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15/12/2000 | CANADA | N°2000_CSC_69

Canada | Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69 (15 décembre 2000)


••••••••Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120

Little Sisters Book and Art Emporium,

B.C. Civil Liberties Association,

James Eaton Deva et Guy Allen Bruce Smythe Appelants

c.

Le ministre de la Justice et procureur général du Canada,

le ministre du Revenu national et

le procureur général de la Colombie-Britannique Intimés

et

Le procureur général de l’Ontario,

la Société canadienne du SIDA,

l’Association canadienne des libertés civiles,



la Conférence canadienne des arts,

EGALE Canada Inc.,

Equality Now, PEN Canada et

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les fem...

••••••••Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120

Little Sisters Book and Art Emporium,

B.C. Civil Liberties Association,

James Eaton Deva et Guy Allen Bruce Smythe Appelants

c.

Le ministre de la Justice et procureur général du Canada,

le ministre du Revenu national et

le procureur général de la Colombie-Britannique Intimés

et

Le procureur général de l’Ontario,

la Société canadienne du SIDA,

l’Association canadienne des libertés civiles,

la Conférence canadienne des arts,

EGALE Canada Inc.,

Equality Now, PEN Canada et

le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes Intervenants

Répertorié: Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice)

Référence neutre: 2000 CSC 69.

No du greffe: 26858.

2000: 16 mars; 2000: 15 décembre.

Présents: Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de la colombie-britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (1998), 54 B.C.L.R. (3d) 306, 160 D.L.R. (4th) 385, [1999] 12 W.W.R. 445, 109 B.C.A.C. 49, 177 W.A.C. 49, 125 C.C.C. (3d) 484, 54 C.R.R. (2d) 1, [1998] B.C.J. No. 1507 (QL), qui a rejeté l’appel formé par les appelants contre une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique (1996), 18 B.C.L.R. (3d) 241, 131 D.L.R. (4th) 486, [1996] B.C.J. No. 71 (QL), qui avait rejeté leur requête visant à obtenir une déclaration en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Pourvoi accueilli en partie, les juges Iacobucci, Arbour et LeBel sont dissidents en partie.

Joseph J. Arvay, c.r., et Irene C. Faulkner, pour les appelants.

Judith Bowers, c.r., Brian J. Saunders et Daniel Kiselbach, pour les intimés le ministre de la Justice et procureur général du Canada et le ministre du Revenu national.

George H. Copley, c.r., et Jeffrey M. Loenen, pour l’intimé le procureur général de la Colombie-Britannique.

Christine Bartlett‑Hughes et Robert E. Houston, c.r., pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

R. Douglas Elliott et Patricia A. LeFebour, pour l’intervenante la Société canadienne du SIDA.

Patricia D. S. Jackson et Tycho M. J. Manson, pour l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles.

Frank Addario et Ethan Poskanzer, pour l’intervenante la Conférence canadienne des arts.

Cynthia Petersen, pour l’intervenante EGALE Canada Inc.

Janine Benedet, pour l’intervenante Equality Now.

Jill Copeland, pour l’intervenante PEN Canada.

Karen Busby et Claire Klassen, pour l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes.

Version française du jugement du juge en chef McLachlin et des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier, Major, Bastarache et Binnie rendu par

1 Le juge Binnie — À la suite d’un procès très complexe d’une durée de deux mois, le juge qui l’a présidé a estimé que, en l’espèce, non seulement les fonctionnaires des douanes avaient‑ils, à de nombreuses reprises, erronément retenu, confisqué, détruit, endommagé, interdit et mal classé des marchandises importées par l’appelante, mais également que ces erreurs avaient été causées [traduction] «par la prise systématique pour cibles des importations de Little Sisters dans le centre de courrier des Douanes [de Vancouver]». Little Sisters est une librairie gaie et lesbienne appartenant aux appelants James Eaton Deva et Guy Bruce Smythe, qui disent que leurs droits à l’égalité en tant qu’hommes gais ont été violés par les actes du gouvernement. Le magasin dispose d’un inventaire spécialisé s’adressant à la communauté gaie et lesbienne et constitué principalement de livres, notamment — mais pas uniquement — de la littérature gaie et lesbienne, de l’information de voyage, des périodiques d’intérêt général, des ouvrages universitaires sur l’homosexualité, des textes d’information sur les pratiques sexuelles sans risque d’infection au SIDA/VIH ainsi que du matériel érotique gai et lesbien. Il ne s’agit pas d’une boutique «XXX pour adultes». Il s’agissait et il s’agit toujours d’une boutique offrant un inventaire assez diversifié et répondant aux intérêts d’une clientèle particulière. Ce magasin est considéré comme une sorte de «centre communautaire» pour la population gaie et lesbienne de Vancouver.

2 Les appelants concèdent qu’une bonne partie du matériel importé par Little Sisters est de nature érotique, mais ils ont constamment nié que celle‑ci importe du matériel obscène. Si le matériel érotique avait été fabriqué au Canada, le gouvernement n’aurait eu aucun fondement légal pour l’interdire, sauf s’il avait intenté avec succès, en vertu de l’art. 163 du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, des poursuites où l’État aurait eu le fardeau de prouver le caractère obscène du matériel.

3 On nous a dit que le Canada produit très peu de matériel érotique, obscène ou autre, destiné à la clientèle gaie et lesbienne, de sorte que Little Sisters dépend de fournisseurs étrangers, surtout américains. Il nous faut donc, dans le présent pourvoi, examiner les limites qui peuvent constitutionnellement être imposées à la liberté d’expression lorsque la «forme d’expression» en cause traverse des frontières internationales, ainsi que la mesure dans laquelle il faut pondérer les droits des importateurs et le droit de l’État d’interdire l’importation de matériel qu’il considère préjudiciable à la société.

I. Les faits

4 L’appelante Little Sisters Book and Art Emporium est une société constituée sous le régime des lois de la Colombie‑Britannique. Les personnes physiques appelantes sont les administrateurs et les actionnaires dominants de Little Sisters. La société appelante a un intérêt commercial dans le présent pourvoi, tandis que les personnes physiques appelantes y ont à la fois un intérêt commercial et un intérêt personnel. Puisque tous les intérêts requis pour former le présent pourvoi sont représentés, il n’est pas nécessaire de démêler les intérêts commerciaux et individuels de chacune des parties appelantes, et je vais donc généralement les appeler collectivement «les appelants».

5 Depuis sa fondation en 1983, Little Sisters importe de 80 à 90 pour 100 de son matériel érotique des États‑Unis. Au cours des 15 dernières années, elle a été engagée malgré elle dans une bataille incessante avec Douanes Canada. Ses fournisseurs étrangers insistent habituellement pour être payés dans un délai de 30 jours, alors que les délais administratifs survenant aux Douanes entraînent fréquemment la retenue, pendant plusieurs mois après leur paiement, d’envois qui lui sont destinés. Il n’est pas rare que du matériel soit saisi ou fasse l’objet d’un ordre de renvoi à l’expéditeur. En règle générale, aucun motif n’est donné aux appelants pour expliquer la saisie ou le renvoi. Certains fournisseurs ont refusé de faire d’autres envois.

6 Dans ses motifs complets et très détaillés, le juge du procès a tiré un certain nombre de conclusions de fait importantes en faveur des appelants. Il a mentionné les taux d’erreur très élevés dans les décisions relatives aux importations de Little Sisters à toutes les étapes de la procédure de contrôle douanier. Selon lui, [traduction] «[d]es taux d’erreur aussi élevés révèlent bien plus que de simples différences d’opinion et suggèrent l’existence de causes systémiques» ((1996), 18 B.C.L.R. (3d) 241, au par. 100). Il a signalé plusieurs raisons expliquant ces taux d’erreur élevés, notamment les ressources minimales mises à la disposition des fonctionnaires des douanes conjuguées à la formation inadéquate qui est dispensée en droit relatif à l’obscénité, qui varie de quelques heures dans le cas des inspecteurs à quelques jours dans celui des fonctionnaires de rang plus élevé. De façon plus particulière, il a tiré la conclusion suivante (au par. 116):

[traduction] De nombreuses publications, particulièrement des livres, sont déclarées obscènes en l’absence de preuve suffisante. Cela fait ressortir la lacune peut‑être la plus grave de l’application actuelle du code 9956a), soit le fait que les agents de classement ne sont pas formés adéquatement pour prendre des décisions en matière d’obscénité et qu’ils ne disposent habituellement ni du temps ni de la preuve nécessaires pour prendre de telles décisions. Il n’y a aucune procédure formelle permettant de présenter aux agents de classement des éléments de preuve relatifs à la valeur artistique ou littéraire. Par conséquent, l’entrée au Canada est refusée à l’égard de nombreuses publications qui ne seraient vraisemblablement pas jugées obscènes si une preuve complète était examinée par des agents ayant été adéquatement formés pour la soupeser et l’évaluer.

7 Le manque de ressources est un aspect qui préoccupait particulièrement le juge de première instance, qui a fait la constatation suivante: [traduction] «L’inférence qu’il faut tirer est que les applicateurs du Tarif au sein de la direction générale des importations prohibées n’ont pas suffisamment de temps pour effectuer constamment du bon travail. Le problème est encore plus aigu dans les régions, où les douaniers font face à des volumes beaucoup plus élevés de marchandises et ont des fonctions beaucoup plus étendues» (par. 81).

8 Le juge de première instance a estimé que l’application du régime douanier avait des effets extrêmement différents sur les éditeurs, importateurs et librairies spécialisés ou de petite taille. En particulier, il a jugé (au par. 105) que:

[traduction] L’application du code 9956a) entraîne des conséquences arbitraires. Les librairies traditionnelles n’ont pas autant de démêlés avec Douanes Canada. Helen Hager, qui a exploité une librairie générale à Vancouver pendant de nombreuses années, ne savait pas que les Douanes inspectaient les livres pour vérifier s’ils étaient obscènes; elle ne l’a découvert qu’après avoir quitté cette entreprise et ouvert un magasin servant une clientèle féminine dans lequel elle vendait du matériel destiné aux lesbiennes. Deux expéditions provenant de Inland [un fournisseur de livres] ont été interceptées à la frontière, et elle n’a jamais reçu deux des livres faisant partie d’un de ces envois ni aucun document des Douanes à leur égard.

9 Le juge de première instance a souligné que la tâche de contrôler le matériel qui serait obscène n’est généralement pas très prisée par les douaniers, qui optent, au bout de trois à six mois, pour d’autres fonctions que celles liées au contrôle antiobscénité effectué en vertu du code 9956. Je tiens à signaler en passant qu’il n’y avait aucune preuve démontrant que ces personnes souffraient de changements d’attitude préjudiciables en raison de leur exposition prolongée au matériel sexuellement explicite que les appelants voulaient importer, quoique cette exposition soit liée à l’emploi.

10 Les autorités douanières n’ont pas saisi uniquement des magazines, vidéos et œuvres photographiques, mais aussi des livres constitués entièrement de textes, y compris des ouvrages écrits par des auteurs de réputation internationale, par exemple The Man Sitting in the Corridor de Marguerite Duras, et Querelle de Jean Genet. Ont également été saisis les romans primés Trash de Dorothy Allison, et The Young in One Another’s Arms de Jane Rule. Des ouvrages éducatifs sur les pratiques sexuelles sans risque d’infection au SIDA/VIH ont fréquemment été classés marchandises prohibées. Le dossier de la Cour comporte des témoignages de commerçants vendant des livres destinés au grand public qui ont dit n’avoir rencontré aucun problème de la sorte lorsqu’ils ont importé les mêmes livres. En fait, la présidente de Duthie’s, une chaîne de librairies générales de Vancouver, a témoigné qu’elle avait commandé, pour la British Columbia Civil Liberties Association, des titres ayant été prohibés lorsque Little Sisters avait tenté de les importer, mais que dans le cas de son entreprise ces titres avaient été inspectés par les Douanes et dédouanés sans problème. Le courtier en douane de Duthie’s a témoigné que les commandes de livres de celle‑ci ne sont examinées qu’aux fins de détermination des paiements de TPS. Selon lui, dans le cas de Duthie’s, il n’y a généralement aucun examen des ouvrages pour déterminer s’ils ont un caractère obscène.

11 À l’inverse, la preuve a démontré que d’autres petites librairies qui ont un inventaire spécialisé ou une clientèle particulière comparables à ceux de Little Sisters, avaient été ciblés de la même manière. Il y avait notamment la librairie d’ouvrages d’érudition «Pages» de Toronto, qui offre des études sur l’homosexualité et des ouvrages sur le VIH/SIDA, ainsi que «The Toronto Women’s Bookstore», une librairie féministe. «Crosstown Traffic», une librairie d’Ottawa, a fait l’objet de mesures similaires. Il semble qu’aucune surveillance générale de la sorte n’était exercée à l’égard du matériel érotique destiné aux hétérosexuels, même dans le cas de librairies dites «pour adultes» ne vendant rien d’autre.

12 Little Sisters se plaint que le fait que ses commandes soient fréquemment retenues et que certains des articles retenus soient subséquemment prohibés a des effets néfastes pour son entreprise, notamment en perturbant des lancements de livres, en lui faisant perdre des ventes au profit de concurrents qui ont sur leurs rayons les articles retenus ou prohibés, ainsi que des articles comme les magazines, dont la valeur commerciale dépend du moment où ils sont offerts. La présente affaire ne porte toutefois pas sur des pertes commerciales, mais plutôt sur la perte, par une minorité, de la liberté de lire et d’être exposée à un large éventail d’écrits et de représentations — dont certains auraient une grande valeur artistique — en raison, d’affirmer les appelants, du refus de l’administration de dédouaner et laisser entrer au pays du matériel parfaitement licite.

13 Little Sisters a mentionné que, de 1984 à 1994, 261 articles avaient été retenus, dont 77 à plus d’une occasion. Certains des articles retenus ou prohibés avaient auparavant été jugés admissibles à l’occasion d’importations antérieures par Little Sisters. Le juge de première instance a fait remarquer (au par. 75) qu’un [traduction] «exemple frappant de cela» est le recueil de nouvelles intitulé Macho Sluts, écrit par Pat Califia, un auteur réputé. Ce recueil a été prohibé en vertu de l’art. 58 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), à quatre occasions depuis le 23 octobre 1989, date à laquelle il a été jugé admissible au terme du réexamen prévu à l’art. 63. La satire Hothead Paisan a été prohibée lorsqu’elle a été commandée par Little Sisters et elle l’a également été, à une reprise, à l’occasion d’une commande de The Women’s Bookstore à Toronto, mais elle a été dédouanée en faveur de cette dernière sans problème lors de commandes ultérieures. Le juge de première instance a relevé 35 autres publications qui ont été prohibées après avoir été jugées admissibles plus tôt par les Douanes. De nombreux titres qui ont été prohibés lorsque Little Sisters a tenté de les importer se trouvent sur les rayons de la bibliothèque publique de Vancouver, notamment Gay Ideas, Tom of Finland, The Men With the Pink Triangle, Dzeleron: Myths of the Northwest Coast, Gay Spirit et The Sexual Politics of Meat. Les fonctionnaires des douanes ont apparemment été intrigués par les titres.

II. L’étendue du mandat des Douanes

14 Des fonctionnaires des douanes ont témoigné qu’il y a environ 10,5 millions de déclarations de marchandises chaque année et que, chaque jour, le centre de courrier des Douanes de Vancouver reçoit de 20 000 à 40 000 pièces postales. Une bonne partie de ce courrier a une valeur commerciale et doit être triée et classée à des fins tarifaires. Dans le cadre de cette procédure de classement, le Parlement a chargé les autorités douanières d’intercepter et d’exclure du pays les marchandises obscènes, haineuses ou de nature à fomenter la trahison ou la sédition.

15 Avant les modifications de 1959, les appels — même ceux en matière d’obscénité — étaient interjetés auprès non pas des tribunaux judiciaires, mais de la Commission du tarif. S’adressant à la Chambre des communes, le 27 août 1958, le ministre du Revenu national, M. George Nowlan, a décrit ainsi les difficultés éprouvées par les douaniers dans l’exécution de leur mandat relativement aux marchandises «obscènes»:

L’an dernier, on m’a soumis six lithographies destinées à figurer sur des calendriers de cette année. C’étaient six nus. Tous les fonctionnaires les avaient acceptés. Trois des nus étaient absolument nus et trois étaient enveloppés d’un voile diaphane. Un des fonctionnaires supérieurs était d’avis que les trois qui avaient un vêtement diaphane pouvaient être acceptés parce qu’ils étaient à demi‑vêtus. Un autre a dit que leur attitude était indécente et que, pour cette raison, on ne devait pas les admettre, mais que les nus pouvaient être acceptés parce que leur attitude n’était pas indécente.

Voilà un exemple des cas où il faut faire preuve de jugement et du genre d’“art” sur lequel les douaniers doivent se prononcer. Je pense réellement que nous avons plus de compétence pour nous occuper du relèvement des droits saisonniers sur les choux et les concombres que pour juger de la moralité des écrits qui entrent au pays. [Je souligne.]

(Débats de la Chambre des communes, vol. IV, 1re sess., 24e lég., 27 août 1958, à la p. 4388)

16 Les modifications de 1959 ont précisé que les appels en ces matières devraient être formés devant les tribunaux judiciaires. Par suite de l’arrêt Luscher c. Sous‑ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise, [1985] 1 C.F. 85 (C.A.), l’obscénité a été définie par renvoi à l’art. 163 du Code criminel. Puisque le Parlement ne prohibe que le matériel qu’il a criminalisé, il entendait apparemment permettre le libre passage à la frontière des autres marchandises, y compris du matériel expressif à caractère sexuel qui satisfait les goûts de la minorité. Le Code criminel ne caractérise pas l’«obscénité» sur le fondement de l’orientation sexuelle et il faut en déduire que le Parlement n’entendait pas non plus que les fonctionnaires des douanes le fassent.

17 L’identification des marchandises prohibées parmi des arrivages aussi abondants constitue un fardeau administratif énorme. À une époque où le volume des marchandises traversant la frontière augmente et où les ressources gouvernementales décroissent, on ne peut se permettre de sous‑estimer la difficulté que pose l’exécution du mandat confié par le Parlement. La tâche d’examiner à fond un seul cédérom comportant son assemblage habituel de photographies, film et texte exigerait beaucoup plus de temps que les douaniers ne peuvent réalistement y consacrer. De plus, vu la croissance exponentielle du nombre de sites pornographiques sur Internet, la tâche d’empêcher à nos frontières l’entrée du matériel sur support papier pourrait bien un jour être considérée comme marginale dans l’application des lois luttant contre l’obscénité. Néanmoins, pour que le mandat confié par le Parlement soit exécuté en tenant compte non seulement de l’intérêt public général que sert le Code criminel, mais aussi des droits des individus qui prétendent se livrer à des activités parfaitement licites, il faut mettre en place des procédures et des ressources adéquates pour permettre l’application du régime frontalier d’une manière qui respecte les droits garantis par la Charte.

18 La Charte ne garantit à personne le droit d’importer du matériel obscène au sens de l’art. 163 du Code criminel. Le souci exprimé par le juge de première instance était le fait qu’une bonne partie du matériel retenu ou prohibé ne constituait pas du matériel obscène. Les tribunaux de la Colombie‑Britannique ont jugé que les appelants avaient établi l’existence de violations de la Charte. Le véritable débat concerne plutôt l’origine de ces violations: Trouvent‑elles leur source dans les lois elles‑mêmes ou uniquement dans l’application de celles‑ci? Que faut‑il faire à cet égard? Pour répondre à ces questions il faut examiner la façon dont des marchandises en viennent à être classifiées comme «obscènes» et par conséquent prohibées, et se demander si les appelants ont été traités équitablement lorsqu’ils ont contesté un tel classement.

III. Le cadre législatif

19 L’article 99 de la Loi sur les douanes autorise les agents des douanes à examiner les marchandises importées ainsi que les envois d’origine étrangère et à ouvrir tout colis qu’ils soupçonnent, pour des motifs raisonnables, de contenir des marchandises visées par le Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.). Le courrier est envoyé aux Douanes de la même façon (Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C. (1985), ch. C‑10, art. 42), sous réserve du fait que les envois pesant au plus 30 grammes ne peuvent être ouverts que si leur destinataire y consent (Loi sur les douanes, par. 99(2)).

20 Au point d’entrée, les inspecteurs des douanes déterminent le classement tarifaire approprié (art. 58). À l’époque pertinente, un article considéré comme étant «obscène» et par conséquent prohibé faisait sur demande l’objet d’une révision par une unité spécialisée des Douanes et, sur appel supplémentaire, d’une révision par le sous‑ministre ou la personne qu’il désignait. Les appelants affirment que la procédure de révision interne à deux étapes constituait un excès de bureaucratie, particulièrement en raison du fait que peu de décisions initiales étaient modifiées à la suite d’une révision interne supplémentaire. (Le juge de première instance a souscrit à cet argument, et le gouvernement a apparemment donné suite aux réserves exprimées par ce dernier puisque la Loi sur les douanes a été modifiée après le procès en vue d’éliminer le niveau de décision intermédiaire (L.C. 1997, ch. 36, art. 166).)

21 La Loi prévoit que, une fois ces recours administratifs épuisés, l’importateur peut interjeter appel de la prohibition en vertu de l’art. 67, d’abord auprès d’un juge de la cour supérieure de la province où le matériel a été saisi, ensuite auprès de la Cour fédérale du Canada sur une question de droit et, enfin, sur autorisation, auprès de la Cour suprême du Canada. Les appelants se plaignent des coûts élevés de cette longue procédure et des délais inévitables qui en découlent. Ils affirment que ne constitue pas vraiment un recours celui qu’on ne peut raisonnablement s’attendre à voir exercer par un petit importateur en raison des coûts et délais disproportionnés qu’il entraîne par rapport à la valeur de la chose saisie. Or de telles situations, relativement peu importantes lorsque considérées isolément, ont fini par constituer, cumulativement, un obstacle considérable à la liberté d’expression pour la communauté gaie et lesbienne de Vancouver. L’ampleur de ce problème a amené les appelants à contester la constitutionnalité du mécanisme de révision administrative établi par la Loi sur les douanes et le Tarif des douanes pour le motif qu’il porterait atteinte aux droits qui leur sont garantis par l’al. 2b) et le par. 15(1) de la Charte.

IV. Les dispositions législatives pertinentes

22 Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:

. . .

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

Loi constitutionnelle de 1982

52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.

Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.)

114. L’importation au Canada des marchandises dénommées ou visées à l’annexe VII est prohibée.

Tarif des douanes, L.C. 1987, ch. 49, annexe VII

9956 Livres, imprimés, dessins, peintures, gravures, photographies ou reproductions de tout genre qui:

a) sont réputés obscènes au sens du paragraphe 163(8) du Code criminel.

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.)

58. (1) L’agent peut intervenir, soit avant, soit dans les trente jours suivant leur déclaration en détail [. . .] pour effectuer le classement tarifaire [. . .] des marchandises importées.

. . .

(5) À défaut de l’intervention de l’agent prévue par le paragraphe (1), le classement tarifaire [. . .] [est] considér[é], pour l’application des articles 60, 61 et 63, comme ayant été fai[t] trente jours après la date de la déclaration en détail [. . .] selon les énonciations que celle‑ci comporte à cet égard.

(6) Le classement tarifaire [. . .] [n’est] susceptibl[e] de révision ou réexamen, de restriction, d’interdiction, d’annulation, de rejet ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues aux articles 60 à 65.

60. (1) L’importateur ou toute personne redevable de droits dus sur des marchandises importées peut, après le paiement de droits sur celles-ci ou après avoir donné la garantie, que le ministre estime indiquée, du versement des droits:

a) soit dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la date du classement tarifaire ou de l’appréciation de la valeur en douanes prévus à l’article 58, en demander la révision;

b) soit, si le ministre l’estime souhaitable, dans les deux ans suivant cette date, demander pareille révision.

(2) La demande prévue au présent article est à présenter à l’agent désigné, selon les modalités réglementaires ainsi qu’en la forme et avec les renseignements déterminés par le ministre.

(3) Sur réception de la demande prévue au présent article, l’agent désigné procède dans les meilleurs délais à la révision et donne avis de sa décision au demandeur.

63. (1) Toute personne peut demander le réexamen de la révision:

a) dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant l’avis de la décision prise en vertu de l’article 60 ou 61;

b) si le ministre l’estime souhaitable, dans les deux ans suivant le classement ou l’appréciation prévus à l’article 58.

(2) La demande prévue au présent article est à présenter au sous‑ministre, selon les modalités réglementaires ainsi qu’en la forme et avec les renseignements déterminés par le ministre.

(3) Sur réception de la demande prévue au présent article, le sous‑ministre procède dans les meilleurs délais au réexamen et donne avis de sa décision au demandeur.

67. (1) Toute personne qui s’estime lésée par une décision du sous‑ministre rendue conformément à l’article 63 ou 64 peut en interjeter appel devant [la cour] [. . .] dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la notification de l’avis de décision.

.

71. (1) En cas de refus de dédouanement de marchandises fondé sur une décision de classement parmi les marchandises prohibées visées aux codes 9956 et 9957 de l’annexe VII du Tarif des douanes, cette décision peut faire l’objet des révisions ou réexamens prévus aux articles 60, 63 et 64, ainsi que des appels ou recours prévus aux articles 67 et 68. . .

152. . . .

(3) Sous réserve du paragraphe (4), dans toute procédure engagée sous le régime de la présente loi, la charge de la preuve incombe, non à Sa Majesté, mais à l’autre partie à la procédure ou à l’inculpé pour toute question relative, pour ce qui est de marchandises:

. . .

d) à l’observation, à leur égard, de la présente loi ou de ses règlements.

164. (1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement:

. . .

j) prendre toute mesure d’application de la présente loi.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46

163. . . .

(8) Pour l’application de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir: le crime, l’horreur, la cruauté et la violence.

V. L’historique des procédures judiciaires

A. Cour suprême de la Colombie‑Britannique (1996), 18 B.C.L.R. (3d) 241

23 Au procès, les appelants ont sollicité, en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, un jugement déclaratoire portant que les dispositions douanières pertinentes sont inopérantes parce qu’elles contreviennent à l’al. 2b) et au par. 15(1) de la Charte. Les appelants ont également demandé à titre de conclusion additionnelle ou subsidiaire, en vertu du par. 24(1) de la Charte, un jugement déclarant que ces dispositions [traduction] «ont, à tout moment pertinent, été interprétées et appliquées d’une manière contraire à l’al. 2b) ou au par. 15(1) de la Charte, ou à l’une ou l’autre de ces dispositions, et qui n’est pas justifiée au regard de l’article premier».

24 Le juge Smith a conclu que la législation douanière portait atteinte à l’al. 2b) de la Charte, mais qu’elle était justifiée au regard de l’article premier. Il a estimé qu’elle ne contrevenait pas au par. 15(1) de la Charte. À cet égard, il a jugé que, bien qu’apparemment neutres, ces mesures législatives avaient un effet disproportionnément préjudiciables aux homosexuels, car le matériel lié à la sexualité joue un rôle beaucoup plus central pour la culture et l’identité des homosexuels que chez les hétérosexuels. La prohibition de ce matériel impose donc un fardeau disproportionné aux homosexuels. Le juge Smith a toutefois expliqué, au par. 135 de ses motifs, que les droits à l’égalité des appelants n’avaient à son avis subi aucune atteinte, [traduction] «car l’obscénité est définie en fonction de pratiques sexuelles», tout comme l’homosexualité, et que la différence de traitement était donc «pertinen[te] [à l’égard des] valeurs fonctionnelles qui sous-tendent la loi» (Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, au par. 15, le juge Gonthier). Il a conclu, au par. 136, [traduction] «que l’obscénité homosexuelle est prohibée parce qu’elle est obscène, et non en raison de son caractère homosexuel».

25 Le juge Smith a largement étayé sa conclusion que la violation de l’al. 2b) était justifiée au regard de l’article premier sur les motifs exposés par notre Cour dans R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452. Puisqu’il a été jugé, dans cet arrêt, que la norme établie par le mot «obscène» au par. 163(8) du Code criminel était intelligible et «prescrite par une règle de droit», et puisque cette disposition est incorporée à la législation douanière par le code 9956a), le juge Smith a estimé que la restriction imposée par ces mesures législatives aux droits garantis par l’al. 2b) était également «prescrite par une règle de droit». Les agents des douanes étaient également assistés dans l’application de la norme relative à l’obscénité par un manuel interne des Douanes intitulé Mémorandum D9‑1‑1, qui était accompagné d’un guide illustré.

26 Examinant l’objectif de la législation douanière, le juge de première instance a conclu que ces mesures tendaient au même objet que l’art. 163 du Code criminel, soit la protection de la société contre le préjudice causé par la diffusion de matériel obscène. Il a estimé que cet objectif était suffisamment urgent et réel pour justifier l’atteinte à la liberté d’expression.

27 Le juge Smith a conclu que, en l’absence d’une solution de rechange clairement supérieure, les tribunaux devaient s’en remettre aux mesures de contrôle frontalier choisies par le Parlement. Il a écarté, en la qualifiant d’irréalisable, l’idée de tenir un procès préalablement à la prohibition d’entrée de toute publication pour cause d’obscénité.

28 Ayant refusé d’accorder une réparation en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, le juge Smith a estimé qu’un jugement déclaratoire fondé sur le par. 24(1) était une réparation convenable en raison des problèmes systémiques graves existant dans l’application du régime douanier. Selon lui, ces problèmes avaient entraîné la prohibition, d’une manière incohérente et injustifiée, de nombreux articles d’art et de littérature homosexuels. Par conséquent, il a prononcé un jugement déclaratoire dont le dispositif était ainsi rédigé.

[traduction] LA COUR DÉCLARE que le code tarifaire 9956a) de l’annexe VII, l’art. 114 du Tarif des douanes, L.C. 1987, ch. 41 (3e supplément) et les art. 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.C. 1986, ch. 1 (2e supplément), ont à l’occasion été interprétés et appliqués d’une manière contraire à l’al. 2b) et au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (1998), 54 B.C.L.R. (3d) 306

29 En Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, le juge Macfarlane, s’exprimant au nom de la majorité, a conclu que le Mémorandum D9‑1‑1, c’est-à-dire le manuel interne utilisé par les agents des douanes, n’était pas une «règle de droit» au sens de l’article premier et n’était donc d’aucun secours pour déterminer si la législation douanière établissait une norme intelligible, pouvant être appliquée de façon non arbitraire. Néanmoins, appliquant l’arrêt Butler, précité, il a jugé que ces mesures législatives n’étaient pas inacceptablement imprécises et que la limite était «prescrite par une règle de droit».

30 Le juge Macfarlane a pour l’essentiel souscrit aux motifs du juge de première instance relativement à l’article premier, soulignant que la portée et le contenu du mot «obscène» devaient être déterminés non pas par la communauté homosexuelle, mais par l’application d’une norme sociale générale. Il a rejeté la demande d’exemption ou de traitement différent des appelants quant au matériel dont l’accès devrait être permis à la communauté homosexuelle. Se fondant sur l’arrêt Butler, il a rejeté l’argument des appelants voulant qu’il incombe au Parlement de démontrer l’existence d’un lien de causalité précis et concluant entre l’obscénité homosexuelle et un préjudice causé à la société.

31 Le juge Macfarlane a également refusé toute réparation fondée sur le par. 15(1). Selon lui, la législation douanière n’est discriminatoire ni dans son texte ni par ses effets car, si elle est appliquée correctement, elle prohibe du matériel parce qu’il est obscène et non pas parce qu’il a un caractère homosexuel. Dans des motifs concordants, le juge Hall a souscrit pour l’essentiel aux motifs exposés par le juge Macfarlane pour rejeter l’appel.

32 Le juge Finch, dissident, a différencié l’affaire dont il était saisi et l’affaire Butler, soulignant que dans Butler notre Cour ne traitait pas de livres, ni de marchandises [traduction] «destinées à un marché homosexuel» (par. 191). Dans Butler, il s’agissait d’un procès criminel et le par. 163(8) du Code criminel tendait à [traduction] «pénaliser après le fait» la diffusion de matériel obscène, alors que la législation douanière impose une «restriction préalable» à l’égard de cette activité. Enfin, il n’était pas question dans Butler de discrimination au sens du par. 15(1).

33 Relativement à la question préliminaire de savoir si la législation douanière impose une limite «prescrite par une règle de droit», le juge Finch a estimé que le juge de première instance avait commis une erreur. Il a jugé que le Mémorandum D9‑1‑1 n’était pas une «règle de droit», soulignant la conclusion du juge de première instance selon laquelle la prohibition de l’obscénité était une tâche difficile, exigeant [traduction] «une formation appropriée et uniforme» ainsi que l’aide du mémo interprétatif. Ces faits étant établis, il a conclu qu’il était impossible d’affirmer qu’un tel régime législatif [traduction] «satisfaisait à la norme de précision prescrite par la Constitution» (par. 217). Dans le contexte d’un procès criminel, une chose n’est jugée obscène que si le juge des faits conclut à l’existence d’une preuve hors de tout doute raisonnable à cet égard. Dans le contexte du régime douanier, la même norme n’est pas suffisamment intelligible.

34 Le juge Finch aurait accueilli l’appel et déclaré inopérante la législation douanière dans la mesure où elle s’applique à [traduction] «l’importation de livres, imprimés, dessins, peintures, gravures, photographies ou reproductions de tout genre destinés aux homosexuels et que l’on prétend obscènes» (par. 257).

VI. Les questions constitutionnelles

35 Les questions constitutionnelles suivantes ont été formulées par le Juge en chef:

1. Les articles 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), et l’art. 114 et le code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.) (maintenant le par. 136(1) et le numéro tarifaire 9899.00.00 de la Liste des dispositions tarifaires contenue dans l’annexe du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36) [la «législation douanière»], violent‑ils, en totalité ou en partie, l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ils autorisent les fonctionnaires des douanes à retenir et à interdire du matériel réputé obscène, ou lorsqu’ils sont appliqués à des écrits ou à du matériel destinés aux gais et aux lesbiennes, ou les deux à la fois?

2. Si la réponse à la première question est affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

3. Les articles 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), et l’art. 114 et le code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.) (maintenant le par. 136(1) et le numéro tarifaire 9899.00.00 de la Liste des dispositions tarifaires contenue dans l’annexe du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36), violent‑ils, en totalité ou en partie, le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ils sont appliqués à du matériel destiné aux gais et aux lesbiennes?

4. Si la réponse à la troisième question est affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

VII. L’analyse

36 Le gouvernement se doit de faire montre de vigilance lorsqu’il porte atteinte à quelque forme que ce soit de liberté d’expression. Dans les cas où, comme en l’espèce, le juge de première instance estime que cette atteinte s’accompagne de la [traduction] «prise systématique pour cibl[e]» d’un groupe particulier dans la société (en l’espèce des individus qui étaient considérés comme des porte‑étendards de la communauté gaie et lesbienne), la question revêt alors une dimension supplémentaire et encore plus sérieuse. La sexualité est source de profonde vulnérabilité, et les appelants ont à juste titre estimé que, à bien des égards, ils étaient traités en parias sur le plan sexuel par les fonctionnaires des douanes.

37 Les appelants ont été placés en position de suppliants face au gouvernement, dans une campagne de 15 ans en vue de d’obtenir l’entrée au Canada de matériel expressif. Alors que l’objectif des Douanes est d’inspecter environ 8 pour 100 des marchandises qui viennent de l’étranger, le juge de première instance a constaté que [traduction] «pratiquement tous les envois d’origine étrangère destinés à Little Sisters sont examinés» (par. 52), et que «la Couronne fédérale n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que ces procédures [de surveillance] reposent sur quelque fondement rationnel» (au par. 271). Sa conclusion, appuyée de nombreux exemples, était que des fonctionnaires des douanes non formés étaient trop prompts à assimiler l’homosexualité à l’obscénité.

38 Devant notre Cour, la Couronne a reconnu que des erreurs avaient été commises dans le classement du matériel importé par les appelants, mais elle a dit qu’il fallait s’attendre à de telles erreurs compte tenu du volume considérable d’envois traités chaque jour au centre de courrier des Douanes de Vancouver. La Couronne a ajouté que les problèmes rencontrés par les appelants et dont fait état la preuve présentée au procès ont été corrigés par les modifications apportées à la Loi sur les douanes et à la procédure. Cela est vrai en partie, mais, personnellement, je ne crois pas que la Couronne puisse contester le procès de deux mois qui a abouti au jugement du 19 janvier 1996, lequel était très critique envers les Douanes, et affirmer du même souffle que [traduction] «c’était comme cela à l’époque, mais maintenant les choses ont changé». Les appelants ont droit à ce qu’on statue sur leurs droits à la lumière de la preuve dont disposait le juge de première instance, et à ce qu’on leur accorde une réparation qui ne se limite pas à prendre pour article de foi le maintien des bonnes intentions exprimées par le ministère.

