les avantages du mariage, et sa réalisation était « pertinente » pour refuser aux couples non mariés les droits conférés par la loi; par conséquent, il n’y avait pas atteinte aux droits garantis par le par. 15(1). Dans les motifs qu’elle a rédigés au nom de la majorité, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a réglé rapidement la question de la « pertinence », au par. 137 :

Considérer que la pertinence est l’indice ultime de l’absence de discrimination est problématique en ce que cela peut permettre de valider des distinctions qui iraient à l’encontre du but poursuivi par le par. 15(1). Un deuxième problème est que cela peut donner lieu à des examens qui devraient plutôt être effectués en fonction de l’article premier.

99 À mon avis, il convient de répondre de la même façon à l’argument soulevé en l’espèce, selon lequel aucune discrimination n’est établie parce que les enfants présentent une certaine vulnérabilité et qu’il existe une « correspondance » (ou un rapport de pertinence) entre cette vulnérabilité et le retrait, par l’art. 43, de la protection ordinaire du Code criminel.

100 Bien que l’enfant ait besoin de sa famille, ce n’est pas à lui que l’art. 43 accorde sa protection, mais au père, à la mère ou à l’instituteur qui emploie une force « raisonnable » pour le « corriger ». L’article 43 protège les pères, mères et instituteurs, et non les enfants. Un enfant a « besoin » que le Code criminel le protège autant qu’un adulte. C’est la raison pour laquelle j’estime que la justification sociale de l’immunité accordée aux pères, mères et instituteurs devrait être abordée sous le régime de l’article premier.

101 Les juges de la majorité refusent d’accorder en l’espèce une réparation fondée sur le droit à l’égalité aux personnes de moins de 18 ans en raison du rôle et de l’importance de la vie familiale dans notre société. Cependant, il me semble qu’en procédant de cette manière, on ne fait qu’incorporer à l’art. 15 l’élément de l’« objectif légitime » tiré du critère d’application de l’article premier établi dans Oakes, tout en transférant de façon incidente à la personne qui fait valoir ses droits le fardeau de démontrer que l’objectif législatif n’est pas légitime, et en relevant le gouvernement de la charge d’établir la proportionnalité, y compris l’atteinte minimale (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103). L’un des objectifs déclarés de l’arrêt Andrews était de maintenir le par. 15(1) et l’article premier analytiquement distincts. Le recours au facteur de la « correspondance » mal à propos risque de compromettre cette distinction.

102 On ne saurait, selon moi, prétendre que le recours à la force contre un enfant — qui, en l’absence de l’art. 43, aboutirait à une condamnation pénale — « correspond » aux « besoins, capacités et situation » de l’enfant lorsqu’on adopte, comme le propose la Juge en chef, le point de vue privilégié d’une « personne raisonnable agissant pour le compte d’un enfant, qui examine et évalue sérieusement le point de vue de l’enfant et les besoins qui doivent être comblés pour assurer son sain développement » (par. 53 (je souligne)). J’ai du mal à admettre que l’enfant a « besoin » d’une correction impliquant une conduite qui, sans l’art. 43, équivaudrait à des voies de fait criminelles trop graves pour donner ouverture au moyen de défense de minimis. (Si le recours à la force est assez faible pour que s’applique le principe de minimis, alors, comme l’a signalé la juge Arbour, l’accusé dispose d’un autre moyen de défense et n’a pas besoin de recourir à l’art. 43.)

103 Pour ce qui est d’adapter la distinction « aux capacités et à la situation » de l’enfant, les mots « élève ou enfant » englobent toutes les étapes du développement humain, de la naissance à l’âge de 18 ans. Il est difficile de faire une généralisation à propos « des capacités et de la situation » d’un groupe de personnes aussi disparate. Un enfant de 2 ans et un autre de 12 ans (sans parler d’un jeune de 17 ans) n’ont pas les mêmes besoins, ont des capacités fort distinctes et vivent des situations très différentes. Le fait que la Juge en chef estime nécessaire de se livrer à un exercice d’interprétation qui introduit dans l’art. 43 de multiples sous-catégories d’enfants (en fonction de l’âge) et de comportements violents (en fonction du type) démontre que l’approche universelle à l’égard des « besoins, capacités et situation » des enfants n’est pas réaliste. Un exercice d’interprétation large qui va aussi loin ne peut être effectué, le cas échéant, qu’une fois établie l’existence d’une atteinte aux droits garantis par le par. 15(1), lorsque la Cour détermine si cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier et quelle est la réparation convenable eu égard aux circonstances.

104 Bref, je ne souscris pas à l’opinion de la majorité selon laquelle l’art. 43 « repose fermement sur les besoins et la situation véritables des enfants » (par. 68). En toute déférence, j’estime que la raison pour laquelle cette approche est erronée ressort clairement des extraits suivants des motifs exprimés par la Juge en chef, aux par. 58-60 :

Les enfants [. . .] comptent également sur leurs parents et instituteurs pour les guider et les discipliner, pour empêcher qu’on leur fasse du mal et pour favoriser leur sain développement dans la société. Un milieu familial et scolaire stable et sûr est essentiel à cet égard.

. . . L’intervention du droit criminel dans le milieu familial et scolaire des enfants, dans ces circonstances, leur causerait plus de tort que de bien. . .

. . . Le droit criminel est [. . .] un instrument radical dont la puissance peut aussi détruire les rapports au sein de la famille et à l’école. . .

105 Intégrer ces considérations sociales à l’étape de l’analyse fondée sur le par. 15(1), au lieu d’obliger le gouvernement à faire la justification requise par l’article premier, notamment en ce qui concerne les « limites raisonnables », prive indûment les enfants de leur droit à l’égalité de traitement.

5. L’atteinte à la dignité humaine

106 La Cour a maintes fois déclaré que

le par. 15(1) a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

(Law, précité, par. 51, et Gosselin, précité, par. 20)

Le concept de la « dignité humaine » est plutôt flou, mais il exprime néanmoins un élément essentiel de l’objet du par. 15(1). On cherche par ce concept à éviter l’application mécanique de l’analyse fondée sur l’art. 15 à des distinctions qui, envisagées correctement, ne soulèvent pas de question impérieuse touchant les droits de la personne. Cela ressort, ainsi que je l’ai mentionné précédemment, de la jurisprudence sur le Régime de pensions du Canada. L’État est tenu d’accorder la même importance à chacun de ses citoyens, mais une considération égale des forces et des caractéristiques personnelles de chacun peut, dans le contexte des programmes de prestations gouvernementales, commander un traitement différent. Ce n’est guère le cas en l’espèce. Peu de choses portent davantage atteinte à la dignité et bafouent davantage les valeurs fondamentales que de priver une personne de la protection complète que lui accorde le Code criminel contre toute atteinte délibérée, impliquant l’emploi de la force et non désirée à son intégrité physique.

107 Je souscris entièrement à la conclusion de l’auteur du rapport intitulé « Le châtiment corporel comme moyen de corriger les enfants » (novembre 1998), de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (p. 8) :

Les châtiments corporels que subit l’enfant corrigé portent atteinte à sa dignité en raison de l’humiliation qu’il peut ressentir, mais surtout à cause du manque de respect que traduit l’acte.

108 Il convient aussi de mentionner l’analyse effectuée par Peter Newell, témoin des appelantes et auteur de Children Are People Too : The Case Against Physical Punishment (1989), qui a écrit, aux p. 2 et 4 :

[traduction] L’enfance aussi est une institution. La société demeure peu compatissante envers les enfants, même dans les secteurs comme l’éducation qui sont censés servir leurs intérêts. Trop souvent, les enfants sont traités comme des objets, aucune disposition n’étant prise pour qu’ils puissent se faire entendre ou être reconnus comme êtres humains au même titre que leurs congénères. Les enfants — que l’on voit, mais que l’on n’entend pas — sont doublement menacés par la discrimination fondée sur l’âge et par la discrimination fondée sur tous les autres motifs. L’approbation par la loi des coups portés aux enfants confirme et met en évidence leur statut inférieur.

. . .

L’argument fondamental repose sur le principe que les enfants sont des personnes et qu’il est mal de frapper des personnes.

109 Tous les membres de la société ont droit au respect de leur personne et à la protection contre l’emploi de la force physique. Refuser aux enfants cette protection contre leurs pères et mères, les personnes qui les remplacent et les instituteurs non seulement porte atteinte à la dignité de l’enfant, mais en fait un « citoyen de deuxième classe » pour l’application du Code criminel (Ogg-Moss, p. 187). Comme l’a signalé le juge Iacobucci dans l’arrêt Law, par. 53 :

La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne.

110 Comme le signale Peter Newell, on ne saurait prétendre qu’à cause du peu de dignité dont l’enfant jouit de toute façon à la maison ou à l’école, on peut le frapper en toute impunité « pour le corriger ».

111 Je souscris donc à l’opinion de ma collègue, la juge Deschamps, voulant que l’art. 43 soit discriminatoire à l’égard des enfants et restreigne leurs droits à l’égalité. Il revient donc au gouvernement de justifier cette discrimination.

6. La justification requise par l’article premier

112 Les pères et mères et les instituteurs jouent des rôles très différents dans la vie d’un enfant, et rien ne justifie qu’ils reçoivent un traitement juridique identique pour l’application des dispositions relatives aux voies de fait édictées dans le Code criminel.

a) L’application de l’article premier en ce qui concerne les pères et mères, ainsi que les personnes qui les remplacent

113 Bien que l’art. 43 porte atteinte aux droits à l’égalité que l’art. 15 garantit aux enfants en établissant une distinction discriminatoire fondée sur l’âge, il est évident que le fait d’attribuer au Code criminel un rôle plus important à la maison aurait des répercussions profondes. La procédure pénale est une lourde machine qui n’est pas conçue pour régler les disputes familiales du type de celles envisagées par l’art. 43. La définition des « voies de fait » énoncée à l’art. 265 a une portée extrêmement étendue. Le législateur pouvait raisonnablement conclure que, dans le cas d’une correction « raisonnable », l’intervention de la police ou des cours criminelles dans le foyer de l’enfant aurait pour effet de gêner, et non de favoriser, le règlement des problèmes familiaux. Pareil résultat pourrait être jugé inacceptable, non parce que les droits à l’égalité de l’enfant sont sans importance, mais parce que l’intervention du droit criminel à la maison dans les circonstances limitées énoncées à l’art. 43 a des conséquences trop lourdes.

114 Il n’est guère nécessaire de citer des sources à l’appui de l’importance attribuée à la famille en droit canadien. Dans l’arrêt Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48, par. 72, la juge L’Heureux-Dubé a noté que, pour élever leurs enfants comme ils l’entendent, les pères et mères doivent jouir d’une large mesure de liberté sans interférence de l’État. Dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46, par. 76, le juge en chef Lamer a signalé que les pères et mères sont présumés agir dans l’intérêt supérieur de leurs enfants : « Comme l’intérêt supérieur de l’enfant est censé reposer sur les parents, l’intégrité psychologique et le bien‑être de l’enfant peuvent être gravement compromis par une ingérence dans le lien parent‑enfant. »

115 Il convient d’examiner ces confirmations de l’importance des liens familiaux au regard de la définition très englobante de l’expression « voies de fait » énoncée à l’art. 265 du Code criminel, selon lequel commet une infraction quiconque « d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne » sans son consentement, ou même menace de le faire, s’il porte cette personne à croire qu’il « est alors en mesure actuelle d’accomplir son dessein ». La justification du « moyen de défense de la fessée » sous le régime de l’article premier est très étroitement liée à la portée considérable de la définition de l’infraction criminelle de voies de fait. Il suffit de songer au type de menaces couramment proférées par les parents canadiens à l’endroit de leurs enfants dans le feu des disputes familiales. Le comportement d’un adolescent ou d’un pré‑adolescent amène occasionnellement le père ou la mère à toucher à l’enfant sans son consentement, ou à menacer de le faire et, lorsque ce contact est raisonnable et qu’il vise à corriger l’enfant, le législateur pourrait à juste titre considérer que ce type de « voies de fait » se situe à l’extérieur de la sphère appropriée des poursuites pénales.

116 À première vue, l’art. 265 est très général et il a été interprété de manière libérale, parce que, ainsi que le souligne Blackstone, op. cit., p. 195, on a toujours estimé qu’il était irréalisable d’établir une distinction rationnelle entre les « degrés de violence ». Le professeur Ashworth ajoute :

[traduction] Est-il normal d’élargir la portée du droit criminel au simple contact, si anodin soit‑il? La justification traditionnelle veut qu’il n’existe aucune autre ligne de démarcation logique et qu’à tout le moins, ce fait révèle l’intérêt que le droit porte à l’intégrité physique des citoyens.

(A. Ashworth, Principles of Criminal Law (4e éd. 2003), p. 319)

117 Cette tolérance presque nulle (c.‑à‑d. subordonnée au principe de minimis) à l’égard des interventions physiques continue de s’appliquer, même si, dans l’arrêt R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714, le juge Gonthier a proposé que le droit relatif aux voies de fait s’applique de manière plus nuancée dans le contexte familial. Autrement, dit-il, aux p. 743-744 :

. . . [un] père [. . .] se livrerait à des voies de fait sur la personne de sa fille s’il tentait de placer une écharpe autour de son cou pour la protéger du froid, mais que celle‑ci ne consentait pas à ce contact, parce qu’elle trouvait que l’écharpe était laide et ne voulait pas la porter. [. . .] Le législateur n’a certainement pas voulu cette conséquence absurde.

118 Nous n’avons pas en l’espèce à établir le seuil à franchir pour que soit commise une infraction criminelle de « voies de fait » dans le contexte familial, ni à décider s’il est possible de conclure que, dans l’exemple du juge Gonthier, le père touche à sa fille « pour [la] corriger ». L’article 43 présuppose l’existence d’une conduite qui constitue une infraction criminelle de voies de fait. De toute évidence, l’application de l’art. 265 serait déclenchée par la plupart des contacts physiques non violents acceptables dans un milieu familial rude. L’appelante cite en exemple certains autres pays, dont la Suède, où il n’existe pas de disposition qui offre aux pères et mères un moyen de défense équivalant à celui prévu à l’art. 43, mais la Suède, du moins, possède un régime de droit pénal très différent en ce qui concerne les voies de fait.

119 L’article premier oblige le gouvernement à démontrer que l’objectif de la loi se rapporte à des considérations urgentes et réelles. Le gouvernement doit aussi établir que le moyen choisi pour atteindre l’objectif législatif est raisonnable en démontrant que : (i) la restriction des droits a un lien rationnel avec l’objectif législatif; (ii) la disposition contestée porte le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte; enfin (iii) il y a proportionnalité entre l’effet de la mesure et son objectif, de sorte que l’atteinte au droit garanti ne l’emporte pas sur la réalisation de l’objectif législatif (Egan, précité, par. 182; Oakes, précité). En outre, les effets bénéfiques de la mesure doivent l’emporter sur ses effets préjudiciables : Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, p. 878.

120 Je conviens avec le juge Goudge de la Cour d’appel ((2002), 57 O.R. (3d) 511, par. 59) que l’objectif de la loi est urgent et réel dans la mesure où elle autorise les pères et mères et les personnes qui les remplacent

[traduction] à employer pour corriger leurs enfants une force strictement limitée sans encourir de sanctions pénales, de sorte qu’ils peuvent s’acquitter de leur importante responsabilité d’élever et d’éduquer leurs enfants sans les conséquences négatives que ces sanctions pourraient avoir sur eux, sur leurs tâches et sur les familles concernées.

Je crois toutefois, contrairement au juge Goudge, que cette justification ne vaut pas en ce qui concerne les instituteurs.

121 L’introduction d’un moyen de défense contre une poursuite pénale dans les circonstances mentionnées à l’art. 43 a un lien rationnel avec l’objectif poursuivi qui est de limiter l’ingérence du Code criminel dans la vie familiale.

122 Quant à l’atteinte minimale, le libellé de l’art. 43 permet non seulement de doser l’immunité en fonction des différentes circonstances et de l’âge des enfants, mais aussi d’apporter des rajustements au fil du temps. À cet égard, l’expert du ministère public, Nicholas Bala, a déclaré :

[traduction] Par le passé, la société et les tribunaux estimaient que l’utilisation de ceintures, de courroies, de règles, de bâtons et d’autres objets semblables pour infliger une punition aux enfants était raisonnable. De nos jours, la majorité des tribunaux concluent que, dans la plupart des circonstances, le recours à ces objets est excessif. De même, les tribunaux ont déjà jugé raisonnables les punitions causant des douleurs pendant quelques jours, mais ne laissant aucune séquelle permanente. Aujourd’hui, les tribunaux examinent attentivement l’intensité de la douleur, l’importance des contusions, des rougeurs et des autres indices de blessures temporaires. Dans la majorité des cas où ils jugent qu’un enfant a subi une blessure quelconque, ils déclarent coupable de voies de fait l’instituteur, le père ou la mère, ou la personne qui remplace le père ou la mère.

Par le passé, comme le démontre la juge Arbour dans ses motifs, l’élasticité de l’art. 43 a donné lieu à des acquittements dans des circonstances assez choquantes. J’estime toutefois qu’il revient aux tribunaux d’appel de refréner les interprétations exagérément élastiques qui compromettent l’objet limité de l’art. 43, ce à quoi est destinée la directive d’interprétation formulée par la Juge en chef, à condition que les tribunaux n’aillent pas jusqu’à modifier la loi par voie judiciaire.

123 Après avoir statué que l’objectif législatif est urgent et réel, j’estime que le législateur a satisfait aux exigences de la proportionnalité en limitant l’application du moyen de défense fondé sur l’art. 43 aux cas où : (i) la force vise à corriger, et (ii) la force employée ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances. Ce qui est raisonnable en regard de la réalisation de l’objectif législatif légitime ne sera pas, par définition, disproportionné par rapport à cette réalisation. En outre, les effets bénéfiques de l’art. 43 l’emportent sur ses effets préjudiciables éventuels lorsque l’on considère que les dispositions du Code criminel relatives aux voies de fait ne représentent qu’une fraction, et peut‑être la fraction la moins importante, de l’ensemble des protections que les lois sur le bien-être de l’enfance accordent aux enfants. Soulignons, par exemple, le témoignage d’Allan Simpson, sergent du Service de police de Toronto, selon lequel :

[traduction] Lorsqu’il s’agit, dans des circonstances particulières, de porter ou non des accusations, on communique normalement avec la Société d’aide à l’enfance lorsque celle‑ci n’a pas été la première à enquêter sur le cas. Les considérations primordiales sont toujours la sécurité et le bien‑être de l’enfant. [En italique dans l’original.]

124 Priver les enfants de la possibilité de faire condamner leur père ou leur mère, ou les personnes qui les remplacent, sous le régime du Code criminel pour avoir employé une force raisonnable pour les corriger ne prive pas les enfants de tout recours efficace. Cette mesure contribue seulement à tenir la famille à l’écart des cours criminelles. Selon moi, pour cette raison, l’art. 43 est justifié en ce qui concerne les pères et mères et les personnes qui les remplacent.

b) L’application de l’article premier en ce qui concerne les instituteurs

125 L’élargissement de la protection de l’art. 43 aux instituteurs n’a pas été justifié au sens de l’article premier. On fait valoir que l’objectif législatif, en ce qui concerne les instituteurs, fait écho aux considérations de principe applicables aux pères et mères, mais il est beaucoup moins impérieux de garder les écoles que les foyers à l’abri des sanctions pénales. Comparé à celui d’une famille, le rôle que joue un instituteur auprès d’un enfant en particulier est habituellement d’un ordre différent et d’une durée plus limitée. Bien que les instituteurs aient été considérés à une certaine époque comme des figures parentales, le texte même de l’art. 43 fait une distinction entre un instituteur et une « personne qui remplace le père ou la mère ». Les préjudices susceptibles de résulter des mesures disciplinaires imposées par un père ou une mère, qui entretient habituellement avec son enfant une relation fondée sur l’amour, sont moindres. Le lien élève-instituteur s’apparente davantage à la relation maître-apprenti à l’égard de laquelle la protection de l’art. 43 a été abolie par le législateur en 1955 (voir S.C. 1953-54, ch. 51, art. 43).

126 La preuve indique que la plupart des instituteurs sont contre l’emploi de la force « pour corriger » les élèves dans les écoles. Selon eux, il est nécessaire de maintenir l’ordre dans les écoles, et le maintien de l’ordre peut comporter des contacts

sans consentement, comme pour « asseoir » un enfant rebelle sur sa chaise ou conduire des élèves belliqueux au bureau du directeur.

127 La question est de savoir si le besoin incontestable de maintenir l’ordre dans les écoles justifie l’exception prévue à l’art. 43 qui soustrait les instituteurs à l’application des dispositions du Code criminel relatives aux voies de fait. La Commission de réforme du droit du Canada a recommandé l’abolition du moyen de défense fondé sur l’art. 43 à l’égard des instituteurs, déclarant que la sanction ultime pour l’enfant devrait être son expulsion de l’école, et non le châtiment corporel : Commission de réforme du droit du Canada, document de travail 38, Les voies de fait (1984), p. 51. Plusieurs pays ont aboli ou modifié l’immunité législative semblable qu’ils accordaient aux instituteurs : voir, p. ex., l’art. 47 de l’Education (No. 2) Act 1986 (R.-U.), 1986, ch. 61; l’art. 59 de la Crimes Act 1961 (N.Z.), 1961, No. 43; et l’art. 139A de l’Education Act 1989 (N.Z.), 1989, No. 80.

128 Même si je conviens que l’ordre dans les écoles est un objectif légitime, je ne crois pas que le fait d’accorder une immunité à des personnes extérieures à la famille ayant commis des voies de fait « pour corriger » des enfants soit une solution législative raisonnable ou proportionnée à ce problème. Tenter de préserver la constitutionnalité de l’art. 43 en le réécrivant de manière à établir une distinction entre les pères et mères et les instituteurs, et en retranchant l’ordre dans les écoles de l’objectif plus général de « correction » relève, à mon avis, du législateur. Bref, l’art. 43 ne porte pas atteinte de façon minimale aux droits des enfants à l’égalité et il ne constitue pas une réponse proportionnée au problème de l’ordre dans les écoles.

7. Dispositif

129 Je suis donc d’avis de confirmer la validité de l’art. 43 en ce qui concerne les pères et mères et les personnes qui les remplacent, mais de le déclarer inconstitutionnel dans la mesure où il s’applique aux instituteurs. Dans cette mesure, le pourvoi devrait être accueilli.

130 Je suis d’avis de donner aux questions constitutionnelles les réponses suivantes :

1. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, porte-t-il atteinte aux droits que l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Non.

2. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

3. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, porte-t-il atteinte aux droits que l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Non.

4. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

5. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, porte-t-il atteinte aux droits que le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Oui.

6. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Oui en ce qui concerne les pères et mères et les personnes qui les remplacent. Non en ce qui concerne les instituteurs.

Version française des motifs rendus par

La juge Arbour (dissidente) —

I. Introduction

131 Le présent pourvoi porte sur la constitutionnalité de l’art. 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, qui prévoit que tout père, mère (ci-après « les parents ») ou instituteur est fondé à employer raisonnablement la force pour corriger un enfant confié à ses soins. En dépit de la similitude qu’elle peut avoir avec celle de la Juge en chef, ma conclusion repose sur des motifs très différents. La Juge en chef restreint sensiblement la portée du moyen de défense prévu à l’art. 43 du Code, notamment pour le motif que cet article doit être interprété strictement du fait qu’il retire la protection du droit criminel dans certaines circonstances. Selon elle, l’art. 43 ne peut être opposé qu’à une accusation de voies de fait simples; il s’applique seulement à la force employée pour corriger un enfant de plus de deux ans et ne vise pas celle employée pour corriger un adolescent. L’emploi de la force à laquelle il s’applique ne saurait comporter l’utilisation d’un objet et ne doit pas consister à porter des coups à la tête. L’article n’a rien à voir non plus avec la « gravité » du comportement à l’origine de la correction infligée.

132 En toute déférence, j’estime qu’une telle interprétation restrictive d’un moyen de défense prévu par la loi est incompatible avec le rôle que les tribunaux jouent à l’égard des moyens de défense que la loi ou la common law reconnaît en matière criminelle. De plus, une telle interprétation restrictive n’est possible que si elle repose sur des impératifs constitutionnels. Jusqu’à ce jour, les tribunaux canadiens n’ont pas donné à la force raisonnable l’interprétation préconisée par la Juge en chef, à savoir qu’il s’agit de la « force légère employée pour infliger une correction ». À mon sens, le moyen de défense prévu à l’art. 43 du Code, qui n’est pas interprété et appliqué uniformément par les tribunaux canadiens, porte atteinte au droit à la sécurité que la Constitution garantit à l’enfant et doit être invalidé. À moins que le Parlement ne légifère en la matière, d’autres moyens de défense reconnus par la common law, comme ceux fondés sur la nécessité et sur le principe de minimis, suffiront pour empêcher que soit taxés de criminels les parents ou instituteurs qui emploient une force négligeable pour retenir un enfant, lorsque cela est indiqué.

133 Aux termes de l’art. 43 du Code, les parents ou instituteurs sont fondés à employer la force pour infliger une correction. La force justifiée est celle qui est « raisonnable dans les circonstances ». L’article ne précise pas que l’emploi de la force pour infliger une correction ne peut être invoqué comme moyen de défense que pour des voies de fait simples. Il n’a pas non plus été interprété comme ayant une portée aussi restreinte : voir R. c. Pickard, [1995] B.C.J. No. 2861 (QL) (C. prov.); R. c. G.C.C. (2001), 206 Nfld. & P.E.I.R 231 (C.S.T.-N. (1re inst.)); R. c. Fritz (1987), 55 Sask. R. 302 (B.R.); R. c. Bell, [2001] O.J. No. 1820 (QL) (C.S.J.); R. c. N.S., [1999] O.J. No. 320 (QL) (Div. gén.), où l’art. 43 a été opposé avec succès à des accusations d’agression armée et de voies de fait causant des lésions corporelles.

134 En ce qui concerne une multitude d’infractions résultant d’un emploi de la force, le Code prévoit la possibilité d’invoquer comme moyen de défense le caractère justifiable de la force utilisée. Ces infractions vont des voies de fait simples aux voies de fait causant des lésions corporelles et même à l’homicide involontaire coupable. Par exemple, le citoyen qui procède à une arrestation légale peut être fondé à employer la force (voir R. c. Asante-Mensah, [2003] 2 R.C.S. 3, 2003 CSC 38, par. 34) même s’il en résulte une « [b]lessure [. . .] qui n’est pas de nature passagère ou sans importance » (art. 2 du Code), et éviter, de ce fait, d’avoir à répondre de ce qui constituerait par ailleurs des voies de fait causant des lésions corporelles.

135 En l’espèce, la question cruciale est de savoir ce que signifient les expressions « force pour corriger » et « raisonnable dans les circonstances » (art. 43 du Code). Affirmer, comme le fait la Juge en chef, que le moyen de défense ne peut être opposé à une accusation plus grave que celle de voies de fait simples, que la disposition en cause ne saurait justifier l’emploi de la force pour corriger un enfant de moins de deux ans ou un adolescent et que l’emploi de la force comportant l’utilisation d’un objet n’est jamais raisonnable constitue un effort louable pour donner à la règle de droit en cause la signification qu’elle devrait avoir. Cependant, l’art. 43 ne pourra recevoir une telle interprétation que si, dans son état actuel, il viole la Constitution et si, pour cette raison, une restriction de sa portée s’impose. En l’absence de telles contraintes constitutionnelles, le rôle des tribunaux ne consiste pas et n’a jamais consisté à élargir le champ de la responsabilité criminelle en limitant le recours aux moyens de défense prévus par le législateur. En fait, il incombe aux tribunaux de faire exactement le contraire.

136 Abstraction faite, pour l’instant, de toute considération constitutionnelle, l’art. 9 du Code interdit expressément aux tribunaux de créer de nouvelles infractions de common law. Toute infraction criminelle doit être créée par voie législative. Par contre, les tribunaux ont été et demeurent les gardiens des moyens de défense reconnus par la common law. Cela reflète le rôle qu’ils jouent en tant que responsables de l’application des principes fondamentaux de la responsabilité criminelle, y compris, en particulier, la notion fondamentale de faute qui ne peut être atténuée ou remplacée que par voie législative.

137 L’arrêt récent de la Cour R. c. Ruzic, [2001] 1 R.C.S. 687, 2001 CSC 24, illustre cette interprétation classique et judicieuse. L’arrêt Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173, peut être considéré comme une exception du fait qu’il restreint la portée d’un moyen de défense prévu par la loi sans pour autant parvenir à un résultat constitutionnellement acceptable, comme je tenterai de le démontrer plus loin.

138 Dans la présente affaire, on nous demande de restreindre la portée d’un moyen de défense prévu par le législateur ou d’abolir complètement ce moyen de défense. Si nous accédons à cette demande, comme nous devons le faire selon moi, ce doit être en raison d’impératifs constitutionnels supérieurs. En l’absence d’une conclusion à l’existence d’une violation de la Constitution par le législateur, j’estime que l’interprétation atténuée que la Juge en chef donne au moyen de défense prévu par la loi constitue une renonciation par les tribunaux au rôle qu’ils doivent jouer en matière criminelle.

139 Jusqu’à maintenant, les tribunaux, y compris la Cour, se sont à juste titre concentrés sur ce qui constitue une force « raisonnable dans les circonstances ». Ils n’ont érigé aucune barrière préventive. Rien dans la loi, interprétée correctement, n’indique que le législateur a voulu qu’un comportement échappe d’emblée à la protection de l’art. 43. C’est ainsi qu’il faut interpréter la règle de droit en cause pour en évaluer la constitutionnalité. Récrire pour ainsi dire la loi de manière à pouvoir en confirmer la constitutionnalité revient à masquer l’impératif constitutionnel.

140 Le rôle que les tribunaux jouent en appliquant un moyen de défense doit être différencié de celui qu’ils sont appelés à jouer en examinant la constitutionnalité d’une infraction criminelle. Dans ces cas, il convient parfaitement que les tribunaux donnent aux dispositions interdisant un comportement l’interprétation qui porte le moins possible atteinte à « la liberté du sujet » et qui est conforme au libellé de la loi et à l’intention du législateur. C’est ce que la Cour a fait notamment dans l’arrêt R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2. Cependant, les tribunaux ne peuvent utiliser cette technique pour restreindre la portée d’un moyen de défense prévu par la loi sans ébranler le fondement même de leur interaction avec le législateur en matière d’établissement et d’application ordonnés des règles de droit criminel.

141 En définitive, je conclurai, un peu comme le fait la Juge en chef, que les parents et instituteurs ne peuvent employer qu’une force minime et insignifiante pour corriger un enfant confié à leurs soins. Ma conclusion repose non pas sur ce que le Code prévoit actuellement, mais sur ce qu’exige la Constitution.

II. Analyse

142 Avant d’examiner la contestation constitutionnelle soumise par la Canadian Foundation for Children, Youth and the Law (la « Fondation »), il nous faut exposer l’état actuel du droit au Canada en ce qui concerne l’emploi de la force pour corriger un enfant. L’article 43 du Code, sous la rubrique « Protection des personnes exerçant l’autorité », prévoit ceci :

Tout instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances.

143 L’article 43 est l’une des nombreuses dispositions du Code qui permettent l’emploi de la force dans diverses circonstances : l’art. 27 permet l’emploi d’une force raisonnable pour empêcher la perpétration d’une infraction; l’art. 30 permet l’emploi d’une force raisonnable pour empêcher une violation de la paix; l’art. 32 permet l’emploi d’une force raisonnable pour réprimer une émeute; l’art. 34 permet l’emploi de la force pour se défendre contre une attaque non provoquée; l’art. 35 permet l’emploi de la force pour se défendre contre une agression; l’art. 37 permet l’emploi de la force pour résister à une attaque ou pour la prévenir; l’art. 39 permet l’emploi de la force pour défendre la possession d’un bien meuble en vertu d’un droit invoqué; l’art. 40 permet l’emploi de la force pour empêcher quiconque de pénétrer par effraction dans une maison d’habitation; l’art. 41 permet l’emploi de la force pour empêcher l’intrusion dans une maison d’habitation ou un bien immeuble.

144 Comme je l’ai déjà indiqué, l’art. 43 peut être opposé à toute accusation découlant de l’emploi de la force. Voici la définition que le par. 265(1) du Code donne des voies de fait :

265. (1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas :

a) d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement;

b) tente ou menace, par un acte ou un geste, d’employer la force contre une autre personne, s’il est en mesure actuelle, ou s’il porte cette personne à croire, pour des motifs raisonnables, qu’il est alors en mesure actuelle d’accomplir son dessein;

c) en portant ostensiblement une arme ou une imitation, aborde ou importune une autre personne ou mendie.

En ce qui concerne son application, la disposition prévoit :

(2) Le présent article s’applique à toutes les espèces de voies de fait, y compris les agressions sexuelles, les agressions sexuelles armées, menaces à une tierce personne ou infliction de lésions corporelles et les agressions sexuelles graves.

145 Cette définition justifie l’interdiction de commettre de multiples infractions caractérisées principalement par l’emploi non consensuel de la force, auquel s’ajoutent des circonstances ou des conséquences aggravantes. Par exemple, l’art. 267 du Code définit ainsi l’agression armée ou l’infliction de lésions corporelles (y compris les blessures psychologiques — le juge Cory dans l’arrêt R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72, p. 81) :

267. Est coupable soit d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de dix ans, soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de dix-huit mois quiconque, en se livrant à des voies de fait, selon le cas :

a) porte, utilise ou menace d’utiliser une arme ou une imitation d’arme;

b) inflige des lésions corporelles au plaignant.

Selon l’article 2 du Code, l’expression « lésions corporelles » s’entend de la « [b]lessure qui nuit à la santé et au bien-être d’une personne et qui n’est pas de nature passagère ou sans importance ». Il peut arriver que l’emploi non consensuel de la force mène à l’homicide, c’est-à-dire au meurtre, s’il y a intention de tuer, ou à l’homicide involontaire coupable, si le décès résulte d’un acte illégal telle une agression.

146 Dans de nombreux cas, le législateur a expressément écarté la possibilité d’opposer un certain moyen de défense à une accusation donnée. C’est le cas, par exemple, du moyen de défense fondé sur la provocation prévu à l’art. 232 du Code. La provocation comme moyen de défense ne peut être invoquée que pour un meurtre, à l’exclusion de toute autre infraction (R. c. Campbell (1977), 38 C.C.C. (2d) 6 (C.A. Ont.). Par contre, le législateur n’a pas explicitement limité à certaines infractions la possibilité d’invoquer le moyen de défense prévu à l’art. 43. Les parents et instituteurs sont donc fondés à employer la force pour corriger un enfant, même s’il peut en résulter des lésions corporelles au sens de l’art. 2 du Code, pourvu que la force employée soit raisonnable dans les circonstances.

147 Dans la décision Pickard, précitée, par. 16, la cour a souligné qu’ [traduction] « il se peut, en théorie du moins, que des lésions corporelles résultent de l’emploi d’une force raisonnable ». En fait, l’art. 43 a été opposé avec succès à des accusations plus graves que celle de voies de fait simples (voir par. 133).

148 Le législateur n’a pas décidé a priori que l’emploi de la force ne sera jamais raisonnable. Le cadre législatif laisse aux tribunaux le soin d’apprécier le caractère raisonnable de l’emploi de la force en fonction des faits de chacun des innombrables cas qui leur sont soumis à la suite de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la poursuite. Cette approche n’est pas nouvelle dans le contexte du droit en général ni dans celui du droit criminel où le caractère raisonnable joue souvent un rôle crucial dans la détermination de la responsabilité. Les cours d’appel examinent des conclusions relatives au caractère raisonnable en étant généralement conscientes que le caractère raisonnable dépend énormément des faits propres à chaque affaire. C’est ce que reflète l’expression générale « raisonnable dans les circonstances » qui, jusqu’à ce jour, a empêché que certains comportements soient considérés d’emblée comme étant déraisonnables dans tous les cas (par exemple, « l’utilisation d’un objet ou encore des gifles ou des coups à la tête » que la Juge en chef mentionne au par. 40).

149 À la lumière du cadre établi à cet égard par le législateur, nous devons maintenant examiner la façon dont les tribunaux ont, jusqu’à ce jour, appliqué le moyen de défense prévu à l’art. 43.

150 Deux arrêts sont considérés comme les plus importants en ce qui a trait à l’établissement de paramètres pour l’interprétation de l’art. 43. Dans l’arrêt Ogg‑Moss, précité, p. 183, la Cour affirme que l’art. 43 doit recevoir une interprétation stricte étant donné qu’il a pour effet d’ôter à des personnes ou à des groupes la protection que le droit criminel offre également à tous, à savoir le droit de chacun d’être protégé des atteintes à sa sécurité physique et à sa dignité sans son consentement. Dans cet arrêt, la Cour donne d’autres indications sur l’une des deux caractéristiques principales de l’art. 43, à savoir l’exigence que la force soit employée « pour corriger ». Selon le juge Dickson (plus tard Juge en chef), la force employée « pour corriger » exige que la personne qui emploie la force le fasse pour infliger une correction et que l’enfant ainsi corrigé soit capable d’en tirer une leçon.