39 Je me propose d’abord d’examiner les rapports entre la législation douanière et les dispositions relatives à l’obscénité du Code criminel telles qu’elles ont été interprétées dans l’arrêt Butler. Ma conclusion est que la législation douanière porte atteinte à la liberté d’expression des appelants — ce que la Couronne est prête à admettre — , mais que, à l’exception de la disposition du par. 152(3) de la Loi sur les douanes portant inversion de la charge de la preuve, elle constitue une limite raisonnable, prescrite par une règle de droit, que la Couronne a justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

40 Toutefois, l’application de la Loi a été marquée par la conduite des fonctionnaires des douanes, qui était oppressive et indifférente à la liberté d’expression des appelants. Son effet — voulu ou non — a été d’isoler et de discréditer les appelants sur le fondement de leur orientation sexuelle. Le redressement de nature déclaratoire accordé par les tribunaux de la Colombie‑Britannique n’a pas vraiment donné d’indications précises aux Douanes quant à la façon d’agir dans le futur. Toutefois, les appelants n’ont pas demandé à la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ni à notre Cour de leur accorder une réparation plus structurée en vertu du par. 24(1) de la Charte. Leur objectif premier était et demeure l’invalidation de la législation douanière en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, soit de façon générale soit à l’égard des importations faites par la communauté gaie et lesbienne. À mon avis, une partie seulement de la contestation de la législation douanière par les appelants est bien fondée, soit celle qui concerne l’application de la disposition portant inversion de la charge de la preuve, mais le pourvoi doit être accueilli à cet égard.

A. La contestation des appelants concernant le Tarif des douanes et la Loi sur les douanes

41 Les appelants prétendent — et la Couronne concède — que la législation douanière constitue une atteinte prima facie à la liberté d’expression que leur garantit l’al. 2b), et que cette atteinte doit être justifiée au regard de l’article premier de la Charte. La Constitution protège tout autant le droit de recevoir du matériel expressif que celui d’en créer: Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, aux pp. 1339 et 1340. L’alinéa 2b) «protège autant celui qui s’exprime que celui qui [. . .] écoute»: Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712, à la p. 767.

42 Toutefois, hormis ces points non contestés, les appelants attaquent la constitutionnalité de la législation douanière pour deux autres motifs plus précis. Premièrement, ils plaident que l’interprétation «fondée sur le préjudice» qui a été invoquée à l’égard de l’art. 163 du Code criminel dans l’arrêt Butler, précité, ne s’applique pas de la même manière au matériel érotique gai et lesbien et au matériel érotique hétérosexuel, ou ne s’y applique peut‑être même pas du tout. Étant donné que la prohibition d’importer des marchandises obscènes que prévoit la législation douanière découle explicitement de l’art. 163 du Code criminel, le fait d’accepter cet argument signifierait que les publications gaies et lesbiennes ne seraient pas assujetties au régime frontalier ordinaire applicable aux autres formes d’expression.

43 Deuxièmement, les appelants affirment que la procédure prévue par la législation douanière est si lourde et lacunaire sur le plan procédural qu’elle ne peut pas être appliquée d’une manière compatible avec la protection des droits que leur garantit la Charte. Ils font une analogie entre, d’une part, le processus de révision interne à plusieurs étapes et les difficultés et délais y afférents, et, d’autre part, les exigences procédurales qui ont été invalidées dans R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, arrêt dans lequel le juge en chef Dickson a conclu que la source du délai inconstitutionnel en matière d’accès aux avortements thérapeutiques était la disposition contestée du Code criminel elle‑même. Il a dit ceci, à la p. 60:

On doit conclure, et peut‑être souligner, que l’attente que doivent subir de nombreuses femmes voulant un avortement thérapeutique, qu’il s’agisse d’une, de deux, de quatre ou de six semaines, est due dans une large mesure aux exigences de l’art. 251 lui‑même. [Je souligne.]

44 Ma conclusion sur le premier volet de la contestation des appelants est que l’analyse fondée sur l’arrêt Butler n’a aucun effet discriminatoire envers la communauté gaie et lesbienne. L’arrêt Butler vise à éviter que ne survienne un préjudice, sans égard au fait que ce soit en contexte hétérosexuel ou homosexuel. J’estime également que la communauté gaie et lesbienne ne fait l’objet d’aucune discrimination dans la législation douanière et qu’il est parfaitement possible d’appliquer cette législation d’une manière qui respecte les droits garantis par la Charte. Le gouvernement a le droit d’imposer l’inspection frontalière du matériel expressif. Les obstacles rencontrés par les appelants, qu’a décrits en détail le juge de première instance, n’étaient pas inhérents au régime établi par la loi. Ces obstacles étaient toutefois très réels et, en dernière analyse, tout à fait injustifiés.

B. La définition d’obscénité dans le Tarif

45 Le classement du «matériel expressif» importé est prévu au code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes, qui prohibe l’importation des marchandises décrites ainsi:

Livres, imprimés, dessins, peintures, gravures, photographies ou reproductions de tout genre qui:

a) sont réputés obscènes au sens du paragraphe 163(8) du Code criminel. [Je souligne.]

46 Du fait de l’incorporation par renvoi du par. 163(8) au Tarif des douanes, les fonctionnaires des douanes sont tenus d’appliquer la définition suivante de l’obscénité:

163. . . .

(8) Pour l’application de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir: le crime, l’horreur, la cruauté et la violence. [Je souligne.]

C. La définition donnée dans l’arrêt Butler

47 Le paragraphe 163(8) du Code criminel a été interprété par notre Cour dans l’arrêt Butler, précité, et cette interprétation fait autorité. La Cour a jugé que le Parlement s’était éloigné de l’ancien critère de common law établi dans l’arrêt Hicklin, qui définissait l’obscénité en fonction de la question de savoir si le matériel en cause entraînerait la [traduction] «corruption des mœurs». Voir R. c. Hicklin (1868), L.R. 3 Q.B. 360. «La prévention de “l’obscénité pour l’obscénité”», a affirmé le juge Sopinka, au nom de la majorité, aux pp. 492 et 493, «ne constitue pas un objectif légitime qui justifierait la violation de l’une des libertés les plus fondamentales consacrées dans la Charte». Pour faciliter l’analyse, le juge Sopinka a divisé le matériel potentiellement obscène en trois catégories à la p. 484:

(1) les choses sexuelles explicites, accompagnées de violence;

(2) les choses sexuelles explicites, non accompagnées de violence, mais qui assujettissent les participants à un traitement dégradant ou déshumanisant lorsque le matériel crée un risque de préjudice important;

(3) les choses sexuelles explicites entre des adultes, qui ne sont pas accompagnées de violence et qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes.

48 À la suite de l’application de la norme de tolérance de la société à chacune de ces catégories, il a été jugé, dans Butler (à la p. 485), que la première catégorie — la représentation des choses sexuelles explicites accompagnées de violence — constituait «presque toujours» une exploitation indue des choses sexuelles. Les choses appartenant à la deuxième catégorie — les choses sexuelles explicites qui sont «dégradant[es] ou déshumanisant[es]» — peuvent être indues «si le risque de préjudice est important». Celles relevant de la troisième catégorie — les choses sexuelles explicites qui ne sont pas accompagnées de violence et qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes — sont «généralement tolérées dans notre société et ne constituent pas une exploitation indue des choses sexuelles, sauf si leur production comporte la participation d’enfants».

49 Il a été jugé que le mot clé de la définition donnée dans la loi — savoir le mot «indue» — intégrait une appréciation de la tolérance de la société en général au préjudice. Comme l’a dit le juge Sopinka, à la p. 479:

Ce genre de matériel échouerait apparemment le test des normes sociales non parce qu’il choque la morale, mais parce que, dans l’opinion publique, ce matériel est jugé nocif pour la société, particulièrement pour les femmes.

50 De même, à la p. 481, après s’être référé aux motifs du juge Wilson dans l’arrêt Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494, le juge Sopinka a souligné que «[c’]est la société qui juge ce qui est nocif pour elle». Et, à la p. 485, il a dit ceci:

Les tribunaux doivent déterminer du mieux qu’ils peuvent ce que la société tolérerait que les autres voient en fonction du degré de préjudice qui peut en résulter. [Je souligne.]

51 Cette approche a été acceptée par le juge Gonthier qui, dans ses motifs concordants, a dit ceci, à la p. 520:

Dans ce contexte, il doit exister un rapport entre la tolérance et le préjudice. Elle doit signifier qu’il y a non seulement tolérance du matériel, mais aussi tolérance du préjudice que ce matériel est susceptible de causer. [Je souligne.]

52 Par conséquent, l’arrêt Butler a confirmé que la Constitution protège les formes d’expression sexuellement explicites et il n’a tracé la ligne qu’au point où le préjudice excède le seuil de tolérance de la société. La validité du par. 163(8) du Code criminel a été confirmée pour les motifs suivants: (i) la définition, telle qu’elle avait été interprétée, avait un caractère suffisamment certain pour être considérée comme «prescrite par une règle de droit», (ii) étant défini comme une disposition relative à l’obscénité qui est fonction du préjudice, le paragraphe en cause visait, d’une manière rationnelle et proportionnelle, un objectif social urgent et réel.

D. Analyse de la critique par les appelants du critère établi dans Butler

53 Les appelants mettent en doute le bien‑fondé de l’arrêt Butler et affirment que, quoiqu’il en soit, l’approche établie dans cet arrêt ne peut pas être automatiquement transposée du matériel érotique hétérosexuel au matériel érotique gai et lesbien. Aucune question constitutionnelle n’a été formulée relativement à la validité ou aux limites constitutionnelles de l’art. 163 du Code criminel. Le fait qu’on n’ait pas donné avis d’une telle question constitutionnelle empêche le réexamen en profondeur de l’arrêt Butler que sollicitent les appelants et certains intervenants (et ce même si notre Cour devait conclure qu’un tel réexamen est nécessaire ou souhaitable). Relativement aux questions plus précises, les appelants — ainsi que les intervenants qui les appuient — plaident que, dans le contexte de la législation douanière, le recours à une approche «fondée sur le préjudice» appliquant une seule et même norme sociale pour toutes les régions et pour tous les groupes de la société n’est pas suffisamment «contextuelle», ou propre à tenir compte de circonstances particulières, pour donner effet aux droits à l’égalité des gais et des lesbiennes. Les appelants, appuyés par les intervenants Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes et EGALE, soutiennent que le matériel érotique homosexuel contribue de façon importante à donner une image de soi positive aux gais et aux lesbiennes, qui peuvent se sentir isolés et rejetés dans le courant dominant hétérosexuel. Le matériel érotique, affirment-ils, constitue une affirmation positive de ce que signifie le fait d’être gai ou lesbienne. En conséquence, on prétend que, dans le contexte de la culture gaie et lesbienne, l’expression sexuelle constitue une valeur essentielle et que l’arrêt Butler ne saurait légitimement être appliqué pour la refouler aux confins de la liberté d’expression visée par l’al. 2b). Le matériel érotique, d’affirmer les appelants, joue un rôle différent dans la communauté gaie et lesbienne de celui qu’il joue dans la communauté hétérosexuelle, et l’approche établie dans l’arrêt Butler qui, disent-ils, est fondée sur des normes hétérosexuelles, ne tient pas compte de ce fait. Les gais et les lesbiennes sont définis par leur sexualité et par conséquent disproportionnément vulnérables à la censure sexuelle.

54 Les critiques des appelants à l’égard de l’arrêt Butler peuvent, pour les fins qui nous occupent, être regroupées sous les rubriques suivantes.

a) La norme de tolérance de la société a un parti-pris majoritaire et étouffe la liberté d’expression de la minorité, y compris celle des homosexuels

55 Les appelants soutiennent qu’intégrer une analyse de tendance majoritaire à la définition d’obscénité (par exemple en se référant à ce que la société canadienne en général est disposée à tolérer) crée inévitablement un préjugé contre les représentations du sexe et de la sexualité qui n’émanent pas du courant dominant, mais plutôt de la minorité. Ils affirment que la collectivité «nationale» a par définition un caractère majoritaire et est plus susceptible que la collectivité homosexuelle elle‑même de considérer les représentations gaies et lesbiennes comme étant dégradantes et déshumanisantes. Les appelants affirment que toute l’idée de critère des normes sociales est incompatible avec les valeurs qui ont été édictées dans la Charte en vue de protéger les droits des minorités. Le fait qu’aucune preuve particulière définissant la norme sociale n’est requise pour assurer le succès des poursuites augmente la vulnérabilité des minorités (B. Cossman et autres, Bad Attitude/s on Trial: Pornography, Feminism, and the Butler Decision (1997), aux pp. 107 et 108). Ce qui rend cette norme encore plus problématique dans le contexte du matériel érotique gai et lesbien est que, selon l’argument avancé, lorsque la liberté d’expression est étouffée du fait de l’orientation sexuelle, cela a pour effet de faire taire des voix qui sont déjà réduites au silence et sujettes à la discrimination. Le professeur Richard Moon dit que, dans l’arrêt Butler, [traduction] «[l]a subjectivité judiciaire (jugement de valeur) est simplement parée des atours objectifs que représentent les normes sociales» (“R. v. Butler: The Limits of the Supreme Court’s Feminist Re‑Interpretation of Section 163” (1993), 25 R.D. Ottawa 361, à la p. 370).

56 Les critiques de ce genre sous‑estiment la portée de l’arrêt Butler. Quoiqu’il soit vrai évidemment que, dans l’application de l’art. 163 du Code criminel, la «norme sociale» est identifiée par un jury ou par un juge siégeant seul et que, dans cette mesure, elle découle d’un acte d’attribution plutôt que d’un sondage d’opinion, ce critère a été adopté pour bien indiquer qu’il était inacceptable que le juge des faits donne libre cours à ses préjugés, comme, a-t-on jugé, cela s’était produit dans Towne Cinema, précité. Le souci de protéger la liberté d’expression de la minorité est l’un des principaux facteurs qui ont d’ailleurs mené à l’adoption du critère de la collectivité nationale dans l’arrêt Butler, le juge Sopinka, à la p. 484:

Pour certains segments de la société, ces trois catégories de pornographie seraient nocives à la société parce qu’elles ont tendance à en ébranler la force morale. Pour d’autres, aucune de ces catégories de pornographie n’est nocive. Par ailleurs, il existe tout un éventail d’opinions quant à savoir ce qui constitue un traitement dégradant ou déshumanisant. Voir La pornographie et la prostitution au Canada: Rapport du Comité spécial d’étude de la pornographie et de la prostitution (1985) (le rapport Fraser), vol. 1, à la p. 53. Parce qu’il ne s’agit pas d’une question dont la preuve peut être faite de façon traditionnelle et parce que nous ne voulons pas nous en remettre aux goûts de chacun des juges, nous devons disposer d’une norme qui fera fonction d’arbitre pour déterminer ce qui constitue une exploitation indue des choses sexuelles. Cet arbitre est l’ensemble de la société.

57 Le caractère protecteur de l’exigence relative à la norme nationale ressort d’emblée du résumé du critère dans l’arrêt Butler (à la p. 485):

Si, dans ce cadre, le matériel n’est pas obscène, il ne le devient pas en raison de la personne qui le voit ou risque de le voir ni de l’endroit ou de la façon dont il est présenté.

En d’autres termes, la protection garantie à une personne par la Constitution ne rétrécit pas en raison du lieu où elle se trouve, du fait qu’elle se trouve dans une certaine situation ou qu’elle appartienne à une collectivité particulière, ni d’ailleurs des goûts d’un juge ou jury donné. Il n’est pas nécessairement dans l’intérêt de la minorité de scinder les normes sociales. Les appelants ont à l’esprit une norme spéciale, rattachée à leur public cible composé de lesbiennes et de gais. Le fait est, toutefois, qu’ils exploitent une librairie dans un lieu très public, ouvert à tout passant, y compris aux membres de la collectivité locale susceptibles d’être scandalisés et de souhaiter purement et simplement la fermeture de la librairie. Si des «normes spéciales» doivent s’appliquer, les «normes spéciales» de quel groupe retiendra‑t‑on? Dans une certaine mesure, plus on est nombreux plus on est en sécurité, et l’existence d’une collectivité nationale composée de nombreuses minorités est une garantie de tolérance pour les formes d’expression de ces groupes.

58 L’arrêt Butler a confirmé que le Parlement avait criminalisé avec succès les formes d’expression sexuelle préjudiciables, c’est‑à‑dire les formes d’expression sexuelle dont on démontre l’incompatibilité avec le bon fonctionnement de la société, mais la société canadienne reconnaît également comme essentiels à son bon fonctionnement les droits suivants garantis par la Charte: la liberté d’expression et les droits à l’égalité. La norme de tolérance de cette même société canadienne en matière d’obscénité ne saurait raisonnablement être considérée comme visant à étouffer de manière discriminatoire la liberté d’expression sexuelle dans la communauté gaie et lesbienne.

59 Il est peut‑être utile de répéter que la norme de la collectivité nationale est fonction du préjudice et non affaire de goût, et qu’elle se limite au «comportement [. . .] que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement» (le juge Sopinka, à la p. 485). Le critère ne s’attache donc pas uniquement au préjudice, mais au préjudice qui est grave au point d’être incompatible avec le bon fonctionnement de la société canadienne. La Canadian Civil Liberties Association (CCLA) prétend que [traduction] «pour les gais et les lesbiennes, le matériel à contenu sexuel, notamment le matériel érotique, n’est pas préjudiciable et constitue dans les faits un élément clé dans leur quête d’épanouissement personnel» (mémoire, au par. 14). En décrivant le matériel de cette façon, la CCLA l’a soigneusement écarté du paradigme de l’arrêt Butler. L’arrêt Butler a placé les formes d’expression préjudiciables — et non les formes d’expression sexuelle — en marge de l’al. 2b).

b) Le critère du caractère dégradant ou déshumanisant est vulnérable aux préjugés homophobes

60 Les appelants prétendent que les termes «dégradant ou déshumanisant» utilisés dans l’arrêt Butler sont très subjectifs et ont, par exemple, incité les Douanes à interdire les représentations de relations anales longtemps après que le ministère de la Justice leur ait fourni un avis à l’effet contraire. Cet argument semble ne pas tenir compte du fait que l’expression «dégradant ou déshumanisant» utilisée dans cet arrêt est immédiatement tempérée par les mots «si le risque de préjudice est important» (p. 485 (je souligne)). Cela indique clairement que le matériel érotique sexuellement explicite représentant des adultes se livrant à des actes considérés comme dégradants ou déshumanisants n’est pas toujours obscène. Ce matériel doit également créer un risque de préjudice important, qui excède le seuil de tolérance de la société. Le risque de préjudice et la représentation de personnes de même sexe ne s’excluent pas nécessairement. La représentation d’une dominatrice s’employant à dégrader de façon non violente un esclave sexuel apparemment consentant n’est pas moins déshumanisante s’il se trouve que la victime est du même sexe, et pas moins (ni plus) préjudiciable même si elle rassure le spectateur en lui montrant que la victime trouve cette conduite à la fois normale et agréable. Le Parlement se souciait des changements de comportement chez le voyeur qui sont susceptibles d’être préjudiciables de certaines façons dans une mesure que la société n’est pas prête à tolérer. Il n’y a aucune raison de restreindre cette préoccupation à la communauté hétérosexuelle.

c) L’approche fondée sur le préjudice n’est que du moralisme déguisé

61 Les appelants plaident que, quoique dans l’arrêt Butler notre Cour ait voulu s’éloigner de l’approche fondée sur la moralité, un critère fondé sur le préjudice repose dans les faits sur le même fondement moral discrédité.

62 Cette argumentation rejette tout simplement l’idée que l’effet de l’arrêt Butler correspond à son libellé, c’est‑à‑dire que la norme de tolérance de la société est fondée sur la crainte raisonnable de préjudice, et non pas sur la moralité. Ces arguments supposent que tout recours à la norme de la collectivité nationale ne saurait s’attacher au préjudice et cédera inévitablement devant les goûts de la majorité. Cette approche présuppose que l’arbitre (en l’occurrence la société en général) est incapable de se concentrer sur le problème qu’il doit régler (le préjudice). Nous ne disposons d’aucune preuve indiquant que les tribunaux sont incapables d’appliquer le critère établi dans Butler, et les décisions publiées semblent confirmer que l’identification du préjudice est une exigence bien comprise: R. c. Hawkins (1993), 15 O.R. (3d) 549 (C.A.), à la p. 566; R. c. Jacob (1996), 112 C.C.C. (3d) 1 (C.A. Ont.), affaire d’accusation d’action indécente; et R. c. Erotica Video Exchange Ltd. (1994), 163 A.R. 181 (C. prov.).

63 L’intervenant Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes a plaidé que le sado‑masochisme a un effet émancipateur dans la culture gaie et lesbienne et devrait donc être jugé selon une norme différente de celle applicable à la culture hétérosexuelle. Au soutien de cette thèse, le Fonds souligne que, par définition, la discrimination fondée sur le sexe ne s’applique pas dans le cas du [traduction] «matériel érotique montrant des personnes de même sexe». Par contre, l’intervenante Equality Now a affirmé que les gais et les lesbiennes ont autant le droit que leurs homologues hétérosexuels d’être protégés contre les représentations de choses sexuelles accompagnées de violence ou d’actes sexuels qui sont déshumanisants ou dégradants et susceptibles de causer un préjudice excédant les normes de tolérance de la société.

64 L’argument du Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes semble présupposer que le critère établi dans Butler est fondé exclusivement sur le sexe des individus. La violence faite aux femmes n’était qu’une des préoccupations — une préoccupation importante cependant — qui ont conduit dans Butler à la formulation du critère fondé sur le préjudice, critère ne faisant lui‑même aucune distinction de sexe. Bien qu’il soit tout à fait loisible aux appelants de prétendre que, pour diverses raisons, une publication donnée n’excède pas le seuil de tolérance au préjudice de la société en général, la culture gaie et lesbienne ne constitue pas en soi une exemption générale du critère établi dans Butler.

d) Le critère établi dans Butler vise les vidéos sexuellement explicites et est inapproprié pour les écrits

65 Une décision judiciaire doit toujours être interprétée dans le contexte des faits qui lui sont propres. L’arrêt Butler portait en grande partie sur des vidéos. Néanmoins, rien dans les motifs des juges Sopinka et Gonthier ne tend à indiquer que le critère établi dans cet arrêt n’était pas censé s’appliquer aux écrits. Je ne sous‑estime pas l’importance du moyen d’expression, mais, en bout de ligne, c’est le message et non le moyen d’expression qui était en cause dans l’arrêt Butler. Il peut s’avérer très difficile de démontrer le caractère obscène d’un livre, moyen d’expression qui est peut‑être moins susceptible de causer un préjudice mais en même temps davantage susceptible de bénéficier de la protection des moyens de défense fondés sur la valeur artistique ou les «besoins internes». La liste des poursuites infructueuses intentées contre des œuvres littéraires au Canada depuis l’arrêt Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681 (L’Amant de Lady Chatterley) semble confirmer cette difficulté. Dans le contexte des douanes, le temps requis pour examiner adéquatement un écrit d’une longueur considérable afin de voir s’il est obscène peut être hors de toute proportion avec les avantages censés découler de cette mesure. Les autorités douanières peuvent décider, à un moment donné, que la tâche d’interdire des livres devrait dans la plupart des cas être laissée à ceux qui sont chargés de l’application du Code criminel. Cependant, j’aurais cru que le seul fait qu’il soit si difficile de prouver qu’un livre est obscène serait considéré par les appelants comme l’un des mérites du critère établi dans Butler.

e) Le dossier dans Butler ne comportait pas de matériel érotique destiné à la clientèle gaie et lesbienne

66 Les appelants prétendent que les représentations d’actes de lesbianisme figurant au dossier dans Butler étaient destinées à un public hétérosexuel masculin et que notre Cour n’a pas eu l’occasion d’examiner les différences entre le matériel érotique destiné aux hétérosexuels et celui destiné aux homosexuels. Le juge de première instance n’a pas manqué de souligner ces différences, reconnaissant toutefois que la notion de [traduction] «public cible» avait été rejetée dans l’arrêt Towne Cinema, précité. Il a également accepté comme fondement suffisant de l’intervention du Parlement l’existence d’une «appréhension raisonnée du préjudice» (Butler, à la p. 504), et à cet égard, il s’est appuyé sur la conclusion du professeur Neil M. Malamuth selon laquelle [traduction] «la pornographie homosexuelle peut avoir des effets préjudiciables même si elle se distingue à certains égards de la pornographie hétérosexuelle». Le professeur Malamuth a également fait l’observation suivante:

[traduction] Au cours des dernières années, [un] nombre de plus en plus grand de travaux scientifiques indique que certains comportements qui pourraient être liés au fait d’être exposé à certains genres de pornographie constituent un problème sérieux au sein de la communauté homosexuelle de même qu’au sein de la communauté hétérosexuelle [. . .] [D]es études tendent à indiquer que, dans le cadre des relations homosexuelles, les actes de coercition sexuelle et les agressions non sexuelles entre partenaires surviennent à une fréquence tout à fait comparable à celle observée dans les relations hétérosexuelles.

67 Le juge de première instance a estimé que, quoique le matériel érotique joue un rôle plus important dans la culture gaie et lesbienne que dans la culture hétérosexuelle, l’approche «fondée sur le préjudice» retenue dans l’arrêt Butler s’appliquait aux deux. Dans l’application du critère, le tribunal est capable de filtrer le matériel érotique qui, dans les faits, respecte le seuil de tolérance de la société au préjudice. Bien que la preuve relevant des sciences sociales soit mince, il faut se rappeler que, dans l’arrêt Butler comme tel, notre Cour a reconnu qu’on ne pouvait exiger de la Couronne qu’elle présente une preuve plus grande que ne le permet le sujet en question. Comme l’a dit le juge Sopinka, à la p. 502:

Bien qu’il puisse être difficile, voire impossible, d’établir l’existence d’un lien direct entre l’obscénité et le préjudice causé à la société, il est raisonnable de supposer qu’il existe un lien causal entre le fait d’être exposé à des images et les changements d’attitude et de croyance.

De poursuivre le juge, à la p. 504:

Je suis d’accord avec le juge Twaddle de la Cour d’appel qui s’est dit d’avis que le Parlement avait le droit d’avoir [traduction] «une appréhension raisonnée du préjudice» résultant de la désensibilisation des personnes exposées à du matériel représentant des relations sexuelles dans un contexte de violence, de cruauté et de déshumanisation.

68 Je partage l’opinion du juge de première instance et des juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique selon laquelle il faut rejeter l’exception spéciale en faveur du matériel érotique gai et lesbien que l’on tente de dégager de l’arrêt Butler.

E. Conclusion sur les questions liées à l’arrêt Butler

69 Par conséquent, l’essentiel des assises législatives de la prohibition établie par le Tarif des douanes, c’est‑à‑dire le matériel importé visé par les dispositions relatives à l’obscénité de l’art. 163 du Code criminel, telles qu’elles ont été interprétées dans l’arrêt Butler, résiste à l’examen fondé sur la Charte dans le contexte de la culture gaie et lesbienne. Les appelants prétendent que l’arrêt Butler soulève une question de liberté d’expression différente lorsqu’il est appliqué par un agent des douanes plutôt que par les tribunaux. J’estime toutefois que le contrôle douanier doit être considéré dans le cadre de procédures susceptibles d’aboutir devant les tribunaux (dans les cas où les Douanes désirent faire maintenir la prohibition), comme nous le verrons plus loin.

F. Contestation de la constitutionnalité du régime décisionnaire créé par la Loi sur les douanes

70 Relativement à ce volet de l’argumentation, les appelants avancent que la procédure de contrôle douanier prévue par la loi atteint un degré d’inapplicabilité comparable aux dispositions du Code criminel relatives à l’avortement que notre Cour a jugées inconstitutionnelles dans l’arrêt Morgentaler, précité. Des arguments similaires ont été examinés dans les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91. Dans ces arrêts, notre Cour a conclu que la source de l’inconstitutionnalité résidait dans les dispositions législatives elles‑mêmes. Je vais donc, dans un premier temps, examiner le Tarif des douanes et la Loi sur les douanes à la lumière des plaintes des appelants, et, dans un second temps, analyser de façon plus approfondie les arrêts pertinents.

71 Les appelants affirment qu’un régime réglementaire qui donne lieu au degré de mauvaise administration décrit dans le jugement de première instance est inconstitutionnel car il ne protège pas suffisamment les droits qui leur sont garantis par la Constitution, et que ce régime devrait être invalidé complètement. Dans les faits, ils prétendent que le Parlement était tenu d’intervenir par voie législative plutôt que par la création, à l’al. 164(1)j), d’un pouvoir de réglementation délégué qui autorise le gouverneur en conseil à prendre, par règlement, «toute mesure d’application de la présente loi», ou par l’établissement d’une directive ministérielle. Mon collègue le juge Iacobucci accepte la proposition selon laquelle «[l]a jurisprudence de notre Cour exige que le régime législatif lui‑même comporte des garanties suffisantes pour faire en sorte que les actes du gouvernement ne portent pas atteinte aux droits garantis par la Constitution» (par. 204), et celle voulant que, comme la «législation ne comporte aucune mesure raisonnable visant à assurer qu’elle soit appliquée au matériel expressif d’une manière conforme à la Constitution» (par. 211), le code 9956 doit être radié du Tarif des douanes. Je ne crois pas qu’il y ait quelque règle constitutionnelle obligeant le Parlement à prescrire au moyen d’une loi (comme le prétendent les appelants) plutôt que d’un règlement (comme l’a prévu le Parlement à l’al. 164(1)j)) ou même d’une directive ministérielle ou d’une pratique institutionnelle, la façon dont les Douanes doivent traiter le matériel expressif protégé par la Constitution. Le Parlement a le droit d’agir en tenant pour acquis que les textes de loi qu’il adopte «s[eront] appliqué[s] [. . .] d’une manière conforme à la Constitution» par les fonctionnaires.

72 Les arrêts invoqués par mon collègue portent tous sur des lois qui contenaient elles‑mêmes des dispositions problématiques. En l’espèce, la plainte porte sur l’absence de dispositions positives: «[l]a législation douanière souffre de l’absence de la plus élémentaire forme de procédure nécessaire pour déterminer de manière équitable et précise si quelque chose est obscène» (le juge Iacobucci, au par. 166). Autrement dit, la plainte des appelants porte sur les mesures que le Parlement n’a pas adoptées plutôt que sur celles qu’il a effectivement adoptées. Le fait d’imposer au Parlement l’obligation constitutionnelle de se charger lui‑même des questions délicates eu égard à la Charte plutôt que de lui permettre de déléguer un pouvoir de réglementation à cet égard, a de sérieuses répercussions sur le fonctionnement de l’appareil gouvernemental. Je ne partage pas l’avis que les choix du Parlement soient aussi limités.

73 La question initiale, toutefois, consiste à déterminer si la législation douanière elle‑même contient des procédures qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte, comme c’était le cas dans l’arrêt Morgentaler, ou s’il s’agit plutôt, en l’espèce, d’un problème de mise en œuvre, exacerbé par des contraintes de nature administrative tels des budgets limités et le manque de personnel qualifié, comme a conclu le juge de première instance.

74 Les divers arguments des appelants peuvent être réunis sous les rubriques suivantes.

a) La nature sommaire du processus décisionnel

75 Le juge de première instance a décrit ainsi ce processus (au par. 256):

[traduction] . . . quoique le Mémorandum D9‑1‑1 exige que les agents de classement lisent les livres d’un bout à l’autre, certains agents ne font que les feuilleter ou lire des pages au hasard. Bien des agents examinent les vidéos à l’aide d’un mécanisme de défilement en accéléré, n’arrêtant qu’aux scènes de sexe explicites; ils n’écoutent pas la trame sonore. Certains agents qui ont témoigné ont reconnu qu’ils étaient incapables d’évaluer la valeur artistique et qu’ils ne tentaient pas de le faire. D’autres disent examiner chaque article de façon attentive et exhaustive, et déterminer si l’œuvre a un objet valide.

76 Les appelants se plaignent de l’absence, dans la législation douanière, de dispositions prévoyant la tenue d’une audience (par présentation d’observations écrites ou orales), ainsi que du fait que l’importateur n’a pas la possibilité de présenter des éléments de preuve en vue de renseigner l’agent des douanes. Les Douanes ne motivent généralement pas la prohibition, si ce n’est en cochant l’une des huit cases portant les titres suivants: «Violence Sexuelle», «Pornographie enfantine», «Inceste», «Bestialité», «Nécrophilie», «Propagande haineuse», «Pénétration anale» et «Autre». La case «Autre» est suivie d’une courte ligne où les inspecteurs pouvaient décrire par un mot ou deux le motif de la prohibition, mais le faisaient rarement de façon suffisamment détaillée pour renseigner les intéressés.

77 Bien que ces plaintes aient un certain fondement, elles concernent le régime législatif tel qu’il est appliqué par les fonctionnaires plutôt que le régime législatif lui‑même. La Constitution n’interdit pas les inspections frontalières: R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495. Toute inspection frontalière est susceptible de donner lieu à la retenue des marchandises concernées. Puisque les agents des douanes ne sont que des êtres humains, ces retenues risquent d’entraîner des décisions erronées. En conséquence, le juge de première instance a tiré la conclusion suivante, au par. 234:

[traduction] Les effets préjudiciables de la législation, par opposition aux effets de son administration et de son application, sont le fait que du matériel admissible est parfois retenu aux fins de contrôle de sa conformité et que des décisions erronées sont parfois prises dans le classement du matériel. [Je souligne.]

J’estime que de telles situations sont inhérentes à tout régime de surveillance frontalière. En soi, elles ne constituent pas des motifs justifiant de déclarer les mesures législatives inconstitutionnelles.

78 Si le Parlement peut validement prohiber l’obscénité — et l’arrêt Butler a établi qu’il l’avait fait de manière valide — la prohibition peut être prononcée tant aux frontières du pays qu’à l’intérieur de celui‑ci. Le seul matériel expressif que le Parlement a permis aux Douanes de prohiber pour cause d’obscénité est le matériel qui, par définition, entraîne des sanctions pénales pour ceux qui se livrent à sa production ou à son trafic (ou qui en ont leur possession à ces fins). La préoccupation relative aux restrictions préalables, analysée par mon collègue le juge Iacobucci aux par. 232 à 236 de ses motifs, s’applique dans de telles circonstances, si tant est qu’elle s’applique, mais avec beaucoup moins d’acuité.

79 En contexte douanier, les procédures suivies diffèrent inévitablement de celles qui le sont dans la poursuite d’une infraction criminelle, mais je ne considère pas que le lien qui est fait par l’arrêt Butler entre la constitutionnalité et l’existence d’une appréhension raisonnée de préjudice a pour effet d’exiger la tenue d’un procès complet devant une cour criminelle. Les infractions criminelles requièrent l’application de procédures criminelles. Le rôle des inspections frontalières est fort différent.

80 Le classement effectué en vertu du code 9956 consiste en grande partie en une comparaison, par l’inspecteur des douanes, du matériel importé et du guide illustré accompagnant le Mémorandum D9‑1‑1. Si, par exemple, une image figurant dans un magazine importé semble être, aux yeux de l’inspecteur, un «exemple» d’obscénité décrit dans le Mémorandum D9‑1‑1 ou représenté dans le guide illustré connexe, elle est réputée obscène par les Douanes. Le processus fait peu de place à l’appréciation de la valeur artistique ou, d’ailleurs, à toutes les subtilités dégagées dans la jurisprudence relative à l’art. 163. Le juge de première instance a conclu que [traduction] «les importateurs n’ont aucune garantie qu’ils peuvent voir — et ils sont en fait découragés de le faire — le matériel prohibé en vue de préparer des arguments dans le cadre d’une demande de révision ou réexamen» (par. 65). Le processus n’est rien de plus que ce qu’il est censé être, c’est-à-dire une procédure sommaire de contrôle frontalier qui peut amener les Douanes (avec ou sans révision à un niveau hiérarchique plus élevé au sein du ministère) à refuser l’entrée des marchandises. Le Parlement avait le droit de supposer qu’aucun refus ne serait prononcé sans motif raisonnable. Il est important de souligner qu’il est possible d’interjeter appel d’un tel refus devant les tribunaux.