151 La portée de la deuxième caractéristique principale de la disposition, à savoir l’exigence que la force employée soit « raisonnable dans les circonstances », est beaucoup plus difficile à déterminer. En fait, l’arrêt R. c. Dupperon (1984), 16 C.C.C. (3d) 453, dans lequel la Cour d’appel de la Saskatchewan a tenté d’interpréter cette expression, est peut-être celui qui est le plus souvent cité quant aux paramètres dont il faut tenir compte pour déterminer ce qui est raisonnable au sens de l’art. 43. À la p. 460 de cet arrêt, la Cour d’appel énonce certains facteurs utiles pour décider si la force employée dépasse la mesure raisonnable dans les circonstances. Ces facteurs, qui doivent être considérés objectivement et subjectivement, sont les suivants :

— la nature de la faute à l’origine de la correction infligée;

— l’âge et le caractère de l’enfant;

— l’effet probable du châtiment sur cet enfant;

— la sévérité du châtiment;

— les circonstances dans lesquelles le châtiment a été infligé;

— les blessures subies, s’il en est.

La Cour d’appel a ajouté que, si l’enfant a subi des blessures susceptibles de constituer un risque pour sa vie, son intégrité physique ou sa santé, ou encore si l’enfant a été défiguré, cela peut suffire pour que le châtiment soit jugé déraisonnable.

(1) Application du critère de l’article 43 après l’arrêt Dupperon

152 Voici quelques exemples de décisions récentes rendues après les arrêts Ogg‑Moss et Dupperon, précités, où un châtiment corporel plus sévère comportant notamment des coups au visage et l’utilisation d’un objet a été jugé raisonnable.

a) Acquittements d’instituteurs ayant employé la force

153 Dans l’affaire R. c. Wetmore (1996), 172 R.N.-B. (2e) 224 (B.R. (1re inst.)), un enseignant d’école secondaire, qui ne croyait pas à l’efficacité de la suspension en tant que sanction, s’était servi de sa connaissance du karaté pour corriger quatre élèves de dixième année. Il avait fait une démonstration de karaté aux élèves en les frappant à la hauteur des épaules et avait atteint un élève au visage et un autre aux mains alors qu’il se protégeait le visage. Le juge a fait observer qu’il n’y avait pas eu de blessure et que la force employée avait été « minime » et avait permis de mettre fin au comportement insupportable des élèves (par. 13). Il était raisonnable que l’enseignant emploie la force physique pour inspirer la crainte chez les élèves du secondaire et ainsi gagner leur respect. Le juge a ajouté : « Si l’on peut qualifier la punition de peu orthodoxe, on ne peut dire, par contre, qu’elle était déraisonnable » (par. 22).

154 Dans l’affaire R. c. Graham (1995), 160 R.N.-B. (2e) 306 (B.R. (1re inst.)), un directeur d’école avait soulevé de sa chaise une fillette de 8 ou 9 ans et lui avait donné la fessée. Une marque rouge était restée imprimée sur les fesses de la fillette pendant 24 heures. L’enfant était dissipée. Elle ne travaillait pas en classe et dérangeait les autres. Le juge a suivi la jurisprudence voulant qu’une blessure légère ne soit pas déterminante étant donné que le châtiment corporel infligé doit être assez sévère pour être efficace et éviter qu’il devienne une cause « d’indifférence », voire « d’indifférence et de défi » (par. 11).

155 Dans l’affaire R. c. Plourde (1993), 140 R.N.-B. (2e) 273 (C. prov.), un enseignant de huitième année aux prises avec des élèves indisciplinés avait entrepris d’expulser l’un d’eux de la classe. Ce faisant, il avait soulevé l’élève et l’avait poussé contre le tableau, lui imprimant ainsi des marques rouges au dos et à l’avant-bras. À son retour, l’enseignant avait affronté un autre élève qui s’était alors levé. Il l’avait frappé à la tête tout en le saisissant par les épaules pour le contraindre à s’asseoir. Une élève l’avait alors traité de cinglé. Il l’avait attrapée par le bras, puis l’avait tirée jusqu’à l’interphone, d’où il avait appelé le directeur. Le juge a affirmé que, face à un « comportement insolent », l’enseignant devait faire respecter l’autorité (par. 8). On n’avait pas démontré que la force employée était déraisonnable dans les circonstances.

156 Pour d’autres cas d’acquittement d’un instituteur, voir l’affaire R. c. Caouette, [2002] J.Q. no 1055 (QL) (C.Q.), où un enseignant avait saisi à la gorge avec ses deux mains un élève de 12 ans, et l’avait ensuite frappé du plat de la main à l’abdomen; l’affaire R. c. Skidmore, C.J. Ont., no 8414/99, 27 juin 2000, le juge Nosanchuk, où un enseignant avait attrapé un garçon de 13 ans par le bras et la gorge et l’avait poussé contre le mur; l’affaire R. c. Gallant (1993), 110 Nfld. & P.E.I.R. 174 (C. prov. Î.‑P.‑É.), où un enseignant avait giflé un garçon de 11 ans; l’affaire R. c. Fonder, [1993] A.Q. no 238 (QL) (C.A.), où un enseignant avait donné à un élève de 14 ans un coup de livre sur la tête.

b) Acquittements — Emploi de la force ayant consisté à porter des coups au visage ou à la tête

157 Dans l’affaire R. c. James, [1998] O.J. No. 1438 (QL) (Div. prov.), un père avait giflé son fils de 11 ans qui avait juré au cours d’une dispute. Le père a témoigné qu’il avait giflé son fils afin d’ [traduction] « enrayer » sur‑le‑champ son « attitude » et son langage grossiers. Lorsque l’enfant s’était rendu à l’école l’après‑midi même, un enseignant avait remarqué la présence de marques de doigt sur sa joue.

158 Dans l’affaire R. c. Wood (1995), 176 A.R. 223 (C. prov.), un père avait giflé son enfant de 4 ans parce qu’il n’arrêtait pas de hurler en mangeant. Le garçon, qui souffrait alors d’une infection à l’oreille, s’était rendu à l’hôpital le même jour pour y être traité. La première chose que le médecin traitant avait remarquée en examinant l’enfant était la présence de marques au visage du côté opposé à celui de l’oreille infectée. [traduction] « On pouvait apercevoir l’empreinte d’une main sur le visage de l’enfant » (par. 5). À l’aide de plusieurs exemples, le juge a fait observer que [traduction] « la tape donnée sur la tête d’un enfant n’est pas en soi une force excessive constituant des voies de fait » (par. 14).

159 Dans l’affaire R. c. Vivian, [1992] B.C.J. No. 2190 (QL) (C.S.), lors d’une dispute, un beau‑père avait attrapé sa belle‑fille par les cheveux et l’avait poussée tête première contre une armoire. En dépit de l’affirmation du juge de la cour provinciale selon laquelle le beau‑père était [traduction] « plus en colère qu’il n’est maintenant disposé à l’admettre », le juge Leggatt a conclu que la force employée était minime.

160 Pour d’autres cas d’acquittement où la force employée avait consisté à porter des coups au visage ou à la tête, voir les affaires Fonder, Plourde, Wetmore et Gallant, précitées.

161 Pour des acquittements prononcés dans des cas où un enfant avait subi des blessures graves, voir l’affaire R. c. Murphy (1996), 108 C.C.C. (3d) 414 (C.A.C.‑B.), où l’accusé s’était servi de ruban isolant pour immobiliser sur une chaise le neveu de 3 ans de sa conjointe de fait; l’affaire R. c. K. (M.) (1992), 74 C.C.C. (3d) 108 (C.A. Man.), où un père avait donné un coup de pied à son fils de 8 ans qui avait répandu sur le plancher le contenu d’un emballage de graines de tournesol qu’il lui avait interdit d’ouvrir; l’affaire R. c. Goforth (1991), 98 Sask. R. 26 (B.R.), où un père avait causé des hématomes et des ecchymoses à son fils de 8 ans en le corrigeant; l’affaire R. c. Wheeler, [1990] Y.J. No. 191 (QL) (C. terr.), où une mère de famille d’accueil avait frappé environ 12 fois, sur la main et le poignet, un enfant de 7 ans et lui avait ainsi infligé des contusions.

c) Acquittements — Emploi de la force contre un adolescent

162 Dans l’affaire G.C.C., précitée, un père avait utilisé une ceinture pour frapper trois ou quatre fois, à l’arrière des cuisses, sa fille de 14 ans, lui causant ainsi des zébrures et des contusions. Une accusation d’agression armée, fondée sur l’al. 245.1(1)a) du Code, avait été portée contre lui. Tout en se disant d’avis que l’emploi d’une ceinture pour infliger une correction était toujours déraisonnable, le juge a fait remarquer, à l’aide de plusieurs exemples de décision, qu’il y a des cas où la loi considère qu’un tel comportement n’est pas criminel (par. 44). Il a conclu que la force employée n’était pas déraisonnable dans les circonstances.

163 Dans l’affaire Pickard, précitée, un père avait été accusé de voies de fait causant des lésions corporelles après avoir tenté d’expulser son fils de 15 ans d’une pièce pour lui montrer [traduction] « qui était le patron » (par. 10). Le père avait jeté son fils à terre d’un coup de poing, lui causant des égratignures et une contusion au front, ainsi qu’« une douleur et un malaise considérables » ayant perduré pendant plusieurs jours (par. 13). Le père a été acquitté parce que son fils et lui avaient presque la même stature et que, « seul un solide coup porté au corps [du fils] pouvait permettre de le maîtriser » (par. 19).

164 Dans l’affaire R. c. V.L., [1995] O.J. No. 3346 (QL) (Div. prov.), réagissant à l’insolence dont il était l’objet de sa part, un beau-père avait frappé, du plat de la main à la bouche, son beau-fils de 13 ans qui s’était retrouvé la lèvre enflée. Tout en soulignant qu’ [traduction] « il n’y a pas de doute qu’un père ou une mère qui frappe son enfant à la tête s’aventure sur un terrain glissant » (par. 24), la cour a conclu que, dans les circonstances, la force employée était raisonnable étant donné qu’en raison de son comportement le garçon méritait d’être corrigé par son père ou sa mère. Elle a ajouté que le « fait que le châtiment ait causé une blessure à l’enfant ne prouve pas en soi que la force employée était excessive » (par. 23).

165 Pour d’autres acquittements prononcés dans des cas où la force avait été employée contre un adolescent, voir l’affaire Fritz, précitée, où la tante et l’oncle de deux adolescentes (âgées respectivement de 13 et 14 ans) avaient été accusés d’agression armée. L’oncle avait demandé à ses nièces de se dévêtir et de ne conserver que leur soutien‑gorge et leur slip et avait utilisé une ceinture de plastique pour les frapper aux fesses et aux cuisses; l’affaire R. c. Holmes, [2001] J.Q. no 7640 (QL) (C.S.), où un enseignant avait soulevé de terre un garçon de 13 ans en le tenant par l’arrière de la tête et la gorge à la manière d’un lutteur; l’affaire R. c. Harriott (1992), 128 R.N.‑B. (2e) 155 (C. prov.), où un enseignant avait secoué un élève de 14 ans en le tenant par la tête et l’avait contraint de s’asseoir en le poussant sur sa chaise. Voir également les affaires Wetmore, Plourde, Fonder et Skidmore, précitées.

d) Acquittements — Emploi de la force contre un enfant de moins de 2 ans

166 Dans l’affaire R. c. Atkinson, [1994] 9 W.W.R. 485 (C. prov. Man.), deux des enfants avaient 2 ans et le troisième avait presque 3 ans et demi lorsque leur tante, qui était leur mère de famille d’accueil, les avait frappés sur la couche avec une ceinture, leur imprimant parfois des marques rouges aux fesses. Faute de preuve concernant le type de ceinture employée (c’est-à-dire la matière dont elle était fabriquée, sa longueur ou sa largeur, la présence ou l’absence d’une boucle), le juge s’est senti incapable de décider si l’emploi de la ceinture était déraisonnable et excessif dans les circonstances (par. 22). L’un des enfants avait également été frappé du plat de la main à la poitrine. Le juge a souligné, au par. 23, que

[traduction] [m]ême s’il est clair que l’on ne doit jamais frapper un enfant à la poitrine pour le corriger, rien ne permet de conclure en l’espèce que la force employée était excessive.

e) Acquittements — Emploi d’un objet

167 Dans l’affaire Bell, précitée, un père avait été accusé d’agression armée après avoir frappé deux ou trois fois, avec une ceinture, son fils de 11 ans qui avait volé un bonbon et menti à ce sujet. L’enfant avait été atteint au moins une fois à la cuisse droite, et la contusion alors causée avait la même forme que la boucle de la ceinture. Le juge a dit, au par. 30 :

[traduction] Si l’on s’en remet, comme il se doit, à l’échelle des valeurs des parents et à leur décision de considérer que la faute commise est grave, l’infliction d’une douleur et d’une contusion simplement passagère ou sans importance [. . .] ne saurait équivaloir en droit à l’emploi d’une force déraisonnable.

168 Dans la décision R. c. L.A.K. (1992), 104 Nfld. & P.E.I.R. 118, la Cour provinciale de Terre‑Neuve a estimé qu’un père ayant corrigé sa fille de 11 ans avec une ceinture et lui ayant causé des contusions pouvait invoquer le moyen de défense prévu à l’art. 43. Tout en considérant que la correction avait [traduction] « dû avoir un effet important sur [la fillette] » (par. 37), étant donné qu’elle l’avait signalée à un travailleur social, le juge s’est quelque peu contredit en concluant que la blessure [traduction] « avait sur elle des conséquences passagères, voire sans importance » (par. 39). Fait intéressant, tout en rejetant les accusations portées contre le père, le juge a ajouté, au par. 33 :

[traduction] Je suis convaincu que, si L.K., son épouse et leurs enfants reconsidéraient toute la question de la discipline, ils pourraient probablement conclure à la possibilité d’abandonner l’emploi de la force pour infliger une correction et de le remplacer par d’autres mesures efficaces de leur cru.

169 Dans l’affaire R. c. Robinson, [1986] Y.J. No. 99 (QL) (C. terr.), un père avait frappé quatre ou cinq fois sa fille de 12 ans avec une ceinture de cuir pliée en quatre. Celle-ci avait subi des contusions qui, selon les médecins, disparaîtraient dans un délai de sept à dix jours. La cour a estimé que le châtiment avait consisté à [traduction] « infliger à l’enfant une douleur de courte durée dans le but de l’éduquer » (par. 7). Après avoir conclu que le comportement de l’accusé était justifié, la cour a rejeté les accusations portées contre lui.

170 Pour un autre cas d’acquittement où un enfant avait été frappé avec une ceinture, voir l’affaire R. c. V.H., [2001] N.J. No. 307 (QL) (C. prov.), par. 87-91, où un grand-père avait frappé le postérieur de sa petite‑fille avec une ceinture. Pour des cas d’acquittement où des enfants avaient été frappés avec un autre objet, voir l’affaire N.S., précitée, où un père avait été accusé d’agression armée causant des lésions corporelles après avoir puni ses deux enfants en les frappant avec un harnais de cheval qui leur avait causé des zébrures; l’affaire R. c. O.J., [1996] O.J. No. 647 (QL) (Div. prov.), où une mère avait frappé son enfant de 6 ans sur les fesses avec une règle de plastique qui avait laissé sur l’enfant des contusions et des marques rouges; l’affaire R. c. Dunfield (1990), 103 R.N.-B. (2e) 172 (B.R. (1re inst.)), où une mère de famille d’accueil avait frappé une enfant de 9 ans au bras avec une règle qui s’était brisée et lui avait causé des contusions. Voir également l’affaire Fritz, précitée.

171 C’est ce courant jurisprudentiel que l’appelante qualifie d’inconstitutionnel. En l’absence d’une contestation constitutionnelle, le droit continuerait probablement d’évoluer et refléterait sans doute le changement, dans la société, des mentalités concernant le bien‑fondé et le caractère acceptable du châtiment corporel infligé à un enfant. En tant que société, nous avons, dans le passé, toléré, voire encouragé, l’infliction de châtiments corporels aux femmes, aux apprentis, aux employés, aux passagers à bord d’un navire et aux prisonniers. Chacune de ces pratiques a fini par être dénoncée sans aucune intervention fondée sur la Constitution.

172 Au moment de la codification du droit criminel canadien en 1892, la loi n’autorisait plus l’infliction de châtiments corporels aux épouses et aux domestiques (voir S. D. Greene, « The Unconstitutionality of Section 43 of the Criminal Code : Children’s Right to be Protected from Physical Assault, Part 1 » (1999), 41 Crim. L.Q. 288, p. 292-293). Le droit d’un patron d’infliger un châtiment corporel à un apprenti a été codifié dans le Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 55, et omis dans la version de 1955 (S.C. 1953-54, ch. 51; Martin’s Criminal Code (1955), p. 118; voir également D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (4e éd. 2001), p. 503). Après la codification du droit criminel en 1892, le fouet est demeuré une sanction pénale applicable à certaines infractions comme le viol et la grossière indécence. Il a été aboli plus tard en 1973 (voir A. McGillivray, « “He’ll learn it on his body” : Disciplining childhood in Canadian law » (1997), 5 Int’l J. Child. Rts. 193, p. 199). De même, l’art. 44 ajouté dans la version de 1955 du Code, qui autorisait le capitaine, patron ou commandant d’un navire à employer la force pour maintenir la discipline, sera abrogé au moment de l’entrée en vigueur des modifications contenues dans la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, L.C. 2001, ch. 26, art. 294. Comme le juge Cory (dissident) l’a fait observer dans l’arrêt Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, p. 818 :

Ce qui est une peine acceptable pour une société dépend de la nature de cette dernière, de son degré de stabilité et de son niveau de maturité. La peine du fouet à neuf lanières et le supplice de la cale étaient des punitions acceptées dans la marine britannique, au XIXe siècle. Or, ces deux peines pouvaient entraîner la mort et il est arrivé que ce fût le cas. Toutefois, à la fin du XIXe siècle, ces peines étaient impensables. Une société plus sensible les avait rendues répugnantes.

173 Il n’y a pas de doute que l’art. 43 remonte à une époque où le recours à une violence « raisonnable » était acceptable pour maintenir la hiérarchie au sein de la famille et de la société. Les enfants demeurent le seul groupe de citoyens qui ne bénéficient pas de la protection du droit criminel en matière d’emploi de la force (A. McGillivray, « R. v. K. (M.) : Legitimating Brutality » (1993), 16 C.R. (4th) 125, p. 129-130). Un débat de société entoure la question de savoir si cette politique est encore acceptable de nos jours et si l’infliction d’une correction au moyen d’un châtiment corporel est appropriée. On ne nous demande pas de prendre parti dans ce débat. Toutefois, la contestation constitutionnelle que la Fondation nous a soumise porte également sur cette question. C’est cet aspect de la contestation judiciaire que nous devons examiner.

174 Selon la Fondation, l’emploi de la force permis par l’art. 43, qui évite à une personne d’avoir à répondre de ce qui constituerait par ailleurs un crime, viole les droits que la Constitution garantit aux enfants et doit être déclaré inopérant. J’examine maintenant l’argument de l’appelante fondé sur l’art. 7 de la Charte.