81 La preuve indique que, à la deuxième étape — celle de la révision — , les marchandises sont examinées par les membres d’un petit groupe de fonctionnaires des douanes, qui accomplissent généralement ces fonctions au sein de l’Unité des importations prohibées pour une période de trois à six mois environ. Les affectations à ce service sont impopulaires. Les fonctionnaires ne reçoivent que peu de formation, sauf celle qu’on leur donne «en cours d’emploi». La législation pertinente ne prescrit ni le niveau des ressources qui doivent être affectées à cette tâche ni la formation requise pour l’accomplir. Le ministère établit ses propres priorités en puisant dans les ressources mises à sa disposition.

82 Le juge Iacobucci affirme que le Parlement était tenu par la Constitution d’établir dans la loi même un régime protégeant davantage les droits, mais j’estime, pour les motifs exposés plus loin, qu’il était loisible au Parlement, lorsqu’il a créé ce genre de mécanisme gouvernemental, d’en arrêter les grandes lignes dans la loi et de laisser sa mise en œuvre être accomplie au moyen de règlements pris par le gouverneur en conseil ou de procédures institutionnelles établies sous l’autorité du ministre. Tout manquement survenant à l’étape de la mise en œuvre, situation qui s’est clairement produite en l’espèce, peut être réglé à cette étape.

b) Les lacunes du Mémorandum D9‑1‑1

83 Les autorités douanières reconnaissent que le Mémorandum D9‑1‑1 est leur principal outil de travail, mais tant les origines de ce document que le niveau auquel il a été approuvé sont inconnus. Le Mémorandum était divisé en sections et accompagné d’un guide illustré montrant des représentations de diverses activités sexuelles jugées «dégradantes ou déshumanisantes» par les Douanes. La version du Mémorandum D9‑1‑1 qui était appliquée au moment des événements décrits au procès ne précisait pas que la norme sociale était fonction non pas des goûts mais de la tolérance au préjudice.

84 La preuve a démontré que, dans la pratique, le Mémorandum D9‑1‑1, et particulièrement le guide illustré qui l’accompagnait, déterminaient l’opinion des Douanes en matière d’obscénité. Cette opinion était parfois intransigeante. J’ai fait état précédemment de l’avis du ministère de la Justice selon lequel la représentation de relations sexuelles anales n’était pas obscène en soi, avis dont on n’a pas tenu compte pendant une période de deux ans, au cours de laquelle du matériel importé comportant de telles représentations a continué d’être prohibé sur le fondement du Mémorandum D9‑1‑1, dont l’information était périmée.

85 Le juge de première instance a estimé que l’omission des Douanes de rendre le Mémorandum D9‑1‑1 conforme à l’avis du ministère de la Justice sur la définition de l’obscénité avait porté atteinte aux droits garantis aux appelants par la Charte. Toutefois, je souscris à l’opinion de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique que le juge de première instance a accordé trop d’importance au Mémorandum, qui n’était rien de plus qu’un outil administratif interne à l’intention des inspecteurs des douanes. Il n’avait pas force de loi. Il n’aurait jamais pu être invoqué en cour par les Douanes pour défendre une prohibition contestée. L’omission des Douanes de tenir ce document à jour constitue un exemple de gestion publique déplorable, car l’utilisation du guide lacunaire a entraîné des décisions erronées, qui ont imposé des démarches administratives et des dépenses inutiles tant aux importateurs qu’aux agents des douanes. Dans le cas où l’importateur n’avait pas les moyens de soumettre le différend aux tribunaux, le Mémorandum D9‑1‑1 lacunaire peut avoir directement contribué à la privation de droits constitutionnels. C’est toutefois la décision législative, et non le guide, qui a constitué la privation. Il est tout simplement impossible aux tribunaux de contrôler la conformité à la Charte de la multitude de guides et manuels internes préparés par la fonction publique pour assister les fonctionnaires dans leur travail. Les tribunaux s’attachent à la légalité des décisions et non à la qualité des guides, bien que le sort de l’un ne soit évidemment pas indépendant du sort de l’autre.

c) L’inobservation des délais

86 L’inspection initiale est faite en vertu de l’art. 58 de la Loi sur les douanes, qui autorise les agents des douanes à effectuer le classement tarifaire des marchandises importées. Dans le cas des marchandises non «prohibées», la Loi sur les douanes oblige l’agent des douanes à effectuer le classement des marchandises importées dans les 30 jours suivant leur «déclaration en détail» par l’importateur. Sauf classement contraire par l’agent dans ce délai, le classement proposé par l’importateur est accepté.

87 Devant notre Cour, les appelants ont affirmé — affirmation à laquelle la Couronne a souscrit — que le délai de 30 jours ne s’appliquait pas dans le cas des «marchandises prohibées». Selon moi, cette affirmation visait à démontrer à quel point la loi est inapplicable, mais rien dans la Loi n’appuie une telle interprétation. Celle-ci n’a aucun sens sur le plan administratif, car des marchandises ne deviennent «prohibées» qu’à la suite du processus de classement. Si aucun classement n’est fait, les marchandises ne peuvent être qualifiées de «prohibées», et l’élément déclencheur de la prétendue exception n’existe pas.

88 Par conséquent, si les Douanes n’effectuent pas le classement dans le délai de 30 jours, celui fait par l’importateur s’applique. Si le ministère, quoiqu’il n’ait pas agi dans les délais prévus, considère néanmoins que le matériel est obscène, la question peut être déférée aux autorités provinciales, qui peuvent décider d’entamer des poursuites en vertu du Code criminel. Le délai de 30 jours imparti pour prendre la décision est une mesure de protection importante, qui a été intégrée à la Loi sur les douanes au bénéfice des importateurs.

89 La preuve a démontré que, soit en raison de ressources limitées soit pour d’autres raisons, les Douanes ont parfois attendu de nombreux mois avant d’effectuer le classement. Comme l’a constaté le juge de première instance, au par. 112 de son jugement:

[traduction] Souvent, les décisions ne sont pas prises dans le délai prescrit par la loi. Les demandeurs ont fait état de nombreux cas où le délai de trente jours entre la retenue des marchandises et leur classement en vertu de l’art. 58 avait été dépassé. De plus, ils ont mentionné nombre de cas où une date de déclaration inexacte avait été inscrite sur le formulaire K27, de sorte qu’il était impossible de déterminer si le délai de trente jours avait été respecté.

90 Ces lacunes auraient clairement pu être corrigées au moyen de mesures réglementaires prises en vertu de l’al. 164(1)j) ou de directives du ministre aux fonctionnaires des douanes. En l’absence de telles mesures de l’administration, si la Couronne était poursuivie pour retenue illicite de matériel importé et condamnée à verser une indemnité importante, cela aurait probablement l’effet bénéfique de rappeler aux Douanes de tenir compte des délais imposés par le Parlement.

d) Les délais dans le processus interne de révision et réexamen

91 Une fois le classement effectué, l’importateur qui est en désaccord avec la décision a 90 jours pour en appeler à un agent désigné «selon les modalités réglementaires ainsi qu’en la forme [. . .] déterminé[e]». Conformément au par. 60(3), l’agent désigné «procède [. . .] à la révision» du classement tarifaire «dans les meilleurs délais». La preuve indique que l’expression «les meilleurs délais» a été interprétée de façon peu rigoureuse dans le cas des envois destinés aux appelants. Voici les constatations du juge de première instance sur cette question (au par. 113):

[traduction] Les révisions demandées par Little Sisters en vertu de l’art. 60 ont été effectuées dans des délais allant de dix jours à trois mois et demi. Des témoins des Douanes au procès ont concédé que, dans certains cas, il était impossible que l’agent de révision ait pu lire les livres en question à l’intérieur du délai dans lequel il avait pris la décision.

92 Il faut donner un sens à l’ordre du Parlement de procéder à la révision dans «les meilleurs délais». La décision initiale doit être prise dans un délai de 30 jours, et il n’y a aucune preuve indiquant que la révision exige davantage de temps. (En vertu des modifications apportées subséquemment à la Loi sur les douanes, qui prévoient également une procédure rapide, la décision doit être prise au plus tard au moment de la déclaration en détail des marchandises importées.) Si les Douanes ne procèdent pas à la révision dans le délai alloué, l’importateur peut et demander une ordonnance de mandamus en vue d’obliger les Douanes à rendre une décision dans un sens ou l’autre, et solliciter les dépens.

93 À la suite de la révision, l’importateur déçu peut, en vertu de l’art. 63 de la Loi, interjeter un appel supplémentaire, cette fois au sous‑ministre ou à la personne désignée par celui-ci. Cette étape de révision permet l’annulation, à un niveau hiérarchique supérieur au sein du ministère, de la décision ayant déclaré obscène le matériel importé, sauf si le sous‑ministre ou son délégué est prêt à défendre le bien-fondé de la prohibition devant les tribunaux. À cette étape également, la décision doit être rendue dans «les meilleurs délais». Le Parlement semble clairement vouloir accélérer le processus, et là aussi rien ne donne à penser que, à ce deuxième niveau de révision, l’expression dans «les meilleurs délais» veut dire plus de 30 jours. Le fait que, après le procès, le Parlement ait éliminé l’étape intermédiaire du processus semble confirmer son désir de rationaliser le processus de prise de décision au sein du ministère.

94 Le juge de première instance a constaté (au par. 113) que certaines demandes de révision présentées en vertu de l’art. 63 avaient pris plus d’un an à être tranchées. Un tel délai n’est pas conforme à la Loi. Il faut se rappeler que ces niveaux de révision administrative sont des procédures internes dans le cadre desquelles l’importateur n’a pas la possibilité de se faire entendre ou de présenter des éléments de preuve. Comme a dit le ministre George Nowlan à la Chambre des communes, ces procédures ont été mises en place pour statuer sur [traduction] «les choux et les concombres» (voir le par. 15 des présents motifs). Elles ne constituent aucunement des «audiences» sur le fond. Leur objet est de fournir aux autorités supérieures du ministère la possibilité d’annuler une décision initiale si elles ne sont pas prêtes à la défendre. L’expression «dans les meilleurs délais» signifie que désormais, par suite des récentes modifications, l’importateur devrait connaître la décision finale de l’administration dans les 30 jours de sa demande de révision de la décision initiale selon laquelle la publication importée est «réputée» obscène par les Douanes. Ce délai se compare avantageusement au délai de 60 jours prescrit dans l’arrêt United States c. Thirty‑Seven Photographs, 402 U.S. 363 (1971), mentionné par le juge Iacobucci au par. 241.

e) L’opportunité d’établir un tribunal spécialisé

95 Les appelants prétendent que les différends mettant en jeu la liberté d’expression et les droits à l’égalité ne devraient pas relever du processus décisionnel bureaucratique habituel. Ils soulignent la création, en Afrique du Sud, de l’Indecent Publications Tribunal, qui a été remplacé par l’Office of Film and Literature Classification et le Publications Appeal Board, ainsi que l’établissement, en Australie, de l’Office of Film and Literature Classification. La création de ces organismes témoigne de l’importance qui est à juste titre accordée au matériel expressif, et elle semble permettre un traitement plus rapide, par des gens plus spécialisés, de questions que nos autorités douanières trouvent très difficiles. Toutefois, bien qu’il soit possible que le Parlement décide éventuellement de créer un tel organisme, pour l’instant la politique consiste à faire appel à des fonctionnaires spécialisés et aux tribunaux, et le fait que le régime établi par la loi ne comporte aucun tribunal spécialisé n’a rien d’inconstitutionnel.

f) La contestation de prohibitions prononcées à l’égard des livres

96 Il ressort de la preuve que les fonctionnaires des douanes ont été en général incapables de bien évaluer les livres. Peu sinon aucun des livres ont été lus en entier. Selon la procédure habituellement suivie, l’agent feuilletait le livre et, dès que trois passages correspondant à du matériel considéré obscène au regard du Mémorandum D9‑1‑1 étaient repérés dans le texte, le livre était réputé obscène et prohibé. Cette procédure est clairement inadéquate sauf dans les cas d’obscénité les plus flagrants. Aucun effort n’était fait pour dégager du livre dans son ensemble une impression permettant d’en apprécier «la valeur artistique».

g) La charge de la preuve de l’obscénité

97 La question constitutionnelle met en cause la validité de l’art. 71 de la Loi sur les douanes, sur lequel la procédure de révision et les procédures judiciaires sont fondées. Les appelants appuient en partie leur contestation sur la disposition portant «inversion de la charge de la preuve» qui s’applique à ces procédures en vertu du par. 152(3) de la Loi sur les douanes, comme l’a expliqué leur avocat dans sa plaidoirie:

[traduction] Nous contestons l’ensemble du régime, et non pas seulement le pouvoir des agents des douanes au point d’entrée de procéder à la retenue et à la prohibition, mais bien le régime qui, dans la mesure où il impose à l’importateur (qu’il s’agisse d’une librairie ou d’un simple citoyen) l’obligation de se pourvoir en révision, en réexamen ou en appel, l’oblige à se soumettre à un processus bureaucratique compliqué et, en bout de ligne, à faire appel aux tribunaux s’il veut prouver que le matériel n’est pas obscène. [Je souligne.]

98 Le paragraphe 152(3) ne vise pas spécifiquement les affaires d’obscénité ni même les marchandises prohibées en général, mais il s’applique plutôt à «toute procédure engagée sous le régime de la présente loi», y compris la procédure d’appel prévue par l’art. 71. Conformément au par. 152(3), le décideur doit supposer que les fonctionnaires des douanes ont raison, jusqu’à preuve du contraire par l’importateur. Voici les passages pertinents de ce paragraphe:

152. . . .

(3) Sous réserve du paragraphe (4), dans toute procédure engagée sous le régime de la présente loi, la charge de la preuve incombe, non à Sa Majesté, mais à l’autre partie à la procédure ou à l’inculpé pour toute question relative, pour ce qui est de marchandises:

. . .

d) à l’observation, à leur égard, de la présente loi ou de ses règlements.

99 Les appelants n’ont pas attaqué directement la constitutionnalité de la disposition portant inversion de la charge de la preuve dans leur demande de formulation des questions constitutionnelles, vraisemblablement parce qu’ils avaient l’intention d’invoquer sa validité pour faire invalider les autres dispositions de la législation douanière relatives au matériel expressif. À mon avis, toutefois, la contestation par les appelants de l’art. 71 et des procédures qu’il autorise est inextricablement liée à la disposition portant inversion de la charge de la preuve, et notre Cour n’est pas obligée de sanctionner l’application de cette dernière disposition lorsqu’elle examine la constitutionnalité de la première. La question constitutionnelle relative à l’art. 71 englobe les deux aspects de l’argument des appelants.

100 La première étape consiste à déterminer auxquels des recours prévus par l’art. 71 s’applique la charge de la preuve établie par le par. 152(3). Lorsque ce paragraphe s’applique, il impose à l’importateur la charge de faire une preuve par la négative, soit de démontrer que le matériel expressif est vraisemblablement non obscène.

101 Le mot «procédure» peut certes s’appliquer à toute poursuite judiciaire faisant suite à une décision interne des Douanes. À mon avis, toutefois, cette disposition ne saurait constitutionnellement imposer à l’importateur la charge de prouver l’absence d’obscénité. S’il en était autrement, l’entrée de matériel expressif pourrait être refusée du seul fait de l’existence de cette charge de la preuve, même lorsque la norme relative à l’obscénité n’est pas respectée, dans les cas où, par exemple, l’importateur n’a pas les ressources ou l’endurance nécessaires pour contester la décision initiale. La Charte garantit à l’importateur le droit de recevoir le matériel expressif à moins que l’État ne puisse justifier son refus de le laisser entrer. Il n’est pas loisible à l’État d’imposer à un individu l’obligation de démontrer pourquoi il devrait être autorisé à exercer un droit que lui garantit la Charte. Il incombe à l’État d’établir qu’une restriction à un droit prévu par la Charte est justifiée: R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le juge en chef Dickson, aux pp. 136 et 137: «La charge de prouver qu’une restriction apportée à un droit ou à une liberté garantis par la Charte est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique incombe à la partie qui demande le maintien de cette restriction.»

102 Pour ce qui est de la décision relative à l’obscénité prise par le ministère, j’estime que le par. 152(3) ne s’applique pas du tout. La Couronne ne prétend pas que tout le matériel expressif qui entre au Canada est présumé obscène jusqu’à preuve du contraire. Le moment le plus hâtif auquel l’inversion de la charge de la preuve pourrait logiquement s’appliquer est l’étape de la révision, mais à cette étape l’importateur ne se voit donner ni un préavis suffisant ni la possibilité de se faire entendre pour s’acquitter de cette charge de la preuve. En réalité, une fois que l’agent à la frontière a rendu la décision initiale déclarant la publication obscène, la question à laquelle doivent répondre le sous‑ministre ou son délégué en cas de révision est celle de savoir si le ministère est non seulement disposé, au besoin, à aller devant les tribunaux pour plaider que le matériel retenu est obscène, mais également s’il est en mesure de faire cette preuve.

103 Dans Glad Day Bookshop Inc. c. Canada (Deputy Minister of National Revenue, Customs and Excise), [1992] O.J. No. 1466 (QL) (Div. gén.) («Glad Day (No. 2)»), la Couronne a été avisée que le par. 152(3) ne pouvait pas déplacer sur les épaules de l’importateur la charge de la preuve en ce qui concerne l’obscénité, et, devant notre Cour, la Couronne n’a pas tenté de défendre l’application du par. 152(3) aux affaires d’obscénité ni de faire valoir des justifications au sens de l’article premier. Ces concessions étaient, selon moi, parfaitement justifiées.

104 Dans Glad Day (No. 2), le juge Hayes a ensuite conclu non seulement que le fardeau de la preuve incombait à la Couronne, mais également que celle-ci devait prouver l’obscénité selon la norme de preuve applicable en matière criminelle. Cette conclusion va trop loin. Bien que le Tarif des douanes incorpore par renvoi la définition d’obscénité du Code criminel, il le fait dans le cadre d’une instance civile, où la norme généralement applicable est la preuve selon la prépondérance des probabilités. L’incorporation de la définition a fait suite à l’arrêt Luscher c. Sous-ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise, précité, dans lequel il a été jugé qu’une disposition législative douanière antérieure prohibant l’importation de matériel «immoral» et «indécent» était si imprécise qu’elle ne constituait pas une limite raisonnable des droits garantis par l’al. 2b) et que, dans cette mesure, elle était inopérante. Nous sommes en présence, dans le cadre de procédures civiles, d’une restriction à la liberté d’expression, et le fait d’imposer à la Couronne le respect de la norme de preuve en matière civile est conforme à l’exigence habituellement applicable dans les affaires touchant la Charte et selon laquelle la Couronne est uniquement tenue de justifier l’atteinte suivant cette même norme.

105 Comme je l’ai mentionné plus tôt, le par. 152(3) n’est pas restreint aux affaires d’obscénité, mais il a une large application dans l’ensemble du processus douanier. En matière d’importations de matériel qui ne soulève généralement pas de questions délicates sur le plan constitutionnel (par exemple «les choux et les concombres» du ministre Nowlan), il pourrait être approprié, devant les tribunaux, d’imposer à l’importateur l’obligation de prouver que les fonctionnaires ont effectué un classement tarifaire erroné. Ce qui peut fonctionner en tant que règle générale dans les cas où les procédures douanières ne sont pas subordonnées au respect de droits constitutionnels ne fonctionne toutefois pas dans le cas de matériel expressif protégé par la Constitution. Dans les circonstances actuelles, cependant, l’ordonnance appropriée devrait se limiter aux questions pertinentes pour trancher le présent pourvoi. Je suis donc d’avis de déclarer que le par. 152(3) ne doit pas être interprété et appliqué de manière à imposer à l’importateur la charge d’établir que les marchandises ne sont pas obscènes au sens du par. 163(8) du Code criminel. La charge de prouver l’obscénité incombe à la Couronne ou à la personne qui invoque ce moyen.

h) Les appels interjetés devant les tribunaux judiciaires

106 L’appel initial est interjeté auprès de la cour supérieure de la province où la saisie a eu lieu (art. 67 et 71) et la décision de cette cour est susceptible d’appel devant la Cour fédérale du Canada sur une question de droit (art. 68).

107 À mon avis, un tribunal judiciaire constitue la juridiction appropriée pour statuer sur le bien-fondé d’une déclaration d’obscénité. À cette étape, le ministère a eu la possibilité de déterminer s’il est en mesure d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le matériel expressif est obscène. Les tribunaux sont aptes à entendre la preuve, y compris la preuve de la valeur artistique, et à appliquer le droit. L’absence de procédure de réception de la preuve au niveau du ministère exige que les appels interjetés devant les tribunaux en matière d’obscénité soient considérés comme des appels par voie de procès de novo. Il est vrai que l’importateur subit les inconvénients et les frais découlant de l’obligation de se défendre sur la question de l’obscénité et que le ministre n’a qu’à satisfaire au fardeau de la preuve applicable en matière civile. Ces désavantages sont inhérents à tout litige civil intenté en vue de faire valoir des droits. Si la Couronne perd sur la question de l’obscénité, les tribunaux civils accordent généralement les dépens, ce que ne font pas les tribunaux criminels. Si, dans une affaire donnée, le tribunal est d’avis que les fonctionnaires des douanes ont agi de façon abusive, il peut accorder une somme plus généreuse au titre des dépens.

G. La prétention des appelants selon laquelle les dispositions législatives sont inconstitutionnelles parce que discriminatoires envers la communauté gaie et lesbienne

108 En plus de leur contestation, sur le fondement de la liberté d’expression, du régime établi par la législation douanière, les personnes physiques appelantes ont invoqué les droits à l’égalité que leur garantit le par. 15(1) de la Charte. Ils plaident que la législation douanière elle-même est source de violations du par. 15(1) et de l’al. 2b) de la Charte, et qu’ils ont droit à une déclaration d’invalidité fondée sur l’art. 52 en raison autant de l’atteinte à leurs droits à l’égalité que de la négation de leur droit à la liberté d’expression. Il convient donc, avant d’examiner la question de l’arrêt Morgentaler, de déterminer si les droits à l’égalité des appelants ont été violés et, dans l’affirmative, si la source du problème est la législation douanière elle‑même, comme le prétendent les appelants, ou si le problème décrit par le juge de première instance a été le résultat de la conduite inconstitutionnelle des fonctionnaires des douanes dans l’exercice de pouvoirs fondés sur des dispositions législatives constitutionnellement valides.

109 Les appelants prétendent que le régime établi par la loi a des effets discriminatoires et disproportionnés sur la communauté gaie et lesbienne, qu’il contrevient donc au par. 15(1) et que, dans cette mesure, il est inopérant.

110 Dans un certain nombre d’arrêts récents, notre Cour a souligné qu’il fallait donner une interprétation «téléologique» des droits à l’égalité garantis par le par. 15(1): Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203; Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28; et Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37. Ces décisions n’avaient pas encore été rendues lorsque la présente affaire a été entendue par les tribunaux de la Colombie‑Britannique. Il est maintenant clairement établi que l’analyse comporte trois étapes et qu’une grande attention est accordée au contexte. À la première étape, le demandeur doit démontrer que la loi, le programme ou l’activité a pour effet d’imposer une différence de traitement entre lui et d’autres personnes par rapport auxquelles il peut à juste titre prétendre à l’égalité. À la deuxième étape, le demandeur doit établir que cette différence de traitement est fondée sur un ou plusieurs motifs énumérés ou motifs analogues. À la troisième étape, le demandeur doit prouver que la distinction équivaut à une forme de discrimination ayant pour effet de porter atteinte à sa dignité humaine. L’aspect «dignité» du critère vise à écarter les plaintes futiles ou autres qui ne mettent pas en cause l’objet de la disposition relative à l’égalité. Dans l’arrêt Law, précité, notre Cour a dit ceci, au par. 51:

On pourrait affirmer que le par. 15(1) a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des être humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération.

111 Le juge de première instance a tiré de solides conclusions de fait en faveur de la position des appelants, même si, en bout de ligne, il a refusé d’accorder une réparation substantielle à l’égard de ce moyen.

a) Première étape: la différence de traitement

112 Le juge de première instance a constaté que les expéditions destinées aux librairies gaies et lesbiennes faisaient l’objet de retenues et de saisies qui étaient non seulement injustifiées, mais également disproportionnés au regard de leur part des importations de matériel (par. 105 et 251); que les appelants avaient importé des publications qui avaient été saisies, malgré le fait que ces mêmes publications soient vendues sans difficulté par d’autres librairies et disponibles à la bibliothèque publique de Vancouver; et que ces problèmes de différence de traitement étaient systémiques (par. 250). Le juge de première instance a conclu [traduction] «[qu’]une large part du matériel érotique homosexuel qui a été prohibé pour cause d’obscénité n’est pas, dans les faits, obscène» (par. 223 (je souligne)). Je ne répéterai pas les constatations énoncées précédemment à cet égard dans les présents motifs. Contrairement à la conclusion du juge de première instance, toutefois, les appelants affirment que la source de ce traitement préjudiciable réside dans la législation douanière elle-même.

113 Les appelants étaient considérés comme des acteurs clés au sein de la communauté gaie et lesbienne de Vancouver et ils ont été visés parce que l’homosexualité a été trop souvent assimilée à l’obscénité. Bien que les homosexuels constituent, dit-on, moins de 10 pour 100 de la population canadienne, jusqu’à 75 pour 100 du matériel retenu et contrôlé pour voir s’il est obscène était destiné à des publics homosexuels. (Il va de soi que ce pourcentage variait.) La proportion du matériel érotique produit pour des publics homosexuels qui a été retenu et contrôlé par les Douanes était, selon le juge de première instance, [traduction] «une proportion excédant de loin la taille relative du groupe» (par. 251). Ces constatations étaient étayées par la preuve.

114 Le juge de première instance a considéré que la recherche obstinée des représentations de relations sexuelles anales dans le matériel érotique gai menée par les Douanes est symptomatique du zèle déplacé manifesté par le ministère. Il semble que le ministère de la Justice ait considéré comme fondée l’opinion du juge Borins (maintenant juge à la Cour d’appel) dans R. c. Doug Rankine Co. Ltd. (1983), 36 C.R. (3d) 154 (C. cté Ont.), qui a été citée avec approbation par le juge Wilson, en 1985, dans l’arrêt Towne Cinema, précité, à la p. 523, et selon laquelle les tribunaux ont jugé que [traduction] «[l]es normes sociales contemporaines toléreraient aussi la distribution de films qui comportent des scènes d’orgie sexuelle, de lesbianisme, de fellation, de cunnilinctus et de sodomie» (p. 173 (je souligne)). Malgré l’avis exprimé par le ministère de la Justice, les fonctionnaires des douanes ont continué à prohiber les représentations de relations sexuelles anales jusqu’à la révision du Mémorandum D9‑1‑1 en septembre 1994, tout juste avant le procès. Le juge de première instance a estimé (au par. 272) que le refus des Douanes de se conformer à l’avis du ministère de la Justice avait privé la communauté gaie

[traduction] de représentations de pratiques qui sont centrales aux valeurs et à la culture du groupe minoritaire auquel ils appartiennent. De même, comme l’a souligné le professeur Waugh, cela constituait un embargo sur les lignes directrices en matière de «pratiques sexuelles sans risque» au sein des communautés homosexuelles canadiennes à un moment où, dans le contexte de l’épidémie du SIDA, ces lignes directrices étaient particulièrement importantes.

115 Fait important, le juge de première instance a conclu que l’omission des autorités douanières de modifier leurs guides sur ce point n’était pas le fruit du hasard. Il a dit ceci (au par. 268):

[traduction] La décision de ne pas apporter de modification a été prise délibérément, et aucune explication satisfaisante n’a été fournie par la Couronne fédérale pour justifier le fait que les Douanes ont continué d’interdire les représentations de pénétration anale malgré la jurisprudence dont j’ai fait état et les avis reçus du ministère de la Justice.

116 Si on considère la preuve dans son ensemble, il est clair que le juge de première instance était fondé à conclure, comme il l’a fait, que les appelants ont été traités différemment si on les compare aux importateurs de matériel sexuellement explicite destiné aux hétérosexuels, et encore plus si on les compare aux librairies d’intérêt plus général qui vendaient au moins certains des titres offerts par Little Sisters.

b) Deuxième étape: les motifs énumérés et analogues

117 Le juge de première instance a rejeté la deuxième étape de l’analyse des appelants, même s’il était d’avis que ceux‑ci avaient subi un traitement préjudiciable du fait qu’ils appartenaient à la communauté gaie et lesbienne et qu’ils en étaient des fournisseurs. Il a estimé que la distinction était fondée sur des caractéristiques [traduction] «réelles» et non sur l’«application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe». Il a considéré important le fait que tant l’homosexualité que l’obscénité sont définies en fonction de pratiques sexuelles. Il a accepté que la distinction était fondée sur l’orientation sexuelle (deuxième étape). Il a néanmoins conclu (au par. 135) à l’absence d’atteinte pour le motif suivant:

[traduction] Étant donné que les homosexuels sont définis par leur homosexualité et que leur art et leur littérature sont empreints de représentations de leurs pratiques sexuelles, il est inévitable qu’ils seront touchés de façon disproportionnée par une loi prohibant la prolifération de représentations sexuelles obscènes.

Il n’y avait aucune preuve appuyant l’existence du lien ainsi fait entre la fréquence et l’ampleur des représentations à caractère sexuel d’une part, et la question fort différente de l’obscénité d’autre part. Une abondance de représentations à caractère sexuel peut n’avoir aucun lien avec l’obscénité fondée sur le préjudice. Le juge de première instance lui‑même a protesté contre la retenue d’un [traduction] «volume troublant d’art et de littérature homosexuels qui, on peut le prétendre, n’est pas obscène» (par. 252). Il a néanmoins jugé qu’une bonne partie du matériel importé pouvait être considéré dégradant et déshumanisant et en conséquence prohibé [traduction] «parce qu’[il] est obscène, et non en raison de son caractère homosexuel» (par. 136).

118 Je suis d’avis que la question de la discrimination se pose à l’égard du matériel qui n’était pas obscène, mais qui a néanmoins été retenu, endommagé, mal classifié ou refusé sans justification à la frontière parce qu’il était destiné à la communauté gaie et lesbienne. Quoique l’orientation sexuelle ne soit pas mentionnée explicitement à l’art. 15 de la Charte, il s’agit clairement d’un motif analogue aux caractéristiques personnelles énumérées, comme il a été jugé dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, et M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3.

c) Troisième étape: la discrimination

119 Il n’est pas nécessaire en l’espèce d’examiner en profondeur les «facteurs [contextuels] sur lesquels peut s’appuyer un demandeur pour démontrer que des dispositions législatives ont pour effet de saper sa dignité, au sens où ce terme est interprété aux fins de la garantie d’égalité de la Charte» (Law, précité, au par. 62). Dans l’arrêt Vriend, précité, notre Cour a jugé que la communauté gaie et lesbienne a traditionnellement fait l’objet de désavantages, de stéréotypes, de préjugés et de vulnérabilité. Comme il a été expliqué précédemment, la norme sociale de tolérance au préjudice a un large champ d’application, qui englobe le respect de la liberté d’expression des minorités. Le fait de considérer une minorité donnée comme étant moins digne de protection et de respect que les autres est antithétique aux justifications réparatoires qui sont à la base de l’adoption de la norme sociale.

120 Les appelants avancent que seulement 14 accusations d’obscénité ont été portées en quatre ans en Colombie‑Britannique alors qu’environ 35 000 prohibitions ont été prononcées par les Douanes durant la même période. Nous ne savons pas combien de ces accusations ont trait à du matériel importé par les appelants notamment, ni combien (s’il en est) des 14 accusations ont donné lieu à des déclarations de culpabilité. Le ciblage n’est pas nécessairement inconstitutionnel. Les autorités douanières sont obligées d’utiliser leurs ressources limitées de la façon la plus efficiente. Cela peut vouloir dire viser des envois qui, à la lumière de l’expérience ou d’autres renseignements, risquent davantage que d’autres de contenir des marchandises prohibées. En l’espèce, toutefois, la preuve ne justifiait pas que l’on prenne pour cibles Little Sisters et les trois autres librairies gaies et lesbiennes. La Couronne n’a pas indiqué que des boutiques érotiques dites XXX se spécialisant dans le matériel hétérosexuel «hard-core» étaient soumises à la même surveillance généralisée même si, contrairement à Little Sisters, très peu sinon aucun des documents vendus par ces boutiques se trouvent généralement sur les rayons de la bibliothèque publique de Vancouver. Les appelants avaient droit à l’égalité de bénéfice de l’application d’une procédure douanière équitable et transparente, et, parce qu’ils importaient du matériel érotique gai et lesbien — activité qui était et qui demeure parfaitement licite — , ils ont été lésés par rapport à d’autres personnes important des publications comparables de nature hétérosexuelle.

121 De façon plus générale, il n’y avait aucune preuve indiquant que, toutes proportions gardées, le matériel érotique homosexuel risque davantage d’être obscène que le matériel érotique hétérosexuel. Il est donc impossible d’affirmer qu’il y avait une correspondance légitime entre le motif de discrimination invoqué (l’orientation sexuelle) et la situation concrète des appelants (leur qualité d’importateurs de livres et autres publications, notamment du matériel érotique gai et lesbien).

122 Quant à la nature et à l’importance du droit touché, le juge de première instance lui‑même a estimé que l’accès au matériel érotique homosexuel était crucial pour la culture gaie et lesbienne, au par. 128:

[traduction] Parce que les pratiques sexuelles sont tellement fondamentales pour la culture homosexuelle, toute loi interdisant les représentations de pratiques sexuelles affectera nécessairement les homosexuels davantage que d’autres groupes de la société, pour qui les représentations de pratiques sexuelles revêtent beaucoup moins d’importance et jouent un rôle relativement marginal dans l’art et la littérature.

123 Il y avait amplement d’éléments de preuve étayant la conclusion du juge de première instance que le traitement préjudiciable réservé par Douanes Canada aux appelants et, par l’intermédiaire de ceux-ci, à la communauté gaie et lesbienne de Vancouver, a porté atteinte à l’estime de soi et à la dignité humaine légitimes des appelants. Les Douanes ont traité les appelants de façon arbitraire et ont montré de l’indifférence envers leur droit de recevoir du matériel expressif licite, qu’ils avaient parfaitement le droit d’importer. Lorsque les fonctionnaires des douanes prohibent et de ce fait censurent du matériel érotique licite destiné aux gais et aux lesbiennes, ils se prononcent sur la culture gaie et lesbienne, et cette intervention a raisonnablement été interprétée par les appelants comme ayant pour effet de rabaisser les valeurs gaies et lesbiennes. Le message était que les préoccupations des gais et des lesbiennes étaient moins dignes d’attention et de respect que celles de leurs homologues hétérosexuels.

124 Bien que, en l’espèce, ce soient les droits de la communauté gaie et lesbienne qui aient été visés, d’autres groupes vulnérables pourraient également risquer d’être soumis à une censure exagérée. Little Sisters a été visée parce qu’elle était considérée «différente». De façon plus générale, il me semble fondamentalement inacceptable qu’une forme d’expression qui se manifeste librement à l’intérieur du pays puisse faire l’objet de stigmatisation et de harcèlement par les fonctionnaires simplement parce qu’elle traverse une frontière internationale et qu’elle tombe ainsi sous l’autorité des Douanes. Le droit constitutionnel des appelants de recevoir du matériel érotique gai et lesbien parfaitement licite ne devrait pas être diminué du fait que leurs fournisseurs sont pour la plupart situés aux États‑Unis. Leur liberté d’expression ne s’arrête pas à la frontière.

125 Cela dit, il n’y a rien dans le texte même de la législation douanière ou dans ses effets nécessaires qui prévoie ou encourage une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle. Comme il a été expliqué plus tôt, la définition de l’obscénité s’applique sans distinction au matériel érotique homosexuel et au matériel érotique hétérosexuel. En l’espèce, la distinction a été faite au niveau administratif, dans la mise en œuvre de la législation douanière.

H. L’argument fondé sur l’arrêt Morgentaler

126 Mon collègue le juge Iacobucci estime que, même si une certaine forme d’inspection ou de surveillance frontalière pouvait être justifiée au regard de l’article premier de la Charte, le régime en cause ne respecte pas le critère de l’atteinte minimale, car les dispositions édictées par le Parlement portent inévitablement et intrinsèquement atteinte aux droits garantis par la Charte.

127 Le juge Iacobucci tire cette conclusion en invoquant certains éléments qui auraient pu faire partie de la législation douanière mais ne sont pas prévus par celle-ci, et sur cette base il cite certains énoncés faits dans les arrêts Morgentaler, Hunter c. Southam et Bain et conclut à l’inconstitutionnalité de la législation douanière. Je ne suis pas en désaccord avec ce qui est dit dans ces arrêts, mais, en toute déférence, je ne considère pas que les dispositions législatives litigieuses en l’espèce soient comparables à celles qui étaient en cause dans ces arrêts.

128 Dans l’arrêt Morgentaler, la procédure inconstitutionnellement lourde qui régissait les comités de l’avortement thérapeutique était prévue par l’art. 251 du Code criminel. Le régime législatif lui‑même a été jugé impossible à appliquer. Le problème résidait dans ce que le Parlement lui‑même avait prévu dans le Code criminel, plutôt que dans ce qu’il n’y avait pas prévu. La procédure édictée par le Parlement lui‑même constituait la cause fondamentale des atteintes à la Charte, le juge en chef Dickson, à la p. 62:

Il n’est pas possible de dire que ces retards ne résultent que des contraintes administratives, tels les budgets restreints ou le manque de personnel qualifié apte à siéger aux comités de l’avortement thérapeutique. Les délais résultent de la lourdeur du mécanisme prévu à l’art. 251 lui‑même.

. . .

Même si l’objet d’une loi est inattaquable, la procédure administrative créée par la loi pour la mise en œuvre de cet objet peut produire des effets inconstitutionnels et la loi doit alors être invalidée. [Souligné dans l’original.]

Le problème résidait dans l’art. 251 du Code. Il devait par conséquent être réglé au niveau législatif. Il n’y a en l’espèce rien d’équivalent aux lourdes procédures qui étaient imposées aux comités de l’avortement thérapeutique par l’art. 251. Il est vrai que, à la p. 68, le juge en chef Dickson a également fait état de l’«autre faiblesse», à savoir le fait que le Parlement n’avait pas énoncé, à l’art. 251, de «norme adéquate à laquelle les comités de l’avortement thérapeutique doivent se référer lorsqu’ils ont à décider si un avortement thérapeutique devrait, en droit, être autorisé». En l’espèce, la norme légale appropriée est fournie au moyen de l’incorporation par renvoi du par. 163(8) du Code criminel, comme le concède le juge Iacobucci, au par. 225 de ses motifs.

129 Dans l’arrêt Hunter c. Southam, le par. 10(3) de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions avait pour objet d’habiliter les membres de la Commission sur les pratiques restrictives du commerce à autoriser des fouilles, perquisitions et saisies. La Cour a jugé (à la p. 164) qu’une condition préalable à la validité d’une fouille ou d’une perquisition était l’obligation d’obtenir — à l’avance si possible — une autorisation à cet effet d’un arbitre impartial. Le Parlement avait investi les membres de la Commission sur les pratiques restrictives du commerce de pouvoirs d’enquêtes. Ceux‑ci n’étaient donc pas impartiaux en matière de fouilles et de perquisitions. La Loi visait donc à donner à ces personnes un pouvoir qui ne pouvait constitutionnellement leur être accordé, et rien de ce qu’ils pouvaient faire en vertu de la Loi aurait pu permettre de corriger l’attribution erronée de pouvoirs prévue par le texte de la loi.

130 Le juge Dickson a examiné ensuite, à la p. 168, l’autre argument du gouvernement, selon lequel:

. . . même si les par. 10(1) et 10(3) n’établissent pas un critère compatible avec l’art. 8 lorsqu’il s’agit d’autoriser une entrée, une fouille, une perquisition et une saisie, ils ne devraient pas être radiés comme incompatibles avec la Charte, mais ils devraient plutôt recevoir une interprétation large de manière à leur prêter le critère approprié. [Je souligne.]

C’est dans ce contexte que le juge Dickson a fait l’observation suivante, à la p. 169:

Il n’appartient pas aux tribunaux d’ajouter les détails qui rendent constitutionnelles les lacunes législatives.

Comme il a été expliqué plus tôt, dans le cas des prohibitions prononcées par les Douanes, le «critère» ou seuil légal justifiant l’intervention de l’État réside dans la définition d’obscénité énoncée au par. 163(8) du Code criminel. Le paragraphe 163(8) est clairement mentionné dans le code 9956 du Tarif des douanes (que mon collègue déclarerait inconstitutionnel). Le juge Dickson n’a pas été jusqu’à indiquer, comme le fait mon collègue, que non seulement le critère mais également les procédures relatives à son application doivent être exposés dans la législation. Si c’est le cas, il y a alors beaucoup de textes de loi régissant des activités délicates du point de vue de la Charte — exercées par les policiers par exemple — qui sont déficients sur le plan constitutionnel.

131 Dans l’affaire Bain, précitée, l’accusé contestait le manque d’équité du processus de sélection du jury dans les affaires criminelles. Le Parlement avait donné au ministère public le pouvoir d’écarter 48 candidats jurés et de récuser 4 jurés péremptoirement. Pour sa part, l’accusé n’avait droit qu’à 12 récusations péremptoires, un avantage de plus de 4 contre 1 accordé par la loi au ministère public. Le ministère public a assuré la cour qu’il exercerait son pouvoir de façon responsable, mais la cour a estimé que la validité des dispositions discriminatoires ne pouvait être sauvegardée de cette façon. L’affaire Bain est à l’opposé de la présente affaire. Dans Bain, on a prétendu sans succès que des dispositions discriminatoires pouvaient être appliquées de façon neutre. En l’espèce, il a été jugé que des dispositions neutres ont été mises en œuvre de manière discriminatoire. Les questions en litige sont différentes, de sorte que la réparation accordée ne sera pas la même.

132 Comme c’est le cas pour la plupart des lois créant un ministère, la Loi sur les douanes est plutôt laconique sur la façon dont celui‑ci fonctionnera dans les faits. Il y a une bonne raison à cela. Les priorités du ministère changent et les ressources dont il dispose fluctuent au gré du programme du gouvernement. Le ministre a besoin de souplesse pour décider de quelle façon le ministère s’acquittera de sa mission.

133 Un large pouvoir discrétionnaire est accordé aux personnes chargées de l’application de la Loi, et ce à tous les niveaux, de l’agent des douanes jusqu’au ministre, mais il est bien établi qu’un tel pouvoir discrétionnaire doit être exercé conformément à la Charte pour les raisons énoncées par le professeur Peter Hogg dans l’ouvrage Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, à la p. 34‑11:

[traduction] Un acte accompli en vertu d’une autorisation du législateur n’est valide que s’il respecte les limites de cette autorisation. Étant donné que ni le Parlement ni les législatures ne peuvent eux-mêmes voter des lois contraires à la Charte, ils ne peuvent pas autoriser un acte qui contreviendrait à la Charte. Par conséquent, les limites imposées à l’autorisation du législateur par la Charte descendent le long de la chaîne hiérarchique des autorisations du législateur et s’appliquent aux règlements proprement dits, aux règlements administratifs, aux décrets, aux arrêtés, aux ordonnances, aux décisions ainsi qu’à tout autre acte (législatif, administratif ou judiciaire) dont la validité dépend de l’autorisation donnée par le législateur.

Lorsque le texte de loi ne peut être interprété de la sorte, comme c’était le cas dans Hunter c. Southam, Morgentaler et Bain, la mesure législative attentatoire doit évidemment être justifiée. En l’espèce, toutefois, j’estime que la législation douanière peut très bien être appliquée d’une manière qui respecte les droits garantis par la Charte. Je ne suis pas d’accord avec la conclusion suivante exprimée par mon collègue, au par. 204 de ses motifs:

La jurisprudence de notre Cour exige que le régime législatif lui‑même comporte des garanties suffisantes pour faire en sorte que les actes du gouvernement ne portent pas atteinte aux droits garantis par la Constitution. Compte tenu de l’imposant bilan d’application inconstitutionnelle, il n’est pas suffisant de se contenter d’établir un régime qui pourrait être appliqué de manière constitutionnelle. C’est particulièrement vrai dans les cas où des droits fondamentaux garantis par la Charte, telle la liberté d’expression, sont en jeu. [Souligné dans l’original.]

134 Même si la liberté d’expression était en jeu dans l’arrêt Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, notre Cour n’a cependant pas ordonné au Parlement de modifier le Code canadien du travail. Notre Cour a seulement jugé que les arbitres nommés en vertu du Code devaient exercer leur pouvoir discrétionnaire en conformité avec la Charte. Comme l’a dit le juge Lamer (plus tard Juge en chef3) à la p. 1078: «Une disposition législative conférant une discrétion imprécise doit donc être interprétée comme ne permettant pas de violer les droits garantis par la Charte». Voir également Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835. Des affaires portant sur des droits garantis par la Charte, autres que la liberté d’expression, ont été décidées de la même manière. Dans R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387, notre Cour a infirmé l’arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan et confirmé la validité du large pouvoir discrétionnaire conféré aux policiers relativement à la prise des empreintes digitales des suspects, malgré les objections fondées sur les risques d’abus qui ont été formulées. Le Code criminel donne aux fonctionnaires de l’État et aux policiers un pouvoir discrétionnaire énorme à l’égard de questions touchant directement les droits garantis par la Charte et pourtant, comme l’a souligné le juge La Forest, à la p. 411:

Le Code criminel ne donne aucune directive sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans aucun de ces cas. L’application de la loi et le fonctionnement de la justice criminelle n’en dépendent pas moins, quotidiennement, de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.

Cette Cour a déjà reconnu que le pouvoir discrétionnaire de la poursuite ne porte pas atteinte aux principes de justice fondamentale, voir R. c. Lyons, [[1987] 2 R.C.S. 309], à la p. 348, voir aussi R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, aux pp. 303 et 304. La Cour a néanmoins ajouté que si, dans un cas particulier, il était établi qu’un pouvoir discrétionnaire était exercé pour des motifs irréguliers ou arbitraires, il existerait un recours en vertu de l’art. 24 de la Charte, mais aucune allégation de ce genre n’a été faite en l’espèce.

Si la Constitution habilite le Parlement à accorder, dans le Code criminel, de vastes pouvoirs aux policiers et aux fonctionnaires du ministère de la Justice sans établir de cadre institutionnel précis à l’égard d’activités extrajudiciaires délicates du point de vue de la Charte, je ne vois pas pourquoi le Parlement serait par ailleurs tenu d’établir, par voie législative, des procédures spéciales pour régir les fonctionnaires des douanes.

135 Dans le cas de la législation douanière, le Parlement avait prévu que des dispositions réglementaires plus précises pourraient se révéler nécessaires pour guider les fonctionnaires et autres intéressés. Comme il été dit plus tôt, le Parlement a précisé, à l’al. 164(1)j) de la Loi sur les douanes, que le gouverneur en conseil «peut, par règlement [. . .] prendre toute mesure d’application de la présente loi». Bon nombre des problèmes systémiques signalés par le juge de première instance relativement à la façon dont le ministère traite les importations potentiellement obscènes auraient pu être corrigés au moyen de pratiques à caractère institutionnel mises en œuvre par règlement, mais cela n’a pas été fait. Toutefois, le fait qu’un pouvoir réglementaire ne soit pas exercé ne peut être invoqué pour contester la validité de la loi qui l’a conféré.

136 Les dispositions particulières de la Loi sur les douanes qui concernent les appelants sont la disposition relative au classement tarifaire (art. 58) et celles établissant les divers droits de révision ou réexamen (art. 60, 63 et 71) ainsi que les droits d’appel aux tribunaux judiciaires (art. 67 et 152). J’estime que le Parlement pouvait supposer que le ministre mettrait en place, avec ou sans règlement pris en vertu de l’art. 164, les procédures détaillées nécessaires, y compris la procédure appropriée pour traiter le matériel délicat du point de vue constitutionnel.

137 Le fait que cette question se pose relativement à l’administration d’un ministère m’incite à faire deux autres observations. La première est qu’il est normal, de par la nature des activités de l’État, que celui-ci soit appelé à exercer son pouvoir et que les droits garantis au citoyen par la Charte puissent en conséquence être touchés. Quoiqu’il y ait preuve d’abus réel en l’espèce, il y a risque d’abus dans de nombreux domaines, et une règle qui obligerait le Parlement à édicter dans chaque cas des procédures spéciales pour protéger les droits garantis par la Charte serait inutilement rigide.

138 Deuxièmement, le gouvernement n’a pas besoin d’une loi ou d’un règlement spécial pour intervenir auprès de ses propres employés. Les fonctionnaires des douanes relèvent du ministre du fait de leur poste. J’ai conclu, plus tôt, que le code 9956 du Tarif des douanes créait une norme valide sur le plan constitutionnel. Dans le cours de l’administration de son ministère, le ministre peut, au moyen de directives, compléter les dispositions de la Loi sur les douanes en vue de la mise en œuvre de celle-ci. La fonction publique ne réagit pas avec moins d’empressement aux directives du ministre qu’aux lois et aux règlements. Bref, les droits d’un importateur peuvent effectivement être protégés par une loi, un règlement, une directive du ministre ou même une pratique institutionnelle. Ce qui importe en bout de ligne, c’est que les droits garantis par la Charte soient respectés dans les faits. Les modalités permettant d’atteindre cet objectif varient selon le contexte. La solution retenue par le Parlement en l’espèce n’a rien d’inconstitutionnel.

139 Tout ce qui précède signifie simplement qu’il existe diverses méthodes permettant d’assurer le respect par la fonction publique des droits garantis par la Charte aux importateurs. Chaque méthode comporte ses avantages et ses inconvénients. Le fait que le Parlement ait opté pour des méthodes plus souples, soit la délégation d’un pouvoir de réglementation et la directive ministérielle, ne constitue pas, à mon sens, une raison d’invalider la législation elle‑même.

I. La justification au regard de l’article premier

140 Comme il a été mentionné précédemment, la Couronne a à juste titre reconnu dès le départ que la Loi sur les douanes et le Tarif des douanes portent atteinte à la liberté d’expression des individus en faisant obstacle à la communication de matériel expressif. Peu importe le nombre (petit ou grand) de protections incorporées dans la législation douanière, cet obstacle va rester. Il est inhérent à tout régime douanier, et le gouvernement doit démontrer qu’un tel obstacle est une limite raisonnable.

141 Il faut souligner au départ que les plaintes fondées sur le par. 15(1) mentionnées par le juge de première instance ne peuvent être justifiées au regard de l’article premier. Une conduite attentatoire par des fonctionnaires qui n’est pas autorisée par un texte de loi n’est pas «prescrite par une règle de droit» et ne saurait en conséquence être justifiée au regard de l’article premier. Pour ce qui est des questions touchant les droits à l’égalité, on passe donc directement à l’étape de l’analyse qui concerne la réparation. Les restrictions à la liberté d’expression ont toutefois été autorisées par le Parlement dans la législation douanière et, relativement à cet aspect du pourvoi, il faut se demander si un régime d’inspection frontalière où le gouvernement a la charge de prouver l’obscénité selon la prépondérance des probabilités constitue une limite raisonnable, prescrite par une règle de droit et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

142 Comme il a été souligné plus tôt, la Couronne n’a pas tenté de justifier l’application de la disposition portant inversion de la charge de la preuve, le par. 152(3), pour contraindre l’importateur à démontrer l’absence d’obscénité.

143 De façon générale, l’article premier de la Charte exige que le gouvernement établisse que la restriction à l’exercice par les appelants des droits que leur garantit la Charte était imposée pour des objectifs urgents et réels. Qui plus est, il doit être démontré que les mesures que l’on cherche à justifier sont proportionnelles à cet objectif, c’est‑à‑dire qu’elles ont un lien rationnel avec l’objectif, qu’elles ne portent atteinte que de façon minimale aux droits garantis par la Charte qui sont en cause et qu’un équilibre approprié a été établi entre les effets de la mesure restrictive et les mesures législatives. Enfin, il doit être démontré que les effets préjudiciables des restrictions sont moins grands que leurs effets bénéfiques: Oakes, précité; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199; Dagenais c. Société Radio‑Canada, précité, à la p. 878.

144 La liberté d’expression est au cœur de notre identité en tant qu’individus et de notre bien‑être collectif en tant que société. Tout doute quant à la justification doit être résolu en faveur de la liberté d’expression.

a) Prescrite par une règle de droit

145 J’ai déjà rejeté, pour les motifs exposés, la thèse des appelants selon laquelle la norme établie dans Butler est à ce point imprécise qu’elle ne constitue pas une limite «prescrite par une règle de droit» au sens de l’article premier de la Charte lorsqu’elle est appliquée au matériel érotique gai et lesbien.

146 Puisque la constitutionnalité de l’art. 163 a été confirmée dans l’arrêt Butler et que cet article et la jurisprudence pertinente ont été incorporés dans le Tarif des douanes, il s’ensuit que la prohibition prévue par le Tarif des douanes n’est pas nulle pour cause d’imprécision ou d’incertitude et qu’elle est donc validement «prescrite par une règle de droit». Les appelants ont plaidé qu’une norme légale, qui peut être intelligible pour un juge présidant un procès criminel où s’appliquent toutes les garanties procédurales appropriées, ne l’est pas nécessairement pour un fonctionnaire des douanes abandonné à son sort avec le Mémorandum D9‑1‑1. Je ne crois pas que «l’intelligibilité» varie selon le degré de sophistication de la procédure. Ou bien la norme énoncée au par. 163(8) du Code criminel constitue un guide raisonnable pour des individus bien intentionnés qui désirent respecter la loi ou bien elle ne l’est pas. Dans l’arrêt Butler, il a été jugé qu’elle constituait un tel guide. La norme est liée à la tolérance de la société au préjudice. C’est la gravité des conséquences potentielles qui commande qu’un juge préside un procès criminel, non pas l’intelligibilité de la norme «de tolérance de la société».

b) Un objectif urgent et réel

147 L’objectif visé par la loi fédérale en cause est d’empêcher que le Canada soit inondé de matériel obscène provenant de l’étranger. Tout comme dans Butler, l’objectif ultime visé en l’espèce était d’éviter le préjudice qui, craignait raisonnablement le Parlement, serait causé par l’exposition au matériel obscène (Butler, précité, à la p. 491). Il s’agit d’un objectif valable.

c) La proportionnalité

(i) Le lien rationnel

148 La souveraineté canadienne implique le droit d’inspecter et, si la chose est jugée appropriée, d’interdire l’entrée au pays des marchandises que le Parlement a prohibées dans l’exercice valide de sa compétence sur le droit criminel (Simmons, précité). Les procédures douanières sont rationnellement liées à cet objectif.

(ii) L’atteinte minimale

149 Les fonctionnaires des douanes n’ont le pouvoir de refuser l’entrée du matériel sexuellement explicite que si celui-ci appartient à la catégorie étroite du matériel pornographique, que le Parlement a validement criminalisé pour cause d’obscénité. Relativement aux publications licites, l’atteinte autorisée par le Parlement se limite aux délais, coûts et contrariétés inhérents aux procédures d’inspection, de classement et de dédouanement. Contrairement à l’affaire Butler, le présent pourvoi ne porte pas sur la privation d’un droit lié à la liberté d’expression, mais plutôt sur la période temporaire durant laquelle il faut attendre avant d’être mis en possession de matériel licite importé, pendant que celui-ci est traité.

150 Comme il a été expliqué, la législation douanière établit un régime sommaire comprenant une inspection frontalière, une procédure de classement à des fins tarifaires et une série d’appels internes et judiciaires en cas de prohibition pour cause de constatation d’obscénité. Les dispositions relatives à l’inspection et à la classification sont inhérentes à tout contrôle frontalier et sont valides à moins que les appelants ne puissent démontrer l’existence d’un droit constitutionnel à des frontières ouvertes, ce qu’ils n’ont pas fait. Les dispositions en matière de révision, réexamen et appel ont été insérées au bénéfice des importateurs. Il est difficile d’imaginer comment, sans un tel système, la Couronne pourrait réaliser l’objectif légitime qu’elle vise aux frontières ou être juste envers l’intérêt public exprimé par les dispositions relatives à l’obscénité du Code criminel d’une part, et les intérêts des importateurs de matériel expressif d’autre part. Il est clair que le régime établi par la loi nécessitait la prise, par règlement ou directive ministérielle, de mesures supplémentaires afin de compléter les dispositions sommaires existantes. Comme l’a constaté le juge de première instance, l’application du régime prévu par la loi a créé un obstacle à la liberté d’expression qui est excessif par rapport aux objectifs légitimes du gouvernement, mais il s’agit d’une question qui commande une solution réglementaire ou administrative, pas nécessairement législative. À mon avis, s’il est adéquatement mis en œuvre par le gouvernement, dans le respect des pouvoirs conférés par le Parlement, le régime de base prévu par la législation douanière pourrait être administré de manière à ne porter atteinte que de façon minimale aux droits garantis aux importateurs par l’al. 2b), exception faite de la disposition portant inversion de la charge de la preuve, qui doit être déclarée inapplicable à la question de l’obscénité pour les raisons mentionnées antérieurement.

151 Le Parlement a créé un large pouvoir de réglementation à l’al. 164(1)j) de la Loi sur les douanes en vue de permettre la mise en œuvre efficace de la Loi. Le Parlement a donné à l’exécutif le pouvoir d’établir, par règlement, un régime administratif ou institutionnel protégeant le droit à la liberté d’expression des appelants et autres intéressés. En l’espèce, le problème n’est pas le fait du législateur, mais résulte plutôt de l’omission des autorités concernées d’exercer les pouvoirs dont elles disposent, y compris, de l’avis du juge de première instance, de l’omission des Douanes de fournir les ressources adéquates pour que le travail soit effectué efficacement.

d) La proportionnalité globale

152 Je suis d’avis que le Parlement a établi l’équilibre approprié entre les effets restrictifs de la législation douanière et l’objectif de la loi qui consiste à prohiber l’entrée de matériel préjudiciable à la société. Comme il a été jugé dans l’arrêt Butler, à la p. 509, les avantages recherchés par la criminalisation de l’obscénité sont de parer aux préjudices et de favoriser le respect de tous les membres de la société, les comportements non violents et l’égalité dans les relations mutuelles des gens. Si j’ai raison de dire que la source du problème des appelants se situe au niveau administratif plutôt qu’au niveau législatif, la restriction qu’a imposée le Parlement en vue d’intercepter le matériel expressif visé par l’art. 163 du Code criminel aux frontières internationales ne l’emporte pas sur l’importance de l’objectif de la loi.

e) Les effets préjudiciables par rapport aux effets bénéfiques

153 Les effets préjudiciables aux appelants constatés par le juge de première instance dépassaient largement tout effet bénéfique pour la société canadienne en l’espèce, mais il ne s’agit pas là du critère applicable. Le critère consiste à se demander si les effets préjudiciables de la législation douanière dépassent les effets bénéfiques de celle-ci lorsqu’elle est bien appliquée. Bien appliquée, la législation douanière vise à empêcher l’entrée au Canada de matériel qui, selon toute probabilité, est obscène, c’est‑à‑dire susceptible de causer un préjudice excédant le seuil de tolérance de la société. Il s’agit là d’un effet bénéfique, bien qu’il y ait peu d’éléments de preuve au dossier à cet égard, si ce n’est la mention de certains magazines pornographiques destinés aux adultes hétérosexuels qui sont contrôlés de façon régulière et apparemment de manière efficace. En comparaison, le Parlement ne voit pas d’autres effets préjudiciables pour les importateurs de matériel licite que la retenue temporaire des marchandises et les divers coûts en temps et en argent raisonnablement occasionnés par le traitement des marchandises. Si la législation douanière était appliquée de la manière envisagée, comme elle l’est apparemment en ce qui concerne un large éventail de biens — commerciaux et autres — , ses effets préjudiciables seraient surpassés par son effet bénéfique. Je le répète, le problème réside dans la mise en œuvre, et je vais maintenant me pencher sur la réparation relative à l’application déficiente de la législation douanière.

J. La réparation

154 À mon avis, les appelants ont établi les points suivants:

1. Le paragraphe 152(3) de la Loi sur les douanes ne doit pas être interprété et appliqué de manière à imposer à l’importateur la charge d’établir que les marchandises ne sont pas obscènes au sens du par. 163(8) du Code criminel. La charge de prouver l’obscénité incombe à la Couronne ou à la personne qui invoque ce moyen.

2. Il a été porté atteinte de la manière suivante aux droits qui sont garantis aux appelants par l’al. 2b) et le par. 15(1) de la Charte:

a) Les appelants ont été visés comme importateurs de matériel obscène malgré l’absence de tout élément de preuve tendant à indiquer que le matériel érotique gai et lesbien risque davantage d’être obscène que le matériel érotique hétérosexuel, ou encore que les appelants sont vraisemblablement des contrevenants à cet égard.

b) Du fait qu’ils ont été ciblés, les appelants ont souffert d’un préjudice excessif et inutile en raison des délais, frais et autres pertes subis afin de faire dédouaner leurs marchandises (si tant est qu’ils y sont parvenus) par Douanes Canada.

c) Les raisons de ce préjudice excessif et inutile sont notamment:

(i) l’omission des Douanes d’affecter un nombre suffisant de fonctionnaires au contrôle des publications des appelants pour faire effectuer cette tâche en temps utile;

(ii) la formation inadéquate des fonctionnaires affectés à cette tâche;

(iii) l’omission de mettre à la disposition de ces fonctionnaires des guides et manuels appropriés, l’omission de mettre à jour en temps utile le Mémorandum D9‑1‑1 et le guide illustré connexe, et l’omission d’élaborer des procédures applicables pour évaluer les livres constitués entièrement ou essentiellement de texte;

(iv) l’omission d’établir des délais et autres critères connexes applicables à l’interne en vue d’assurer le contrôle expéditif du matériel expressif;

(v) l’omission d’incorporer aux guides et manuels du ministère les avis pertinents reçus du ministère de la Justice;

(vi) l’omission de donner aux appelants, en temps utile, un avis les informant des raisons de la retenue des publications, ainsi que la possibilité de présenter des observations utiles en cas de révision ou réexamen, et, à cette fin, de consulter le matériel contesté; et

(vii) l’omission d’accorder aux appelants l’égalité de bénéfice en matière de traitement équitable et expéditif de leurs marchandises importées, indépendamment de toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

155 Il est apparent que cette liste vient préciser le jugement déclaratoire suivant, qui a été rendu par le juge de première instance:

[traduction] LA COUR DÉCLARE que le code tarifaire 9956a) de l’annexe VII, l’art. 114 du Tarif des douanes, L.C. 1987, ch. 41 (3e supplément) et les art. 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.C. 1986, ch. 1 (2e supplément), ont à l’occasion été interprétés et appliqués d’une manière contraire à l’al. 2b) et au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

156 La Couronne n’a pas formé d’appel incident contre le jugement déclaratoire. De plus, les appelants n’ont présenté aucune observation à notre Cour ou à la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique sur la question de savoir s’il est possible de mieux formuler le jugement déclaratoire fondé sur le par. 24(1) de la Charte afin d’accorder une réparation substantielle et, si oui, de quelle façon. Leur objectif, tant devant la Cour d’appel que devant notre Cour, était de faire invalider l’ensemble des mesures législatives.

157 L’argument fondé sur l’art. 52 ayant été rejeté, sauf en ce qui concerne la disposition portant inversion de la charge de la preuve, il reste à répondre à la question de savoir si notre Cour devrait tenter de façonner une réparation plus structurée en vertu du par. 24(1). C’est avec une certaine réticence que je conclus que cela n’est pas réalisable. Le procès s’est terminé le 20 décembre 1994. On nous dit qu’au cours des six dernières années, les Douanes ont corrigé les problèmes institutionnels et administratifs éprouvés par les appelants. En l’absence de données plus précises sur ce qui a été fait exactement et sur la mesure dans laquelle on a ainsi remédié à la situation (si tant est qu’on l’a fait), je ne suis pas prêt à souscrire à la conclusion de mon collègue selon laquelle ces mesures ne sont «pas suffisantes» (par. 262) et ne sont pas d’un «grand secours» (par. 265). Dans le même ordre d’idées, toutefois, les appelants ne nous ont pas indiqué quelles sont, à leur avis, les mesures précises (à défaut de déclarer les dispositions législatives invalides ou inopérantes) qui permettraient de corriger tout problème qui subsisterait.

158 La suggestion la plus précise formulée par les appelants relativement à une réparation fondée sur le par. 24(1) est la demande suivante:

[traduction] . . . en dernier recours, une injonction interdisant aux Douanes d’appliquer le Tarif des douanes, L.C. 1987, ch. 41 (3e supplément), art. 114, annexe VII, code 9956a), et la Loi sur les douanes, L.C. 1986, ch. 1 (2e suppl.), art. 58 et 71, et leur modification, en permanence ou jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun risque que l’application inconstitutionnelle se poursuive.

Le premier volet de l’injonction proposée (l’interdiction «en permanence») équivaut à une déclaration d’inapplicabilité fondée sur l’art. 52, réparation que je ne considère pas justifiée. Le deuxième volet de l’injonction proposée (l’interdiction «jusqu’à ce qu’») fixe un objectif irréaliste («aucun risque»). Si on réduit l’injonction à un appel au maintien d’un comportement conforme à la Constitution, cela ajouterait peu à l’obligation générale qui incombe à tout fonctionnaire — injonction ou non — d’agir en conformité avec la Constitution, et favoriserait très peu les objectifs de clarté et d’applicabilité. Le fait de prononcer une réparation plus structurée en vertu du par. 24(1) pourrait bien être utile, mais il ne servirait les intérêts d’aucune des parties que notre Cour rende une ordonnance déclaratoire formelle sur la foi d’une preuve vieille de six ans, complétée par des plaidoiries contradictoires et des conjectures quant à l’état actuel de la situation. Les vues de notre Cour sur le fond des plaintes des appelants, au regard de la situation qui existait à la fin de 1994, sont exprimées dans les présents motifs et dans ceux de mon collègue le juge Iacobucci. Ces constatations devraient fournir aux appelants des assises solides, susceptibles de fonder toute autre action qu’ils estimeraient nécessaire d’intenter devant la Cour suprême de la Colombie‑Britannique.

VIII. Le dispositif

159 Le pourvoi est donc accueilli en partie, et un jugement déclaratoire portant que le par. 152(3) de la Loi sur les douanes ne doit pas être interprété et appliqué de manière à imposer à l’importateur la charge d’établir que des marchandises ne sont pas obscènes au sens du par. 163(8) du Code criminel est rendu en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. La charge de prouver l’obscénité incombe à la Couronne ou à la personne qui invoque ce moyen.

160 Les questions constitutionnelles formulées par le Juge en chef le 8 juillet 1999 doivent recevoir les réponses suivantes:

1. Les articles 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), et l’art. 114 et le code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.) (maintenant le par. 136(1) et le numéro tarifaire 9899.00.00 de la Liste des dispositions tarifaires contenue dans l’annexe du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36), violent‑ils, en totalité ou en partie, l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ils autorisent les fonctionnaires des douanes à retenir et à interdire du matériel réputé obscène, ou lorsqu’ils sont appliqués à des écrits ou à du matériel destinés aux gais et aux lesbiennes, ou les deux à la fois?

La réponse est oui.

2. Si la réponse à la première question est affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

La réponse est oui, sauf en ce qui concerne la disposition portant inversion de la charge de la preuve telle qu’elle est actuellement interprétée et appliquée par Douanes Canada.

3. Les articles 58 et 71 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), et l’art. 114 et le code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.) (maintenant le par. 136(1) et le numéro tarifaire 9899.00.00 de la Liste des dispositions tarifaires contenue dans l’annexe du Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36), violent‑ils, en totalité ou en partie, le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où ils sont appliqués à du matériel destiné aux gais et aux lesbiennes?

La réponse est non. La législation douanière elle‑même ne porte pas atteinte aux droits à l’égalité des appelants.

4. Si la réponse à la troisième question est affirmative, la justification de cette violation peut‑elle se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique, conformément à l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés?

Il n’est pas nécessaire de répondre à cette question.

161 Les appelants ont dû se pourvoir devant notre Cour pour obtenir la réparation, par ailleurs limitée, qui leur est accordée; ils ont en conséquence droit aux dépens, taxés entre parties, devant notre Cour et devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. L’ordonnance datée du 29 mars 1996 par laquelle le tribunal de première instance accordait les dépens aux appelants est confirmée.

Version française des motifs des juges Iacobucci, Arbour et LeBel rendus par

Le juge Iacobucci (dissident en partie) —

I. Introduction et sommaire

162 Les personnes physiques appelantes au présent pourvoi exploitent une librairie à Vancouver, soit Little Sisters Book and Art Emporium («Little Sisters»). La librairie, également partie appelante, est décrite ainsi dans la déclaration modifiée:

[traduction]

6. La principale activité de Little Sisters est la vente de livres et de magazines, dont la plupart sont écrits pour des hommes et des femmes homosexuels par des hommes et des femmes homosexuels. Little Sisters exploite également une entreprise de vente par correspondance de livres à des clients à travers tout le pays.

7. La plupart des livres et des magazines vendus par Little Sisters sont publiés aux États‑Unis et importés par celle-ci au Canada.

163 Toutes les marchandises importées au Canada, y compris les livres, les magazines et autres formes de matériel expressif, sont assujetties aux dispositions du Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.), et de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.) (collectivement appelées ci-après la «législation douanière»). Les appelants prétendent que l’application de la procédure prévue aux livres et aux magazines importés par Little Sisters porte atteinte au droit à la liberté d’expression et aux droits à l’égalité qui leur sont garantis par l’al. 2b) et par l’art. 15, respectivement, de la Charte canadienne des droits et libertés.

164 J’ai eu l’avantage de lire les motifs exposés par mon collègue le juge Binnie dans la présente affaire. Bien que je sois d’accord avec sa conclusion que l’application de la législation douanière aux livres, magazines et autres formes de matériel expressif porte atteinte aux droits garantis aux appelants par l’al. 2b) de la Charte, je suis d’avis que la législation elle‑même contrevient à cet alinéa et que sa justification ne peut pas se démontrer dans une société libre et démocratique. En particulier, la législation douanière ne porte pas atteinte le moins possible aux droits des appelants et ses avantages ne l’emportent pas sur les effets préjudiciables qu’elle a sur la liberté d’expression.

165 Relativement à la prétention des appelants que la législation douanière porte également atteinte à la garantie d’égalité prévue au par. 15(1) de la Charte, je souscris à l’opinion de mon collègue le juge Binnie que seule l’application de la loi, et non la loi elle‑même, a entraîné la violation du droit des appelants à l’égalité. Le critère de détermination de l’obscénité en fonction du préjudice qui a été établi par notre Cour dans l’arrêt R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, n’a pas besoin d’être modifié et s’applique à toute forme de matériel expressif, indépendamment de l’orientation sexuelle des personnes en cause ou des personnages représentés. La législation douanière, qui incorpore la disposition relative à l’obscénité, le par. 163(8) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, et par conséquent le critère exposé dans l’arrêt Butler, ne contrevient donc pas en soi au par. 15(1) de la Charte.

166 Toutefois, la procédure actuelle suivie par les Douanes pour l’application du par. 163(8) à la frontière est tout à fait inadéquate. À quelques exceptions mineures près, les diverses formes de matériel expressif sont, à leur entrée au Canada, classées de la même manière que des biens courants. La législation douanière souffre de l’absence de la plus élémentaire forme de procédure nécessaire pour déterminer de manière équitable et précise si quelque chose est obscène. Ces lacunes de la législation sont exacerbées par le fait que, quoiqu’ils soient sans nul doute des fonctionnaires bien intentionnés et consciencieux, les douaniers n’ont ni la formation, ni le temps, ni les ressources pour accomplir la tâche qui leur est confiée. À mon humble avis, la législation douanière ne comporte aucune mesure concrète pour tenir compte des droits à la liberté d’expression en cause dans le présent pourvoi. La justification d’un tel régime ne peut pas se démontrer dans une société libre et démocratique.

167 La réparation convenable à l’égard de cette atteinte aux droits constitutionnels des appelants consiste à invalider le code tarifaire 9956a) (maintenant le numéro tarifaire 9899.00.00) du Tarif des douanes. Plus particulièrement dans une affaire comme celle dont nous sommes saisis, où il y a de nombreux antécédents de retenue irrégulière d’ouvrages non obscènes, la seule façon d’assurer la protection complète des droits constitutionnels en jeu est d’invalider les dispositions législatives contestées et d’inviter le Parlement à remédier aux atteintes à la Constitution.