(2) Article 7

175 Lorsqu’une violation de l’art. 7 est alléguée, l’analyse qui doit être effectuée comporte trois étapes principales : (1) déterminer s’il y a atteinte réelle ou imminente à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne ou à une combinaison de ces droits; (2) identifier et définir le ou les principes de justice fondamentale applicables; (3) déterminer si l’atteinte est conforme aux principes applicables (R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417, par. 38).

176 Les parties reconnaissent que la première étape est franchie, en ce sens que l’art. 43 met en jeu le droit de l’enfant à la « sécurité de sa personne ». Le droit criminel est le mécanisme par lequel l’État assure la liberté et la sécurité de ses citoyens. Lorsque l’État refuse l’application du droit criminel à une partie de la population, il la prive de la force protectrice de la loi. J’estime que l’absence de cette force protectrice, jumelée à la sanction corrélative par l’État d’un acte qui constituerait par ailleurs des voies de fait, suffit pour qu’il y ait atteinte au droit de l’enfant à la sécurité de sa personne. Dans l’arrêt Ogg‑Moss, précité, p. 187, la Cour fait remarquer (quoique ce ne soit pas dans le contexte de la Charte) que l’art. 43 entraîne une « restriction [du] droit [de l’enfant] à la dignité et à la sécurité physique ». Je tiendrai donc pour acquis que l’art. 43 porte atteinte au droit de l’enfant à la sécurité de sa personne. Il faut alors se demander si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale.

177 L’appelante fait valoir que la règle de la nullité pour cause d’imprécision s’applique à l’art. 43. Je suis d’accord. Une règle de droit imprécise viole les principes de justice fondamentale du fait qu’elle heurte deux valeurs fondamentales de notre système de justice. Premièrement, une règle de droit imprécise ne donne pas au citoyen un « avertissement raisonnable » quant à la légalité de ses actes, de sorte qu’il lui est plus difficile d’observer la loi. Deuxièmement, une règle de droit imprécise accroît le pouvoir discrétionnaire des responsables de son application, ce qui peut donner lieu à des mesures arbitraires (Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123 (« Renvoi sur la prostitution »), p. 1152; voir également P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (4e éd. (feuilles mobiles)), p. 44-48 à 44-50).

178 Le critère permettant de conclure à l’imprécision inconstitutionnelle a été établi par le juge Gonthier dans l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 639‑640 :

Une disposition imprécise ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire, c’est-à-dire pour trancher quant à sa signification à la suite d’une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques. Elle ne délimite pas suffisamment une sphère de risque et ne peut donc fournir ni d’avertissement raisonnable aux citoyens ni de limitation du pouvoir discrétionnaire dans l’application de la loi. Une telle disposition n’est pas intelligible, pour reprendre la terminologie de la jurisprudence de notre Cour, et ne donne par conséquent pas suffisamment d’indication susceptible d’alimenter un débat judiciaire. Elle ne donne aucune prise au pouvoir judiciaire. [Je souligne.]

Ce critère est bien connu, souvent cité et généralement perçu comme assujettissant à des conditions rigoureuses la possibilité de conclure qu’une disposition est imprécise.

179 La règle de la nullité pour cause d’imprécision « n’exige pas qu’une loi soit d’une certitude absolue; aucune loi ne peut l’être » (Renvoi sur la prostitution, précité, p. 1156). Cependant, bien que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire soit inévitable, une règle de droit sera trop imprécise si « le législateur a conféré le pouvoir discrétionnaire absolu de faire ce qui semble être le mieux dans une grande variété de cas » (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, le juge en chef Dickson et les juges Lamer et Wilson, p. 983, bien qu’ils se soient prononcés dans le contexte de l’article premier).

180 Dans le Renvoi sur la prostitution, précité, p. 1157, le juge Lamer (plus tard Juge en chef) s’est expressément fondé sur l’opinion incidente de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt R. c. LeBeau (1988), 41 C.C.C. (3d) 163, p. 173, selon laquelle

[traduction] la théorie de la nullité pour cause d’imprécision ne doit pas être appliquée au simple libellé de la disposition législative, mais à la disposition elle‑même telle qu’elle a été interprétée et appliquée par les tribunaux. [Je souligne.]

Selon le juge Lamer, la question était

de savoir si les tribunaux peuvent ou ont pu donner un sens raisonnable aux dispositions contestées du Code criminel. Autrement dit, la loi est‑elle tellement imprécise qu’elle laisse une « large place à l’arbitraire » en permettant aux responsables de son application de faire prévaloir leurs préférences personnelles?

181 À mon avis, la jurisprudence est éloquente pour ce qui est de savoir si l’art. 43 circonscrit convenablement le débat judiciaire. La Cour serait mal avisée de donner aujourd’hui une nouvelle interprétation de la règle de droit et d’affirmer que cette interprétation doit désormais servir de cadre de référence au débat judiciaire, en ce sens que toute décision débordant de ce cadre est tout simplement erronée! Cette approche fait perdre toute utilité au critère de l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical, précité. Il n’est pas nécessaire de se demander si, en théorie, l’art. 43 est susceptible de circonscrire dans une mesure acceptable le débat concernant son champ d’application. Il ne le fait manifestement pas. Malgré leurs tentatives d’établir des lignes directrices, les tribunaux canadiens ont été incapables de définir un cadre juridique pour l’art. 43. Il importe de signaler que toutes les décisions préoccupantes rendues dans les affaires énumérées précédemment sont postérieures aux arrêts Ogg‑Moss et Dupperon, précités.

182 Les juges eux-mêmes ont souvent fait état de l’absence de consensus dans ce domaine du droit. Par exemple, dans la décision James, précitée, par. 8, le juge Weagant formule l’observation suivante :

[traduction] Ce qu’il faut établir exactement, ou la question de savoir quel critère juridique permet de démontrer que la force employée dépasse ce qui est raisonnable, varie quelque peu d’une région à l’autre du pays. Pour certains tribunaux de première instance, la loi est éloquente, particulièrement lorsque des lésions corporelles ou des blessures susceptibles de constituer un risque pour la vie, l’intégrité physique ou la santé sont infligées (R. c. Dupperon (1985), 16 C.C.C. (3d) 453 (C.A. Sask.)). D’autres tribunaux se disent en principe favorables à la nécessité de tenir compte des normes sociales, quoique la manière exacte d’en faire la preuve demeure obscure (R. c. Halcrow (1993), 80 C.C.C. (3d) 320 (C.A.[C.-B.]) : la Cour d’appel a souligné que la défenderesse n’avait soumis aucun élément de preuve indiquant que le traitement des enfants placés en famille d’accueil était conforme aux normes sociales, laquelle charge de preuve incombe au ministère public, selon notre Cour d’appel). D’autres tribunaux de première instance ont rejeté l’idée qu’un juge puisse prendre connaissance d’office des normes sociales (R. c. Myers, [1995] P.E.I.J. No. 180, C. prov. Î.‑P.‑É., 27 novembre 1995, le juge Thompson). Pourtant un autre tribunal de première instance affirme qu’il appartient au juge des faits de tenir compte des normes sociales comme le ferait un jury (R. c. R.S.D., [1995] O.J. No. 3341, C. prov. Ont., 30 octobre 1995, le juge Megginson). Un autre encore a exprimé l’avis que l’art. 43 n’a absolument rien à voir avec le concept de norme sociale de tolérance (R. c. Peterson, [1995] O.J. No. 1366, C. prov. Ont., 26 avril 1995, le juge Menzies).

L’incapacité des juges d’apprécier le « caractère raisonnable » mentionné par le législateur n’est pas étonnante, mais elle n’est pas spécifique à la notion du caractère raisonnable.

183 Le « caractère raisonnable », en ce qui concerne l’art. 43, est lié à des questions d’ordre public et à la perception que chacun a de l’autorité parentale. Le « caractère raisonnable » comporte toujours un aspect subjectif. Comme le juge McCombs l’a reconnu en l’espèce, [traduction] « [d]u fait que la notion du caractère raisonnable varie d’une personne à l’autre, il n’est peut-être pas étonnant que d’aucuns trouvent incohérentes et déraisonnables certaines décisions où les tribunaux appliquent l’art. 43 pour excuser un comportement qui constituerait par ailleurs des voies de fait criminelles » ((2000), 49 O.R. (3d) 662, par. 4). Cependant, il est clair que la notion du caractère raisonnable, si répandue dans le droit en général et dans le droit criminel en particulier, n’est pas en soi inconstitutionnellement imprécise. Le « caractère raisonnable » est une norme intelligible dans de nombreux autres contextes de droit criminel. La Cour a clairement affirmé que l’analyse constitutionnelle doit toujours être contextuelle (Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 6). Par conséquent, il faut également tenir compte du contexte pour décider si une expression donnée est inconstitutionnellement imprécise.

184 Dans d’autres cas, l’expression « raisonnable dans les circonstances » peut ne pas être trop imprécise parce qu’elle est utilisée dans un contexte où les éléments d’appréciation du caractère raisonnable sont clairs et commensurables. Un consensus quant à la norme applicable pour apprécier le « caractère raisonnable » d’un comportement sera utile pour dégager une norme du « caractère raisonnable » suffisamment claire. Par exemple, il est possible de déterminer si la force raisonnable employée pour se défendre est proportionnelle aux voies de fait infligées. De même, il est possible de circonscrire un débat judiciaire concernant la question de savoir jusqu’où peut aller la force raisonnable employée pour effectuer une arrestation (voir l’arrêt Asante-Mensah, précité, le juge Binnie, par. 51-59). Tel n’est pas le cas du châtiment corporel infligé à un enfant, où, en raison de l’absence d’éléments de comparaison intrinsèques, il n’est pas possible de déterminer si le châtiment infligé est proportionnel au comportement fautif. En fait, la Juge en chef conclut, au par. 35, que la gravité du comportement de l’enfant ne constitue pas une « considération contextuelle pertinente » puisqu’elle incite davantage à punir qu’à corriger.

185 Le châtiment corporel est un sujet controversé dans notre société. Les conceptions de ce qui est « raisonnable » en matière de châtiment corporel ou autre d’un enfant varient énormément et mettent souvent en jeu des convictions culturelles et religieuses, aussi bien que politiques et morales. Ces conceptions sont étroitement liées à la compréhension que l’on a d’autres sujets controversés tels les rapports entre l’État et la famille et entre les droits des parents et ceux de l’enfant. Le fait qu’une personne juge « raisonnable » ou non le châtiment corporel infligé à un enfant peut dépendre en grande partie de sa façon d’éduquer les enfants et de son expérience en la matière. Aussi utile qu’elle puisse être dans d’autres contextes, la norme de la « force raisonnable » s’est révélée inapplicable dans le contexte qui nous occupe. Le manque de clarté est particulièrement problématique en l’espèce du fait que les droits des enfants sont en jeu. La Cour a confirmé que les enfants forment un groupe particulièrement vulnérable dans la société (Sharpe, précité, par. 169, et Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48, par. 73). L’imprécision des conditions d’application d’un moyen de défense qui a une incidence sur l’intégrité physique des enfants peut être encore plus injuste que la définition imprécise d’une infraction ou d’un moyen de défense dans un autre contexte et commander, de ce fait, l’application d’une norme plus stricte.

186 Pour déterminer la protection à laquelle les enfants ont droit en vertu de l’art. 7 de la Charte, il faut également tenir compte des obligations internationales du Canada en matière de droits des enfants. Comme le fait observer la Juge en chef (par. 32), le Canada est signataire de la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, adoptée par les Nations Unies, et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47. Au sujet des châtiments corporels infligés aux enfants dans les écoles, la Juge en chef renvoie, au par. 33, au Rapport du Comité des droits de l’homme, vol. I, Doc. off. AG NU, Cinquantième session, suppl. no 40 (A/50/40) (1995). Je renverrais également aux observations finales du Comité des droits de l’enfant. Le paragraphe 43(1) de la Convention relative aux droits de l’enfant crée un Comité des droits de l’enfant « [a]ux fins d’examiner les progrès accomplis par les États parties dans l’exécution des obligations contractées » dans la Convention. On peut lire ceci dans les observations finales du Comité des droits de l’enfant relatives au Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, qui comportent une disposition semblable à l’art. 43 en ce qui concerne les corrections raisonnables qui peuvent être infligées à des enfants au sein de la famille :

Compte tenu de son caractère imprécis, l’expression corrections raisonnables qui figure dans ces dispositions risque d’être interprétée de manière subjective et arbitraire. [. . .] ainsi [. . .] les mesures législatives et autres relatives à l’intégrité physique des enfants ne semblent pas compatibles avec les dispositions et les principes de la Convention. [Je souligne.]

(Comité des droits de l’enfant, Rapport adopté par le Comité à sa 209ème séance, le 27 janvier 1995, Huitième session, CRC/C/38, par. 218)

Dans ces observations finales notamment, le Comité mentionne l’imprécision inhérente à une disposition comme l’art. 43.

187 On constate que le Comité ne recommande pas tant de clarifier ces règles de droit que de les abolir complètement. La Juge en chef souligne, au par. 33, que ni la Convention relative aux droits de l’enfant ni le Pacte international relatif aux droits civils et politiques « n’exige[nt] [. . .] [d]es États parties [qu’ils] interdisent toute infliction d’un châtiment corporel à un enfant ». Toutefois, les observations finales du Comité concernant le premier rapport du Canada illustrent bien la question :

[Il y a lieu] d’étudier la possibilité de réviser la législation pénale qui autorise l’administration de châtiments corporels aux enfants par leurs parents, dans les écoles et les établissements de placement. À cet égard, [il y a lieu] d’interdire aux familles d’appliquer des châtiments corporels aux enfants. Compte tenu du droit de l’enfant à la préservation de son intégrité physique [. . .] et du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, [il y a lieu] d’envisager la possibilité d’adopter de nouvelles lois et des mécanismes de suivi à l’effet de prévenir la violence au sein de la famille et de lancer des campagnes d’information ayant pour but de modifier les attitudes sociales relatives au recours aux châtiments corporels au sein de la famille et de faire accepter leur interdiction. [Je souligne.]

(Comité des droits de l’enfant, Rapport adopté par le Comité à sa 233ème séance, le 9 juin 1995, Neuvième session, CRC/C/43, par. 93)

188 Dans ses plus récentes observations finales, le Comité a noté « avec une profonde préoccupation » que le Canada n’a pris « aucune mesure pour abroger l’article 43 du Code [criminel] » et lui a recommandé d’adopter

des textes à l’effet de lever l’autorisation qui existe actuellement de faire usage d’une « force raisonnable » à l’encontre des enfants pour les discipliner et d’interdire expressément toute forme de violence, même modérée, sur la personne d’enfants au sein de la famille, dans les écoles et dans tous les établissements de placement.

(Comité des droits de l’enfant, Examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 44 de la Convention, Trente‑quatrième session, CRC/C/15/Add.215 (2003), par. 32-33)

189 Je doute que l’on puisse prétendre, à partir du dossier existant, que l’autorisation d’infliger un châtiment corporel à un enfant lorsque la force employée est « raisonnable dans les circonstances » informe suffisamment les parents et instituteurs de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas dans un contexte de droit criminel. En outre, elle ne donne aucune indication suffisante concernant le pouvoir décisionnel des responsables de l’application de la loi et ne circonscrit pas de manière acceptable le débat judiciaire. La Juge en chef reformule le moyen de défense prévu à l’art. 43 comme délimitant une « sphère à l’intérieur de laquelle il existe un risque de sanctions pénales » (par. 18). Je ne suis pas en désaccord avec une telle formulation de la règle de la nullité pour cause d’imprécision dans le présent contexte. Cependant, il ressort du présent dossier que la « sphère de risque », autant pour les victimes que pour les délinquants, n’a jamais été adéquatement délimitée.

190 Dans les motifs de la Juge en chef, l’on constate à quel point il est laborieux de rendre la disposition constitutionnelle et suffisamment précise : (1) le mot « enfant » ne doit s’entendre que d’un enfant de plus de 2 ans qui n’est pas rendu à l’adolescence, (2) certaines parties du corps doivent être exclues, (3) l’utilisation d’un objet doit être interdite, (4) la nature de la faute à l’origine de la correction infligée n’est pas réputée constituer une considération contextuelle pertinente, (5) les instituteurs ne peuvent infliger un châtiment corporel, et (6) l’emploi d’une force causant une blessure qui n’est ni passagère ni sans importance (voies de fait causant des lésions corporelles) est interdit (même dans le cas, semble-t-il, où la force est employée pour retenir un enfant). À un moment donné, en tentant d’apporter assez de précisions pour informer les intéressés et circonscrire l’exercice du pouvoir discrétionnaire des responsables de l’application de la loi, on ne se contente plus d’interpréter et on rédige alors une disposition entièrement nouvelle. Comme l’a conclu la Cour dans l’arrêt R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761, p. 803 :

Les modifications nécessaires pour rendre l’al. 179(1)b) [en l’espèce l’art. 43] constitutionnel ne constitueraient pas une interprétation large ou une interprétation atténuée; elles équivaudraient plutôt à une réécriture du texte législatif par le tribunal. [Je souligne.]

Les restrictions auxquelles la Juge en chef assujettit la portée du moyen de défense ne ressortent pas de la jurisprudence existante. Ces restrictions sont loin d’être évidentes et n’auraient pas été prévues par bien des parents, instituteurs ou responsables de l’application de la loi.

191 J’estime qu’il n’est pas possible de remédier complètement à l’imprécision de la disposition en déclarant que le débat judiciaire qui s’imposait a eu lieu et que tout ce qui le déborde est simplement erroné et doit être écarté. Trop de personnes ont tenté, pendant des années, de circonscrire ce débat devant les tribunaux canadiens, pour qu’il soit possible de rejeter leurs conclusions simplement parce qu’elles ne sont pas conformes à une norme qui, jusqu’à maintenant, n’a jamais été évidente pour personne. Comme nous l’avons vu, l’art. 43 a été appliqué de nombreuses manières différentes, certains tribunaux considérant justifié un comportement que d’autres ont jugé totalement déraisonnable, malgré les valeureux efforts déployés par les tribunaux inférieurs pour donner un contenu intelligible à la disposition. Les tentatives des tribunaux d’interpréter l’art. 43 de manière à encadrer le pouvoir discrétionnaire qui y est conféré n’ont pas permis, selon moi, de dégager des lignes directrices cohérentes et solides satisfaisant à la norme d’avertissement et de précision généralement prescrite en droit criminel. Ainsi, malgré les efforts des juges — dont certains ont exprimé ouvertement leur frustration face à ce qu’ils ont qualifié d’ [traduction] « absence de critère clair » et de « loterie juridique » en droit criminel (McGillivray, « “He’ll learn it on his body” : Disciplining childhood in Canadian law », loc. cit., p. 228; James, précité, le juge Weagant, par. 11-12) — , la portée de la justification demeure presque aussi ambiguë que lorsqu’elle a été codifiée en 1892. Dans l’arrêt R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711, p. 729, le juge en chef Lamer affirme :

Laisser une large place à l’arbitraire ne devient pas acceptable simplement parce qu’il s’agit des caprices de juges et de juges de paix plutôt que de ceux de responsables de l’application de la loi. Il ne suffit pas de revêtir le caprice d’une toge de juge pour satisfaire aux principes de justice fondamentale.