II. Le contexte factuel et juridique

168 Bien que les juridictions inférieures et mon collègue le juge Binnie aient fait un excellent résumé du volumineux dossier du présent pourvoi, je désire en donner ma propre synthèse afin de souligner plusieurs éléments particulièrement pertinents pour mon raisonnement. Je vais d’abord présenter la législation douanière contestée dans le présent pourvoi et ensuite faire l’historique de son application par les Douanes. Cet examen démontrera que les difficultés que pose le régime douanier ne sont pas simplement le fruit d’erreurs isolées commises par certains douaniers, mais témoignent plutôt de l’existence de problèmes systémiques qui ne peuvent être corrigés adéquatement qu’en réécrivant les dispositions législatives applicables.

A. Les dispositions constitutionnelles et législatives pertinentes

169 Voici les dispositions pertinentes de la Charte canadienne des droits et libertés:

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes:

. . .

b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

170 L’article 163 du Code criminel interdit la production et la diffusion de matériel obscène. La définition de l’obscénité se trouve au par. 163(8):

163. . . .

(8) Pour l’application de la présente loi, est réputée obscène toute publication dont une caractéristique dominante est l’exploitation indue des choses sexuelles, ou de choses sexuelles et de l’un ou plusieurs des sujets suivants, savoir: le crime, l’horreur, la cruauté et la violence.

171 La Loi sur les douanes, aux art. 58, 60, 63, 64 et 71 (en vigueur au moment du procès), expose la procédure suivie par les Douanes pour déterminer le classement tarifaire des marchandises importées:

58. (1) L’agent peut intervenir, soit avant, soit dans les trente jours suivant leur déclaration en détail [. . .] pour effectuer le classement tarifaire [. . .] des marchandises importées.

. . .

(5) À défaut de l’intervention de l’agent prévue par le paragraphe (1), le classement tarifaire [. . .] [est] considér[é], pour l’application des articles 60, 61 et 63, comme ayant été fai[t] trente jours après la date de la déclaration en détail [. . .] selon les énonciations que celle‑ci comporte à cet égard.

(6) Le classement tarifaire [. . .] [n’est] susceptibl[e] de révision ou réexamen, de restriction, d’interdiction, d’annulation, de rejet ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues aux articles 60 à 65.

60. (1) L’importateur [. . .] peut [. . .]:

a) soit dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la date du classement tarifaire [. . .] prév[u] à l’article 58, en demander la révision;

b) soit, si le ministre l’estime souhaitable, dans les deux ans suivant cette date, demander pareille révision.

(2) La demande prévue au présent article est à présenter à l’agent désigné, selon les modalités réglementaires ainsi qu’en la forme et avec les renseignements déterminés par le ministre.

(3) Sur réception de la demande prévue au présent article, l’agent désigné procède dans les meilleurs délais à la révision et donne avis de sa décision au demandeur.

63. (1) Toute personne peut demander le réexamen de la révision:

a) dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant l’avis de la décision prise en vertu de l’article 60 [. . .];

b) si le ministre l’estime souhaitable, dans les deux ans suivant le classement [. . .] prév[u] à l’article 58.

(2) La demande prévue au présent article est à présenter au sous‑ministre, selon les modalités réglementaires ainsi qu’en la forme et avec les renseignements déterminés par le ministre.

(3) Sur réception de la demande prévue au présent article, le sous‑ministre procède dans les meilleurs délais au réexamen et donne avis de sa décision au demandeur.

64. Le sous‑ministre peut procéder au réexamen du classement tarifaire [. . .] des marchandises importées:

a) dans les deux ans suivant le classement [. . .] prév[u] à l’article 58, si le ministre l’estime souhaitable;

. . .

c) à tout moment, si la personne qui a déclaré en détail les marchandises en cause [. . .] ne s’est pas conformée à la présente loi ou à ses règlements, ou a enfreint les dispositions de cette loi applicables aux marchandises;

d) à tout moment, au cas où le nouveau classement [. . .] donnerait effet à une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur, de la Cour fédérale ou de la Cour suprême du Canada rendue au sujet des marchandises;

e) à tout moment, au cas où le nouveau classement [. . .] donnerait effet, pour ce qui est des marchandises en cause, à une décision du Tribunal canadien du commerce extérieur, de la Cour fédérale ou de la Cour suprême du Canada [. . .] rendue au sujet:

(i) soit d’autres marchandises pareilles du même importateur ou propriétaire importées au plus tard à la même date que les marchandises en cause, si la décision porte sur le classement tarifaire des premières,

. . .

Le cas échéant, il donne avis sans délai de sa décision à la personne qui a déclaré en détail les marchandises en cause [. . .] à l’importateur des marchandises ou à la personne qui était propriétaire des marchandises au moment de leur dédouanement.

71. (1) En cas de refus de dédouanement de marchandises fondé sur une décision de classement parmi les marchandises prohibées visées aux codes 9956 et 9957 de l’annexe VII du Tarif des douanes, cette décision peut faire l’objet des révisions ou réexamens prévus aux articles 60, 63 et 64, ainsi que des appels ou recours prévus aux articles 67 et 68 . . .

172 L’article 114 du Tarif des douanes précise que «[l’]importation au Canada des marchandises dénommées ou visées à l’annexe VII est prohibée». Le code 9956a) de l’annexe VII interdit l’importation des:

Livres, imprimés, dessins, peintures, gravures, photographies ou reproductions de tout genre qui:

a) sont réputées obscènes au sens du paragraphe 163(8) du Code criminel.

173 Plusieurs aspects de ce régime de réglementation appellent des observations. Le premier est le fait que, en vertu de l’art. 58 de la Loi sur les douanes, la décision initiale en ce qui concerne le classement est prise par un «agent». Aux termes de l’art. 2 de la Loi, est un agent des douanes toute «personne affectée à l’exécution ou au contrôle d’application» de la Loi sur les douanes ainsi que tout membre de la Gendarmerie royale du Canada. En pratique, ces décisions sont prises par les inspecteurs des douanes et les spécialistes des marchandises, c’est-à-dire les agents des douanes qui travaillent en première ligne. La Loi ne désigne aucun agent spécialisé pour prendre les décisions en matière d’obscénité. Au contraire, chacun des quelque 4 000 agents des douanes en poste aux frontières peut interdire l’entrée d’un livre au pays. Les agents ne reçoivent qu’une formation minimale à l’égard des décisions qu’ils sont appelés à prendre en matière d’obscénité, et ils ne sont pas tenus d’avoir des connaissances approfondies en art ou en littérature.

174 Aux postes frontaliers où le volume de marchandises est grand, la région de Toronto par exemple, certains spécialistes des marchandises se voient confier des responsabilités spéciales à l’égard des décisions en matière d’obscénité. Les marchandises soupçonnées d’être obscènes sont retenues et remises à un spécialiste des marchandises aux fins de classement. Toutefois, John Shearer, directeur général de la Division des programmes douaniers, a témoigné que le travail au classement en matière d’obscénité est considéré plus stressant et limitatif du point de vue de la carrière. Par conséquent, comme l’a reconnu le juge Smith, [traduction] «les employés des Douanes considèrent généralement ce travail comme indésirable, les agents n’y participent pas tous et ceux qui y sont affectés se voient d’ordinaire assigner d’autres fonctions, généralement au bout de trois à six mois» ((1996), 18 B.C.L.R. (3d) 241, au par. 44).

175 Il convient également de souligner le fait que l’art 58 ne donne pas d’indications quant à la manière d’établir le classement tarifaire. Il ne prévoit même pas la plus élémentaire audience. Il n’autorise pas l’importateur à produire des éléments de preuve, à faire entendre des témoins ou à présenter des observations écrites. Il n’oblige pas l’agent à motiver la décision de prohiber le matériel en question. Il n’exige même pas que l’agent lise ou regarde ce matériel. En fait, la seule indication fournie par l’art. 58 est que le classement tarifaire des marchandises importées «peut» être déterminé dans un délai de 30 jours de leur arrivée.

176 Au moment où la présente affaire a été entendue par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, l’art. 60 établissait le premier niveau de révision des décisions prises en vertu de l’art. 58 (la Loi sur les douanes a depuis lors été modifiée pour éliminer ce niveau de révision: L.C. 1997, ch. 36, art. 166). L’article 60 ne fait pas beaucoup plus qu’établir le droit d’appel «à l’agent désigné, selon les modalités réglementaires ainsi qu’en la forme [. . .] déterminé[e]»; aucun droit à une audience, même la plus sommaire, n’est prévu. En pratique, les révisions fondées sur l’art. 60 sont faites par un applicateur du tarif et des valeurs («ATV»). Les ATV servent également de conseillers aux agents des douanes de rang inférieur. Même si les ATV ont une formation plus grande que les inspecteurs des douanes et les spécialistes des marchandises, on peut difficilement les qualifier d’experts. Comme l’a dit Frank Lorito, un ancien ATV, durant son témoignage, sa formation en matière d’obscénité a consisté en une période de cinq à dix heures passées à examiner des documents en compagnie de son prédécesseur, et une journée à la direction générale des importations prohibées (DGIP). De plus, l’examen de matériel qui serait obscène ne représente qu’un faible pourcentage de la charge de travail des ATV.

177 Le dernier niveau de révision administrative est prévu à l’art. 63, qui établit un appel auprès du sous‑ministre du Revenu national, Douanes et Accise. En vertu du par. 2(3), le sous‑ministre est autorisé à déléguer à toute personne les pouvoirs que lui confère la Loi. En pratique, ces pouvoirs sont délégués à un groupe d’ATV travaillant à la DGIP. Les ATV de la DGIP détiennent généralement un diplôme d’études supérieures (quoique ce ne soit pas nécessairement en littérature) et, lorsqu’ils sont nommés, ils reçoivent plusieurs jours de formation informelle de la part d’agents plus expérimentés. Quoique l’importateur soit autorisé à soumettre de l’information pour examen, l’art. 63 n’oblige pas le sous‑ministre (ou son délégué) à tenir compte de cette information, et aucun droit à une quelconque forme d’audience n’est prévu.

178 L’importateur qui a épuisé les trois niveaux de révision administrative peut, en vertu de l’art. 67, interjeter appel de la décision du sous‑ministre. Alors que la révision des décisions relatives à toutes les autres marchandises relève du Tribunal canadien du commerce extérieur, la révision des décisions relatives aux marchandises prohibées en vertu du code tarifaire 9956a) relève de la cour supérieure de la province ou du territoire concerné. Il s’agit de la seule mesure spéciale prévue par le régime pour tenir compte des droits à la liberté d’expression en jeu dans ces appels. L’article 68 accorde le droit de demander à la Cour fédérale l’autorisation d’appeler de la décision de la cour supérieure.

B. L’application de la législation douanière

179 Les principaux documents relatifs à l’application du code tarifaire 9956a) sont: (1) le Mémorandum D9‑1‑1, intitulé «Politique d’interprétation et procédure concernant l’application du code tarifaire 9956» — directive interne à l’intention du personnel des Douanes qui n’était généralement pas mise à la disposition du public; (2) un gros relieur intitulé [traduction] «Guide d’interprétation de la direction générale des importations prohibées du code tarifaire 9956 et du Mémorandum D9‑1‑1 relativement à l’obscénité» — également un document interne des Douanes qui n’était pas mis à la disposition du public. Les deux documents décrivent les divers types de matériel réputés obscènes par les Douanes (on y trouve des exemples de représentations d’asservissement, de femmes enceintes ou allaitantes, de personnes en position de soumission ou d’humiliation, d’exploitation d’enfants et de nécrophilie), et le relieur contient des reproductions de matériel saisi antérieurement.

180 Jusqu’au 29 septembre 1994 — quelques jours à peine avant le début du procès dans la présente affaire — le Mémorandum D9‑1‑1 prohibait les représentations de pénétration anale. Cette prohibition a été maintenue jusqu’à cette date malgré le fait que, le 18 mars 1992 — soit au moins 30 mois avant — , le ministère de la Justice avait fait parvenir à l’avocat principal des Douanes une analyse de l’arrêt Butler, dans laquelle on tirait la conclusion suivante:

[traduction] . . . comme nous l’avons indiqué dans des avis antérieurs, aucune décision judiciaire n’appuie la proposition que toutes les représentations de pénétration anale sont en soi obscènes parce que cette activité est intrinsèquement dégradante ou déshumanisante. [Souligné dans l’original.]

Comme ce fait l’indique clairement, le Mémorandum D9‑1‑1 ne constitue que l’interprétation que font les Douanes du par. 163(8); rien ne garantit qu’elle soit conforme à ce que notre Cour a dit dans l’arrêt Butler. En fait, pendant plus de deux ans, le Mémorandum D9‑1‑1 était en contradiction directe avec notre jurisprudence.

181 Souvent, la décision initiale de l’agent des douanes n’est pas rendue dans le délai de 30 jours prescrit par l’art. 58. En effet, il a parfois fallu attendre jusqu’à trois mois et demi pour obtenir la révision prévue à l’art. 60 et plus d’un an pour le réexamen visé à l’art. 63. Le juge Smith a estimé que ces problèmes résultaient de [traduction] «l’incapacité des agents des douanes de traiter un volume aussi important de marchandises dans les courts délais dont ils disposent» (par. 114).

182 L’examen du matériel importé par les agents des douanes est fréquemment accompli de manière superficielle et sans égard au contexte. Un exemple typique ressort du témoignage de Scenery Slater, inspecteure des douanes au Centre de courrier de Vancouver, qui a décrit la manière dont elle s’y prendrait pour examiner une vidéocassette:

[traduction] [N]ous la visionnons en défilement accéléré. Et s’il y a — s’il y avait une ou plusieurs scènes qui selon nous pourraient être prohibées nous rembobinons et visionnons à nouveau plus lentement pour vérifier, et nous faisons de même pour l’ensemble de la cassette.

Lorsqu’on lui a demandé si elle lisait habituellement les livres en entier, elle a répondu ce qui suit:

[traduction] C’est rarement nécessaire. C’est — ce qu’on — ce qu’on fait au départ c’est essayer de déterminer l’idée générale du livre [. . .] Si on commence à le lire et que la nature générale est plutôt sensationnaliste du point de vue sexuel, alors on va peut‑être le feuilleter pour s’assurer que l’ensemble du livre est comme ça, on en regarde différentes parties [. . .] On trouve — on tente de trouver au moins deux à trois exemples de choses prohibées, et une fois qu’on en a trouvé trois dans le — on estime que le reste du livre est de la même nature et on le prohibe sans lire le reste.

183 Plusieurs agents des douanes ont témoigné qu’ils ne tentaient même pas de juger la valeur politique, artistique ou littéraire de l’ouvrage. Monsieur Shearer a volontiers reconnu que les agents des douanes ne prétendent pas être des experts de la valeur artistique ou littéraire. De plus, il arrive souvent que les agents des douanes ne comprennent pas le contexte dans lequel un livre a été écrit. Par exemple, Linda Murphy, directrice de la DGIP, a admis son manque de compréhension des [traduction] «pratiques sadomasochistes auxquelles se livrent certaines personnes dans notre société». Un autre agent des douanes a admis qu’elle ne savait pas que Marguerite Duras était une importante auteure française du vingtième siècle, et qu’elle n’avait généralement pas suffisamment de temps pour s’enquérir des antécédents littéraires des auteurs dont les livres lui sont soumis aux fins de contrôle. Comme l’a souligné le juge Smith (au par. 116), [traduction] «[i]l n’y a aucune procédure formelle permettant de présenter aux agents de classement des éléments de preuve relatifs à la valeur artistique ou littéraire».

184 Il est inévitable que ces divers facteurs entraînent des décisions erronées. Si les agents des douanes n’ont aucune formation en littérature, s’ils ne reçoivent aucune observation — orale ou écrite — des importateurs, s’ils ne tiennent pas compte de la valeur artistique, s’ils ne tentent pas de s’enquérir de la réputation littéraire de l’auteur et s’ils ne connaissent rien de la culture à propos de laquelle différents livres sont écrits, il ne faudrait peut‑être pas se surprendre qu’il survienne souvent des erreurs. D’ailleurs, le dossier regorge d’exemples de décisions erronées prises par les Douanes. Le juge Smith a fourni le résumé statistique suivant (au par. 100):

[traduction] Les demandeurs ont fait état de 261 titres faisant partie des expéditions importées destinées à Little Sisters qui ont été retenus depuis 1984, dont soixante‑dix-sept à plus d’une occasion. De ces titres, soixante‑deux ont été dédouanés après l’examen prévu à l’art. 58. Little Sisters a sollicité, en vertu de l’art. 60, la révision de 210 prohibitions et a eu gain dans vingt‑huit cas. Des 150 réexamens qu’elle a sollicités en vertu de l’art. 63, elle a eu gain de cause dans quarante‑six. Comme il a été mentionné, les demandeurs ont eu gain de cause dans le seul appel interjeté en vertu de l’art. 67. Par conséquent, environ 20 % des prohibitions prononcées en vertu de l’art. 58 ont été jugées erronées par les applicateurs du tarif et des valeurs en vertu de l’art. 60, et environ 30 % des décisions des agents de niveau inférieur ont été jugées erronées par les applicateurs du tarif qui ont réexaminé le matériel en vertu de l’art. 63. Des taux d’erreur aussi élevés révèlent bien plus que de simples différences d’opinion et suggèrent l’existence de causes systémiques.

185 Derrière les statistiques se cachent d’innombrables anecdotes de saisies erronées. Les Douanes ont interdit l’entrée de photographies prises par trois artistes de Vancouver, lesquelles avaient été emportées à l’étranger en tant que parties d’une œuvre reconnue internationalement sur la sexualité des lesbiennes. Jane Rule, lauréate du prix pour le meilleur roman canadien en 1978, a vu son livre primé Contract With the World retenu aux fins d’inspection par les Douanes. Le livre a été dédouané uniquement parce que le surveillant de l’agent qui contrôlait le livre a reconnu le nom de Jane Rule. Dans les années 1980, les Douanes ont saisi un film sur la masturbation masculine qui était destiné à la Faculté de médecine de l’Université du Manitoba: voir A. A. Borovoy, When Freedoms Collide: The Case for Our Civil Liberties (1988), à la p. 62.

186 Les importateurs ou exportateurs ayant des antécédents en matière de matériel pornographique sont également susceptibles de faire l’objet d’une surveillance accrue. Durant la période pertinente à l’égard du présent pourvoi, les agents des douanes en Colombie‑Britannique ont inspecté pratiquement tous les envois de livres et de magazines destinés à Little Sisters. Les fréquentes retenues et prohibitions ont causé des difficultés considérables à Little Sisters et à ses fournisseurs. Voici ce qu’a dit Janine Fuller, une employée de Little Sisters, dans son témoignage:

[traduction] Je pense que cette situation a de nombreuses répercussions pour le magasin. L’une d’elles est le fait qu’il faut sans cesse expliquer aux clients qui viennent au magasin les raisons pour lesquelles certains titres pourraient ne pas être disponibles. Nous faisons énormément de commandes spéciales pour les gens, et nous devons leur expliquer lorsque nous faisons ces commandes que nous ne pouvons pas en toute bonne foi leur garantir que le livre arrivera sans avoir été retenu par Douanes Canada.

Je ne connais pas beaucoup de librairies qui doivent se soumettre à ce processus fastidieux et coûteux. Je pense qu’il se développe aussi une tendance à l’autocensure lorsque vient le temps de commander des livres, car on commence à tenter de deviner ce sur quoi l’agent des douanes évaluera un livre et on commande en conséquence. [. . .] Donc, cela limite certainement le genre de livres qu’on commande.

187 Les fournisseurs de Little Sisters ont également été affectés par les politiques des Douanes. Inland Distributors Ltd., l’un des principaux fournisseurs de Little Sisters, a vu ses expéditions être inspectées de façon routinière. Golden‑Lee Book Distributors, Inc. a dans les faits cessé ses expéditions à Little Sisters le 1er septembre 1994, et ce pour la raison suivante:

[traduction] Comme vous le savez sans doute, chaque envoi que nous vous faisons est retenu pendant des mois, qu’il contienne ou non du matériel douteux. Lorsque des envois nous sont retournés, il manque toujours des livres. En outre, les livres qui nous sont retournés sont si endommagés que nous devons les passer par profits et pertes parce qu’ils sont invendables.

188 Tandis que Little Sisters et ses fournisseurs sont pris pour cibles de façon routinière, les librairies grand public reçoivent un traitement plus favorable. Par exemple, l’exploitant de Duthie Books, une librairie d’intérêt général située en Colombie‑Britannique, a témoigné qu’à la demande de Little Sisters sa librairie avait commandé un certain nombre de livres qui avaient été frappés de prohibition lorsque destinés à Little Sisters. Les commandes avaient à dessein été formulées exactement comme Little Sisters l’avait fait. Bien que les Douanes aient inspecté les livres en question, ceux‑ci se sont rendus sans incident. De même, des livres qui avaient été prohibés lorsque destinés à Little Sisters étaient largement disponibles dans des librairies d’intérêt général de Vancouver et même à la bibliothèque publique de Vancouver. De plus, Little Sisters n’était pas la seule victime. Comme l’a souligné Nadine Strossen dans Defending Pornography: Free Speech, Sex, and the Fight for Women’s Rights (1995), à la p. 231, au cours des deux ans et demi qui ont suivi l’arrêt Butler, plus de la moitié des librairies féministes au Canada ont eu du matériel confisqué ou retenu par les Douanes.

189 La preuve révèle également que les livres dont la sortie est fortement médiatisée reçoivent un traitement favorable. Les appelants ont mentionné deux cas où on a autorisé l’entrée de livres de ce genre — soit le livre de Madonna intitulé Sex, et celui de Bret Easton Ellis intitulé American Psycho — malgré le fait qu’ils contenaient des représentations qui ne peuvent être différenciées des articles régulièrement prohibés par les Douanes. Sex contient le récit d’une aventure sexuelle avec un garçon pubère. American Psycho contient des descriptions explicites de sexe et de violence. Le protagoniste explique en détail la façon dont il séduit, torture, viole et tue ses victimes.

190 À la suite du problème de relations publiques qu’avait causé la retenue du livre de Salman Rushdie, Les versets sataniques, les Douanes ont proposé à la maison d’édition de American Psycho, Random House, de faire un contrôle anticipé du livre. Le contrôle a été fait par des fonctionnaires supérieurs plutôt que par des inspecteurs de première ligne, et les fonctionnaires ont jugé que le livre ne constituait pas une exploitation indue des choses sexuelles. Je ne mets pas en doute le bien‑fondé de cette décision. Toutefois, je tiens à souligner que si on avait accordé une telle attention aux biens destinés à Little Sisters, bon nombre des erreurs décrites précédemment auraient pu être évitées.

191 Malgré toutes ces difficultés, John Shearer, le directeur général de la Division des programmes douaniers, ne considérait pas que la prise pour cible de Little Sisters soulevait quelque problème que ce soit:

[traduction] [I]l n’y avait aucune preuve de harcèlement. Selon notre façon de concevoir le fonctionnement du système, il s’agissait de fait d’un cas d’application ordinaire, conforme aux pratiques et procédures que nous suivons au ministère.

Le fait que M. Shearer ait pu faire cette affirmation en regard de la preuve irrésistible à l’effet contraire qui a été présentée au cours du présent pourvoi fait bien ressortir l’ampleur du problème.

192 L’effet net de l’application du code 9956a) à Little Sisters par les Douanes a été bien résumé par le juge Smith, qui s’est exprimé ainsi (au par. 99):

[traduction] Les délais et les inconvénients causés par la retenue et la prohibition d’envois qui lui étaient destinés ont fait du tort à Little Sisters sur le plan financier ainsi qu’à d’autres égards. Souvent, le matériel n’est plus récent au moment de sa réception et a perdu sa valeur commerciale. Les publications qu’on refuse de dédouaner en faveur de Little Sisters sont souvent importées sans problème et vendues par d’autres magasins. Des activités prévues, tels des lancements de livres, sont parfois compromises lorsque les Douanes interceptent l’envoi contenant les publications en cause. Les propriétaires dirigent souvent des clients vers des magasins d’intérêt général afin qu’ils puissent obtenir des publications que Little Sisters est incapable d’importer. Plus subtilement, M. Deva et Mme Fuller doivent être très circonspects dans leurs commandes. Cette autocensure les met mal à l’aise.

193 Un aussi bref exposé des faits ne permet pas de cerner convenablement toutes les subtilités du dossier constitué dans le présent pourvoi. Néanmoins, j’espère avoir présenté l’essentiel de la législation douanière et de son application.

III. L’analyse

A. L’applicabilité de l’arrêt Butler

194 Je suis d’accord avec la défense que fait mon collègue le juge Binnie de l’approche fondée sur la détermination de l’obscénité en fonction du préjudice qu’a énoncée notre Cour dans l’arrêt Butler, précité. Je souscris notamment à sa conclusion selon laquelle le critère établi dans Butler ne fait, en ce qui concerne le matériel, aucune distinction fondée sur l’orientation sexuelle des personnes en cause ou des personnages représentés. Il me semble que le critère établi dans l’arrêt Butler s’applique également au matériel hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel. Le recours à des normes sociales nationales pour juger si du matériel est préjudiciable et, de ce fait, obscène demeure l’approche appropriée. Je suis également d’accord avec les conclusions du juge Binnie selon lesquelles l’approche fondée sur le préjudice n’est pas simplement du moralisme déguisé et le critère établi dans l’arrêt Butler s’applique aux écrits.

195 Sur ce dernier point, toutefois, je désire souligner la conclusion du juge Binnie, selon laquelle il est «très difficile de démontrer le caractère obscène d’un livre, moyen d’expression qui est peut‑être moins susceptible de causer un préjudice mais en même temps davantage susceptible de bénéficier de la protection des moyens de défense fondés sur la valeur artistique ou les “besoins internes”» (par. 65). Cette conclusion est étayée par le fait que relativement peu de livres ont été jugés obscènes au Canada: voir, par exemple, Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681 (L’Amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence, non obscène), et R. c. C. Coles Co., [1965] 1 O.R. 557 (C.A.) (Fanny Hill — Memoirs of a Woman of Pleasure, par John Cleland, non obscène — la même conclusion a été tirée par la Cour suprême des États‑Unis dans A Book Named «John Cleland’s Memoirs of a Woman of Pleasure» c. Attorney General of Massachusetts, 383 U.S. 413 (1966)). Comme l’a dit le juge en chef Porter de la Cour d’appel de l’Ontario, au nom de la majorité, dans l’arrêt C. Coles Co., à la p. 563:

[traduction] La liberté d’écrire des livres et, par conséquent, celle de diffuser des idées, opinions et autres fruits de l’imagination — la liberté de traiter sans retenue d’un aspect de la vie humaine et des activités, des aspirations et des faiblesses des êtres humains — sont fondamentales pour le progrès dans une société libre. Selon ma vision du droit, cette liberté ne devrait pas être restreinte, sauf dans des circonstances extrêmes.

196 Je désire aussi qu’il soit absolument clair qu’un livre doit être lu au complet lorsqu’on détermine s’il est obscène ou non. Comme l’a dit le juge Judson pour la majorité dans l’arrêt Brodie, à la p. 702:

[traduction] [Une constatation d’obscénité] suppose nécessairement la lecture de l’ensemble du livre, les extraits et les mots contestés étant considérés dans le contexte de l’ensemble du livre. Cela ne saurait maintenant être mis en doute. Aucun lecteur ne peut dégager une caractéristique dominante après examen d’extraits et de mots isolés. Suivant cette définition, le livre doit donc désormais être considéré globalement. Ce ne sont pas des passages et des mots donnés dans un certain contexte qu’on demande à la Cour de juger mais le livre en tant qu’œuvre complète. Il s’agit non pas de déterminer si certains extraits et certains mots, faisant partie d’un ouvrage, sont obscènes, mais plutôt si l’ouvrage dans son ensemble est obscène.

Voir également l’opinion concordante du juge Ritchie à la p. 709. Les Douanes devront avoir ces points à l’esprit lorsqu’ils examineront des écrits dans le futur.

197 Je partage en outre l’opinion du juge Binnie que le critère établi dans l’arrêt Butler ne signifie pas que le souci de protéger la liberté d’expression de la minorité ne peut être pris en compte. Il en est ainsi parce que, comme le souligne mon collègue, la norme sociale nationale est fonction du préjudice et non du goût. Quoique l’arrêt Butler doive être appliqué d’une manière contextuelle, je ne suis pas convaincu que la pornographie homosexuelle soit à ce point différente de la pornographie hétérosexuelle qu’il faille lui appliquer une norme distincte. Comme l’a reconnu notre Cour dans l’arrêt Butler, précité, à la p. 502, «il [peut] être difficile, voire impossible, d’établir l’existence d’un lien direct entre l’obscénité et le préjudice causé à la société». Néanmoins, nous avons jugé qu’«il est raisonnable de supposer qu’il existe un lien causal entre le fait d’être exposé à des images et les changements d’attitude et de croyance». Voir également Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la p. 994; R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, à la p. 776.

198 Étant donné qu’il est presque impossible de présenter une preuve concluante dans ce genre d’affaires, notre Cour a sagement conclu, à de nombreuses reprises, qu’il convenait de faire preuve d’un certain degré de déférence envers le législateur dans l’élaboration des solutions. Le Canada intimé s’est appuyé principalement sur la preuve fournie par le Dr Neil Malamuth. Dans son rapport, ce dernier a conclu que [traduction] «la pornographie homosexuelle peut avoir des effets préjudiciables même si elle se distingue à certains égards de la pornographie hétérosexuelle». À son avis, même en tenant compte des différences de contenu, les messages transmis par la pornographie homosexuelle étaient suffisamment similaires à ceux transmis par la pornographie hétérosexuelle pour faire naître une appréhension de préjudice.

199 Les types de préjudices qui, a-t-on conclu dans l’arrêt Butler, sont susceptibles d’être exacerbés par l’obscénité, peuvent se retrouver dans toutes relations humaines, indépendamment de l’orientation sexuelle des personnes en cause. Il n’y a aucune preuve que la communauté homosexuelle est à l’abri du genre de problèmes auxquels les dispositions en matière d’obscénité de l’art. 163 visent à remédier. Au contraire, la preuve indique malheureusement que les relations gaies et lesbiennes donnent lieu sensiblement aux mêmes abus physiques, sexuels et psychologiques que les relations hétérosexuelles: voir F. C. I. Hickson et autres, «Gay Men as Victims of Nonconsensual Sex» (1994), 23 Archives of Sexual Behavior 281, à la p. 281; D. Island et P. Letellier, Men Who Beat the Men Who Love Them: Battered Gay Men and Domestic Violence (1991), à la p. 1; C. M. Renzetti, Violent Betrayal: Partner Abuse in Lesbian Relationships (1992), à la p. 115; et S. Jeffreys, The Lesbian Heresy: A Feminist Perspective on the Lesbian Sexual Revolution (1993), aux pp. 187 et 188. En conséquence, j’estime que l’obscénité homosexuelle fait naître une appréhension raisonnée de préjudice, et que l’arrêt Butler doit s’appliquer à toute forme d’obscénité, indépendamment de l’orientation sexuelle du public visé.

B. La législation douanière viole‑t‑elle l’al. 2b) de la Charte?

200 Les intimés ont à juste titre concédé que la législation douanière contrevenait à l’al. 2b). Comme l’a clairement indiqué notre Cour dans l’arrêt Butler, précité, à la p. 489, les représentations d’activités purement sexuelles peuvent constituer une forme d’expression. Notre Cour a jugé à de nombreuses reprises que même une forme d’expression dénuée de toute qualité «rachetant ses lacunes» méritait la protection de l’al. 2b): voir, par exemple, Keegstra, précité, à la p. 732; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123, à la p. 1206 (le «Renvoi relatif à la prostitution») (le juge Wilson, dissidente, mais non sur ce point). Compte tenu particulièrement de la grande valeur du matériel non obscène touché par la législation douanière, la violation de l’al. 2b) est claire.

C. La législation douanière viole-t‑elle le par. 15(1) de la Charte?

201 Pour les motifs exposés par mon collègue le juge Binnie, je reconnais que la législation douanière ne viole pas en soi le par. 15(1) de la Charte. La législation douanière incorpore la définition d’obscénité figurant au par. 163(8) du Code criminel. Comme je l’ai déjà indiqué clairement, le critère de détermination de l’obscénité en fonction du préjudice qui a été établi dans l’arrêt Butler s’applique à tout matériel, indépendamment de l’orientation sexuelle des personnes en cause ou des personnages représentés. Quoiqu’il soit possible d’affirmer que le matériel pornographique joue un rôle plus important dans les communautés gaie et lesbienne (parce qu’il s’agit de communautés minoritaires définies par leur sexualité), les gais et les lesbiennes ne cessent pas d’avoir accès au matériel pornographique qui ne crée pas un risque appréciable de préjudice. Tout besoin supérieur de pornographie dans ces communautés, à supposer bien entendu qu’un tel besoin existe, doit être comblé au moyen de pornographie non préjudiciable. Par conséquent, les dispositions législatives interdisant l’obscénité ne produisent pas à elles seules d’effets préjudiciables, et il est inutile de compléter l’analyse prescrite par l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497.

202 Cela dit, il est essentiel de se rappeler, comme ont conclu le juge Smith au par. 282 de ses motifs de jugement et mon collègue le juge Binnie au par. 123 des siens, que l’application de la législation douanière a été source de discrimination à l’endroit des gais et des lesbiennes, d’une manière incompatible avec l’art. 15. Il s’agit d’un facteur important dans la détermination de la réparation qui convient dans le présent pourvoi.

D. La législation et son application

203 Jusqu’à maintenant, j’ai souscrit en grande partie aux conclusions de mon collègue le juge Binnie. Nous divergeons toutefois d’opinion sur la question cruciale de savoir si la législation douanière elle‑même est responsable des violations de la Constitution qui sont documentées en l’espèce ou si celles-ci résultent uniquement de son application. Nous divergeons également d’opinion sur la question de savoir si les atteintes au droit à la liberté d’expression des appelants ont été justifiées par le gouvernement. Avant de passer à l’analyse relative à l’article premier, je tiens à expliquer pourquoi j’arrive à la conclusion que c’est la législation douanière elle‑même qui est également responsable des violations de l’al. 2b) en l’espèce.

204 Comme je l’ai mentionné, tant mon collègue le juge Binnie que les juridictions inférieures sont d’avis que la loi a été appliquée de manière inconstitutionnelle. Selon eux, la législation douanière peut être appliquée de manière constitutionnelle et, de ce fait, un jugement déclaratoire suffit pour sauvegarder les droits garantis par la Charte qui sont en cause. En toute déférence, je ne peux accepter qu’il s’agit là de l’approche appropriée. La jurisprudence de notre Cour exige que le régime législatif lui‑même comporte des garanties suffisantes pour faire en sorte que les actes du gouvernement ne portent pas atteinte aux droits garantis par la Constitution. Compte tenu de l’imposant bilan d’application inconstitutionnelle, il n’est pas suffisant de se contenter d’établir un régime qui pourrait être appliqué de manière constitutionnelle. C’est particulièrement vrai dans les cas où des droits fondamentaux garantis par la Charte, telle la liberté d’expression, sont en jeu. La loi elle‑même doit établir un processus propre à assurer le respect des droits garantis par la Charte lorsqu’elle est appliquée au niveau administratif.

205 Par conséquent, je suis en désaccord avec l’interprétation que fait mon collègue le juge Binnie des décisions de notre Cour dans les affaires Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, et R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91. À mon avis, ces arrêts illustrent la vigilance avec laquelle notre Cour protège les droits garantis par la Charte lorsque le régime législatif en question est appliqué de façon inconstitutionnelle. Peu importe que la loi ait une portée trop restreinte ou trop large, si elle prête flanc aux violations répétées des droits garantis par la Charte, comme le fait le régime législatif en l’espèce, elle est alors partiellement responsable et doit être corrigée.

206 Dans l’arrêt Hunter c. Southam, notre Cour a examiné des mesures législatives qui, comme celles en cause en l’espèce, pouvaient être appliquées d’une manière constitutionnelle. Les dispositions en question établissaient la procédure par laquelle la Commission sur les pratiques restrictives du commerce (la «CPRC») autorisait la Direction des enquêtes sur les coalitions (la «DEC») à procéder à des fouilles ou perquisitions pour recueillir des éléments de preuve établissant des contraventions à la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, S.R.C. 1970, ch. C‑23. Les dispositions contestées permettaient à la DEC de pénétrer dans tout local «où le directeur [de la DEC] cro[yait] qu’il p[ouvait] exister des preuves se rapportant à l’objet de l’enquête», dans la mesure où un membre de la CPRC délivrait un certificat d’autorisation, que la DEC pouvait obtenir sur demande ex parte: Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, art. 10. Le gouvernement a prétendu que, «en examinant la constitutionnalité de l’art. 10, il faut se demander si ses dispositions peuvent être appliquées de manière compatible avec la Charte» (p. 153 ((souligné dans l’original)). Si une telle approche avait été retenue, la validité des dispositions aurait probablement été confirmée. Rien n’empêchait les membres de la CPRC de ne délivrer des certificats que s’ils croyaient, pour des motifs raisonnables et probables, que la fouille ou la perquisition permettrait de découvrir des éléments de preuve.

207 Toutefois, le juge Dickson (plus tard Juge en chef), s’exprimant pour la Cour à l’unanimité, a carrément rejeté cet argument. Il a dit ceci, à la p. 166 : «[i]l serait, à mon avis, manifestement incorrect de considérer que [les dispositions législatives] permettent simplement à la partie qui donne l’autorisation de vérifier [la légalité de la fouille], sans l’obliger à le faire» (souligné dans l’original). L’existence de dispositions législatives créant une faculté ne suffisait pas. La loi devait exiger que la fouille soit préalablement autorisée par un arbitre «neutre et impartial» (pp. 160 à 162). Dans cette affaire, on a jugé qu’il n’était pas suffisant de laisser aux responsables de l’application de la loi le soin de se charger de cette question; de même, en l’espèce, il apparaît peu judicieux de confier à la bureaucratie douanière, lorsqu’elle applique la législation douanière, la responsabilité de donner effet aux valeurs constitutionnelles en jeu.

208 D’autres arrêts de notre Cour ont confirmé la promesse faite plus tôt dans l’arrêt Hunter c. Southam de ne pas confier au pouvoir exécutif la défense des droits constitutionnels. La décision la plus importante qui a confirmé ce principe est l’arrêt Morgentaler, précité. Dans cet arrêt, notre Cour à la majorité a invalidé (le juge en chef Dickson et le juge Beetz ayant rédigé des motifs distincts) les dispositions législatives canadiennes en matière d’avortement parce qu’elles restreignaient indûment l’accès aux avortements. Quoique, dans Morgentaler, le problème ait été non pas une absence de «procédure» mais une procédure surabondante, le problème fondamental était le même que dans le présent pourvoi: les dispositions législatives avaient créé des délais et des restrictions inacceptables relativement au droit à l’avortement, tout comme la législation douanière crée de tels délais et restrictions relativement au droit d’importer du matériel expressif non obscène. Comme a écrit le juge en chef Dickson dans l’arrêt Morgentaler, à la p. 75, «beaucoup de femmes que le Parlement prétend ne pas vouloir tenir criminellement responsables seront néanmoins forcées, par l’impossibilité pratique de se prévaloir de cette supposée défense, de prendre le risque d’être tenues responsables ou de s’exposer à un autre danger, tel un avortement tardif traumatisant, en raison des délais inhérents au système de l’art. 251». De même, dans le présent pourvoi, une grande quantité d’œuvres non obscènes, que le Parlement n’entendait pas prohiber, ne peuvent entrer au pays par suite des lacunes intrinsèques du régime actuel.

209 L’arrêt Morgentaler a également rejeté l’argument selon lequel les problèmes étaient imputables non pas à la loi elle-même mais à sa mauvaise application. Comme l’a souligné le juge Beetz, aux pp. 92 et 93, trois facteurs principaux contribuaient aux délais reprochés au système: «(1) l’absence, dans bien des régions du Canada, d’hôpitaux dotés de comités de l’avortement thérapeutique, (2) les contingents que certains hôpitaux dotés de comités fixent au nombre d’avortements thérapeutiques qu’ils pratiqueront et (3) l’obligation même de recourir à un comité». Seul le troisième de ces facteurs était directement imposé par la loi elle-même. Selon la loi, il était tout à fait loisible au Conseil canadien d’agrément des hôpitaux et aux ministres provinciaux de la Santé d’accréditer ou d’approuver davantage d’hôpitaux afin qu’ils puissent pratiquer des avortements. La loi n’empêchait pas les hôpitaux de constituer davantage de comités de l’avortement thérapeutique. La loi n’obligeait pas les hôpitaux à fixer des contingents d’avortements insuffisants. Néanmoins, notre Cour à la majorité a reconnu que ces problèmes étaient attribuables aux lacunes de la loi elle‑même: voir, ibid., à la p. 62, le juge en chef Dickson; à la p. 98, le juge Beetz.

210 Un dernier exemple est l’arrêt Bain, précité, dans lequel notre Cour a annulé le pouvoir du substitut du procureur général d’«écarter» sans justification jusqu’à 48 candidats jurés. S’exprimant au nom d’une pluralité de juges, le juge Cory a conclu, aux pp. 103 et 104, que ce pouvoir était inacceptable:

Malheureusement, il semblerait que, chaque fois que le ministère public se voit accorder par la loi un pouvoir qui peut être utilisé de façon abusive, il le sera en effet à l’occasion. La protection des droits fondamentaux ne devrait pas être fondée sur la confiance à l’égard du comportement exemplaire permanent du ministère public, chose qu’il n’est pas possible de surveiller ni de maîtriser. Il serait préférable que la disposition législative incriminée soit abolie. [Je souligne.]

Dans ses motifs concordants, le juge Stevenson a lui aussi conclu, à la p. 155, que «la mise à l’écart peut être employée de façon bénéfique, mais je ne crois pas que nous puissions nous en remettre à l’expression de bonnes intentions pour justifier une telle inégalité».

211 La question en litige ne consiste donc pas uniquement à déterminer si la législation douanière peut être appliquée de façon constitutionnelle, comme le suggère le juge Binnie. Au contraire, le point fondamental est le fait que cette législation ne comporte aucune mesure raisonnable visant à assurer qu’elle soit appliquée au matériel expressif d’une manière conforme à la Constitution. Elle n’est dotée d’aucun processus propre à permettre la prise en considération et le respect intégraux des droits garantis par l’al. 2b). La déficience de la législation douanière à cet égard constitue pratiquement une invitation à la violation de la liberté d’expression, exactement ce qui s’est produit. Il s’agit du résultat inévitable du fait de s’en remettre uniquement à la bonne foi du délégataire d’un pouvoir discrétionnaire pour ce qui concerne la protection des droits fondamentaux garantis par la Charte.

212 En l’espèce, le juge Binnie avance qu’un manquement au niveau de la mise en œuvre peut être corrigé à ce niveau. Comme nous le verrons plus loin, cependant, le gouvernement a donné peu de raisons de croire que des réformes au niveau de la mise en œuvre protégeront convenablement les droits à la liberté d’expression en cause ou que le succès de telles réformes à prévenir de futures atteintes aux droits constitutionnels ne dépendra pas du maintien par les agents des douanes d’une conduite exemplaire. En outre, ce n’est pas seulement la «procédure sommaire de contrôle frontalier» mentionnée par le juge Binnie (au par. 80) qui est responsable de ces déficiences constitutionnelles, mais bien l’ensemble du système de révision de ces décisions initiales. Les atteintes aux droits liés à la liberté d’expression qui découlent de la procédure de révision sont causées par la loi elle‑même et ne peuvent être corrigées au niveau de la mise en œuvre. Pour y remédier, le Parlement doit revoir l’ensemble du régime qui empêche l’entrée au Canada du matériel expressif et élaborer une solution par laquelle on s’efforcerait à tout le moins de prendre en compte les droits à la liberté d’expression auxquels porte atteinte ce régime.

213 En fait, le juge de première instance lui‑même a estimé que certaines atteintes aux droits liés à la liberté d’expression découlaient en l’espèce de la législation douanière elle‑même. Voici ce qu’il dit (au par. 234):

[traduction] Les effets préjudiciables de la législation, par opposition aux effets de son administration et de son application, sont le fait que du matériel admissible est parfois retenu aux fins de contrôle de sa conformité et que des décisions erronées sont parfois prises dans le classement du matériel.

Lorsqu’on prend également en compte les problèmes survenant aux étapes de révision, il est clair que le régime établi par la loi porte une part appréciable de responsabilité pour les atteintes aux droits liés à la liberté d’expression documentées en l’espèce. Cela n’est pas étonnant si l’on considère que la législation douanière a été conçue pour permettre la prise de décisions mécaniques et objectives en application d’un régime d’imposition et non la formulation d’opinions nuancées sur des valeurs littéraires et expressives qui sont intrinsèquement subjectives. J’arrive donc à la conclusion que c’est la législation douanière elle‑même qui, en l’espèce, est largement responsable de l’atteinte aux droits garantis par l’al. 2b) de la Charte.

E. La violation de l’al. 2b) est‑elle justifiée au regard de l’article premier?

(i) Introduction

214 Ayant tiré cette conclusion, je vais maintenant examiner la question de savoir si le gouvernement a réussi à justifier les atteintes aux droits liés à la liberté d’expression dans la présente affaire. Comme l’établira l’analyse qui suit, je ne partage pas l’avis que la législation douanière porte le moins possible atteinte aux droits garantis aux appelants par l’al. 2b) ou que ses avantages l’emportent sur ses effets préjudiciables. Bien que le juge Binnie conclue que seul l’art. 152 de la Loi sur les douanes ne peut être justifié au regard de l’article premier et doit donc recevoir une interprétation atténuante, j’estime pour ma part que l’ensemble du régime doit être invalidé.

215 Le critère approprié pour l’application de l’article premier est bien connu. Il comporte trois conditions essentielles: (1) la restriction des libertés garanties par la Charte doit être «prescrite par une règle de droit»; (2) la loi en question doit viser un «objectif urgent et réel»; (3) les moyens choisis doivent constituer une solution rationnelle et proportionnelle à l’objectif visé par la loi. La troisième condition se subdivise en trois éléments: il doit exister un lien rationnel entre la loi et l’objectif du gouvernement, la loi doit porter le moins possible atteinte aux droits en question et les avantages de la loi doivent l’emporter sur les effets préjudiciables qu’elle a sur les droits garantis par la Charte. Voir, par exemple, Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203, aux par. 21 et 97; Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, au par. 182; Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, à la p. 887; R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.

216 Tant le juge Smith, du tribunal de première instance, que le juge Macfarlane de la Cour d’appel ont avancé que, en l’espèce, l’arrêt Butler régit l’analyse fondée sur l’article premier: voir les motifs du juge Smith, au par. 206, et ceux du juge Macfarlane ((1998), 54 B.C.L.R. (3d) 306), au par. 75. En toute déférence, je ne peux pas être d’accord. Les appelants ont bien énoncé la question au par. 87 de leur mémoire:

[traduction] L’affaire Butler portait sur la compétence constitutionnelle du Parlement de proscrire la diffusion de matériel obscène. L’affaire Butler ne concernait aucunement le processus par lequel le matériel est jugé obscène, sauf dans la mesure où il est jugé obscène au terme d’un procès criminel. [En caractères gras dans l’original.]

Quoique le raisonnement suivi dans l’arrêt Butler soit évidemment instructif relativement à bien des aspects du présent pourvoi, je ne peux accepter l’argument qu’il a un caractère déterminant en ce qui concerne l’analyse fondée sur l’article premier.

(ii) L’importance du contexte

217 Comme l’a fréquemment souligné notre Cour, le contexte est un élément indispensable de l’analyse fondée sur l’article premier dans les affaires de liberté d’expression:

Essentiellement, le contexte est l’indispensable support qui permet de bien qualifier l’objectif de la disposition attaquée, de décider si cet objectif est justifié et d’apprécier si les moyens utilisés ont un lien suffisant avec l’objectif valide pour justifier une atteinte à un droit garanti par la Charte.

(Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877, au par. 87)

Voir également Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, au par. 63; RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199, aux par. 129 à 134; Butler, précité, à la p. 500. La nature de l’activité d’expression que l’État cherche à restreindre constitue un facteur crucial: voir Keegstra, précité, à la p. 760. Dans Thomson Newspapers, précité, au par. 91, le juge Bastarache a expliqué que la nature de la forme d’expression en question avait de l’importance «pas parce qu’une norme moins exigeante est appliquée, mais plutôt parce que, compte tenu dans certains cas de la faible valeur de la forme d’expression en cause, l’objectif du gouvernement l’emporte plus facilement sur celle‑ci». De même, dans l’arrêt RJR‑MacDonald, précité, le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) a souligné, au par. 134, que «la jurisprudence n’indique aucunement que l’analyse contextuelle diminue l’obligation qu’a l’État de démontrer que la restriction des droits est raisonnable et justifiée». En bref, ni la valeur du matériel expressif ni aucun autre facteur contextuel n’auront jamais un rôle déterminant.

218 Comme l’a dit le juge Sopinka dans l’arrêt Butler, précité, à la p. 499, parmi les valeurs qui constituent l’essence de la liberté d’expression mentionnons «la recherche de la vérité, [...] la participation au processus politique et [...] l’épanouissement personnel». L’obscénité «n’est pas du même calibre que les autres genres d’expression qui touchent directement à l’«essence» des valeurs relatives à la liberté d’expression»: Butler, précité, à la p. 500; cf. Keegstra, précité, aux pp. 762 et 763. Toutefois, une démarche contextuelle exige de par sa nature même que l’on porte attention à la manière dont la législation douanière est appliquée dans les faits. Comme a conclu le juge Smith, au par. 223, [traduction] «une large part du matériel érotique homosexuel qui a été prohibé pour cause d’obscénité n’est pas, dans les faits, obscène». De plus, il ne s’agissait pas d’erreurs isolées comme celles qui ont été qualifiées de négligeables sur le plan constitutionnel par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Keegstra, précité, à la p. 783. Au contraire, le juge Smith a conclu à l’existence de [traduction] «problèmes systémiques graves dans l’administration douanière» (par. 250), et non de cas isolés de «harcèlement policier illégal». La conclusion du juge Smith est confirmée par un dossier qui regorge d’exemples de retenues et de saisies de romans primés, de guides sur les pratiques sexuelles sans risque, d’éloges de l’identité homosexuelle et d’autres documents extrêmement valables.

219 Conformément à l’article premier, le gouvernement a l’obligation de justifier les atteintes réelles causées aux droits par la loi contestée, et non pas simplement celles causées par une hypothétique version idéale de la loi. À mon avis, mon collègue le juge Binnie fait erreur en analysant la justification requise par l’article premier au regard seulement de la législation douanière lorsqu’elle est bien appliquée. L’examen d’un tel idéal hypothétique risque de permettre que même des violations flagrantes de la Charte soient passées sous silence. Il est évident que toute norme substantielle en matière d’obscénité sera difficile d’application, indépendamment du cadre institutionnel dans lequel elle est appliquée. Comme nous l’avons reconnu dans les arrêts Butler et Keegstra, cela ne constituera pas nécessairement une source de préoccupation. Toutefois, lorsque la contestation vise les procédures au moyen desquelles la loi est appliquée, le fait que beaucoup plus de matériel soit prohibé que ce qui est voulu est extrêmement pertinent.

220 Bon nombre des articles qui ont été saisis ont en bout de ligne été jugés non obscènes. Ces articles retenus à tort faisaient manifestement intervenir les valeurs qui sous‑tendent la garantie de liberté d’expression prévue par l’al. 2b). Plusieurs auteurs ont indiqué qu’il est important que tous les Canadiens soient libres de critiquer et de contester la culture dominante. Comme l’a fait remarquer Wendy McElroy, dans XXX: A Woman’s Right to Pornography (1995), à la p. 141: [traduction] «La liberté de parole est l’alliée de ceux qui prônent le changement; elle est l’ennemie de ceux qui désirent conserver le pouvoir. La pornographie n’est rien de plus et rien de moins que la liberté de parole appliquée au domaine sexuel». De même, C. Paglia a qualifié les images pornographiques [traduction] «d’instruments de choc pour briser les normes bourgeoises que sont les convenances, la réserve et l’ordre»: Vamps & Tramps (1994), à la p. 66; voir également L. Duggan, N. Hunter et C. S. Vance, «False Promises: Feminist Antipornography Legislation in the U.S.», dans V. Burstyn, dir., Women Against Censorship (1985), 130, à la p. 145; M. D. Lepofsky, «Towards a Purposive Approach to Freedom of Expression and its Limitation», dans F. E. McArdle, dir., The Cambridge Lectures 1989 (1990), 1, à la p. 11; S. Tisdale, Talk Dirty to Me: An Intimate Philosophy of Sex (1994), à la p. 157; L. Nead, «From the Female Nude: Art, Obscenity and Sexuality», dans N. Mirzoeff, dir., The Visual Culture Reader (1998), 485, à la p. 489.

221 Un autre facteur contextuel, dégagé dans l’arrêt Irwin Toy, précité, aux pp. 993 et 994, est la question de savoir si le gouvernement joue le rôle d’arbitre entre des groupes opposés lorsqu’il agit comme architecte de la politique sociale. Dans de tels cas, une approche empreinte d’une plus grande déférence convient davantage que dans les cas où le gouvernement agit en tant qu’«adversaire singulier de l’individu dont le droit a été violé»; voir également l’arrêt R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, à la p. 772. Dans le présent pourvoi, la législation douanière tente de mettre en équilibre le droit à la liberté d’expression et l’intérêt qu’a l’État à protéger la société contre l’obscénité. Il est clairement approprié de laisser une certaine latitude au Parlement. Cela dit, je suis d’accord avec la mise en garde suivante, faite par le juge McLachlin au par. 136 de l’arrêt RJR‑MacDonald, précité:

Le respect porté ne doit pas aller jusqu’au point de libérer le gouvernement de l’obligation que la Charte lui impose de démontrer que les restrictions qu’il apporte aux droits garantis sont raisonnables et justifiables. [. . .] Les tribunaux se trouveraient à diminuer leur rôle à l’intérieur du processus constitutionnel et à affaiblir la structure des droits sur lesquels notre constitution et notre nation sont fondées, s’ils portaient le respect jusqu’au point d’accepter le point de vue du Parlement simplement pour le motif que le problème est sérieux et la solution difficile.

Quoiqu’il convienne de faire montre de déférence, notre Cour ne peut pas faire abstraction de l’obligation qui lui incombe d’exiger du gouvernement qu’il justifie les mesures législatives restreignant des droits garantis par la Charte.

(iii) Une restriction prescrite par une règle de droit

222 L’article premier de la Charte n’autorise que les restrictions aux droits qui sont prescrites «par une règle de droit». Citant l’arrêt R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, aux pp. 635 et 639, le juge Smith a décrit ainsi le critère (au par. 153):

[traduction] Il faut que la règle de droit en question soit suffisamment intelligible pour constituer un avertissement raisonnable aux citoyens, savoir «la conscience qu’une certaine conduite est assujettie à des restrictions légales» (p. 635). En outre, la règle de droit doit être assez précise pour décrire de façon suffisante les contours de la conduite illégale et pour délimiter «une sphère de risque pour que les citoyens soient prévenus quant au fond de la norme à laquelle ils sont assujettis» (p. 639).

Voir également Butler, précité, à la p. 490; P. W. Hogg, Constitutional Law of Canada (éd. feuilles mobiles), vol. 2, aux pp. 35‑11 et 35‑12.

223 Il ne fait aucun doute que la législation douanière elle‑même est relativement claire; les objections formulées par les appelants et le juge Finch portaient principalement sur la question de savoir si la norme substantielle établie au par. 163(8) du Code criminel en matière d’obscénité, telle qu’elle est appliquée par les Douanes, constitue une norme intelligible.

224 Dans sa dissidence, le juge Finch a conclu, au par. 218, que le Mémorandum D9‑1‑1 ne constituait pas «une règle de droit», que les agents des douanes ne pouvaient pas appliquer la législation sans le Mémorandum et que, en conséquence, la norme qui était appliquée n’était pas prescrite par une règle de droit. Je partage l’avis du juge Finch que le Mémorandum D9‑1‑1 ne constitue pas «une règle de droit»; ce point a d’ailleurs été concédé en appel. En toute déférence, cependant, je ne peux accepter que les agents des douanes ne disposent d’absolument aucune norme intelligible. Premièrement, le fait qu’une règle de droit nécessite une interprétation administrative n’est pas nécessairement déterminant. Par exemple, dans l’arrêt Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, notre Cour a examiné une règle de droit restreignant les activités politiques des fonctionnaires. Dans ce pourvoi, les demandeurs prétendaient que la restriction apportée à leurs droits n’était pas prescrite par une règle de droit parce qu’elle «rend[ait] nécessair[e] des lignes directrices détaillées revêtant la forme d’opinions qui ne font pas autorité en la matière» (p. 94), tout comme le fait le Mémorandum D9‑1‑1 dans la présente affaire. Notre Cour a rejeté cette prétention. Même si l’«application [de la loi] à un cas particulier est [. . .] fort difficile», la «difficulté d’interprétation n’emporte pas absence de norme intelligible» (pp. 96 et 97).

225 Deuxièmement, élément encore plus important, j’estime que la législation douanière (par l’entremise du par. 163(8)) fournit une norme intelligible tout simplement parce que le critère énoncé dans l’arrêt Butler constitue une telle norme. Dans l’arrêt Nova Scotia Pharmaceutical Society, précité, à la p. 639, nous avons jugé que la loi devait circonscrire «une sphère de risque pour que les citoyens soient prévenus quant au fond de la norme à laquelle ils sont assujettis». Le paragraphe 163(8) fait en sorte que «les citoyens soient prévenus quant au fond» en matière criminelle. Il est également capable de le faire en contexte douanier. La question de savoir si les procédures qui existent actuellement aux fins d’application de cette norme suffisent pour protéger les droits liés à la liberté d’expression en cause — aspect que je vais bientôt examiner — constitue une toute autre question.

(iv) L’objectif urgent et réel

226 Dans l’arrêt Butler, précité, à la p. 496, notre Cour a reconnu que «le préjudice causé par la prolifération de matériel qui va sérieusement à l’encontre des valeurs fondamentales de notre société constitue une préoccupation réelle qui justifie la restriction du plein exercice de la liberté d’expression». La législation douanière vise elle aussi à limiter l’importation de matériel obscène au pays, et j’estime qu’il s’agit d’un objectif urgent et réel.

227 Cela dit, je tiens à souligner que dans l’arrêt Butler, précité, à la p. 498, le juge Sopinka a également fait la mise en garde suivante: «l’objectif de la disposition attaquée est valide seulement dans la mesure où il vise le préjudice que le matériel obscène risque de causer à la société». Dans le présent pourvoi, ce n’est pas l’exclusion de l’obscénité de notre pays qui est contestée au premier chef, mais plutôt les mesures législatives qui établissent le mécanisme procédural servant à cette fin et en vertu duquel beaucoup d’œuvres non obscènes sont retenues ou prohibées. Il sera important de se rappeler le champ d’application restreint de l’objectif légitime du gouvernement lorsque viendra le moment de déterminer si la législation douanière est une réponse proportionnée au danger que constitue l’entrée de matériel obscène au Canada.

(v) La proportionnalité

a) Le lien rationnel

228 Ce critère n’est pas particulièrement exigeant. Comme l’a dit le juge McLachlin dans l’arrêt RJR‑MacDonald, précité, au par. 154, on peut conclure à l’existence d’un lien rationnel «sur le fondement de la raison ou de la logique, sans insister sur la nécessité d’une preuve directe de lien entre la mesure attentatoire et l’objectif législatif»: voir également, ibid., au par. 184, le juge Iacobucci, dans des motifs concordants; Keegstra, précité, à la p. 776. Appliquant cette norme dans l’arrêt Butler, précité, à la p. 504, le juge Sopinka a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’apporter la preuve scientifique de l’efficacité des dispositions en matière d’obscénité:

. . . j’estime qu’il existe un lien suffisamment rationnel entre l’objectif et la sanction pénale, qui, d’une part, montre la désapprobation de notre société à l’égard de la diffusion de matériel qui risque de victimiser les femmes et, d’autre part, restreint l’influence négative que ce genre de matériel risque d’avoir sur les changements d’attitude et de comportement.

229 À mon avis, le fait d’empêcher du matériel obscène d’entrer au pays constitue également un moyen rationnel de protéger la société contre les préjudices. Bien que, comme je l’ai mentionné précédemment, la législation douanière interdise dans les faits de nombreuses œuvres qui ne sont pas obscènes, j’estime qu’il est préférable d’examiner cet argument à l’étape de l’atteinte minimale plutôt qu’à celle du lien rationnel.

b) L’atteinte minimale

(1) Introduction

230 Étant donné que la législation douanière ne tient pas compte concrètement des considérations particulières que soulève le matériel expressif eu égard à la Charte, j’estime que ces dispositions ne sont pas le moins attentatoire possible. Comme je l’ai mentionné précédemment, la seule mesure spéciale qui a été prise en ce qui concerne le matériel expressif est le fait que la révision prévue par l’art. 67 est effectuée par une cour supérieure plutôt que par le Tribunal canadien du commerce extérieur. À mon avis, cette mesure ne suffit pas pour protéger les droits fondamentaux garantis par la Charte qui sont en jeu. Le nombre considérable de prohibitions contestées et les coûts qu’entraîne leur contestation aux différents niveaux de révision administrative font en sorte qu’il est totalement impossible en pratique pour les appelants de les contester toutes jusqu’au niveau de révision prévu par l’art. 67. Par conséquent, la seule mesure spéciale qui a été prévue n’entre même pas en jeu dans la vaste majorité des prohibitions.

231 Il faut avoir le contexte à l’esprit à cette étape de l’analyse. Quoique la législation douanière ne fasse pas intervenir les droits à la liberté personnelle des appelants, comme le fait une accusation relative à l’obscénité portée en vertu de l’art. 163 du Code criminel, elle fait intervenir l’un des droits les plus fondamentaux pour le bien‑être d’une société libre et démocratique -- la liberté d’expression. La protection de la liberté d’expression est vitale pour le discours social et politique dans notre pays. Si un droit aussi fondamental doit être restreint, cela doit être fait avec soin, particulièrement lorsque la nature de l’atteinte prend la forme d’une restriction préalable, et non d’une réduction au silence subséquente au moyen d’une sanction pénale.

(2) La nature des restrictions préalables

232 La législation douanière édicte une restriction préalable à la liberté de parole. Constitue une restriction préalable [traduction] «l’obligation que le censeur, lorsqu’il applique des normes annoncées par la loi, doive donner son autorisation avant la publication ou l’exposition»: A. M. Bickel, The Least Dangerous Branch (2e éd. 1986), à la p. 135. À l’opposé, les prohibitions subséquentes reposent [traduction] «non pas sur une censure préalable, mais sur des poursuites criminelles subséquentes et sur leur effet in terrorem»: ibid., à la p. 136. Les restrictions préalables constituent des restrictions particulièrement sérieuses à la liberté de parole.

233 La common law a comme tradition de longue date de décourager les restrictions préalables. Par exemple, dans la célèbre affaire anglaise Entick c. Carrington (1765), 2 Wils. K.B. 275, 95 E.R. 807, le demandeur avait poursuivi plusieurs des messagers du Roi pour intrusion parce qu’ils avaient pénétré dans sa demeure, fouillé dans ses documents personnels et saisi certains articles. La défense a invoqué le mandat du Roi autorisant les messagers à exécuter la fouille en vue de trouver des écrits séditieux. La cour a rejeté ce moyen de défense, jugeant que l’État ne pouvait pas violer la vie privée d’une personne en l’absence de toute preuve qu’elle était coupable de libelle (à la p. 817):

[traduction] En l’espèce, le mandat était un cas d’exécution immédiate, sans citation préalable à comparaître, sans interrogatoire préalable, sans audition du demandeur et sans preuve qu’il était l’auteur des libelles reprochés; [. . .] Les défendeurs avaient le pouvoir discrétionnaire d’exécuter le mandat soit en présence du demandeur soit en son absence, alors même que ce dernier pouvait n’avoir aucun témoin présent pour observer ce qu’ils faisaient . . .

234 De même, dans ses Commentaries on the Laws of England (4e éd. 1770), Livre IV, aux pp. 151 et 152, Blackstone assimile les interdictions préalables à la mort de la liberté d’expression:

La liberté de la presse est véritablement essentielle à la nature d’un État libre: mais ce qui la constitue, c’est l’affranchissement de tout obstacle, de toute restriction avant la publication, et non de toute répression de toute punition après la publication, si l’objet en est criminel. Tout homme libre a le droit incontestable de publier telles opinions qu’il lui plaît; le lui défendre, ce serait détruire la liberté de la presse; mais si ce qu’il publie est inconvenant, nuisible, ou illégal, il doit supporter les conséquences de sa propre témérité. [En italique dans l’original; je souligne.]

(Traduit par N. M. Chompré, Commentaires sur les lois anglaises (1823), t. 5, aux pp. 453 et 454)

Considérant que cette tradition de la common law avait été incorporée au Premier Amendement de la Constitution américaine, l’ancien juge en chef des États‑Unis Hughes a écrit, dans Near c. Minnesota, 283 U.S. 697 (1931), à la p. 713, que [traduction] «[l’]objet premier» du droit à la liberté d’expression est «d’empêcher les restrictions préalables à la publication».

235 Je n’irais pas jusqu’à affirmer, comme Blackstone, que toute restriction préalable a nécessairement pour effet de détruire la liberté de la presse. Comme le souligne le procureur général de la Colombie‑Britannique intimé, notre Cour n’a pas adhéré universellement à une règle prohibant les restrictions préalables: voir, par exemple, Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892. (Il en est également de même pour la Cour suprême des États‑Unis: voir Times Film Corp. c. City of Chicago, 365 U.S. 43 (1961).) Nous avons toutefois exigé que les restrictions préalables ne soient utilisées que dans les cas où cela est nécessaire pour défendre les intérêts sociétaux en jeu. Par exemple, dans l’arrêt Dagenais, précité, notre Cour a imposé des restrictions d’ordre constitutionnel à l’usage des interdictions de publication. Notre Cour a imposé la charge de la preuve à la partie qui sollicite l’interdiction et elle a précisé que le juge de première instance devait examiner toutes les solutions de rechange raisonnables à l’interdiction, restreindre autant que possible la portée de l’interdiction et ne prononcer l’interdiction que dans les cas où les droits à la vie privée en jeu l’emportent sur le droit à la liberté d’expression (aux pp. 881, 890 et 891). En résumé, le recours à une restriction préalable n’a été autorisé que lorsque cela était nécessaire et que la restriction était aussi limitée que possible. De même, dans Taylor, précité, l’interdiction préalable a été imposée seulement après que les appelants eurent été déclarés coupables d’outrage au tribunal pour avoir refusé d’obtempérer à une ordonnance antérieure leur interdisant de diffuser de la propagande haineuse. Qui plus est, ni l’une ni l’autre de ces affaires ne portaient sur une authentique restriction préalable de la liberté d’expression. Dans les deux affaires, le respect des interdictions était assuré par voie de sanction subséquente, et non pas, comme le prévoit la législation douanière, par l’obligation de soumettre le matériel aux fins d’approbation.

236 De très bonnes raisons expliquent la réticence traditionnelle des tribunaux anglais, américains et canadiens à imposer des restrictions préalables en matière de liberté d’expression. Comme a soutenu Thomas Emerson dans «The Doctrine of Prior Restraint» (1955), 20 L. & Contemp. Probs. 648, aux pp. 656 à 659, tout régime de restriction préalable comporte certaines lacunes intrinsèques. Parmi ces lacunes, mentionnons le champ d’application de la censure potentielle, les délais dans la publication de matériel à durée de vie critique, le manque de transparence et la propension à favoriser la censure par rapport à la liberté d’expression. Cette dernière lacune est peut‑être la plus importante, car la prédiction d’Emerson a été confirmée avec une troublante exactitude par la manière dont la législation douanière en cause a été appliquée (à la p. 659):

[traduction] Le rôle du censeur est de censurer. Il a un intérêt professionnel à trouver des choses à supprimer. Sa carrière dépend des résultats qu’il obtient. Il est souvent extrêmement sensible aux intérêts qui exigent la suppression -- intérêts qu’il représente lui‑même -- et moins en accord avec les forces plus éparses et moins agressives qui appuient la liberté d’expression [. . .] La longue histoire des restrictions préalables révèle invariablement que le jeu des forces personnelles et institutionnelles inhérentes au système aboutit presque toujours à des suppressions stupides, inutiles et extrêmes.

Voir également Bickel, op. cit., à la p. 141. De plus, Emerson a affirmé, à la p. 670, que les [traduction] «pires maux du système tendent à s’accumuler» lorsque le système «confie la prévention de la communication à un fonctionnaire de l’administration». Ce qui précède ne se veut pas une critique de l’intégrité des personnes chargées de l’application de la législation douanière. Je n’ai aucun doute que ces personnes sont des fonctionnaires généralement honnêtes, bien intentionnés et travaillants. L’argument d’Emerson, au contraire, est que la dynamique institutionnelle d’un régime d’interdiction préalable produit généralement le genre de [traduction] «problèmes systémiques graves» dont le juge Smith a constaté l’existence en l’espèce. Pour être constitutionnel, un régime de restriction préalable à la frontière doit à tout le moins reconnaître les dangers inhérents à une telle procédure et prévoir des mécanismes permettant d’y parer.

(3) Le régime douanier n’est pas le moins attentatoire possible

237 Les faits du présent pourvoi concordent avec la critique faite par Emerson. Les lacunes du régime douanier ne résultent pas de simples actes de mauvaise foi ou de mauvaise application, mais découlent plutôt de la nature même d’un régime de restriction préalable. Compte tenu de ces dangers intrinsèques, il est évidemment important d’intégrer à la législation elle‑même des garanties procédurales qui permettent de réduire au minimum les dangers créés par la restriction préalable. La législation douanière ne résiste pas à l’analyse fondée sur l’article premier, principalement parce qu’elle ne comporte aucune mesure de protection de ce genre.

238 À mon humble avis, un régime qui serait le moins attentatoire possible veillerait à ce que ceux qui appliquent la loi obéissent bien à ses prescriptions. Pour déterminer si une chose est obscène, il faut l’examiner au complet, en accordant une grande attention au contexte, au ton et à l’objet. Une œuvre peut paraître obscène mais être en réalité une satire ou critique politique mordante. Les agents des douanes ont systématiquement omis d’appliquer l’ordre qui a été donné dans l’arrêt Butler de tenir compte du contexte et de la valeur artistique des articles examinés.

239 En bref, la législation douanière présente toutes les caractéristiques des régimes de restriction préalable qu’ont critiquées le tribunal dans l’affaire Entick c. Carrington ainsi que les auteurs Blackstone et Emerson. Quoique des garanties procédurales soient susceptibles d’atténuer bon nombre de ces problèmes, l’absence totale de ces garanties dans la législation douanière ne fait que confirmer le caractère inadéquat du régime actuel. Un pouvoir discrétionnaire absolu est conféré à un décideur administratif, qui est chargé de prendre une décision en l’absence de toute preuve ou observation, sans être tenu de la motiver et sans aucune garantie qu’il connaît ou comprend le critère légal qu’il applique. Un tel système ne saurait être le moins attentatoire possible.

240 D’ailleurs, la présente affaire concernant la législation douanière peut facilement être différenciée de toutes les autres affaires où notre Cour a confirmé la validité d’une restriction à la liberté d’expression. Dans les arrêts Keegstra, précité, R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, et Butler, précité, la personne dont la liberté d’expression était restreinte avait profité d’un procès criminel et de toutes les garanties procédurales qui l’accompagnent. L’arrêt Irwin Toy, précité, portait sur un régime de sanction subséquente analogue. Dans l’arrêt Dagenais, précité, la restriction préalable n’a été considérée justifiée qu’au terme seulement d’un délicat processus de pondération judiciaire ayant pris en compte les droits à la liberté d’expression en jeu. Dans l’arrêt Taylor, précité, la restriction à la liberté d’expression avait été imposée par un tribunal administratif spécialisé indépendant, qui possédait plusieurs des caractéristiques d’un tribunal judiciaire. La restriction préalable n’avait été imposée qu’après la prise, dans le cadre d’une procédure contradictoire, d’une décision portant que M. Taylor avait contrevenu aux dispositions législatives canadiennes sur la propagande haineuse. La législation douanière, par contraste, ne comporte aucune des mesures de protection qu’offre un procès criminel; elle est appliquée par des bureaucrates relativement peu formés plutôt que par un juge ou un décideur spécialisé; de plus, elle vise du matériel expressif qui a souvent une grande valeur littéraire et qui est destiné à des adultes.