Cela contribuerait non seulement à resserrer davantage le critère déjà exigeant fixé dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical, précité, mais encore à le rendre impossible à respecter.

192 Je suis donc d’avis que l’expression « raisonnable dans les circonstances », employée à l’art. 43 du Code, porte atteinte au droit de l’enfant à la sécurité de sa personne et que cette atteinte n’est pas conforme au principe de justice fondamentale applicable, en raison de l’imprécision inconstitutionnelle de l’expression en cause.

(3) Article premier

193 Dans l’arrêt Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, p. 94-95, le juge Sopinka statue ceci :

Or, il existe au moins deux façons dont l’imprécision peut prendre une importance constitutionnelle dans une analyse fondée sur l’article premier. Tout d’abord, une loi peut présenter une telle indétermination qu’il est impossible de l’interpréter comme limitant de quelque manière le pouvoir du gouvernement. Cette indétermination peut procéder soit du caractère général du pouvoir discrétionnaire accordé au détenteur de ce pouvoir, soit de l’emploi d’un langage si obscur que les méthodes ordinaires ne permettent pas de lui donner une interprétation le moindrement exacte. Dans de telles circonstances, il n’existe pas de restriction prescrite par une règle de droit et point n’est alors besoin de procéder à l’analyse fondée sur l’article premier, car la condition préliminaire de son application n’est pas remplie. La seconde façon dont l’imprécision peut jouer un rôle constitutionnel est dans l’analyse de l’article premier. Une loi qui satisfait au critère préliminaire peut néanmoins, pour cause d’imprécision, ne pas constituer une restriction raisonnable. Il se peut en effet que la généralité d’une disposition ainsi que l’imprécision de ses termes fassent que l’atteinte portée à un droit garanti par la Charte ne soit pas maintenue dans des limites raisonnables. À cet égard, l’imprécision est un élément de la portée excessive.

L’exigence que la restriction soit prescrite par une règle de droit commande également que le citoyen soit raisonnablement averti et que le pouvoir discrétionnaire des responsables de l’application de la loi soit limité (Nova Scotia Pharmaceutical, précité). Vu ma conclusion qu’il est inconstitutionnellement imprécis, l’art. 43 ne peut franchir l’étape de la restriction « prescrite par une règle de droit » ou de l’atteinte minimale que comporte l’analyse prescrite dans l’arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, et ne peut donc pas être sauvegardé en application de l’article premier.

(4) Réparation

194 J’estime que l’invalidation de l’art. 43 pour cause d’imprécision est la réparation la plus convenable en l’espèce. C’est le législateur qui est le mieux en mesure de revoir cette disposition imprécise et controversée. Il doit avoir la possibilité d’examiner les questions en litige à la lumière de la Charte, des normes sociales actuelles et de l’ensemble de la preuve. Malgré l’ampleur du dossier de la preuve d’expert en l’espèce, le processus judiciaire est nécessairement contradictoire et ne tient pas compte de tous les intérêts qui sont censés être représentés dans le cadre d’un débat législatif ou des audiences d’un comité, ou encore au sein du public en général. Il se peut néanmoins que l’intervention du législateur ne soit pas nécessaire.

195 Il est utile de situer dans son contexte l’effet qu’est susceptible d’avoir l’invalidation de l’art. 43 du Code. Certains craignent qu’elle n’expose les parents et les personnes qui les remplacent à l’application systématique du droit criminel pour le moindre geste qui constitue, strictement parlant, des voies de fait. En fait, selon l’intimé et la Juge en chef (par. 59-61), les parents qui emploient une force négligeable et insignifiante s’exposeront à des accusations criminelles si l’art. 43 est abrogé. Il serait certes possible de recourir aux dispositions canadiennes générales en matière de voies de fait pour porter des accusations contre les parents ou instituteurs qui ont employé la force sans aller jusqu’à infliger un châtiment corporel. Toutefois, j’estime que les moyens de défense de common law fondés sur la nécessité et le principe de minimis protègent suffisamment ceux et celles, parmi eux, qui adoptent un comportement excusable ou anodin.

(5) Le moyen de défense fondé sur la nécessité

196 La nécessité comme moyen de défense est opposable en vertu du par. 8(3) du Code (voir également l’arrêt Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616). Ce moyen de défense [traduction] « repose sur une constatation réaliste de la faiblesse humaine et reconnaît que, dans certaines situations urgentes, la loi ne tient pas les gens responsables lorsque leur instinct normal les pousse à l’enfreindre pour se protéger eux-mêmes ou pour protéger autrui » (Mewett & Manning on Criminal Law (3e éd. 1994), p. 531). En 1984, la Cour a clairement reconnu le moyen de défense de common law fondé sur la nécessité dans l’arrêt Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232.

197 Dans l’affaire R. c. Manning (1994), 31 C.R. (4th) 54, par. 23, la Cour provinciale de la Colombie-Britannique a reformulé les éléments du moyen de défense fondé sur la nécessité qui avaient été énoncés dans l’arrêt Perka, précité. Elle a dit que la nécessité comme moyen de défense tient davantage de l’excuse que de la justification et qu’un critère applicable est le caractère involontaire du point de vue moral de l’acte répréhensible. Le caractère involontaire de l’acte doit être évalué en fonction de ce que la société considère comme une résistance appropriée et normale à la pression. Le fait que l’accusé a participé à une activité criminelle ou immorale ou qu’il y a eu négligence de sa part ne l’empêche pas d’invoquer le moyen de défense. Les actes ou les circonstances indiquant que l’infraction n’était pas vraiment involontaire empêchent l’accusé d’invoquer ce moyen de défense. Il en est de même lorsque l’accusé disposait d’une autre solution raisonnable conforme à la loi. Le moyen de défense ne s’applique qu’en cas de risque imminent, lorsque la mesure est prise pour échapper à un danger direct et immédiat. La nécessité ne justifie pas l’infliction d’un préjudice plus grand pour éviter un mal moindre. Enfin, quand l’accusé soumet à la cour une preuve suffisante pour que la question de la nécessité se pose, il appartient alors au ministère public de réfuter hors de tout doute raisonnable cette preuve.

198 Je ne vois aucune raison d’empêcher le père, la mère ou l’instituteur, qui est intervenu pour empêcher un enfant de se faire du mal ou de se faire faire du mal, d’invoquer la nécessité comme moyen de défense dans le cas où les conditions susmentionnées sont réunies. D’autres auteurs ont également proposé que les parents et instituteurs aient accès au moyen de défense fondé sur la nécessité si jamais le moyen prévu à l’art. 43 est aboli (voir McGillivray, « “He’ll learn it on his body” : Disciplining childhood in Canadian law », loc. cit., p. 240, et Stuart, op. cit., p. 506). Dans l’affaire R. c. Morris (1981), 61 C.C.C. (2d) 163 (B.R. Alb.), le moyen de défense fondé sur la nécessité a permis l’acquittement d’un mari accusé de voies de fait simples contre sa femme. Le mari avait retenu son épouse ivre alors qu’elle tentait de sauter hors du camion et de saisir le volant. Il avait cru sincèrement et raisonnablement que l’intervention était nécessaire. Le juge a signalé, à la p. 166 :

[traduction] S’il avait laissé son épouse intoxiquée descendre du camion et marcher dans un chemin obscur, il aurait fait preuve d’une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de sa vie ou de sa sécurité, ce qui aurait pu constituer de la négligence criminelle de sa part.

199 Comme le moyen de défense prévu à l’art. 43 protège seulement le père ou la mère qui emploie la force pour infliger une correction (voir l’arrêt Ogg-Moss, précité, p. 193), il peut, de toute façon, se révéler nécessaire de recourir à la common law dans le cas d’un père ou d’une mère qui emploie la force pour retenir un enfant incapable de tirer une leçon de ce qui lui arrive. En réalité, même si l’on l’interprète comme le fait la Juge en chef (par. 24-25), il se peut que l’art. 43 ne soit d’aucun secours au père ou à la mère qui emploie une certaine force pour retenir son enfant. Il n’est pas inconcevable que la force puisse être employée contre un jeune enfant dans un autre but que celui de l’éduquer ou de le corriger. Par exemple, un enfant de 2 ans qui se débat pour traverser la rue au feu rouge doit être retenu de force et protégé contre son gré. Selon moi, la force est employée non pas pour corriger l’enfant, mais pour assurer sa sécurité. De même, l’art. 43 ne permettrait pas d’excuser le père ou la mère qui immobiliserait son enfant pour qu’il reçoive une injection conformément aux directives du médecin, mais le parent en question pourrait, à mon sens, opposer à une accusation de voies de fait le moyen de défense de common law fondé sur la nécessité. Les parents ont toujours eu la possibilité d’invoquer ce moyen de défense de common law dans le cas où cela est indiqué, et ils pourraient continuer de le faire si le moyen de défense prévu à l’art. 43 était invalidé.

(6) Le moyen de défense fondé sur le principe « de minimis »

200 La Juge en chef refuse, à juste titre, de s’en remettre uniquement au pouvoir discrétionnaire de la poursuite pour écarter les affaires ne justifiant pas des poursuites et des sanctions. En matière de droit criminel, le poursuivant doit faire montre de discernement lorsqu’il s’agit d’écarter des affaires sans importance, mais ce n’est pas suffisant. La loi doit empêcher les déclarations de culpabilité relatives à un comportement qui ne mérite pas d’être puni, et c’est ce qu’elle fait. Si le système judiciaire n’est pas confronté à une multitude de poursuites insignifiantes pour des comportements qui ne font que remplir les conditions théoriques nécessaires pour qu’il y ait « crime » (par exemple, le vol d’un sou), c’est grâce à l’efficacité du pouvoir discrétionnaire de la poursuite et parce que les juges peuvent appliquer le moyen de défense de common law fondé sur le principe de minimis non curat lex (la loi ne se soucie pas des petites choses sans importance).

201 L’emploi d’une certaine force contre autrui n’indique pas toujours l’existence de voies de fait au sens du droit criminel. [traduction] « Bien au contraire, nombreux sont les exemples de contacts accessoires qui ne sauraient être considérés comme des actes criminels » (R. c. Kormos (1998), 14 C.R. (5th) 312 (C. Ont. (Div. prov.)), par. 34).

202 Le concept de common law de minimis non curat lex a été formulé de la manière suivante dans la décision anglaise The « Reward » (1818), 2 Dods. 265, 165 E.R. 1482, p. 1484 :

[traduction] La cour n’est pas tenue à une sévérité à la fois dure et pédantesque dans l’application des lois. La loi permet la qualification qui était implicite dans l’ancien adage De minimis non curat lex. — En présence d’irrégularités entraînant de très légères conséquences, elle ne vise pas à infliger des peines inéluctablement sévères. Si l’écart est une vétille qui, advenant qu’elle se poursuive, n’aurait que peu ou pas d’incidence sur l’intérêt public, on pourrait légitimement l’ignorer.

203 Certes, la jurisprudence relative à l’application du moyen de défense est limitée. L’application rare du moyen de défense fondé sur le principe de minimis par les tribunaux peut s’expliquer par le fait que les policiers et les poursuivants passent au crible toutes les accusations criminelles de sorte que seules celles qui le méritent donnent lieu à un procès. Le principe de minimis peut, malgré tout, être invoqué en tant que moyen de défense de common law maintenu par le par. 8(3) du Code, et il appartient aux tribunaux de l’appliquer et de le développer à leur guise (J. Hétu, « Droit judiciaire : De minimis non curat praetor : une maxime qui a toute son importance! » (1990), 50 R. du B. 1065, p. 1065-1076). En fait, ce moyen de défense veut seulement que l’actus reus ait été [traduction] « pour ainsi dire » accompli et que [traduction] « le comportement en cause correspond à la définition d’une infraction, mais qu’il soit trop anodin pour être compris parmi les actes fautifs que cette définition est censée viser » (E. Colvin, Principles of Criminal Law (2e éd. 1991), p. 100). Le moyen de défense* fondé sur le principe de minimis ne signifie pas que l’acte en cause est justifié, cet acte reste illégal, mais en raison de son caractère anodin, il ne sera pas puni (S. A. Strauss, « Book Review of South African Criminal Law and Procedure par E. M. Burchell, J. S. Wylie et P. M. A. Hunt » (1970), 87 So. Afr. L.J. 471, p. 483).

204 Les raisons données pour justifier l’excuse « de minimis » sont généralement les suivantes : (1) le droit criminel ne doit s’appliquer qu’à l’inconduite grave, (2) l’accusé doit échapper au stigmate d’une déclaration de culpabilité criminelle et à l’infliction d’une peine sévère pour un comportement relativement anodin, et (3) les tribunaux ne doivent pas se retrouver ensevelis sous un nombre considérable de dossiers sans importance (K. R. Hamilton, « De Minimis Non Curat Lex » (décembre 1991), document de travail mentionné dans le rapport du groupe de travail sur la nouvelle codification du droit pénal de l’Association du Barreau canadien, Principes de responsabilité pénale : Proposition de nouvelles dispositions générales du Code criminel du Canada (1992), p. 206). Le principe repose en partie sur l’idée que le mal que la disposition créant l’infraction vise à prévenir n’a pas vraiment été fait. Cela est compatible avec le double principe fondamental de justice pénale selon lequel il ne saurait y avoir de culpabilité pour un comportement inoffensif et irrépréhensible (voir mes motifs dans l’arrêt R. c. Malmo‑Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74, par. 234‑235 et 244).

205 Dans la jurisprudence canadienne, le moyen de défense fondé sur le principe de minimis a été invoqué dans des affaires de stupéfiants où la quantité de drogue saisie était minime (R. c. Overvold (1972), 9 C.C.C. (2d) 517 (C. mag. T.N.‑O.), p. 519-521; R. c. S. (1974), 17 C.C.C. (2d) 181 (C. prov. Man.), p. 186; R. c. McBurney (1974), 15 C.C.C. (2d) 361 (C.S.C.‑B.), conf. par (1975), 24 C.C.C. (2d) 44 (C.A.C.‑B.)), dans des affaires de vol où la valeur des biens volés était très peu élevée (R. c. Li (1984), 16 C.C.C. (3d) 382 (H.C. Ont.), p. 384), ou dans des affaires de voies de fait ayant causé tout au plus un préjudice très mineur (R. c. Lepage (1989), 74 C.R. (3d) 368 (B.R. Sask.); R. c. Matsuba (1993), 137 A.R. 34 (C. prov.); opinion incidente dans la décision Kormos, précitée); voir aussi : Ministère de la Justice du Canada, Projet de réforme de la Partie générale du Code criminel : Document de consultation (1994), « Les violations mineures », p. 29-30). Même si la jurisprudence laisse quelque peu à désirer, le moyen de défense a été invoqué avec succès à plusieurs reprises (voir Stuart, op. cit., p. 594-599) et la Cour a expressément omis de statuer sur son existence (voir R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, par. 21, et R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128, par. 69). En examinant, dans l’arrêt Hinchey, précité, par. 69, l’actus reus de l’infraction de « fraude envers le gouvernement » prévue à l’al. 121(1)c) du Code, la juge L’Heureux-Dubé n’a pas écarté la possibilité d’invoquer le moyen de défense fondé sur le principe de minimis en matière criminelle :

Cette interprétation enlève, selon moi, toute possibilité que l’alinéa vise des violations involontaires et minimes. Néanmoins, en supposant qu’il puisse y avoir encore des cas qui ne justifient pas une sanction pénale, il y a peut-être une autre méthode permettant d’éviter qu’une déclaration de culpabilité soit prononcée : le principe de minimis non curat lex, soit que « la loi ne s’occupe pas de choses insignifiantes ». Cette solution pour les cas où un accusé a, « strictement parlant », violé un article du Code a été proposée par l’Association du Barreau canadien, dans Principes de responsabilité pénale : Proposition de nouvelles dispositions générales du Code criminel du Canada [. . .], et par d’autres : voir le professeur Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (3e éd. 1995), aux pp. 542 à 546. Je sais, toutefois, que notre Cour ne s’est pas encore prononcée sur l’application éventuelle de ce principe comme moyen de défense permettant de repousser la responsabilité criminelle, et que cette question fait l’objet de certains débats devant les instances inférieures. Comme il n’est pas strictement nécessaire de trancher cette question pour résoudre l’affaire dont nous sommes saisis, il y a lieu de laisser la question en suspens. [Je souligne.]

206 Une codification du moyen de défense a été proposée à l’art. 2.12 du Model Penal Code (1985) de l’American Law Institute, sous la rubrique « De Minimis Infractions » (dans Stuart, op. cit., p. 598). Dans son rapport, le groupe de travail de l’A.B.C. a examiné l’état incertain du droit et a recommandé la codification d’un pouvoir d’ordonner l’arrêt des procédures relatives à des violations minimes (voir Stuart, op. cit., p. 598). La codification du moyen de défense peut contribuer à éliminer la réticence des tribunaux à se fonder sur le principe de minimis; cependant le moyen de défense de common law fondé sur ce principe, que maintient le par. 8(3) du Code, suffit à soustraire à des sanctions pénales sévères les parents et autres personnes qui commettent des infractions négligeables.

207 Je suis d’avis que l’élargissement approprié de la possibilité d’invoquer le moyen de défense fondé sur le principe de minimis — un peu comme l’évolution de la règle de l’abus de procédure — contribuerait à assurer un arrêt des procédures dans le cas où une personne a, strictement parlant, violé les dispositions en matière de voies de fait du Code et où cette violation ne devrait pas donner lieu à des sanctions pénales. Cela permettrait d’éviter le gaspillage des ressources judiciaires ainsi que les incursions injustifiées du droit criminel dans le contexte familial, qui sont susceptibles de nuire à des enfants. Par conséquent, si l’art. 43 était invalidé sans que le législateur le remplace par une nouvelle disposition compatible avec les droits que la Constitution garantit aux enfants, les parents ne risqueraient pas davantage d’être amenés en cour pour avoir donné une « petite tape sur une fesse » qu’ils risquent de l’être actuellement pour avoir simplement « goûté » un raisin au supermarché.

208 Je conclus que l’art. 43 du Code criminel porte atteinte aux droits que l’art. 7 de la Charte garantit aux enfants. La justification de cette atteinte ne peut pas se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte. Les parents et les personnes qui les remplacent n’auront pas à faire face à la justice pénale inutilement étant donné que les moyens de défense de common law fondés sur la nécessité et le principe de minimis les protégeront en cas de comportement excusable ou anodin de leur part.

209 Vu ma conclusion concernant la règle de la nullité pour cause d’imprécision, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres motifs de contestation constitutionnelle invoqués par l’appelante.

III. Dispositif

210 Pour ces motifs, j’accueillerais le pourvoi.

211 Je répondrais ainsi aux questions constitutionnelles :

1. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, porte-il atteinte aux droits que l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Oui.

2. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique, au sens de l’article premier de Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Non.

3. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, porte-il atteinte aux droits que l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

4. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

5. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, porte-il atteinte aux droits que le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

6. Dans l’affirmative, s’agit-il d’une atteinte portée par une règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

Version française des motifs rendus par

212 La juge Deschamps (dissidente) — Le pourvoi soulève la question de savoir si l’art. 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, est constitutionnel, particulièrement au regard des art. 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. L’article 43 crée une défense de justification que peuvent invoquer tout instituteur, père ou mère ou toute personne qui remplace le père ou la mère lorsqu’ils emploient la force pour corriger un enfant confié à leurs soins, pourvu que la force employée ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances.

213 À mon avis, le sens ordinaire et contextuel de l’art. 43 ne peut recevoir l’interprétation stricte proposée par la majorité. L’article 43 englobe et justifie une vaste gamme de comportements, y compris des formes sévères de recours à la force contre les enfants. Je suis d’accord avec la juge Arbour pour dire que l’ensemble de la jurisprudence portant sur l’art. 43 témoigne de ses larges paramètres et de sa portée étendue. Je souscris aussi à son analyse de l’argument de l’appelant concernant l’art. 7 de la Charte, mais je préfère envisager le problème sous l’angle de l’art. 15 de la Charte. J’estime que l’art. 43, qui accorde une protection inférieure aux enfants, porte atteinte à leur droit constitutionnel à l’égalité et que cette atteinte n’est pas justifiée par l’application de l’article premier de la Charte.

I. Interprétation de l’article 43

214Il est bien établi dans la jurisprudence de notre Cour que les textes de loi doivent être interprétés dans leur contexte en suivant le sens grammatical et ordinaire qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (voir Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42, par. 26, et les décisions qui y sont citées). L’interprétation des textes législatifs vise à déterminer quelle était l’intention du législateur au moment de leur édiction, telle qu’elle ressort du libellé retenu et de l’examen du contexte, et à donner effet à cette intention.

215Il existe un principe général selon lequel, lorsqu’une disposition législative se prête à deux interprétations, dont l’une est constitutionnelle et l’autre inconstitutionnelle, c’est l’interprétation constitutionnelle qui doit l’emporter (voir Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, p. 1078; R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 660; R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, par. 66). Cependant, cette règle d’interprétation ne trouve application qu’en présence de deux interprétations également plausibles du libellé de la loi (voir Bell ExpressVu, précité, par. 62). Lorsque, comme en l’occurrence, les termes de la disposition ne permettent pas d’en limiter la portée aux seuls comportements qui échapperaient à une désapprobation constitutionnelle, la Cour ne peut l’interpréter en en limitant la portée de manière à créer une disposition valide sur le plan constitutionnel. Une telle approche neutraliserait le pouvoir de la Charte quant au contrôle de la validité des textes législatifs, priverait les législateurs de la possibilité d’imposer des limites raisonnables et opérerait confusion entre l’objet de l’interprétation législative et l’exercice du contrôle judiciaire (voir Bell ExpressVu, précité, par. 62 à 66).

216 En l’espèce, le libellé de l’art. 43 ne peut recevoir une interprétation stricte qui n’engloberait que les recours à une force légère « visant à contrôler [un] comportement ou à y mettre fin ou encore à exprimer une certaine désapprobation symbolique à cet égard » (la juge en chef McLachlin, par. 24). Les termes de la disposition concernent tout emploi de la force par un instituteur ou par un père ou une mère contre un élève ou un enfant qui a pour but de le « corriger » et qui est « raisonnable dans les circonstances ». Introduire dans le libellé en cause des exclusions implicites fondées sur l’âge de l’enfant, sur la partie du corps atteinte par les coups, sur le type de voies de fait commises et sur l’emploi ou non d’un objet, transformerait l’exercice d’interprétation législative en un exercice de rédaction législative. La tâche de la Cour consiste à dégager l’intention du législateur en examinant le libellé de la disposition, son contexte et son objet. En limitant radicalement une disposition législative et en en restreignant de façon importante l’application envisagée, la Cour n’interpréterait pas les vues du législateur, mais leur substituerait ses propres vues. Ce n’est pas le rôle qui lui appartient.

217 Je m’appuie en grande partie sur les motifs détaillés de la juge Arbour quant à l’interprétation de l’art. 43, mais je veux insister sur le fait que le sens ordinaire de cette disposition n’admet pas l’interprétation restrictive proposée par la Juge en chef. Par exemple, la Juge en chef introduit dans l’art. 43 des normes applicables aux instituteurs qui sont complètement différentes de celles qui s’appliquent aux pères et mères : « Les enseignants peuvent employer une force raisonnable pour expulser un enfant de la classe ou pour assurer le respect des directives, mais pas simplement pour infliger un châtiment corporel à un enfant » (par. 40). Or, le libellé de l’article ne permet pas cette distinction, car il traite clairement les instituteurs et les pères et mères de façon identique. Dans la même veine, l’interdiction relative à l’emploi d’objets ou à l’administration de coups à la tête n’est pas non plus étayée, considérant que l’art. 43 s’applique simplement à l’emploi de « la force ». Si le recours non consensuel à la force est la source de toutes les formes de voies de fait (par. 265(2)), on peut présumer que les voies de fait commises avec une arme sont incluses. Rien dans l’art. 43 n’indique que le législateur voulait exclure irréfutablement la force appliquée au moyen d’un objet. Il en va de même de la création d’exclusions générales concernant le recours à la force contre les enfants de moins de deux ans ou les adolescents et les coups portés à la tête par opposition aux autres parties du corps. Comme l’ont signalé la Juge en chef (par. 28) et la juge Arbour (par. 148), l’appréciation du caractère raisonnable repose fortement sur les faits et tient compte du contexte. Le choix de cette norme indique que le législateur n’avait pas l’intention que l’art. 43 soit interprété comme comportant des exclusions générales implicites destinées à en limiter d’avance l’application. La possibilité que le choix de cette norme compromette la validité constitutionnelle de l’art. 43 doit être évaluée sous l’angle des questions constitutionnelles et ne devrait pas influencer au préalable l’exercice d’interprétation de la loi.

218 J’expliquerai maintenant la raison pour laquelle j’estime que l’art. 43 ne résiste pas à l’examen constitutionnel fondé sur l’art. 15 de la Charte.

II. Contravention à l’article 15

219 L’article 15 vise les mesures gouvernementales qui ont un objet ou un effet discriminatoire fondé sur un motif énuméré ou un motif analogue, et qui constituent une atteinte à la dignité de la personne. Au cœur de l’art. 15 se situe la promotion d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît en tant qu’êtres humains égaux, tous aussi capables et méritants les uns que les autres.

220 Le test servant à déterminer s’il y a contravention de l’art. 15 comporte trois volets (voir Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, par. 39) :

Premièrement, la loi contestée a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a‑t‑il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était‑elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? [Soulignement omis.]

A. Distinction dans l’objet ou différence de traitement dans les effets

221 De toute évidence, l’art. 43 crée, à la fois par son libellé et par ses effets, une distinction entre les enfants et les autres personnes. L’article 265 interdit l’emploi non consensuel de la force envers quiconque et fait jouer le poids du système de justice pénale pour préserver le droit fondamental de chacun à l’intégrité physique (voir R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, par. 11 et 12). L’article 43 retire cette protection à un groupe désigné de personnes dans la société : les enfants. Le législateur a décidé de criminaliser certains comportements qui sont considérés suffisamment répréhensibles sur le plan moral pour mériter la désapprobation du droit pénal. Il a ensuite expressément choisi de retirer cette protection à un groupe tout en la laissant intacte à l’égard des autres.

B. En raison d’un motif énuméré

222 Il est tout aussi manifeste que la distinction est fondée sur un motif énuméré : l’âge. L’argument avancé par l’intimé selon lequel l’art. 43 n’établit pas une distinction fondée principalement sur l’âge, mais plutôt sur les « liens » entre le père ou la mère et l’enfant, ou l’instituteur et son élève, est trop formaliste. Bien que l’art. 43 ne s’applique que dans des circonstances où l’accusé a un lien particulier avec l’enfant, cela ne change rien au fait que les enfants, en tant que groupe, bénéficient d’une protection inférieure contre les voies de fait criminelles.

C. La distinction ou la différence de traitement établie par l’article 43 est‑elle discriminatoire?

223 L’arrêt Law, précité, a énuméré quatre facteurs servant à déterminer s’il y a atteinte à la dignité du groupe en cause et, partant, non-respect de la garantie d’égalité accordée par l’art. 15. Les quatre facteurs ne sont pas nécessairement tous pertinents dans chaque cas, mais il faut tenir compte du contexte global pour décider si, du point de vue d’une personne raisonnable se trouvant dans la situation du demandeur, il est possible de conclure à une atteinte à sa dignité humaine. En l’espèce, il convient de rappeler que nous ne devons pas déterminer si le châtiment corporel porte atteinte à la dignité de l’enfant ni si l’objectif législatif a établi un juste équilibre entre les intérêts opposés, mais plutôt si la distinction en cause — le choix explicite du gouvernement de ne pas criminaliser certaines voies de fait commises contre les enfants — porte atteinte à leur dignité.

(1) La nature du droit en jeu

224 De toute évidence, le droit en jeu dans la présente affaire est important. Le retrait de la protection du droit criminel contre les atteintes à l’intégrité physique amènerait le demandeur raisonnable à croire que sa dignité est compromise. L’article 43 transmet le message que la sécurité physique d’un enfant est moins digne de protection, alors que la sécurité physique de toutes les autres personnes est considérée comme un droit fondamental.

(2) La préexistence d’un désavantage, de vulnérabilité, de stéréotypes ou de préjugés subis par l’individu ou par le groupe

225 En tant que groupe, les enfants subissent un désavantage préexistant dans notre société. Les législatures et les tribunaux ont maintes fois reconnu qu’ils formaient un groupe vulnérable. Autrefois, leur vulnérabilité était cristallisée par le droit, qui considérait traditionnellement les enfants comme la propriété ou le bien de leurs père et mère ou tuteurs. Heureusement, cette attitude a changé et les enfants sont maintenant reconnus comme des personnes qui possèdent des droits, dont celui d’être protégés par leurs père et mère, leurs familles et la société en général contre les atteintes à leur sécurité. On en trouve l’illustration dans de nombreux arrêts de notre Cour (voir, p. ex., B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48; R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2), dans les politiques gouvernementales et les lois (par exemple, les protections expresses du droit criminel, les réformes du droit de la famille et les services de protection de l’enfance), et dans des instruments juridiques internationaux (voir la Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, R.T. Can. 1976 no 47, art. 24).

226 Cependant, l’art. 43, parce qu’il permet aux pères, mères et instituteurs de s’en prendre physiquement aux enfants, peut être perçu comme un retour à l’ancienne conception des enfants considérés comme des possessions. L’article 43 accentue la vulnérabilité des enfants et aggrave leur condition d’infériorité en les privant de la protection du droit criminel. En outre, comme l’accusé est le plus souvent la personne sous l’autorité de laquelle est placé l’enfant, le fait de priver l’enfant de la protection juridique à laquelle toutes les autres personnes sont présumées avoir droit exacerbe la position de vulnérabilité dans laquelle il se trouve déjà. Notre droit d’être protégés procède de notre statut d’êtres humains, et les enfants sont dignes de la même reconnaissance en tant qu’êtres humains.

(3) L’objet ou l’effet d’amélioration proposé

227 Ce facteur contextuel a été décrit dans l’arrêt Law, précité, par. 72 :

Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives.

Autrement dit, ce facteur contextuel vise principalement à reconnaître l’importance et la valeur des mesures étatiques concrètes visant à améliorer la situation des groupes déjà défavorisés. Ce facteur particulier est un facteur négatif : la présence d’un objet ou d’un effet d’amélioration à l’égard d’un groupe plus défavorisé rendra plus difficile la conclusion d’une atteinte à la dignité, mais son absence n’aura qu’un effet neutre sur l’analyse de l’atteinte à la dignité.

228 En l’espèce, les seuls autres groupes dont on pourrait dire qu’ils bénéficient concrètement de l’art. 43 sont les pères, mères et instituteurs accusés de voies de fait contre un enfant et qui peuvent invoquer l’art. 43 en défense. Il est toutefois difficile de voir comment, en tant que groupe, ils pourraient être considérés comme plus défavorisés que les enfants, en tant que groupe. Par conséquent, ce facteur ne s’applique pas et n’a qu’une incidence neutre sur l’analyse. Il vaut mieux analyser sous l’angle de l’article premier l’argument selon lequel l’art. 43 améliore la situation des enfants victimes de violence familiale en évitant un conflit entre la famille et le système de justice pénale, car il porte sur les raisons justifiant l’existence de la disposition en regard du groupe demandeur lui‑même et non d’un groupe plus défavorisé.

(4) Correspondance avec les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur

229 L’intimé allègue que l’art. 43 est fondé sur les capacités et la situation inhérentes des enfants et, partant, qu’il ne peut être discriminatoire ni porter atteinte à la dignité humaine. Il fait valoir que l’art. 43 édicte, en tenant compte de l’âge, une règle adaptée à une situation unique, savoir les limites et le développement psychologique des enfants et leur besoin fondamental de vivre avec leurs père et mère et sous la responsabilité de ceux-ci, qui sont chargés de prendre les décisions relatives à leur éducation et à leur bien‑être.

230 Cet argument peut être valable à l’égard d’un moyen de défense plus restreint, limité à l’emploi d’une force très légère ou modérée, par exemple pour empêcher un enfant de se jeter dans la rue en courant ou pour l’attacher dans un siège d’auto. Toutefois, comme nous l’avons vu, les termes mêmes de l’art. 43, tel qu’il est rédigé actuellement, permettent de justifier une plus vaste gamme de voies de fait. Il existe un consensus général parmi les experts selon lequel le seul avantage à tirer de l’emploi d’une force légère ou modérée, comme la fessée, est l’obéissance à court terme. L’emploi d’une force plus grande non seulement n’a aucune valeur éducative, mais risque de nuire au développement et à la santé des enfants (juge de première instance (2000), 49 O.R. (3d) 662, par. 17). On ne peut soutenir sérieusement que les enfants ont besoin de châtiments corporels pour croître et apprendre. De fait, leurs capacités et leur situation tendraient en général à indiquer le contraire — c’est-à-dire qu’ils peuvent apprendre par la raison et par l’exemple, avec le sentiment que leur sécurité et leur intégrité physiques ne sont pas menacées.

231 En tolérant les voies de fait que peuvent commettre les pères, mères et instituteurs contre les enfants, l’art. 43 perpétue l’idée que les enfants sont des possessions plutôt que des êtres humains, et il transmet le message que leur intégrité et leur sécurité physiques doivent être sacrifiées à la volonté de leurs père et mère, aussi peu judicieuse soit‑elle. Pour reprendre les propos du juge Dickson (devenu plus tard Juge en chef) dans l’arrêt Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173, p. 187, l’art. 43 crée une catégorie de « citoyens de deuxième classe » qui doivent ainsi subir une « restriction [de leur] droit à la dignité et à la sécurité physique ». Loin de correspondre à leurs besoins et à leur situation véritables, l’art. 43 accentue le désavantage préexistant que subissent les enfants à titre de groupe vulnérable et souvent impuissant, pour qui l’accès à la justice en vue d’obtenir réparation est déjà limité.

232 Tous les éléments qui précèdent sont favorables à une conclusion de traitement discriminatoire dans l’objet et dans l’effet de la loi. En justifiant ce qui autrement équivaudrait à des voies de fait criminelles, l’art. 43 encourage l’opinion selon laquelle les enfants ne méritent pas la même protection et le même respect de leur intégrité physique que les autres personnes, opinion qui est fondée sur l’idée désuète que les enfants sont des personnes de statut inférieur. J’étudierai maintenant la raison pour laquelle cette contravention à l’art. 15 ne constitue pas une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier de la Charte.

III. Article premier

233 L’analyse fondée sur l’article premier vise à déterminer si le moyen retenu pour atteindre un objectif législatif restreint un droit garanti par la Charte dans des limites qui sont raisonnables dans le cadre d’une société libre et démocratique. Selon le test bien établi dans l’arrêt Oakes, cette analyse comporte deux grandes questions : la première consiste à établir si l’objectif visé est suffisamment urgent et réel; la seconde, à examiner la proportionnalité entre l’objectif visé et le moyen retenu (R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, p. 138-139).

A. L’objectif urgent et réel

234 Le juge de première instance a conclu que l’objectif législatif de l’art. 43 était le suivant (par. 47) :

[traduction] Compte tenu de l’historique de la loi, je conclus qu’en maintenant l’art. 43, le législateur entendait reconnaître le fait que les pères, mères et instituteurs ont besoin d’une marge de manœuvre raisonnable pour s’acquitter de la responsabilité que la loi leur impose de subvenir aux besoins de leurs enfants, de les élever et de les éduquer. Cette responsabilité, a décidé le législateur, ne peut s’exercer que si les pères, mères et instituteurs bénéficient d’une sphère d’autorité protégée au sein de laquelle ils peuvent s’acquitter de leurs responsabilités.

Considérant la place importante de la cellule familiale, sur le plan juridique et social, je conviens qu’il s’agit d’un objectif urgent et réel. Le processus de développement de l’enfant est unique et l’État ne devrait pas empiéter inutilement sur le rôle des pères, mères et surveillants. On peut comprendre que le législateur accorde aux pères, mères et gardiens une certaine latitude dans l’éducation des enfants qui revêt un caractère privé.

235 L’intimé a aussi fait valoir qu’un des aspects fondamentaux de cet objectif est de protéger les enfants et les familles contre l’ingérence du droit criminel et contre les effets négatifs de l’imposition de sanctions pénales à l’égard d’un comportement qui, selon la preuve, ne cause aucun préjudice. Ce raisonnement tend à modifier indûment la nature de l’objectif législatif axé sur les droits des pères et mères en le réorientant vers la protection de l’enfant. Il ne s’agit pas d’un simple changement de perspective de l’objectif législatif, mais d’un important changement de catégorie. Au moment de l’adoption de l’art. 43, l’objectif de donner aux pères, mères et instituteurs une marge de manœuvre raisonnable reposait sur la conception traditionnelle des enfants considérés comme des possessions et capables de tirer des leçons de la violence physique que les pères, mères et instituteurs pouvaient doser à leur guise. Dans le Code, l’intitulé sous lequel se trouve l’art. 43 — « Protection des personnes exerçant l’autorité » — confirme que cette justification visait à protéger les pères, mères et instituteurs contre les poursuites, et non à protéger les enfants contre l’ingérence du droit pénal. En proposant cet autre objectif, l’intimé voudrait que l’on adopte pour l’application de l’art. 43 une méthode centrée sur l’enfant, qui n’a manifestement jamais correspondu à l’intention originale du législateur. Cela dit, il se peut que des considérations telles que les effets négatifs du système de justice pénale et l’existence de solutions de rechange pour protéger les enfants contre la violence et les préjudices fassent partie du contexte à prendre en compte pour déterminer si la mesure retenue est proportionnelle à l’objectif visé.