241 Je ne partage pas l’opinion selon laquelle il est difficile d’imaginer un régime moins attentatoire. Un tel régime est clairement possible. Une solution évidente, qui est celle que l’on privilégie aux États‑Unis, consiste à faire trancher la question de manière expéditive par un tribunal judiciaire. La Cour suprême des États‑Unis a tiré la conclusion suivante, dans Freedman c. Maryland, 380 U.S. 51 (1965), à la p. 58: [traduction] «[P]arce que seule une décision judiciaire prise dans le cadre d’une procédure contradictoire assure la nécessaire attention à la liberté d’expression, seule une procédure exigeant une décision judiciaire permet d’imposer une restriction finale valide». La cour est allée encore plus loin dans United States c. Thirty‑Seven Photographs, 402 U.S. 363 (1971), où elle a examiné un régime douanier prévoyant le renvoi immédiat à une cour de district fédérale de tout matériel soupçonné d’être obscène. La cour a estimé qu’une telle procédure devait être engagée dans un délai de 14 jours et complétée dans un délai de 60 jours de son introduction. Une révision aussi expéditive était essentielle pour faire en sorte que [traduction] «le délai administratif ne devienne pas en soi une forme de censure» (p. 367).

242 Bien que je ne croie pas qu’une décision judiciaire expéditive soit nécessaire pour que le régime douanier soit le moins attentatoire possible, je désire souligner plusieurs mesures qui ne sont pas prescrites actuellement par la législation douanière et qui permettraient de tenir compte des droits liés à la liberté d’expression qui sont en jeu:

• Permettre aux importateurs d’examiner les marchandises prohibées.

• Fixer le délai dans lequel les importateurs ont droit à une décision finale.

• Imposer au gouvernement la charge de prouver qu’une chose est obscène.

• Obliger les agents des douanes à prendre en considération les éléments de preuve ou les arguments présentés à l’égard des marchandises retenues.

• Obliger les agents des douanes qui rendent des décisions en vertu des art. 58, 60 et 63 à constituer un dossier et à motiver leurs décisions.

• Accorder aux importateurs à tout le moins le droit à une audience sommaire, qui pourrait être tenue par présentation d’observations écrites.

• Assurer aux agents des douanes une grande indépendance, afin qu’ils ne jouent pas à la fois le rôle de «poursuivant» et celui de «juge».

• Établir aux points d’entrée très occupés, tels Vancouver et Fort Erie, un tribunal spécialisé chargé de réviser les décisions rendues en première ligne en matière d’obscénité.

• Constituer une banque de données à l’égard d’articles contrôlés et jugés non obscènes.

Certaines de ces suggestions sont abordées par les professeurs B. Cossman et B. Ryder dans «Customs Censorship and the Charter: The Little Sisters Case» (1996), 7 Forum constitutionnel 103, à la p. 109.

243 Je ne crois pas que toutes ces mesures de protection soient nécessaires sur le plan constitutionnel. Toutefois, le fait qu’elles soient toutes absentes constitue à mon avis une solide indication que le Parlement n’a pas fait d’effort appréciable pour tenir compte des droits à la liberté d’expression en jeu dans le présent pourvoi. Une telle loi ne peut pas être la moins attentatoire possible.

244 En résumé, la législation douanière ne fait presque rien pour tenir compte des droits liés à la liberté d’expression en jeu dans le présent pourvoi:

[traduction] Hormis le droit d’interjeter appel auprès des tribunaux de la décision du sous‑ministre en cas de révision ou réexamen (articles 67 et 71), la loi n’établit aucune procédure spéciale en vue de déterminer si les publications devraient être déclarées prohibées. La politique du gouvernement canadien dans cette loi semble être que ces décisions ne doivent pas être considérées comme soulevant des questions de droit plus difficiles ou importantes que celles soulevées par la détermination du tarif applicable à d’autres marchandises. Le fait élémentaire que le classement tarifaire d’autres marchandises n’a rien à voir avec la liberté d’expression semble avoir été négligé dans le cours de la rédaction de la loi.

(B. Ryder, «Undercover Censorship: Exploring the History of the Regulation of Publications in Canada», dans K. Petersen et A. C. Hutchinson, dir., Interpreting Censorship in Canada (1999), 129, à la p. 133)

245 Le Canada intimé répond que, [traduction] «comme le Canada importe une large part de sa pornographie, la solution que proposent les appelants en remplacement des dispositions contestées aurait pour effet de paralyser le travail légitime accompli par les Douanes» (mémoire, au par. 68). Essentiellement, l’intimé affirme que les coûts d’un régime qui serait le moins attentatoire possible l’emporteraient sur ses avantages. Étant donné qu’il est préférable d’examiner cette question au troisième volet du critère de la proportionnalité, je vais maintenant passer à ce volet.

c) La proportionnalité des effets

246 J’ai jugé que les effets préjudiciables du régime douanier existant excédaient ses avantages. Le premier effet préjudiciable du régime actuel est son taux d’erreur extraordinairement élevé. Comme il a été mentionné plus tôt, 75 des 210 prohibitions qu’a contestées Little Sisters ont été levées. Si on les ajoute aux 62 articles sur 261 qui ont été retenus puis finalement dédouanés, cela donne un taux d’erreur troublant. Ce taux aurait probablement été plus élevé si les appelants avaient disposé des ressources nécessaires pour contester toutes les prohibitions jusqu’à l’étape de la révision par la cour supérieure en vertu de l’art. 71. Dans les faits, ils n’ont contesté qu’une prohibition devant cette juridiction et ils ont eu gain de cause. Du fait de ce taux d’erreur aussi élevé, un nombre considérable d’articles non obscènes sont erronément retenus ou prohibés. Il s’agit là d’un effet préjudiciable important. Chaque fois qu’on empêche à tort un livre d’entrer au Canada, on porte atteinte à nos libertés littéraires et culturelles; chaque atteinte injustifiée à notre liberté intellectuelle crée dans une certaine mesure une situation embarrassante pour notre pays sur la scène internationale.

247 Hormis ces préjudices abstraits, ces retenues ont eu des conséquences tangibles et dramatiques sur la vie d’innombrables Canadiens. Les librairies parallèles telle Little Sisters ont vu leur viabilité menacée par les délais continuels et les prohibitions proprement dites. Des auteurs et des artistes ont essuyé l’affront de voir leurs œuvres condamnées pour cause d’obscénité et déclarées indignes d’entrer au pays. Fait peut‑être le plus important, on a privé l’ensemble des Canadiens d’importantes œuvres littéraires. Cet effet a une incidence particulière sur les homosexuels. Le fait que les homosexuels constituent un groupe défavorisé dans la société canadienne ne peut être contesté: voir M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3; Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; Egan, précité. La littérature homosexuelle est un important moyen de découverte et d’affirmation de soi pour les gais, les lesbiennes et les bisexuels. Dans une société qui marginalise la différence sexuelle, la littérature peut leur permettre de découvrir qu’ils ne sont pas seuls et que d’autres partagent leur expérience. Le fait de prohiber des livres véhiculant ces messages ne peut que renforcer les perceptions qu’ont les gais, les lesbiennes et les bisexuels de leur marginalisation par la société.

248 Comparativement à ces coûts, il y a les avantages d’un régime douanier qui ne comporte presque aucune mesure spéciale pour tenir compte des droits liés à la liberté d’expression en jeu. Le présent pourvoi ne porte pas sur les avantages qui découlent du fait d’empêcher le matériel obscène d’entrer au Canada, puisque les appelants ne contestent pas le droit du gouvernement d’exclure le matériel véritablement obscène. Ce que les appelants contestent, et ce que les intimés doivent justifier, c’est l’absence, dans la législation douanière, de mesures visant à protéger les droits liés à la liberté d’expression garantis par l’al. 2b) de la Charte.

249 Les avantages de la législation actuelle sont principalement d’ordre financier, car les réformes sollicitées par les appelants exigeront la dépense de deniers publics. Il importe toutefois de ne pas surestimer ces coûts. La Cour n’a jamais dit dans sa jurisprudence que la Constitution commande des solutions fastueuses. Toutefois, l’absence de solution adéquate n’est pas acceptable sur le plan constitutionnel. À mon avis, les avantages du système actuel ne peuvent pas l’emporter sur les coûts qu’impose la législation douanière.

250 Cela dit, il est peu probable que la conformité aux prescriptions de la Constitution se fasse sans frais. Toutefois, notre Cour a rarement accepté que ce seul fait soit déterminant. Si on remonte à l’arrêt Hunter c. Southam, précité, notre Cour n’a pas hésité à imposer des obligations potentiellement coûteuses au gouvernement dans le but de faire respecter des libertés garanties par la Charte: voir également Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624; Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679; Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22; voir également A. Lajoie, «De l’interventionnisme judiciaire comme apport à l’émergence des droits sociaux» (1991), 36 R.D. McGill 1338. En outre, le gouvernement n’a présenté aucune preuve indiquant qu’il serait impossible d’établir un régime comportant davantage de garanties procédurales: voir RJR‑MacDonald, précité, au par. 163, le juge McLachlin; ibid., au par. 188, le juge Iacobucci. En l’absence de preuve à cet effet, je suis réticent à supposer que le Parlement est absolument incapable d’élaborer un régime législatif qui, tout en étant efficient, protégerait mieux les droits constitutionnels en cause.

251 Par ailleurs, je suis conscient du contexte dans lequel tout nouveau régime législatif devrait s’appliquer. Comme l’a souligné le juge Smith au procès (au par. 48):

[traduction] Il y a environ 240 points d’entrée au Canada, et au cours de l’exercice 1993‑1994, par exemple, presque 230 000 envois, constitués d’environ 330 000 000 biens, ont été importés par ces points. Les agents des douanes estiment qu’environ 10,5 millions de déclarations de marchandises sont faites chaque année et que le centre de courrier des Douanes de Vancouver reçoit à lui seul de 20 000 à 40 000 pièces postales chaque jour.

Le Canada est un très grand importateur de matériel expressif. L’une des principales raisons pour lesquelles la présente affaire s’est présentée est que Little Sisters et d’autres librairies desservant la communauté gaie et lesbienne doivent importer des États‑Unis bon nombre des livres et magazines qu’elles vendent. Compte tenu de l’énorme volume de matériel qui doit être traité à nos frontières, il faut accorder au Parlement la latitude requise pour établir l’équilibre approprié entre l’efficience administrative et la protection des droits liés à la liberté d’expression. Je reconnais que l’existence d’un mécanisme de contrôle en première ligne est une nécessité dans le cadre d’un régime de restriction préalable, que les ressources de l’État sont limitées, que la surveillance frontalière ne peut pas être parfaite et que des décisions erronées seront prises en matière d’obscénité. Pour ces motifs, je partage l’opinion de mon collègue le juge Binnie selon laquelle il faut accorder au Parlement une certaine souplesse dans l’établissement du régime douanier approprié. Toutefois, je ne peux accepter que la législation douanière actuellement en vigueur — et dans laquelle pratiquement aucun effort n’est déployé pour tenir compte des droits liés à la liberté d’expression protégés par la Constitution — réalise l’équilibre approprié.

(vi) Conclusions

252 Mon collègue le juge Binnie conclut qu’une partie de la législation douanière viole l’al. 2b) et que cette violation ne peut être justifiée au regard de l’article premier. En conséquence, il estime que la disposition portant inversion de la charge de la preuve prévue à l’art. 152 de la Loi sur les douanes est inconstitutionnelle et doit recevoir une interprétation atténuante (par. 105). Je ne suis pas convaincu que seule une partie de la législation douanière soit inconstitutionnelle. Comme la législation douanière ne comporte que des mesures minimales en vue de tenir compte des droits liés à la liberté d’expression et qu’elle crée des effets préjudiciables qui excèdent considérablement les avantages — principalement d’ordre financier — qui résultent de la solution législative choisie, j’estime que l’ensemble de la législation douanière ne peut résister à l’examen fondé sur l’article premier. Le fait est que cette législation a entraîné un degré consternant de censure excessive. Le gouvernement n’a tout simplement pas démontré que l’atteinte grave causée par ces mesures législatives aux droits garantis aux appelants par l’al. 2b) pouvait se justifier dans le cadre de notre société libre et démocratique. La question qu’il reste à résoudre est celle de la réparation qu’il convient d’accorder.

F. Quelle est la réparation qui convient?

253 Étant donné que le juge Smith a conclu à l’existence de «problèmes systémiques graves» dans l’application de la loi -- conclusion à laquelle je souscris entièrement --, la réparation principalement déclaratoire à laquelle s’en remet le juge Binnie est tout simplement insuffisante. Des problèmes systémiques commandent des solutions systémiques. J’estime que les antécédents des Douanes en matière de censure irrégulière, conjugués à leur réponse insuffisante aux jugements déclaratoires des juridictions inférieures, confirment que seule l’invalidation des mesures législatives en cause garantira le respect des droits constitutionnels des appelants. Ayant jugé que ces mesures législatives doivent être invalidées, je vais fournir quelques indications générales en vue d’une future réforme.

(i) Un texte de loi doit pourvoir à la constitutionnalité de son application

254 Comme l’a illustré l’examen que j’ai fait plus tôt des arrêts de notre Cour Morgentaler, Hunter c. Southam et Bain, c’est dans la loi elle‑même, et non pas simplement dans le cadre de son application, qu’il faut s’efforcer de prévenir la violation des droits protégés par la Constitution. En l’espèce, il est vrai que rien dans la législation douanière ne contraint les Douanes à faire abstraction de la preuve de la valeur littéraire ou artistique, à rendre des décisions sans même permettre aux parties touchées de présenter des observations écrites et à réserver un traitement discriminatoire au matériel gai et lesbien. Toutefois, la législation douanière implique l’application d’un régime de restriction préalable par un organisme jouant un rôle d’enquête plutôt que juridictionnel, et elle ne comporte aucune mesure de protection concrète visant à prévenir les inévitables dérapages d’un tel système.

255 Dans les faits, les intimés demandent à notre Cour de s’en remettre à eux. D’ailleurs, lorsqu’on lui a demandé durant des plaidoiries quelle garantie nous avions que les erreurs du passé ne se reproduiraient pas, l’avocat du Canada intimé a répondu ceci: [traduction] «j’ai confiance que ce qui a pu se passer à l’époque ne se reproduira plus». Notre Cour a toujours rejeté, et ce de façon on ne peut plus explicite dans l’arrêt Bain, des mesures de protection constitutionnelle aussi fragiles. Dans les arrêts Morgentaler, Hunter c. Southam et Bain, notre Cour a refusé l’invitation que lui faisait le gouvernement de s’en remettre à lui. Nous avons plutôt demandé au législateur d’édicter des lois protégeant de façon positive les droits constitutionnels plutôt que de laisser ceux-ci à la merci d’administrateurs.

256 En fait, suivant l’approche proposée par les intimés, toute règle de droit inconstitutionnelle n’exigerait rien de plus qu’un jugement déclaratoire comme réparation; après tout, le Parlement est parfaitement capable de modifier une loi à tout moment pour la rendre conforme à la Constitution. Je suis donc en désaccord avec la conclusion du juge Binnie selon laquelle, à l’exception du par. 152(3) de la Loi sur les douanes, un jugement déclaratoire est une réparation suffisante en l’espèce. Quoique le gouvernement soit libre de déléguer des pouvoirs, il doit le faire d’une manière qui assure -- ou qui à tout le moins tente d’assurer -- que les droits garantis par la Charte seront respectés.

257 La demande des intimés qu’on s’en remette à eux est particulièrement malvenue dans le présent pourvoi, où il y a un volumineux bilan d’application discriminatoire. L’avocat de la Société canadienne du SIDA intervenante a bien résumé la question dans sa plaidoirie:

[traduction] Ce que les Douanes nous disent dans les faits c’est ceci, après avoir passé presque vingt ans dans le poulailler, le renard est devenu végétarien et il devrait demeurer en charge sans restriction supplémentaire. Et bien, au nom des poulets, nous disons que nous ne sommes pas très rassurés. . .

La logique, la raison et les précédents en matière constitutionnelle nous disent que les appelants ont droit à plus. Indépendamment même des arrêts Hunter c. Southam, Morgentaler et Bain, les Douanes se sont montrées totalement indignes de confiance. Vu la situation, à mon humble avis, la seule solution convenable consiste à donner au Parlement la possibilité de réécrire les mesures législatives.

(ii) Une réparation de nature déclaratoire ne suffit pas

258 La nécessité de déclarer la législation douanière inopérante à l’égard du matériel expressif ressort avec plus d’acuité si on compare cette réparation avec celle retenue tant par les juridictions inférieures que par le juge Binnie de notre Cour. Dans bien des cas, le jugement déclaratoire constitue la réparation constitutionnelle convenable. Kent Roach résume bien ce point dans son ouvrage intitulé Constitutional Remedies in Canada (éd. feuilles mobiles), au par. 12.30, lorsqu’il dit qu’un jugement déclaratoire est souvent préférable à une injonction parce qu’il constitue une réparation plus souple, exigeant moins de surveillance et permettant de faire montre d’une plus grande déférence envers les autres pouvoirs de l’État. Toutefois, les jugements déclaratoires peuvent souffrir des maux suivants: imprécision, spécificité insuffisante de la réparation, impossibilité de contrôler le respect du jugement et, de ce fait, obligation de recourir de nouveau aux tribunaux pour le faire respecter: voir ibid., au par. 12.320.

259 L’arrêt Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, illustre bien le rôle que doit jouer le jugement déclaratoire. Dans cet arrêt, notre Cour a conclu que le système scolaire d’Edmonton contrevenait à l’art. 23 de la Charte parce qu’il ne conférait pas à la minorité linguistique un pouvoir de «gestion et de contrôle» suffisant sur l’éducation en langue française. En déterminant la réparation convenable, le juge en chef Dickson a reconnu, aux pp. 391 et 392, que les dispositions contestées de la School Act étaient «des dispositions “créant une faculté”, c’est‑à‑dire qu’elles n’empêchent pas les autorités d’agir conformément à la Charte, mais elles ne garantissent pas non plus que celle‑ci sera respectée». Le Juge en chef a refusé d’invalider les dispositions en cause, préférant plutôt rendre un jugement déclaratoire. Il craignait qu’«une déclaration d’invalidité aurait pour effet de créer un vide législatif» (p. 392) susceptible d’aggraver la situation des appelants. La Cour a donc simplement prononcé «une déclaration à l’égard des droits concrets qui sont dus, en vertu de l’art. 23, aux parents appartenant à la minorité linguistique à Edmonton» (p. 392). De même, dans l’arrêt Eldridge, précité, notre Cour a simplement déclaré que des services devaient être fournis aux personnes sourdes au lieu de déclarer inopérant l’ensemble du régime établi par loi.

260 La raison qui justifiait la réparation choisie dans ces arrêts ne s’applique pas dans le présent pourvoi. Le fait de déclarer la législation douanière inapplicable au matériel expressif n’aggravera pas la situation des appelants; elle assurera le respect complet de leurs droits. Bien qu’il soit vrai que les appelants n’ont pas droit à un régime législatif particulier, ils ont néanmoins droit à une réparation qui empêchera qu’on continue de violer systématiquement leurs droits constitutionnels. Seule l’invalidation de la législation douanière contestée permettra de réaliser cet objectif.

261 La dernière raison pour laquelle un jugement déclaratoire n’est pas une réparation convenable en l’espèce découle des difficultés qu’éprouvent les appelants à faire respecter une telle mesure. La présente affaire a constitué une entreprise colossale pour les appelants. La preuve des violations constitutionnelles dont le juge Smith a constaté l’existence a exigé la production d’un énorme dossier. Malheureusement, si les appelants ne sont pas satisfaits de la manière dont le gouvernement se conforme au jugement déclaratoire dont notre Cour a confirmé la validité, ils n’auront pas d’autre choix que de tenter d’assembler à nouveau un dossier semblable, documentant l’application du régime douanier depuis le prononcé du jugement déclaratoire. Il s’agit évidemment d’une tâche très lourde et du reste injuste. Une réparation plus énergique est nécessaire pour faire respecter les droits des appelants.

(iii) Les réformes apportées depuis le jugement déclaratoire du juge Smith sont insuffisantes

262 À mon humble avis, le jugement déclaratoire s’est déjà révélé une réparation inefficace en l’espèce. Comme l’a mentionné Roach, op. cit., au par. 13.884, [traduction] «le respect d’un jugement déclaratoire n’est pas quelque chose qui peut être facilement contrôlé de façon continue par les tribunaux et une réparation peut ne pas se révéler efficace lorsque les gouvernements n’agissent pas promptement et de bonne foi pour s’y conformer». Quoique nous ne n’ayons évidemment pas de preuve concernant l’application du régime douanier depuis le jugement déclaratoire rendu par le juge Smith, j’estime que les réformes apportées jusqu’à présent ne sont pas suffisantes.

263 La première mesure correctrice — qui a été apportée pratiquement sur-le-champ — a consisté à mettre en place [traduction] «une procédure temporaire [. . .] visant à prévenir la retenue de livres ayant une valeur littéraire, artistique, savante ou instructive qui écarterait l’examen fondé sur le code tarifaire 9956a) de l’annexe VII» (mémoire du Canada intimé, à la p. 8). Plus précisément, on a ordonné aux inspecteurs des douanes de ne pas retenir de livre avant d’avoir consulté un agent désigné, qui à son tour devait consulter la direction générale des importations prohibées. Tout livre retenu doit être lu par l’un des agents désignés et la décision doit être révisée par un autre agent. Toute interdiction doit être révisée par un applicateur du tarif et des valeurs.

264 Subséquemment, soit plus de deux ans après le dépôt des motifs de jugement du juge Smith, les Douanes ont apporté sept réformes précises, qui sont décrites dans le mémoire du Canada intimé (aux pp. 8 et 9):

[traduction]

a) Le Mémorandum D9‑1‑1 a été réécrit en accordant une attention particulière aux droits garantis par l’al. 2b) de la Charte, à la valeur artistique et aux droits des importateurs.

b) Une série de bulletins d’information ont été établis par l’Unité des importations prohibées des Douanes dans le but de clarifier certaines questions touchant l’application du numéro tarifaire 9899.00.00. Le public peut obtenir ces bulletins en s’adressant à l’Unité des importations prohibées.

c) Le formulaire B2, qui était relativement complexe et au moyen duquel l’importateur interjetait appel de la décision, a été remplacé par une simple demande écrite de révision ou réexamen.

d) Les importateurs peuvent joindre à leur demande de révision tout élément de preuve qu’ils considèrent pertinent.

e) Lorsque des marchandises qu’on soupçonne d’être obscènes sont retenues, on transmet à l’importateur un avis écrit faisant état des renseignements suivants: une description sommaire des marchandises; l’identité du bureau d’entrée; la date de la retenue; les motifs de retenue ainsi que le nom et le numéro de téléphone d’une personne‑ressource. On invite également l’importateur à examiner le matériel et à présenter par écrit des éléments de preuve justifiant leur admissibilité.

f) Si les marchandises sont jugées obscènes au regard de la loi, l’importateur est informé de la décision au moyen d’un avis écrit donnant les renseignements suivants: une brève description des marchandises; les raisons justifiant la prohibition; le nom et le numéro de téléphone d’une personne‑ressource; la liste des solutions qui s’offrent à l’importateur, y compris les instructions à suivre pour interjeter appel. Si les marchandises ne sont pas obscènes, elles sont remises immédiatement à l’importateur après paiement des droits et taxes, s’il y a lieu.

g) Les agents des douanes ont comme instruction d’interpréter tout doute en faveur de la liberté d’expression.

265 En toute déférence, je ne suis pas convaincu que ces mesures remédieront aux «problèmes systémiques graves» constatés par le juge Smith. Elles participent largement de la nature d’une recommandation ou faculté. Les nouvelles dispositions semblent également s’en remettre beaucoup à l’expertise de la direction générale des importations prohibées. Cela n’a rien de rassurant. Linda Murphy, directrice de ce groupe, a témoigné qu’elle ignorait totalement les pratiques culturelles des différentes minorités sexuelles et qu’elle n’estimait pas que l’examen de l’objet et de l’effet d’un livre faisait partie de ses fonctions. Vu l’absence de toute disposition législative visant à assurer que les arguments et éléments de preuve présentés par les importateurs seront pris en considération et que les décisions seront rendues en temps utile, ces réformes ne sont pas d’un grand secours.

266 Je ne veux pas dire par ce qui précède que les réformes apportées jusqu’ici sont sans mérite. Nombre d’entre elles pourraient se révéler extrêmement valables. Toutefois, tant les précédents en matière constitutionnelle que le bon sens suggèrent que, dans les cas où un organisme gouvernemental a porté atteinte de façon systématique à des droits garantis par la Constitution, des réformes structurelles s’imposent. Dans l’arrêt Morgentaler, précité, notre Cour aurait également pu se contenter de rendre un jugement déclaratoire. Les différents ministères fédéraux et provinciaux auraient pu accréditer plus d’hôpitaux, éliminer les contingents et résoudre autrement les problèmes relevés par notre Cour. Celle‑ci a toutefois reconnu qu’une telle solution ne convenait pas. Lorsque les problèmes résultent directement de lacunes existant dans la loi elle‑même, ce qui à mon avis est le cas en l’espèce, des mesures disparates s’attaquant à divers symptômes ne feront pas disparaître la cause profonde du mal. Comme l’a constaté le juge Smith et comme je me suis efforcé de le démontrer dans les présents motifs, les lacunes du régime douanier ont un caractère systémique. Elles découlent de la nature même d’un régime de restriction préalable et elles doivent être examinées avec soin par le Parlement. À mon avis, le jugement déclaratoire n’est pas la réparation qui convient.

267 La nécessité d’une réforme structurelle est renforcée par la longue histoire de censure excessive et inappropriée de la part des Douanes. Avant que les appelants n’engagent la présente affaire, les Douanes prohibaient illégalement les représentations de pénétration anale, visaient systématiquement Little Sisters et d’autres librairies parallèles, accordaient un traitement favorable aux livres d’auteurs faisant partie du courant dominant tels Bret Easton Ellis et Madonna, comparativement à ceux d’auteurs et auteures gais et lesbiennes, et ne tenaient pas compte de la valeur artistique malgré l’instruction claire de l’arrêt Butler de toujours privilégier la protection de la liberté d’expression. Les Douanes ont entièrement réalisé les sinistres prédictions d’Emerson sur la façon dont un régime de restriction préalable fonctionnera en pratique.

268 Il ne s’agit pas de problèmes qui peuvent être réglés simplement en ordonnant aux Douanes de bien se comporter. Compte tenu de toutes les circonstances, on se tromperait en continuant à faire preuve d’indulgence; ce qui est requis, ce sont des indications fermes, que seule une nouvelle loi du Parlement est à même de fournir. Le fait de déclarer la législation douanière inapplicable au matériel expressif est conforme au [traduction] «dialogue sur la Charte entre les tribunaux et le législateur» qu’ont décrit Peter Hogg et Allison Bushell: (1997), 35 Osgoode Hall L.J. 75. Notre Cour a fréquemment reconnu l’importance de favoriser le dialogue entre les tribunaux et le législateur: voir R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668, au par. 57; Vriend, précité, au par. 139. Particulièrement dans les cas où, comme en l’espèce, il apparaît que le Parlement n’a pas prêté attention à la question en litige, l’invalidation des mesures législatives contestées peut susciter des changements grandement nécessaires.

269 Ce ne serait pas la première fois qu’un tribunal invalide des dispositions douanières en matière d’obscénité. En 1985, la Cour fédérale a jugé que la législation douanière de l’époque portait atteinte de manière injustifiable au droit à la liberté d’expression: voir Luscher c. Sous‑ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise, [1985] 1 C.F. 85 (C.A.). Le texte de loi prohibait les ouvrages «immoraux ou indécents», norme que la Cour fédérale a avec raison jugé indûment imprécise. Le gouvernement a presque sur‑le‑champ présenté de nouvelles dispositions législatives rattachant la norme à la définition d’obscénité figurant dans le Code criminel, et, lors des débats de la Chambre des communes, différents députés ont applaudi à la décision de la cour: voir Débats de la Chambre des communes, vol. III, 1re sess., 33e lég., 2 avril 1985, aux pp. 3605, 3606, 3608 et 3611.

270 Il a fallu une décision judiciaire pour forcer le Parlement à repenser la norme substantielle que les Douanes doivent appliquer à la frontière. Il me semble qu’il faudrait faire de même à l’égard des mécanismes procéduraux servant à l’application de cette norme. De vastes réformes structurelles sont nécessaires pour corriger les divers problèmes constatés dans le cadre du présent pourvoi, et je crains que ces corrections ne viendront que si, à l’instar de la Cour fédérale en 1985, notre Cour agit de façon décisive et invalide la loi existante.

(iv) Les réparations possibles

271 Vu la réparation retenue par le juge Binnie, le Parlement ne sera pas à strictement parler tenu de modifier la loi actuelle. Le Parlement n’est toutefois pas contraint d’agir uniquement lorsque notre Cour lui dit de le faire. Même si j’acceptais la conclusion tirée par mon collègue dans le présent pourvoi, je citerais quand même les judicieux propos qui suivent, qu’a formulés le juge Frankfurter, en dissidence, dans West Virginia State Board of Education c. Barnette, 319 U.S. 624 (1943), à la p. 670:

[traduction] Notre constante préoccupation pour la constitutionnalité des lois plutôt que pour leur sagesse répond à une préoccupation de [. . .] l’esprit pour une fausse valeur. La tendance à s’attacher à la question de la constitutionnalité a pour effet d’assimiler la constitutionnalité à la sagesse, de faire en sorte qu’une loi est considérée adéquate si elle est constitutionnelle. Une telle attitude constitue une grande ennemie du libéralisme.

Le fait qu’une mesure soit constitutionnelle ne signifie pas toujours qu’elle est aussi la mesure optimale: R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114, à la p. 142, le juge en chef Lamer. Parfois, la «constitutionnalité» d’une mesure signifie tout simplement que celle‑ci respecte un critère minimal et peu impressionnant. Je ne peux qu’espérer que, reconnaissant cette vérité, le Parlement s’attaquera aux problèmes mentionnés dans le présent pourvoi, même en l’absence d’ordonnance de notre Cour.

272 Les livres sont différents des autres marchandises qui traversent la frontière. Comme l’a souligné Voltaire, [traduction] «La liberté de pensée est la vie de l’âme»: Essay on Epic Poetry (1727). Même si le juge Cory s’exprimait dans le contexte de l’expression politique, j’estime que ses propos dans l’arrêt Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, à la p. 1336, sont pertinents en l’espèce:

Il est difficile d’imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d’expression dans une société démocratique. [. . .] On ne peut trop insister sur l’importance primordiale de cette notion. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle les auteurs de la Charte ont rédigé l’al. 2b) en termes absolus, ce qui le distingue, par exemple, de l’art. 8 de la Charte qui garantit le droit plus relatif à la protection contre les fouilles et perquisitions abusives. Il semblerait alors que les libertés consacrées par l’al. 2b) de la Charte ne devraient être restreintes que dans les cas les plus clairs.

Le juge Cory a poursuivi en citant, à la p. 1337, les propos suivants de John Stuart Mill, «On Liberty» dans On Liberty and Considerations on Representative Government (1946), à la p. 14:

[traduction] Si tous les hommes sauf un étaient du même avis et qu’une seule personne fût d’avis contraire, il ne serait pas justifié que l’ensemble des hommes bâillonnent ce seul individu, pas plus qu’il ne serait justifié que ce dernier, s’il en avait le pouvoir, bâillonne tous les autres hommes.

273 Il ne faut pas sous‑estimer la valeur des livres qui n’ont aucun aspect politique. John Milton a reconnu la valeur universelle de la littérature dans son ouvrage intitulé Areopagitica; A Speech for the Liberty of Unlicenc’d Printing, to the Parliament of England (1644):

[traduction] [A]utant presque, tuer un Homme que tuer un bon Livre! Qui tue un Homme tue une créature de raison à l’Image de Dieu; mais celui‑là qui détruit un bon Livre tue la raison elle‑même, tue l’Image et comme le regard de Dieu. Plus d’un homme vit qui n’est que fardeau pour la Terre; mais un bon Livre est le sang vital d’un esprit supérieur, précieux trésor embaumé et gardé à dessein, en vue d’une vie qui dépasse la vie.

Certes, notre Cour a reconnu dans le passé que certaines formes de matériel expressif méritaient d’être supprimées. Mais nous ne devons le faire qu’en reconnaissant à regret que nous choisissons le moindre de deux très grands maux.

274 La liberté d’expression ne s’entend pas seulement du droit de remettre en cause le régime politique dominant, mais aussi celui de remettre en cause la société et la culture dominantes. Malheureusement, la législation douanière a systématiquement étouffé ce droit. Je souhaite sincèrement que le Parlement reconnaisse cette grave injustice. À cette fin, je vais faire plusieurs suggestions sur la manière dont le régime législatif actuel pourrait être amélioré sur le plan constitutionnel. J’ai déjà énuméré, au par. 242, plusieurs mesures qui ne sont pas prescrites actuellement par la législation douanière et qui permettraient de tenir compte des droits liés à la liberté d’expression qui sont en jeu. Quoique ces mesures de protection ne soient pas toutes requises par la Constitution, certaines méritent une attention particulière. Je dois également rappeler le point mentionné précédemment, selon lequel en raison de la masse et de la complexité du matériel qui est importé au Canada, il faut accorder au Parlement la souplesse requise dans l’élaboration de la solution.

275 Premièrement, j’estime que les nouvelles dispositions législatives devraient établir un certain nombre de règles de base afin de protéger adéquatement les droits fondamentaux liés à la liberté d’expression qui sont en jeu. À tout le moins, il faudrait établir une procédure permettant aux citoyens d’être informés promptement du fait que le matériel expressif qu’ils désirent importer a été retenu, ainsi que des raisons préliminaires de cette décision. L’importateur devrait alors avoir le droit d’examiner le matériel retenu et de présenter des arguments utiles quant aux raisons pour lesquelles le matériel retenu n’est pas obscène. Le droit de présenter des «arguments utiles» comporterait entre autres le droit de présenter au moins des arguments écrits et des éléments de preuve ainsi que la garantie légale que ces arguments et éléments de preuve seront pris en considération par le décideur. Comme l’a souligné le juge Binnie, il incombe à l’État de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que le matériel retenu est effectivement obscène au sens du par. 163(8) du Code criminel. Les décisions devraient être rendues promptement et accompagnées de brefs motifs lorsque le matériel est jugé obscène. Un délai devrait être prévu pour l’épuisement des mécanismes de décision administrative et d’appel interne, et le matériel non dédouané ni prohibé dans le délai prescrit serait automatiquement dédouané. Il va de soi que le droit d’appel supplémentaire à la cour supérieure de la province doit être maintenu. L’objectif serait de créer un processus ouvert et expéditif, permettant une plus grande interaction entre les personnes touchées et l’État.

276 Deuxièmement, j’estime que le Parlement devrait envisager d’établir un tribunal administratif spécialisé qui serait chargé de réviser de manière expéditive les décisions en matière d’obscénité rendues par les agents de première ligne des Douanes. Les principes qui devraient guider l’établissement d’un tel tribunal seraient l’indépendance et l’efficacité. Les commissions chargées d’examiner et de classer les films présentés au public dans chaque province pourraient servir de modèle. Les inspecteurs de première ligne des Douanes continueraient de décider initialement si une chose doit être retenue, mais dans les cas discutables le matériel serait transmis immédiatement au tribunal pour qu’il statue promptement à cet égard. La procédure d’un tel tribunal devrait comporter les mêmes droits que ceux qui ont été mentionnés relativement à la rédaction de la nouvelle législation douanière.