B. La proportionnalité

(1) Lien rationnel entre les moyens choisis et l’objectif visé

236 Il semble exister un lien rationnel entre l’objectif d’accorder une marge de manœuvre raisonnable aux pères, mères et instituteurs qui prennent soin des enfants et la décision de limiter l’application du droit pénal dans la relation parent-enfant ou instituteur-élève. L’existence d’une sphère d’immunité permettant aux pères, mères et instituteurs d’échapper à l’imposition de sanctions pénales aura logiquement pour effet d’accroître leur autorité dans leurs rapports avec leurs enfants ou leurs élèves.

(2) Atteinte minimale

237 Il est bien établi que le législateur ne doit pas toujours adopter les mesures les moins attentatoires pour atteindre ses objectifs, mais qu’il doit les choisir dans l’éventail des mesures qui portent le moins possible atteinte aux droits garantis par la Charte. Une plus grande retenue dans cette appréciation peut être indiquée lorsque, comme en l’espèce, plusieurs intérêts opposés sont en jeu, notamment le droit de l’enfant à l’égalité, le respect de la vie privée de la cellule familiale et les conséquences éventuelles sur la liberté d’un accusé. Par contre, une atteinte grave à un droit aussi fondamental que le droit à l’intégrité physique, portée contre le groupe vulnérable que sont les enfants, ne peut se justifier facilement. Dans un tel cas, le tribunal ne devrait pas adopter une approche qui soit empreinte d’une trop grande retenue.

238 En l’espèce, il est clair qu’il existait des mesures moins attentatoires et mieux adaptées à l’objectif législatif. L’article 43 aurait pu être rédigé en des termes qui en limitent l’application à l’emploi d’une force très légère, plutôt qu’en des termes assez généraux pour englober les voies de fait plus graves commises contre un enfant. De fait, il aurait pu cibler plus précisément les personnes qu’il vise (tous les enfants, y compris les nourrissons), celles qu’il protège (p. ex. les instituteurs bénéficient de la même marge de manœuvre que les pères et mères) et la portée de la conduite qu’il justifie (c.‑à‑d. la fessée et les autres voies de fait qui peuvent causer de la douleur et des blessures à l’enfant).

239 L’intimé soutient que l’art. 43 n’a qu’un effet indirect et qu’il s’apparente à une application limitative du droit criminel en matière de voies de fait. Toutefois, je formulerai les remarques suivantes en réponse à cet argument. Premièrement, nous ne sommes pas en présence ici d’une omission législative, mais plutôt d’une distinction expresse fondée sur l’âge qui retire la protection conférée par une disposition du Code. L’article 43 est la seule justification du Code dont l’objet et l’effet sont de créer une distinction fondée sur un motif énuméré. Deuxièmement, compte tenu de la nature fondamentale du droit à l’intégrité et à l’autonomie physiques reconnu à toutes les personnes, y compris aux enfants, toute dérogation, en particulier lorsqu’elle est fondée sur un motif énuméré ou analogue, doit être considérée suspecte.

240 On a aussi soutenu que la Cour devait reconnaître que les lois provinciales sur la protection de l’enfance et les initiatives fédérales en matière d’éducation protègent les enfants contre la violence tout en perturbant moins la cellule familiale que ne le fait le droit criminel. Cette considération aurait pu avoir plus de poids à cette étape si nous avions été en présence d’une situation moins évidente. Si la Cour avait été appelée à s’engager dans la délicate pondération des différentes solutions et valeurs parmi lesquelles le gouvernement pouvait exercer son choix, l’existence de mesures de rechange parallèles moins envahissantes aurait pu avoir une incidence importante sur l’appréciation de la constitutionnalité de l’art. 43. Cependant, le non-respect de la Charte en l’espèce est directement et fondamentalement discriminatoire. Elle restreint manifestement l’égalité des droits des enfants à l’intégrité et à la sécurité physiques beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour atteindre un objectif législatif valide. Les mécanismes provinciaux et les politiques disponibles n’y changent rien.

(3) Proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables

241 Bien qu’il ne soit pas strictement nécessaire d’aborder cette partie du test établi dans l’arrêt Oakes, j’examinerai brièvement les effets bénéfiques et les effets préjudiciables résultant de l’application de l’art. 43. Cette étude vient aussi appuyer ma conclusion. Les effets préjudiciables touchent un droit si fondamental pour le groupe vulnérable que sont les enfants que les effets bénéfiques doivent être extrêmement convaincants pour être proportionnels. Même s’il est avantageux pour les pères et mères, les enfants, les instituteurs et les familles d’échapper à l’ingérence inutile du droit criminel dans le royaume de l’éducation des enfants, c’est précisément lorsque ces derniers subissent un préjudice qu’il devient nécessaire que le droit criminel exprime sa désapprobation. Dans des circonstances données, il n’est peut‑être pas nécessaire de faire peser tout le poids du système de justice pénale sur un accusé qui, autrement, serait protégé par l’art. 43, et c’est une décision que les organismes de protection de l’enfance, la police et le ministère public peuvent prendre en tenant compte de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, c’est la discrimination qu’entraîne l’art. 43 qui produit les conséquences les plus radicales; elle transmet le message que les enfants, en tant que groupe, sont moins dignes que n’importe qui d’autre d’être protégés contre une atteinte physique.

IV. Réparation

242 L’invalidation de l’art. 43 est la seule réparation appropriée en l’espèce. Autrement dit, l’art. 43 devrait être dissocié du reste du Code. Il ne satisfait pas aux normes établies par la Charte et, par conséquent, la primauté de la Constitution (Loi constitutionnelle de 1982, art. 52) commande qu’il soit écarté dans la mesure de cette incompatibilité. Dans le choix d’une réparation, la Cour doit se laisser guider non seulement par les objectifs de la Charte, mais aussi par les objectifs de la loi, et elle doit tenir compte du principe de la juste répartition institutionnelle des responsabilités entre les tribunaux et les législatures (voir Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; voir aussi R. J. Sharpe, K. E. Swinton et K. Roach, The Charter of Rights and Freedoms (2e éd. 2002), ch. 17).

243 Certes, une interprétation atténuée de l’art. 43 qui en restreindrait la portée à l’« interprétation » proposée par la majorité rendrait cette disposition conforme aux exigences constitutionnelles. Néanmoins, il n’appartient pas à la Cour d’élaborer une nouvelle disposition pour remplacer celle que le législateur a voulu créer. Comme je l’ai signalé, l’attribution d’une portée limitée à l’art. 43 aurait pu constituer une mesure moins attentatoire aux droits à l’égalité des enfants sous ce régime. Toutefois, cela ne signifie pas que c’était le seul moyen dont disposait le législateur, ni que cette mesure serait à l’abri de tout examen constitutionnel, si elle avait été retenue. La pondération des multiples intérêts opposés en jeu commande l’adoption d’une méthode contextuelle pour l’appréciation de la constitutionnalité et de la « mesure de l’incompatibilité ». Il ne revient pas à la Cour de procéder à cette pondération. En l’espèce, l’art. 43, dans son libellé actuel, viole manifestement la Charte et doit être invalidé. Le législateur pourra alors décider comment il souhaite réagir à ce résultat.

244 Dans certains cas, la Cour peut retarder l’effet immédiat d’une déclaration d’invalidité. En règle générale, elle doit se garder de permettre ou de tolérer en apparence une situation existante qui viole les droits garantis par la Charte. Par conséquent, je serais portée à croire que les suspensions temporaires d’invalidité devraient généralement se limiter aux cas où elles s’imposent en raison des répercussions et des conséquences éventuelles d’une déclaration immédiate d’invalidité. Par exemple, si la nullité immédiate de la loi pouvait mener au chaos ou menacer la sécurité du public, il serait alors tout à fait justifié de suspendre l’effet de la déclaration (voir Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721; R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933). De même, il peut être approprié de suspendre temporairement une déclaration d’invalidité lorsque le fait d’accorder à la législature un délai déterminé pour réexaminer ses choix budgétaires et de politique au regard des paramètres constitutionnels est moins attentatoire au partage des pouvoirs (voir, p. ex., M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3). En l’espèce, les circonstances ne sont pas impérieuses au point de permettre la violation des droits à l’égalité des enfants. La déclaration portant que l’art. 43 est inopérant ne causerait aucun préjudice immédiat au public et n’entraînerait aucune conséquence budgétaire pour le gouvernement.

V. Dispositif

245 Pour ces motifs, j’accueillerais le pourvoi. Puisque je conclus que l’art. 43 viole les droits à l’égalité que le par. 15(1) de la Charte garantit aux enfants, et qu’il n’est pas validé à titre de limite raisonnable au sens de l’article premier, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions constitutionnelles qui ont été soulevées. La réparation la plus appropriée et la moins attentatoire en l’espèce consiste à invalider l’art. 43.

246 Je répondrais aux questions constitutionnelles de la façon suivante :

1. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, porte‑t‑il atteinte aux droits que l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Compte tenu de la réponse donnée aux questions 5 et 6, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

2. Dans l’affirmative, s’agit‑il d’une atteinte portée par une règle de droit, dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Compte tenu de la réponse donnée aux questions 5 et 6, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

3. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, porte‑t‑il atteinte aux droits que l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Compte tenu de la réponse donnée aux questions 5 et 6, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

4. Dans l’affirmative, s’agit‑il d’une atteinte portée par une règle de droit, dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Compte tenu de la réponse donnée aux questions 5 et 6, il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

5. L’article 43 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, porte‑t-il atteinte aux droits que le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit aux enfants?

Réponse : Oui.

6. Dans l’affirmative, s’agit‑il d’une atteinte portée par une règle de droit, dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Réponse : Non.

ANNEXE

Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46

43. Tout instituteur, père ou mère, ou toute personne qui remplace le père ou la mère, est fondé à employer la force pour corriger un élève ou un enfant, selon le cas, confié à ses soins, pourvu que la force ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances.

265. (1) Commet des voies de fait, ou se livre à une attaque ou une agression, quiconque, selon le cas :

a) d’une manière intentionnelle, emploie la force, directement ou indirectement, contre une autre personne sans son consentement;

b) tente ou menace, par un acte ou un geste, d’employer la force contre une autre personne, s’il est en mesure actuelle, ou s’il porte cette personne à croire, pour des motifs raisonnables, qu’il est alors en mesure actuelle d’accomplir son dessein;

c) en portant ostensiblement une arme ou une imitation, aborde ou importune une autre personne ou mendie.

Charte canadienne des droits et libertés

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

Pourvoi rejeté, le juge Binnie est dissident en partie et les juges Arbour et Deschamps sont dissidentes.

Procureurs de l’appelante : Blake, Cassels & Graydon, Toronto; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law, Toronto.

Procureur de l’intimé : Procureur général du Canada, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Fédération canadienne des enseignantes et des enseignants : Nelligan O’Brien Payne, Ottawa.

Procureurs de l’intervenante l’Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance : WeirFoulds, Toronto; Association ontarienne des sociétés de l’aide à l’enfance, Toronto.

Procureurs de l’intervenante Coalition for Family Autonomy : Stikeman, Elliott, Toronto.

Procureur de l’intervenante la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Montréal.

Procureurs de l’intervenante la Ligue pour le bien-être de l’enfance du Canada : McCarthy Tétrault, Toronto.

( * Voir Erratum [2005] 3 R.C.S. iv


Synthèse
Référence neutre : 2004 CSC 4 ?
Date de la décision : 30/01/2004
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Justice fondamentale - Imprécision - Châtiment corporel - Article 43 du Code criminel prévoyant que tout père, mère ou instituteur est fondé à employer une force raisonnable pour corriger un enfant ou un élève - Cette disposition est-elle inconstitutionnellement imprécise ou a-t-elle une portée excessive? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 7 - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 43.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Peine cruelle et inusitée - Châtiment corporel - Article 43 du Code criminel prévoyant que tout père, mère ou instituteur est fondé à employer une force raisonnable pour corriger un enfant ou un élève - Cette disposition porte-t-elle atteinte au droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 12 - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 43.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droit à l’égalité - Enfants - Châtiment corporel - Article 43 du Code criminel prévoyant que tout père, mère ou instituteur est fondé à employer une force raisonnable pour corriger un enfant ou un élève - Cette disposition porte-t-elle atteinte au droit à l’égalité? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 15(1) - Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 43.

L’article 43 du Code criminel prévoit que tout père, mère ou instituteur est fondé à employer raisonnablement la force pour corriger un enfant confié à ses soins. L’appelante sollicite un jugement déclarant que l’art. 43 viole les art. 7 et 12 et le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge de première instance et la Cour d’appel ont rejeté les prétentions de l’appelante et refusé de rendre le jugement déclaratoire demandé.

Arrêt (le juge Binnie est dissident en partie; les juges Arbour et Deschamps sont dissidentes) : Le pourvoi est rejeté.

La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache et LeBel : L’article 43 du Code criminel ne contrevient pas à l’art. 7 de la Charte. Bien qu’il porte atteinte au droit des enfants à la sécurité de leur personne, l’art. 43 ne viole aucun principe de justice fondamentale. Premièrement, l’art. 43 offre des garanties procédurales suffisantes pour protéger ce droit, étant donné que le ministère public représente les intérêts de l’enfant au procès. Deuxièmement, aucun principe de justice fondamentale ne veut que les règles de droit touchant les enfants servent leur intérêt supérieur. Troisièmement, l’art. 43, interprété correctement, n’est pas trop imprécis et n’a pas une portée excessive; en plus de tracer de vraies lignes de démarcation et de délimiter une sphère de risque de sanctions pénales, il empêche l’application discrétionnaire de la loi. L’emploi de la force doit viser à éduquer ou à corriger — c’est-à-dire à contrôler le comportement réel d’un enfant sur lequel la correction peut avoir un effet bénéfique, ou à mettre fin à ce comportement ou encore à exprimer une certaine désapprobation symbolique à cet égard. Bien qu’à première vue l’expression « raisonnable dans les circonstances » soit générale, des limites implicites contribuent à en préciser le sens. L’article 43 ne s’applique pas à l’emploi de la force qui cause ou risque de causer un préjudice. Les obligations découlant des traités internationaux dont le Canada est signataire, les circonstances dans lesquelles la correction est infligée, le consensus social, la preuve d’expert et l’interprétation judiciaire aident à déterminer ce qui est « raisonnable dans les circonstances » en matière de correction infligée à un enfant. Prises ensemble, ces considérations permettent de dégager de l’expression « raisonnable dans les circonstances » un sens fondamental solide qui est suffisant pour délimiter une sphère à l’intérieur de laquelle la correction infligée risque de donner lieu à des sanctions pénales.

La conduite autorisée par l’art. 43 ne comprend pas un traitement ou une peine « cruel et inusité » infligé par l’État et ne contrevient donc pas à l’art. 12 de la Charte. L’article 43 ne permet que l’emploi d’une force raisonnable pour infliger une correction. Une conduite ne peut pas être à la fois raisonnable et incompatible avec la dignité humaine.

L’article 43 n’est pas discriminatoire et ne contrevient donc pas au par. 15(1) de la Charte. Une personne raisonnable qui agit pour le compte d’un enfant et qui est consciente des effets néfastes de la criminalisation que permet d’éviter l’art. 43, de l’existence d’autres initiatives gouvernementales visant à réduire le recours aux châtiments corporels et du fait qu’une conduite abusive et préjudiciable est toujours interdite par le droit criminel, ne conclurait pas qu’une atteinte à la dignité de l’enfant a été portée de la manière prévue au par. 15(1). Les enfants ont besoin d’un milieu sûr, mais ils dépendent aussi de leurs parents et de leurs instituteurs pour les guider et les discipliner, pour empêcher qu’on leur fasse du mal et pour favoriser leur sain développement dans la société. À l’article 43, le législateur tente de répondre à chacun de ces besoins. Il donne aux parents et aux instituteurs la capacité d’assurer à l’enfant une éducation raisonnable sans encourir de sanctions pénales. Sans l’article 43, le droit canadien général en matière de voies de fait criminaliserait l’emploi de la force qui ne correspond pas à notre perception du châtiment corporel. La décision de ne pas criminaliser une telle conduite est fondée non pas sur une dévalorisation de l’enfant, mais sur la crainte que la criminalisation de cette conduite détruise des vies et disloque des familles — un fardeau qui, dans une large mesure, serait supporté par les enfants et éclipserait tout avantage susceptible d’émaner du processus pénal.

Le juge Binnie (dissident en partie) : En privant les enfants de la protection du droit criminel contre l’emploi de la force physique, alors que l’emploi de cette force contre un adulte constituerait une infraction criminelle de voies de fait, l’art. 43 du Code criminel porte atteinte aux droits des enfants à l’égalité que leur garantit le par. 15(1) de la Charte. Le refus aux enfants de la protection contre l’emploi de la force physique par leurs pères, mères et instituteurs non seulement porte atteinte à la dignité de l’enfant, mais en fait un citoyen de deuxième ordre pour l’application du Code criminel. Pareille marginalisation porte atteinte à la dignité, quelle que soit la perspective adoptée, y compris celle d’un enfant. La protection de l’intégrité physique contre l’emploi d’une force illégale est une valeur fondamentale qui s’applique à tous.

En l’espèce, la majorité rejette en grande partie le pourvoi fondé sur le par. 15(1) en raison de la correspondance alléguée entre, d’une part, les besoins et la situation véritables des enfants et, d’autre part, la protection réduite dont ils bénéficient en vertu de l’art. 43. Selon l’opinion majoritaire, l’objectif visé par l’égalité réelle (par opposition à l’égalité formelle) commande un traitement différent pour les enfants. Toutefois, le facteur de la « correspondance » est utilisé ici comme une sorte de cheval de Troie pour introduire dans l’application du par. 15(1) des questions qu’il convient plutôt de considérer sous l’angle des « limites [. . .] raisonnables [. . .] dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique » (art. 1). L’article 43 protège les pères, mères et instituteurs, et non les enfants. La justification de leur immunité devrait être abordée sous le régime de l’article premier.

On ne saurait prétendre que le recours à la force contre un enfant — qui, en l’absence de l’art. 43, aboutirait à une condamnation pénale — « correspond » aux « besoins, capacités et situation » de l’enfant lorsqu’on adopte le point de vue privilégié d’une personne raisonnable agissant pour le compte d’un enfant, qui examine et évalue sérieusement le point de vue de l’enfant et ses besoins de développement. En outre, l’utilisation du facteur de la « correspondance » pour refuser aux enfants une réparation fondée sur le droit à l’égalité en l’espèce s’appuie sur l’idée que l’État a une bonne raison de traiter les enfants différemment en raison du rôle et de l’importance de la vie familiale dans notre société. Toutefois, en procédant de cette manière, on ne fait qu’incorporer à l’art. 15 l’élément de l’« objectif légitime » tiré du critère d’application de l’article premier établi dans Oakes, tout en transférant de façon incidente à la personne qui fait valoir ses droits le fardeau de démontrer que l’objectif législatif n’est pas légitime, et en relevant le gouvernement de la charge d’établir la proportionnalité, y compris l’atteinte minimale. Cela prive les enfants de leur droit à l’égalité de traitement.

L’atteinte aux droits des enfants à l’égalité est validé par l’article premier de la Charte en ce qui concerne les pères et mères ainsi que les personnes qui les remplacent. L’objectif de l’art. 43, qui consiste à limiter l’ingérence du Code criminel dans la vie familiale, est urgent et réel et l’établissement d’un moyen de défense contre une poursuite pénale dans les circonstances mentionnées à l’art. 43 a un lien rationnel avec cet objectif. Quant à l’atteinte minimale, le libellé de l’art. 43 permet non seulement de doser l’immunité en fonction des différentes circonstances et de l’âge des enfants, mais aussi d’apporter des rajustements au fil du temps. Le législateur a satisfait aux exigences de la proportionnalité en limitant l’application du moyen de défense fondé sur l’art. 43 aux cas où : (i) la force vise à corriger, et (ii) la force employée ne dépasse pas la mesure raisonnable dans les circonstances. Ce qui est raisonnable en regard de la réalisation de l’objectif législatif légitime ne sera pas, par définition, disproportionné par rapport à cette réalisation. En outre, les effets bénéfiques de l’art. 43 l’emportent sur ses effets préjudiciables éventuels lorsque l’on considère que les dispositions du Code criminel relatives aux voies de fait ne représentent qu’une fraction, et peut‑être la fraction la moins importante, de l’ensemble des protections que les lois sur le bien-être de l’enfance accordent aux enfants. Priver les enfants de la possibilité de faire condamner leur père ou leur mère sous le régime du Code criminel pour avoir employé une force raisonnable pour les corriger ne prive pas les enfants de tout recours efficace. Cette mesure contribue seulement à tenir la famille à l’écart des cours criminelles. Pour cette raison, l’art. 43 est justifié en ce qui concerne les pères et mères.

L’élargissement de la protection de l’art. 43 aux instituteurs n’a pas été justifié au sens de l’article premier. Les pères et mères et les instituteurs jouent des rôles très différents dans la vie d’un enfant, et rien ne justifie qu’ils reçoivent un traitement juridique identique pour l’application du Code criminel. Il est beaucoup moins impérieux de garder les écoles que les foyers à l’abri des sanctions pénales. Bien que l’ordre dans les écoles soit un objectif légitime, le fait d’accorder une immunité à des personnes extérieures à la famille ayant commis des voies de fait « pour corriger » des enfants n’est pas une solution législative raisonnable ou proportionnée à ce problème. L’article 43 ne porte pas atteinte de façon minimale aux droits des enfants à l’égalité et il ne constitue pas une réponse proportionnée au problème de l’ordre dans les écoles.

La juge Arbour (dissidente) : L’article 43 du Code criminel ne pourra recevoir une interprétation restrictive que si, dans son état actuel, il viole la Constitution et si, pour cette raison, une restriction de sa portée s’impose. En l’absence de telles contraintes constitutionnelles, le rôle des tribunaux ne consiste pas et n’a jamais consisté à élargir le champ de la responsabilité criminelle en limitant le recours aux moyens de défense prévus par le législateur. L’interprétation atténuée du moyen de défense prévu par la loi constitue une renonciation par les tribunaux au rôle qu’ils doivent jouer en matière criminelle. Rien dans l’art. 43, interprété correctement, n’indique que le législateur a voulu qu’un comportement échappe d’emblée à sa protection. C’est ainsi qu’il faut interpréter la règle de droit en cause pour en évaluer la constitutionnalité. Récrire pour ainsi dire la loi de manière à pouvoir en confirmer la constitutionnalité revient à masquer l’impératif constitutionnel.

L’article 43 du Code criminel porte atteinte aux droits que l’art. 7 de la Charte garantit aux enfants. L’expression « raisonnable dans les circonstances », employée à l’art. 43, porte atteinte au droit de l’enfant à la sécurité de sa personne et cette atteinte n’est pas conforme au principe de justice fondamentale applicable, en raison de l’imprécision inconstitutionnelle de l’expression en cause. Une règle de droit imprécise viole les principes de justice fondamentale du fait qu’elle ne donne pas au citoyen un « avertissement raisonnable » quant à la légalité de ses actes et qu’elle accroît le pouvoir discrétionnaire des responsables de son application, ce qui peut donner lieu à des mesures arbitraires. Il n’est pas nécessaire de se demander si, en théorie, l’art. 43 est susceptible de circonscrire dans une mesure acceptable le débat concernant son champ d’application. Malgré leurs tentatives d’établir des lignes directrices, les tribunaux canadiens ont été incapables de définir un cadre juridique pour l’art. 43 et ont été incapables d’apprécier le « caractère raisonnable » mentionné par le législateur. Le « caractère raisonnable », en ce qui concerne l’art. 43, est lié à des questions d’ordre public et à la perception que chacun a de l’autorité parentale et comporte toujours un aspect subjectif. Les conceptions de ce qui est « raisonnable » en matière de châtiment corporel ou autre d’un enfant varient énormément et mettent souvent en jeu des convictions culturelles et religieuses, aussi bien que politiques et morales. Aussi utile qu’elle puisse être dans d’autres contextes, la norme de la « force raisonnable » s’est révélée inapplicable dans le contexte qui nous occupe, et le manque de clarté est particulièrement problématique en l’espèce du fait que les droits des enfants sont en jeu. Les restrictions auxquelles les juges majoritaires assujettissent la portée du moyen de défense prévu à l’art. 43 ne ressortent pas de la jurisprudence existante. Ces restrictions sont loin d’être évidentes et n’auraient pas été prévues par bien des parents, instituteurs ou responsables de l’application de la loi. Les tentatives des tribunaux d’interpréter l’art. 43 de manière à encadrer le pouvoir discrétionnaire qui y est conféré n’ont pas permis de dégager des lignes directrices cohérentes et solides satisfaisant à la norme d’avertissement et de précision généralement prescrite en droit criminel.

Vu qu’il est inconstitutionnellement imprécis, l’art. 43 ne peut satisfaire à l’exigence de la restriction prescrite par une « règle de droit » prévue à l’article premier de la Charte ni au volet de l’atteinte minimale que comporte le critère de l’arrêt Oakes et ne peut donc pas être sauvegardé en application de l’article premier. L’invalidation de l’art. 43 pour cause d’imprécision est la réparation la plus convenable, étant donné que c’est le législateur qui est le mieux en mesure de revoir cette disposition imprécise et controversée. Elle n’exposera pas les parents et les personnes qui les remplacent à l’application systématique du droit criminel pour le moindre geste qui constitue, strictement parlant, des voies de fait. Les moyens de défense de common law fondés sur la nécessité et le principe de minimis protègent suffisamment ceux et celles, parmi eux, qui adoptent un comportement excusable ou anodin. La nécessité comme moyen de défense repose sur une constatation réaliste de la faiblesse humaine et reconnaît que, dans certaines situations urgentes, la loi ne tient pas les gens responsables lorsque leur instinct normal les pousse à l’enfreindre pour se protéger eux-mêmes ou pour protéger autrui. Comme le moyen de défense prévu à l’art. 43 protège seulement le père ou la mère qui emploie la force pour infliger une correction, il peut, de toute façon, se révéler nécessaire de recourir à la common law dans le cas d’un père ou d’une mère qui emploie la force pour retenir un enfant incapable de tirer une leçon de ce qui lui arrive, afin notamment d’assurer la sécurité de cet enfant. Quant au moyen de défense fondé sur le principe de minimis, l’élargissement approprié de la possibilité d’invoquer ce moyen de défense contribuerait à soustraire à des sanctions pénales la personne qui a, strictement parlant, commis une violation minime des dispositions en matière de voies de fait du Code criminel.

La juge Deschamps (dissidente) : Le sens ordinaire et contextuel de l’art. 43 ne peut recevoir l’interprétation stricte proposée par la majorité. L’article 43 englobe et justifie une vaste gamme de comportements, y compris des formes sévères de recours à la force contre les enfants. Il y a accord avec la juge Arbour pour dire que l’ensemble de la jurisprudence portant sur l’art. 43 témoigne de ses larges paramètres et de sa portée étendue. Lorsque, comme en l’occurrence, les termes de la disposition ne permettent pas d’en limiter la portée aux seuls comportements qui échapperaient à une désapprobation constitutionnelle, la Cour ne peut l’interpréter en en limitant la portée de manière à créer une disposition valide sur le plan constitutionnel. La tâche de la Cour consiste à dégager l’intention du législateur en examinant le libellé de la disposition, son contexte et son objet.

L’article 43 viole les droits à l’égalité que le par. 15(1) de la Charte garantit aux enfants. L’article 43 crée, à la fois par son libellé et par ses effets, une distinction entre les enfants et les autres personnes qui est fondée sur un motif énuméré : l’âge. De plus, la distinction ou la différence de traitement établie par l’art. 43 est discriminatoire. Le choix explicite du gouvernement de ne pas criminaliser certaines voies de fait commises contre les enfants porte atteinte à leur dignité. Premièrement, il est clair qu’un droit important est en jeu, parce que le retrait de la protection du droit criminel contre les atteintes à l’intégrité physique amènerait le demandeur raisonnable à croire que sa dignité est compromise. Deuxièmement, les enfants, en tant que groupe, subissent un désavantage préexistant dans notre société et les législatures et les tribunaux ont maintes fois reconnu qu’ils formaient un groupe vulnérable. Troisièmement, le facteur de l’objet ou de l’effet proposé ne s’applique pas et n’a qu’une incidence neutre sur l’analyse. Enfin, l’art. 43 perpétue l’idée que les enfants sont des possessions plutôt que des êtres humains, et il transmet le message que leur intégrité et leur sécurité physiques doivent être sacrifiées à la volonté de leurs père et mère, aussi peu judicieuse soit‑elle. Loin de correspondre à leurs besoins et à leur situation véritables, l’art. 43 accentue le désavantage préexistant que subissent les enfants à titre de groupe vulnérable et souvent impuissant, pour qui l’accès à la justice en vue d’obtenir réparation est déjà limité.

Cette violation du par. 15(1) ne constitue pas une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer au sens de l’article premier de la Charte. L’objectif législatif qui sous-tend l’art. 43 et consiste à reconnaître que les pères, mères et instituteurs ont besoin d’une marge de manœuvre raisonnable pour s’acquitter de la responsabilité que la loi leur impose de subvenir aux besoins de leurs enfants, de les élever et de les éduquer est urgent et réel. Par ailleurs, il semble exister un lien rationnel entre cet objectif et la décision de limiter l’application du droit pénal dans la relation parent-enfant ou instituteur-élève. Cependant, il est clair qu’il existait des mesures moins attentatoires et mieux adaptées à l’objectif législatif. L’article 43 aurait pu être rédigé en des termes qui en limitent l’application à l’emploi d’une force très légère, plutôt qu’en des termes assez généraux pour englober des voies de fait plus graves commises contre un enfant. Il aurait aussi pu cibler plus précisément les personnes qu’il vise, celles qu’il protège et la portée de la conduite qu’il justifie. L’examen de la proportionnalité entre les effets bénéfiques et les effets préjudiciables de l’application de l’art. 43 appuie aussi la conclusion qu’il n’a pas été satisfait à la partie du test établi dans l’arrêt Oakes qui concerne la proportionnalité. Les effets préjudiciables touchent un droit si fondamental pour le groupe vulnérable que sont les enfants que les effets bénéfiques doivent être extrêmement convaincants pour être proportionnels. La discrimination qu’entraîne l’art. 43 produit les conséquences les plus radicales en transmettant le message que les enfants, en tant que groupe, sont moins dignes que n’importe qui d’autre d’être protégés contre une atteinte physique.

L’invalidation de l’art. 43 est la seule réparation appropriée en l’espèce et l’art. 43 devrait être dissocié du reste du Code criminel. Il ne satisfait pas aux normes établies par la Charte et, par conséquent, la primauté de la Constitution commande qu’il soit écarté dans la mesure de cette incompatibilité.


Parties
Demandeurs : Canadian Foundation for Children, Youth and the Law
Défendeurs : Canada (Procureur général)

Références :

Jurisprudence
Citée par la juge en chef McLachlin
Arrêts mentionnés : R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74
Renvoi : Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486
Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519
Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606
Grayned c. City of Rockford, 408 U.S. 104 (1972)
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27
Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42
Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173
R. c. K. (M.) (1992), 74 C.C.C. (3d) 108
Succession Ordon c. Grail, [1998] 3 R.C.S. 437
Cour eur. D. H., arrêt A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI
R. c. Dupperon (1984), 16 C.C.C. (3d) 453
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045
Harvey c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 2 R.C.S. 876
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84.
Citée par le juge Binnie (dissident en partie)
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173
R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371
Streng c. Township of Winchester (1986), 31 D.L.R. (4th) 734
Jones c. Ontario (Attorney General) (1988), 65 O.R. (2d) 737
Piercey c. General Bakeries Ltd. (1986), 31 D.L.R. (4th) 373
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, 2000 CSC 69
Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, 2002 CSC 84
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241
Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28
Nouvelle-Écosse (Workers’ Compensation Board) c. Martin, [2003] 2 R.C.S. 504, 2003 CSC 54
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48
Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46
R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714
Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835.
Citée par la juge Arbour (dissidente)
R. c. Pickard, [1995] B.C.J. No. 2861 (QL)
R. c. G.C.C. (2001), 206 Nfld. & P.E.I.R. 231
R. c. Fritz (1987), 55 Sask. R. 302
R. c. Bell, [2001] O.J. No. 1820 (QL)
R. c. N.S., [1999] O.J. No. 320 (QL)
R. c. Asante-Mensah, [2003] 2 R.C.S. 3, 2003 CSC 38
R. c. Ruzic, [2001] 1 R.C.S. 687, 2001 CSC 24
Ogg‑Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173
R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2
R. c. McCraw, [1991] 3 R.C.S. 72
R. c. Campbell (1977), 38 C.C.C. (2d) 6
R. c. Dupperon (1984), 16 C.C.C. (3d) 453
R. c. Wetmore (1996), 172 R.N.-B. (2e) 224
R. c. Graham (1995), 160 R.N.-B. (2e) 306
R. c. Plourde (1993), 140 R.N.-B. (2e) 273
R. c. Caouette, [2002] J.Q. no 1055 (QL)
R. c. Skidmore, C.J. Ont., no 8414/99, 27 juin 2000
R. c. Gallant (1993), 110 Nfld. & P.E.I.R. 174
R. c. Fonder, [1993] A.Q. no 238 (QL)
R. c. James, [1998] O.J. No. 1438 (QL)
R. c. Wood (1995), 176 A.R. 223
R. c. Vivian, [1992] B.C.J. No. 2190 (QL)
R. c. Murphy (1996), 108 C.C.C. (3d) 414
R. c. K. (M.) (1992), 74 C.C.C. (3d) 108
R. c. Goforth (1991), 98 Sask. R. 26
R. c. Wheeler, [1990] Y.J. No. 191 (QL)
R. c. V.L., [1995] O.J. No. 3346 (QL)
R. c. Holmes, [2001] J.Q. no 7640 (QL)
R. c. Harriott (1992), 128 R.N.-B. (2e) 155
R. c. Atkinson, [1994] 9 W.W.R. 485
R. c. L.A.K. (1992), 104 Nfld. & P.E.I.R. 118
R. c. Robinson, [1986] Y.J. No. 99 (QL)
R. c. V.H., [2001] N.J. No. 307 (QL)
R. c. O.J., [1996] O.J. No. 647 (QL)
R. c. Dunfield (1990), 103 R.N.-B. (2e) 172
Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779
R. c. White, [1999] 2 R.C.S. 417
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
R. c. LeBeau (1988), 41 C.C.C. (3d) 163
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48
R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761
R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711
Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Morgentaler c. La Reine, [1976] 1 R.C.S. 616
Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232
R. c. Manning (1994), 31 C.R. (4th) 54
R. c. Morris (1981), 61 C.C.C. (2d) 163
R. c. Kormos (1998), 14 C.R. (5th) 312
The « Reward » (1818), 2 Dods. 265, 165 E.R. 1482
R. c. Malmo-Levine, [2003] 3 R.C.S. 571, 2003 CSC 74
R. c. Overvold (1972), 9 C.C.C. (2d) 517
R. c. S. (1974), 17 C.C.C. (2d) 181
R. c. McBurney (1974), 15 C.C.C. (2d) 361, conf. par (1975), 24 C.C.C. (2d) 44
R. c. Li (1984), 16 C.C.C. (3d) 382
R. c. Lepage (1989), 74 C.R. (3d) 368
R. c. Matsuba (1993), 137 A.R. 34
R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371
R. c. Hinchey, [1996] 3 R.C.S. 1128.
Citée par la juge Deschamps (dissidente)
Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559, 2002 CSC 42
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606
R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371
B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315
Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W., [2000] 2 R.C.S. 519, 2000 CSC 48
R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, 2001 CSC 2
Ogg-Moss c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 173
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721
R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933
M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7, 12, 15(1).
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 2 [mod. 1994, ch. 44, art. 2(2)], 8(3), 9, 27, 30, 32, 34, 35, 37, 39, 40, 41, 43, 44 [abr. 2001, ch. 26, art. 294 (non en vigueur)], 45, 232, 265, 267 [rempl. 1994, ch. 44, art. 17], 273.2b) [aj. 1992, ch. 38, art. 1], 495 [abr. & rempl. 1985, ch. 27 (1er suppl.), art. 75].
Code criminel, S.C. 1953-54, ch. 51, art. 43, 44.
Code criminel, 1892, S.C. 1892, ch. 29, art. 44, 45, 55.
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Convention relative aux droits de l’enfant, R.T. Can. 1992 no 3, art. 3(1), 5, 19(1), 37a), 43(1).
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, R.T. Can. 1982 no 31, art. 5b), 16(1)d).
Crimes Act 1961 (N.Z.), 1961, No. 43, art. 59.
Education Act 1989 (N.Z.), 1989, No. 80, art. 139A.
Education (No. 2) Act 1986 (R.-U.), 1986, ch. 61, art. 47.
Family Relations Act, R.S.B.C. 1996, ch. 128, art. 24(1).
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Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, L.C. 2001, ch. 26, art. 294 (non en vigueur).
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Loi sur l’éducation, L.T.N.-O. 1995, ch. 28, art. 34(3).
Loi sur l’éducation, L.Y. 1989-90, ch. 25, art. 36.
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Loi sur le divorce, L.R.C. 1985, ch. 3 (2e suppl.), art. 16(8), (10), 17(5), (9).
Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, L.C. 2002, ch. 1, art. 25(8), 27(1), 30(3), (4).
Loi sur les services à l’enfance et à la famille, L.R.O. 1990, ch. C.11, art. 1a).
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Proposition de citation de la décision: Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 (30 janvier 2004)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2004-01-30;2004.csc.4 ?
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