277 Étant donné que la vaste majorité des expéditions commerciales de livres arrivent au Canada par un petit nombre de points d’entrée, où sont traités de larges volumes de marchandises, il serait efficace d’établir un tel tribunal à ces endroits. À mon avis, un tel système ne serait pas nécessairement beaucoup plus coûteux pour le gouvernement que le système actuel. Il aurait pour effet de libérer les agents des douanes ordinaires, qui pourraient vaquer à leurs nombreuses autres fonctions pour lesquelles ils sont beaucoup mieux préparés. De plus, le fait de séparer les fonctions de contrôle préliminaire du matériel et de qualification de celui‑ci préviendrait le problème mentionné dans l’arrêt Hunter c. Southam, précité, soit celui de la fusion des rôles d’enquêteur et de décideur. Comme l’a fait remarquer le juge Dickson dans cet arrêt, à la p. 164: «Un membre de la CPRC qui examine l’opportunité de procéder à une perquisition en vertu de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions est touché par la maxime nemo judex in sua causa. Il ne peut tout simplement pas être l’arbitre impartial nécessaire pour accorder une autorisation valable.»

278 Dans un tel régime, il est entendu que le tribunal devrait disposer des ressources suffisantes, notamment du personnel approprié. Pour qu’un organisme administratif soit indépendant et efficace, il ne doit exister aucune lien de dépendance entre ses membres et le gouvernement, sa procédure doit être suffisamment sophistiquée, ses ressources doivent être proportionnées à sa charge de travail (le tribunal pourrait peut‑être être doté d’un genre de système de gestion des dossiers), il doit être bien géré et son personnel ainsi que ses membres doivent recevoir la formation et les avis juridiques dont ils ont besoin.

279 Enfin, une autre solution de rechange qui, selon moi, pourrait être envisagée par le Parlement serait de s’en remettre au droit criminel, plutôt qu’à un régime de restriction préalable, pour lutter contre l’importation de matériel obscène au pays. En 1958, on a demandé à la Commission du tarif de procéder au réexamen de l’admissibilité du roman Peyton Place, qui avait été prohibé en 1956. La Commission, à une majorité de deux contre un, a jugé le livre non obscène: voir Dell Publishing Co. c. Deputy Minister of National Revenue for Customs and Excise (1958), 2 T.B.R. 154. La décision elle‑même n’a rien de remarquable; ce qui l’est toutefois ce sont les propos suivants, qui ont été ajoutés par la majorité en post‑scriptum mais ne figurent pas dans la version publiée susmentionnée de sa décision:

[traduction] En toute déférence, la Commission souhaite faire part au gouvernement de l’opinion que lui a inspirée l’exécution de cette tâche désagréable. Nous ne pouvons pas nous résoudre à croire que les fonctionnaires du ministère du Revenu national, Douanes et Accise, ou nous‑mêmes soyons qualifiés pour prendre le genre de décision que comporte le classement des livres sous le numéro tarifaire 1201. Essentiellement, il s’agit de décider si le livre donnerait lieu à une infraction au Code criminel s’il était vendu ou offert en vente au public au Canada. Nous croyons que ces décisions devraient être prises par les tribunaux compétents en matière criminelle.

Par conséquent, à moins qu’il n’y ait des raisons impérieuses de ne pas le faire, nous suggérons que le numéro tarifaire 1201 soit modifié de façon à ne viser que les livres dont on a jugé qu’ils donnaient lieu à une infraction au Code criminel. [Je souligne.]

(Archives nationales du Canada, GA 79, vol. 276, dossier 471)

280 Du point de vue des politiques d’intérêt général, je suis d’accord avec la suggestion de la majorité de la Commission du tarif. Sur le plan juridique, toutefois, mon rôle se limite à juste titre à déterminer si une mesure est constitutionnelle; et, comme il a été souligné plus tôt, cette mesure ne correspond pas nécessairement de façon parfaite à celle qui serait optimalement appropriée ou juste. Un régime de restriction préalable qui respecte suffisamment les droits liés à la liberté d’expression des Canadiens peut fort bien être constitutionnel. Toutefois, dans l’ère de l’information et du numérique dans laquelle nous vivons aujourd’hui, je me demande si une telle approche continue d’être équitable ou efficace. À mon humble avis, une meilleure façon de faire serait que les agents des douanes alertent les autorités compétentes lorsqu’ils voient du matériel suspect et qu’ils laissent au ministère public, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de poursuivre, et en bout de ligne aux tribunaux, le soin de prendre les décisions en matière d’obscénité. Cette façon de faire est conforme à l’opinion de Blackstone, citée plus tôt (au par. 234), selon laquelle il faut respecter le droit de toute personne d’exprimer ses opinions, mais que si ces opinions se révèlent illégales, cette personne doit «supporter les conséquences de sa propre témérité». Suivant cette approche, chaque Canadien pourrait importer au pays tout le matériel expressif qu’il désire, mais si le matériel était obscène, il devrait être prêt à accepter les conséquences de ses actes, notamment le fait que ce matériel pourrait être saisi et que des accusations criminelles pourraient être portées.

281 Il ne fait aucun doute que de nombreuses autres mesures pourraient être prises pour améliorer le système actuel. Je fais ces suggestions pour illustrer l’éventail des solutions dont dispose le Parlement afin de souligner qu’il est important de garantir aux Canadiens l’accès à autant de sources de matériel expressif que possible, tout en tenant compte des contraintes d’ordre pratique qui entrent en jeu. Étant donné que le régime actuel traite les livres essentiellement comme toute autre marchandise, j’espère que le Parlement examinera la législation douanière actuelle et la modifiera pour qu’elle reflète l’importance fondamentale de la liberté d’expression dans notre démocratie canadienne.

IV. Conclusion

282 En conclusion, je ne peux souscrire à l’opinion de mon collègue le juge Binnie que la seule modification que requiert la loi actuelle consiste à déplacer la charge de la preuve, de façon qu’elle incombe non plus à l’importateur mais au gouvernement. Étant donné que les importateurs n’ont pas la possibilité de présenter des arguments utiles et que la loi ne comporte aucune garantie que les décisions seront rendues en temps opportun, je m’interroge sur la portée qu’aura ce déplacement de la charge de la preuve. À mon avis, le dossier produit en l’espèce confirme amplement la conclusion du juge Smith selon laquelle l’application de la législation douanière comporte des lacunes «systémiques graves». Je ne peux toutefois accepter que la réparation qui convienne consiste simplement à rendre un jugement déclaratoire et à avoir confiance que Douanes Canada — organisme qui, il convient de le répéter, a une longue et honteuse histoire de censure excessive au cours de ce siècle — changera sa façon de faire.

283 Par conséquent, j’accueillerais le pourvoi, j’infirmerais l’arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique et, en vertu de l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, je déclarerais inopérant le code tarifaire 9956a) de l’annexe VII (maintenant le numéro tarifaire 9989.00.00). Je suspendrais la prise d’effet de cette déclaration d’invalidité pour une période de 18 mois, afin de donner au gouvernement le temps de choisir la solution correctrice qu’il préfère parmi celles décrites dans les présents motifs, et de prendre les mesures requises pour mettre en œuvre efficacement la solution qu’il aura retenue.

Pourvoi accueilli en partie avec dépens, les juges Iacobucci, Arbour et LeBel sont dissidents en partie.

Procureurs des appelants: Arvay Finlay, Victoria.

Procureur des intimés le ministre de la Justice et procureur général du Canada et le ministre du Revenu national: Le ministère de la Justice, Vancouver.

Procureur de l’intimé le procureur général de la Colombie-Britannique: Le ministère du Procureur général, Victoria.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario: Le ministère du Procureur général, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Société canadienne du SIDA: Elliott & Kim, Toronto.

Procureurs de l’intervenante l’Association canadienne des libertés civiles: Tory Tory DesLauriers & Binnington, Toronto.

Procureurs de l’intervenante la Conférence canadienne des arts: Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureurs de l’intervenante EGALE Canada Inc.: Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.

Procureur de l’intervenante Equality Now: Janine Benedet, Toronto.

Procureurs de l’intervenante PEN Canada: Ruby & Edwardh, Toronto.

Procureurs de l’intervenant le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes: Karen Busby et Claire Klassen, Winnipeg.


Synthèse
Référence neutre : 2000 CSC 69 ?
Date de la décision : 15/12/2000
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli en partie. La disposition portant inversion de la charge de la preuve prévue au par. 152(3) de la Loi sur les douanes ne saurait constitutionnellement imposer à l’importateur la charge de prouver l’absence d’obscénité. La Charte garantit à l’importateur le droit de recevoir du matériel expressif à moins que l’État ne puisse justifier son refus de laisser entrer ce matériel

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Liberté d’expression - Douanes et accise - Importation de marchandises obscènes - Législation douanière pourvoyant à l’interception et à l’exclusion des marchandises obscènes et établissant un mécanisme de révision administrative - Importateurs tenus par la législation douanière de prouver que les marchandises ne sont pas obscènes - Importation de matériel érotique des États‑Unis par une librairie gaie et lesbienne - Nombreux cas de retenues, confiscations et prohibitions erronées par les fonctionnaires des douanes de marchandises importées par la librairie - La législation douanière porte‑t‑elle atteinte à la liberté d’expression? - Dans l’affirmative, l’atteinte est‑elle justifiable? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b) - Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 58, 71, 152(3) - Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.), annexe VII, code 9956a).

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l’égalité - Douanes et accise - Importation de marchandises obscènes - Législation douanière pourvoyant à l’interception et à l’exclusion des marchandises obscènes et établissant un mécanisme de révision administrative - Importation de matériel érotique des États‑Unis par une librairie gaie et lesbienne - Nombreux cas de retenues, confiscations et prohibitions erronées par les fonctionnaires des douanes de marchandises importées par la librairie - La législation douanière porte‑t‑elle atteinte aux droits à l’égalité? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 15.

Douanes et accise - Importation de marchandises obscènes - Législation douanière pourvoyant à l’interception et à l’exclusion des marchandises obscènes et établissant un mécanisme de révision administrative - Importation de matériel érotique des États‑Unis par une librairie gaie et lesbienne - Nombreux cas de retenues, confiscations et prohibitions erronées par les fonctionnaires des douanes de marchandises importées par la librairie - La législation douanière porte‑t‑elle atteinte à la liberté d’expression ou aux droits à l’égalité? - Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 58, 71 - Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.), annexe VII, code 9956a).

La librairie appelante, dont les personnes physiques appelantes sont les administrateurs et les actionnaires dominants, dispose d’un inventaire spécialisé s’adressant à la communauté gaie et lesbienne et constitué principalement de livres, notamment de la littérature gaie et lesbienne, de l’information de voyage, des périodiques d’intérêt général, des ouvrages universitaires sur l’homosexualité, des textes d’information sur les pratiques sexuelles sans risque d’infection au SIDA/VIH ainsi que du matériel érotique gai et lesbien. Depuis sa constitution en 1983, la librairie importe de 80 à 90 pour 100 de son matériel érotique des États‑Unis. Le code 9956a) de l’annexe VII du Tarif des douanes prohibe l’importation de «[l]ivres, imprimés, dessins, peintures, gravures, photographies ou reproductions de tout genre qui [. . .] sont réputés obscènes au sens du paragraphe 163(8) du Code criminel». Au point d’entrée, les inspecteurs des douanes déterminent le classement tarifaire approprié en vertu de l’art. 58 de la Loi sur les douanes. Le classement effectué en vertu du code 9956 consiste en grande partie en une comparaison, par l’inspecteur des douanes, du matériel importé et du guide illustré accompagnant le Mémorandum D9‑1‑1, qui décrit le genre de marchandises jugées obscènes par les Douanes. À l’époque pertinente, un article considéré comme étant «obscène» et par conséquent prohibé faisait sur demande (en vertu de l’art. 60 de la Loi) l’objet d’une révision par une unité spécialisée des Douanes et, sur appel supplémentaire, d’une révision par le sous‑ministre ou la personne désignée par celui-ci. Une fois ces recours administratifs épuisés, l’importateur peut interjeter appel de la prohibition en vertu de l’art. 67 de la Loi, d’abord auprès d’un juge de la cour supérieure de la province où le matériel a été saisi, ensuite auprès de la Cour fédérale du Canada sur une question de droit, et enfin, sur autorisation, auprès de la Cour suprême du Canada. Le paragraphe 152(3) prévoit que, dans toute procédure engagée sous le régime de la Loi, la charge de la preuve incombe à l’importateur pour toute question relative, pour ce qui est de marchandises, à l’observation, à leur égard, de la Loi ou de ses règlements.

À la suite d’un long procès, le juge de première instance a estimé que non seulement les fonctionnaires des douanes avaient‑ils, à de nombreuses reprises, erronément retenu, confisqué, détruit, endommagé, interdit et mal classé des marchandises importées par la librairie appelante, mais aussi que ces erreurs avaient été causées «par la prise systématique pour cibles» des importations de la librairie. Il a conclu que la législation douanière portait atteinte à l’al. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, mais qu’elle était justifiée au regard de l’article premier. Même s’il a refusé d’accorder une réparation en vertu du par. 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, le juge de première instance a prononcé, en vertu du par. 24(1) de la Charte, un jugement déclarant que la législation douanière avait à l’occasion été interprétée et appliquée d’une manière contraire à l’al. 2b) et au par. 15(1) de la Charte. La Cour d’appel a, à la majorité, rejeté l’appel des appelants.

Arrêt (les juges Iacobucci, Arbour et LeBel sont dissidents en partie): Le pourvoi est accueilli en partie. La disposition portant inversion de la charge de la preuve prévue au par. 152(3) de la Loi sur les douanes ne saurait constitutionnellement imposer à l’importateur la charge de prouver l’absence d’obscénité. La Charte garantit à l’importateur le droit de recevoir du matériel expressif à moins que l’État ne puisse justifier son refus de laisser entrer ce matériel.

Le juge en chef McLachlin et les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, Major, Bastarache et Binnie: L’interprétation qu’on a donnée du par. 163(8) du Code criminel dans l’arrêt Butler n’a aucun effet discriminatoire envers la communauté gaie et lesbienne. La norme de la collectivité nationale est fonction du préjudice et non affaire de goût, et elle se limite au comportement que la société reconnaît officiellement comme incompatible avec son bon fonctionnement. Quoiqu’il soit vrai que, dans l’application du par. 163(8), la «norme sociale» est identifiée par un jury ou par un juge siégeant seul, le souci de protéger la liberté d’expression de la minorité est l’un des principaux facteurs qui ont mené à l’adoption du critère de la collectivité nationale dans l’arrêt Butler. La collectivité canadienne a expressément reconnu dans la Charte que l’égalité (et avec elle la protection des minorités sexuelles) constituait l’une des valeurs fondamentales de la société canadienne. La norme de tolérance de cette même société canadienne en matière d’obscénité ne saurait raisonnablement être considérée comme visant à étouffer de manière discriminatoire la liberté d’expression sexuelle dans la communauté gaie et lesbienne. L’arrêt Butler permet de considérer un large éventail de formes d’expression sexuellement explicites comme non préjudiciables.

La Constitution n’interdit pas les inspections frontalières. Toute inspection frontalière est susceptible de donner lieu à la retenue des marchandises concernées. Puisque les agents des douanes ne sont que des êtres humains, ces retenues risquent d’entraîner des décisions erronées. Si le Parlement peut prohiber l’obscénité — et l’arrêt Butler a établi qu’il l’avait fait de manière valide — des prohibitions peuvent être prononcées tant aux frontières du pays qu’à l’intérieur de celui‑ci. Le seul matériel expressif que le Parlement a permis aux Douanes de prohiber pour cause d’obscénité est le matériel qui, par définition, entraîne des sanctions pénales pour ceux qui se livrent à sa production ou à son trafic (ou encore ont leur possession à ces fins). La préoccupation relative aux restrictions préalables s’applique dans de telles circonstances, si tant est qu’elle s’applique, mais avec beaucoup moins d’acuité. Il était loisible au Parlement, lorsqu’il a créé ce genre de mécanisme gouvernemental, d’en arrêter les grandes lignes dans la loi et de laisser sa mise en œuvre être accomplie au moyen de règlements pris par le gouverneur en conseil ou de procédures institutionnelles établies sous l’autorité du ministre. Tout manquement survenant à l’étape de la mise en œuvre, situation qui s’est clairement produite en l’espèce, peut être réglé à cette étape. Aucune règle constitutionnelle n’oblige le Parlement à prescrire au moyen d’une loi plutôt que d’un règlement ou même d’une directive ministérielle ou d’une pratique institutionnelle, la façon dont les Douanes doivent traiter le matériel expressif protégé par la Constitution. Le Parlement a le droit d’agir en tenant pour acquis que les textes de loi qu’il adopte sont appliqués d’une manière conforme à la Constitution par les fonctionnaires.

Si les Douanes n’effectuent pas le classement dans le délai de 30 jours, celui fait par l’importateur s’applique. Le délai de 30 jours imparti pour prendre la décision est une mesure de protection importante, qui a été intégrée à la Loi sur les douanes au bénéfice des importateurs. La preuve a démontré que, soit en raison de ressources limitées soit pour d’autres raisons, les Douanes ont parfois attendu de nombreux mois avant d’effectuer le classement. Ces lacunes auraient clairement pu être corrigées au moyen de mesures réglementaires prises en vertu de l’al. 164(1)j) de la Loi sur les douanes ou de directives du ministre aux fonctionnaires des douanes.

Il faut donner un sens à l’obligation faite par le par. 60(3) de la Loi de procéder à la révision du classement tarifaire «dans les meilleurs délais». La décision initiale doit être prise dans un délai de 30 jours, et il n’y a aucune preuve indiquant que la révision exige davantage de temps. Le juge de première instance a constaté que certaines demandes de révision présentées en vertu de l’art. 63 avaient pris plus d’un an à être tranchées. Un tel délai n’est pas conforme à la Loi.

Un tribunal judiciaire constitue la juridiction appropriée pour statuer sur le bien‑fondé d’une déclaration d’obscénité. À cette étape, le ministère a eu la possibilité de déterminer s’il est en mesure d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que le matériel expressif est obscène. Les tribunaux sont aptes à entendre la preuve, y compris la preuve de la valeur artistique, et à appliquer le droit. L’absence de procédure de réception de la preuve au niveau du ministère exige que les appels interjetés devant les tribunaux en matière d’obscénité soient considérés comme des appels par voie de procès de novo.

Il est clair que le juge de première instance était fondé à conclure, comme il l’a fait, que les appelants ont été traités différemment si on les compare aux importateurs de matériel sexuellement explicite destiné aux hétérosexuels, et encore plus si on les compare aux librairies d’intérêt plus général qui vendaient au moins certains des titres offerts par la librairie appelante. De plus, quoique l’orientation sexuelle ne soit pas mentionnée explicitement à l’art. 15 de la Charte, il s’agit clairement d’un motif analogue aux caractéristiques personnelles énumérées. Les appelants avaient droit à l’égalité de bénéfice de l’application d’une procédure douanière équitable et transparente, et, parce qu’ils importaient du matériel érotique gai et lesbien — activité qui était et qui demeure parfaitement licite — , ils ont été lésés par rapport à d’autres personnes qui importent des publications comparables de nature hétérosexuelle. De façon plus générale, il n’y avait aucune preuve indiquant que, toutes proportions gardées, le matériel érotique homosexuel risque davantage d’être obscène que le matériel érotique hétérosexuel. Il est donc impossible d’affirmer qu’il y avait une correspondance légitime entre le motif de discrimination invoqué (l’orientation sexuelle) et la situation concrète des appelants (leur qualité d’importateurs de livres et autres publications, notamment du matériel érotique gai et lesbien). Il y avait amplement d’éléments de preuve étayant la conclusion du juge de première instance que le traitement préjudiciable réservé par Douanes Canada aux appelants et, par l’intermédiaire de ceux‑ci, à la communauté gaie et lesbienne de Vancouver, a porté atteinte à l’estime de soi et à la dignité humaine légitimes des appelants. Les Douanes ont traité les appelants de façon arbitraire et ont montré de l’indifférence envers leur droit de recevoir du matériel expressif licite, qu’ils avaient parfaitement le droit d’importer.

Bien que, en l’espèce, ce soient les droits de la communauté gaie et lesbienne qui aient été visés, d’autres groupes vulnérables pourraient également risquer d’être soumis à une censure exagérée. La librairie appelante a été visée parce qu’elle était considérée «différente». De façon plus générale, il me semble fondamentalement inacceptable qu’une forme d’expression qui se manifeste librement à l’intérieur du pays puisse faire l’objet de stigmatisation et de harcèlement par les fonctionnaires simplement parce qu’elle traverse une frontière internationale et qu’elle tombe ainsi sous l’autorité des Douanes. Le droit constitutionnel des appelants de recevoir du matériel érotique gai et lesbien parfaitement licite ne devrait pas être diminué du fait que leurs fournisseurs sont pour la plupart situés aux États‑Unis. Leur liberté d’expression ne s’arrête pas à la frontière.

La source de la violation du par. 15(1) de la Charte n’est pas la législation douanière elle‑même. Il n’y a rien dans le texte même de la législation douanière ou dans ses effets nécessaires qui prévoit ou encourage une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle. La définition de l’obscénité s’applique sans distinction au matériel érotique homosexuel et au matériel érotique hétérosexuel. En l’espèce, la distinction a été faite au niveau administratif, dans la mise en œuvre de la législation douanière. Un large pouvoir discrétionnaire est accordé aux personnes chargées de l’application de la Loi, et ce à tous les niveaux, de l’agent des douanes jusqu’au ministre, mais il est bien établi qu’un tel pouvoir discrétionnaire doit être exercé conformément à la Charte. Bon nombre des problèmes systémiques signalés par le juge de première instance relativement à la façon dont le ministère traite les importations potentiellement obscènes auraient pu être corrigés au moyen de pratiques à caractère institutionnel mises en œuvre par règlement, mais cela n’a pas été fait. Toutefois, le fait qu’un pouvoir réglementaire ne soit pas exercé ne peut être invoqué pour contester la validité de la loi qui l’a conféré.

Comme l’a concédé la Couronne, la législation douanière porte atteinte à l’al. 2b) de la Charte. À l’exception de la disposition du par. 152(3) de la Loi sur les douanes portant inversion de la charge de la preuve, toutefois, la législation constitue une limite raisonnable, prescrite par une règle de droit, que la Couronne a justifiée au regard de l’article premier de la Charte. La prohibition prévue par le Tarif des douanes n’est pas nulle pour cause d’imprécision ou d’incertitude et elle est donc validement «prescrite par une règle de droit». L’objectif visé par la loi fédérale en cause, qui est d’empêcher que le Canada soit inondé de matériel obscène provenant de l’étranger, est urgent et réel, et les procédures douanières sont rationnellement liées à cet objectif. De plus, s’il est adéquatement mis en œuvre par le gouvernement, dans le respect des pouvoirs conférés par le Parlement, le régime de base prévu par la législation douanière pourrait être administré de manière à ne porter atteinte que de façon minimale aux droits garantis aux importateurs par l’al. 2b), exception faite de la disposition portant inversion de la charge de la preuve. Les fonctionnaires des douanes n’ont le pouvoir de refuser l’entrée du matériel sexuellement explicite que si celui‑ci appartient à la catégorie étroite du matériel pornographique, que le Parlement a validement criminalisé pour cause d’obscénité. Relativement aux publications licites, l’atteinte autorisée par le Parlement se limite aux délais, coûts et contrariétés inhérents aux procédures d’inspection, de classement et de dédouanement.

Les juges Iacobucci, Arbour et LeBel (dissidents en partie): La conclusion de la majorité selon laquelle le critère établi dans Butler ne fait, en ce qui concerne le matériel, aucune distinction fondée sur l’orientation sexuelle des personnes en cause ou des personnages représentés, est acceptée. Le critère établi dans l’arrêt Butler s’applique également au matériel hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel. Le recours à des normes sociales nationales pour juger si du matériel est préjudiciable et, de ce fait, obscène demeure l’approche appropriée. Sont également acceptées les conclusions de la majorité selon lesquelles l’approche fondée sur le préjudice n’est pas simplement du moralisme déguisé et le critère établi dans l’arrêt Butler s’applique aux écrits, quoiqu’il soit très difficile de démontrer le caractère obscène d’un livre.

L’application de la législation douanière a été source de discrimination à l’endroit des gais et des lesbiennes, d’une manière incompatible avec l’art. 15 de la Charte. Toutefois, pour les motifs exposés par la majorité, la législation douanière ne viole pas en soi le par. 15(1). Bien qu’il soit possible d’affirmer que le matériel pornographique joue un rôle plus important dans les communautés gaie et lesbienne, les gais et les lesbiennes ne cessent pas d’avoir accès au matériel pornographique qui ne crée pas un risque appréciable de préjudice. Par conséquent, les dispositions législatives interdisant l’obscénité ne produisent pas à elles seules d’effet préjudiciable, et il est inutile de compléter l’analyse prescrite par l’arrêt Law.

Comme l’ont à juste titre concédé les intimés, l’application de la législation douanière aux livres, aux magazines et autres formes de matériel expressif porte atteinte aux droits garantis aux appelants par l’al. 2b) de la Charte. La loi a été appliquée de manière inconstitutionnelle, mais c’est la loi elle‑même, et non pas seulement son application, qui est responsable des violations constitutionnelles. Compte tenu de l’imposant bilan d’application inconstitutionnelle, le régime législatif lui‑même doit comporter des garanties suffisantes pour faire en sorte que les actes du gouvernement ne portent pas atteinte aux droits garantis par la Constitution. La question en litige ne consiste pas uniquement à déterminer si la législation douanière peut être appliquée de façon constitutionnelle. Au contraire, le point fondamental est le fait que cette législation ne comporte aucune mesure raisonnable visant à assurer qu’elle soit appliquée au matériel expressif d’une manière conforme à la Constitution. Le gouvernement a donné peu de raisons de croire que des réformes au niveau de la mise en œuvre protégeront convenablement les droits à la liberté d’expression en cause ou que le succès de telles réformes à prévenir de futures atteintes aux droits constitutionnels ne dépendra pas du maintien par les agents des douanes d’une conduite exemplaire. En outre, ce n’est pas seulement la procédure sommaire de contrôle frontalier qui est responsable de ces déficiences constitutionnelles, mais bien l’ensemble du système de révision de ces décisions initiales.

Conformément à l’article premier de la Charte, le gouvernement a l’obligation de justifier les atteintes réelles causées aux droits par la loi contestée, et non pas simplement celles causées par une hypothétique version idéale de cette loi. L’examen d’un tel idéal hypothétique risque de permettre que même des violations flagrantes de droits garantis par la Charte soient passées sous silence. Il est évident que toute norme substantielle en matière d’obscénité sera difficile d’application, indépendamment du cadre institutionnel dans lequel elle est appliquée. Cela ne constituera pas nécessairement une source de préoccupation. Toutefois, lorsque la contestation vise les procédures au moyen desquelles la loi est appliquée, le fait que beaucoup plus de matériel soit prohibé que ce qui est voulu est extrêmement pertinent. Bon nombre des articles qui ont été saisis ont en bout de ligne été jugés non obscènes. Ces articles retenus à tort faisaient manifestement intervenir les valeurs qui sous‑tendent la garantie de liberté d’expression prévue par l’al. 2b). Quoiqu’une approche empreinte d’une plus grande déférence convienne lorsque, comme en l’espèce, le gouvernement joue, en tant qu’architecte de la politique sociale, le rôle d’arbitre entre des groupes opposés, la Cour ne peut pas faire abstraction de l’obligation qui lui incombe d’exiger du gouvernement qu’il justifie les mesures législatives restreignant des droits garantis par la Charte.

La norme substantielle établie au par. 163(8) du Code criminel en matière d’obscénité, telle qu’elle est appliquée par les Douanes, constitue une norme intelligible, et la restriction des libertés garanties par la Charte est donc prescrite par une règle de droit. L’objectif de la législation douanière, qui est de restreindre l’importation du matériel obscène au pays, est urgent et réel. Le fait d’empêcher du matériel obscène d’entrer au pays constitue également un moyen rationnel de protéger la société contre les préjudices. Toutefois, étant donné que la législation douanière ne tient pas compte concrètement des considérations particulières que soulève le matériel expressif eu égard à la Charte, ces dispositions ne sont pas le moins attentatoire possible. La seule mesure spéciale qui a été prise en ce qui concerne le matériel expressif est le fait que la révision prévue par l’art. 67 est effectuée par une cour supérieure plutôt que par le Tribunal canadien du commerce extérieur. Cette mesure ne suffit pas pour protéger les droits fondamentaux garantis par la Charte qui sont en jeu. Le nombre considérable de prohibitions contestées et les coûts qu’entraîne leur contestation aux différents niveaux de révision administrative font en sorte qu’il est totalement impossible en pratique pour les appelants de les contester toutes jusqu’au niveau de révision prévu par l’art. 67.

La protection de la liberté d’expression est vitale pour le discours social et politique dans notre pays. Si un droit aussi fondamental doit être restreint, cela doit être fait avec soin, particulièrement lorsque la nature de l’atteinte prend la forme d’une restriction préalable, et non d’une réduction au silence subséquente au moyen d’une sanction pénale. Les lacunes du régime douanier ne résultent pas de simples actes de mauvaise foi ou de mauvaise application, mais découlent plutôt de la nature même d’un régime de restriction préalable. Compte tenu des dangers intrinsèques d’un régime de restriction préalable à la frontière, il est évidemment important d’intégrer à la législation elle‑même des garanties procédurales qui permettent de réduire au minimum ces dangers. La législation douanière ne résiste pas à l’analyse fondée sur l’article premier principalement parce qu’elle ne comporte aucune mesure de protection de ce genre.

Un régime qui serait le moins attentatoire possible veillerait à ce que ceux qui appliquent la loi obéissent bien à ses prescriptions. Pour déterminer si une chose est obscène, il faut l’examiner au complet, en accordant une grande attention au contexte, au ton et à l’objet. Les agents des douanes ont systématiquement omis d’appliquer l’ordre qui a été donné dans l’arrêt Butler de tenir compte du contexte et de la valeur artistique des articles examinés. Quoique des garanties procédurales soient susceptibles d’atténuer ces problèmes, l’absence totale de ces garanties dans la législation douanière ne fait que confirmer le caractère inadéquat du régime actuel. Un pouvoir discrétionnaire absolu est conféré à un décideur administratif, qui est chargé de prendre une décision en l’absence de toute preuve ou observation, sans être tenu de la motiver et sans aucune garantie qu’il connaît ou comprend le critère légal qu’il applique. Un tel système ne saurait être le moins attentatoire possible.

De plus, les effets préjudiciables du régime douanier existant excèdent ses avantages. Le premier effet préjudiciable du régime actuel est son taux d’erreur extraordinairement élevé. Les retenues ont eu des conséquences tangibles et dramatiques sur la vie d’innombrables Canadiens. Les librairies parallèles ont vu leur viabilité menacée par les délais continuels et les prohibitions proprement dites. Des auteurs et des artistes ont essuyé l’affront de voir leurs œuvres condamnées pour cause d’obscénité et déclarées indignes d’entrer au pays. Fait peut‑être le plus important, on a privé l’ensemble des Canadiens d’importantes œuvres littéraires. Comparativement à ces coûts, il y a les avantages d’un régime douanier qui ne comporte presque aucune mesure spéciale pour tenir compte des droits liés à la liberté d’expression en jeu. Les avantages de la législation actuelle sont principalement d’ordre financier, car les réformes sollicitées par les appelants exigeront la dépense de deniers publics. Il importe toutefois de ne pas surestimer ces coûts. En l’absence de preuve indiquant qu’il serait impossible d’établir un régime comportant davantage de garanties procédurales, il ne faut pas supposer que le Parlement est absolument incapable d’élaborer un régime législatif qui, tout en étant efficient, protégerait mieux les droits constitutionnels en cause.

La réparation convenable à l’égard de l’atteinte aux droits constitutionnels des appelants consiste à invalider le code tarifaire 9956a) du Tarif des douanes. Étant donné l’existence de problèmes systémiques graves dans l’application de la loi, la réparation principalement déclaratoire à laquelle s’en remet la majorité est tout simplement insuffisante. Des problèmes systémiques commandent des solutions systémiques. Les antécédents des Douanes en matière de censure irrégulière, conjugués à leur réponse insuffisante aux jugements déclaratoires des juridictions inférieures, confirment que seule l’invalidation des mesures législatives en cause garantira le respect des droits constitutionnels des appelants. Le Parlement dispose d’un certain nombre de solutions pour remédier aux lacunes actuelles de la législation douanière. Premièrement, il pourrait adopter de nouvelles dispositions législatives protégeant adéquatement les droits liés à la liberté d’expression qui sont en jeu. Deuxièmement, il pourrait établir un tribunal administratif spécialisé qui serait chargé de réviser de manière expéditive les décisions en matière d’obscénité rendues par les agents de première ligne des Douanes. Enfin, il pourrait s’en remettre au droit criminel, plutôt qu’à un régime de restriction préalable, pour lutter contre l’importation de matériel obscène au pays.


Parties
Demandeurs : Little Sisters Book and Art Emporium
Défendeurs : Canada (Ministre de la Justice)

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Binnie
Arrêt appliqué: R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
arrêt critiqué en partie: Glad Day Bookshop Inc. c. Canada (Deputy Minister of National Revenue, Customs and Excise), [1992] O.J. No. 1466 (QL)
distinction d’avec les arrêts: R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
Hunter v. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91
arrêts mentionnés: Luscher c. Sous‑ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise, [1985] 1 C.F. 85
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418
Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326
Ford c. Québec (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 712
R. c. Hicklin (1868), L.R. 3 Q.B. 360
Towne Cinema Theatres Ltd. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 494
R. c. Hawkins (1993), 15 O.R. (3d) 549
R. c. Jacob (1996), 112 C.C.C. (3d) 1
R. c. Erotica Video Exchange Ltd. (1994), 163 A.R. 181
Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681
R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495
United States c. Thirty‑Seven Photographs, 402 U.S. 363 (1971)
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203
Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, 2000 CSC 28
Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, 2000 CSC 37
R. c. Doug Rankine Co. (1983), 36 C.R. (3d) 154
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3
Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
R. c. Beare, [1988] 2 R.C.S. 387
RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199.
Citée par le juge Iacobucci (dissident en partie)
R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452
Brodie c. The Queen, [1962] R.C.S. 681
R. c. C. Coles Co., [1965] 1 O.R. 557
A Book Named “John Cleland’s Memoirs of a Woman of Pleasure” c. Attorney General of Massachusetts, 383 U.S. 413 (1966)
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927
R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697
Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123
Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30
R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91
Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835
R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103
Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877
Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480
RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1995] 3 R.C.S. 199
R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713
R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606
Osborne c. Canada (Conseil du Trésor), [1991] 2 R.C.S. 69
Entick c. Carrington (1765), 2 Wils. K.B. 275, 95 E.R. 807
Near c. Minnesota, 283 U.S. 697 (1931)
Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892
Times Film Corp. c. City of Chicago, 365 U.S. 43 (1961)
R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439
Freedman c. Maryland, 380 U.S. 51 (1965)
United States c. Thirty‑Seven Photographs, 402 U.S. 363 (1971)
M. c. H., [1999] 2 R.C.S. 3
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679
Tétreault‑Gadoury c. Canada (Commission de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 2 R.C.S. 22
Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342
R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668
Luscher c. Sous‑ministre, Revenu Canada, Douanes et Accise, [1985] 1 C.F. 85
West Virginia State Board of Education c. Barnette, 319 U.S. 624 (1943)
R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114
Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326
Dell Publishing Co. c. Deputy Minister of National Revenue for Customs and Excise (1958), 2 T.B.R. 154.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 2b), 15(1), 24(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, art. 163(8).
Loi constitutionnelle de 1982, art. 52(1).
Loi sur la Société canadienne des postes, L.R.C. (1985), ch. C‑10, art. 42 [abr. & rempl. ch. 1 (2e suppl.), art. 171].
Loi sur les douanes, L.R.C. (1985), ch. 1 (2e suppl.), art. 2, 58, 60, 63, 64 [mod. ch. 47 (4e suppl.), art. 52 (ann., art. 2(1))
mod. 1992, ch. 28, art. 15], 67 [abr. & rempl. ch. 47 (4e suppl.), art. 52 (ann., art. 2(2))], 68, 71 [mod. ch. 41 (3e suppl.), art. 120], 99, 152(3), 164.
Tarif des douanes, L.C. 1987, ch. 49, ann. VII, code 9956a).
Tarif des douanes, L.C. 1997, ch. 36, art. 166, ann., numéro tarifaire 9899.00.00.
Tarif des douanes, L.R.C. (1985), ch. 41 (3e suppl.), art. 114.
Doctrine citée
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Proposition de citation de la décision: Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), 2000 CSC 69 (15 décembre 2000)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2000-12-15;2000.csc.69 ?
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