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18/05/2000 | CANADA | N°2000_CSC_28

Canada | Granovsky c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 2000 CSC 28 (18 mai 2000)


Granovsky c. Canada (Ministre de l’ Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703

Allan Granovsky Appelant

c.

Ministre de l’Emploi et de l’ Immigration Intimé

et

Conseil des Canadiens avec déficiences Intervenant

Répertorié: Granovsky c. Canada (Ministre de l’ Emploi et de l’Immigration)

Référence neutre: 2000 CSC 28.

No du greffe: 26615.

1999: 10 novembre; 2000: 18 mai.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’a

ppel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1998] 3 C.F. 175, 158 D.L.R. (4th) 411, 225 N.R. 2, 36 C.C.E.L. (2d) 1...

Granovsky c. Canada (Ministre de l’ Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703

Allan Granovsky Appelant

c.

Ministre de l’Emploi et de l’ Immigration Intimé

et

Conseil des Canadiens avec déficiences Intervenant

Répertorié: Granovsky c. Canada (Ministre de l’ Emploi et de l’Immigration)

Référence neutre: 2000 CSC 28.

No du greffe: 26615.

1999: 10 novembre; 2000: 18 mai.

Présents: Les juges L’Heureux‑Dubé, Gonthier, McLachlin, Iacobucci, Major, Bastarache et Binnie.

en appel de la cour d’appel fédérale

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale, [1998] 3 C.F. 175, 158 D.L.R. (4th) 411, 225 N.R. 2, 36 C.C.E.L. (2d) 155, 53 C.R.R. (2d) 105, [1998] A.C.F. no 311 (QL), qui a rejeté un appel de la Commission d’appel des pensions. Pourvoi rejeté.

Bryan P. Schwartz et Ronald Schmalcel, pour l’appelant.

Edward R. Sojonky, c.r., et Catharine Moore, pour l’intimé.

John F. Rook, c.r., et Mark A. Gelowitz, pour l’intervenant.

Version française du jugement de la Cour rendu par

1 Le juge Binnie — Le 27 mai 1980, à l’âge de 32 ans, l’appelant s’est blessé au dos dans l’exercice de ses fonctions. Treize ans plus tard, après avoir occupé différents emplois de façon sporadique, il a présenté une demande de pension d’invalidité permanente en application du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8 («RPC»). Le Ministre a refusé la demande, car pendant la période pertinente de 10 ans l’ayant précédée, l’appelant n’avait versé les cotisations requises au RPC qu’en 1988. L’appelant fait valoir que c’est l’invalidité, ou déficience, qui l’a empêché de verser au RPC toutes les cotisations requises au cours de la période cotisable pertinente de 1981 à 1992, et que l’omission du RPC de tenir compte de cette déficience constitue de la discrimination au sens du par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

2 L’appelant soulève donc des questions d’une importance considérable pour les personnes ayant une déficience et pour les gouvernements qui entreprennent de concevoir et de mettre en œuvre des mesures législatives en matière d’avantages sociaux. Le RPC est un régime contributif autofinancé. Dans quels cas la Charte peut‑elle atténuer les exigences en matière de cotisation imposées par le législateur? Les prestations de retraite du RPC sont universelles, mais les prestations d’invalidité sont conditionnelles. Ces dernières visent à aider les personnes qui ont une déficience et qui étaient récemment sur le marché du travail en remplaçant leur revenu d’emploi par une pension d’invalidité. L’appelant n’a aucun lien significatif récent avec le marché du travail de sorte qu’il ne dispose d’aucun revenu d’emploi récent susceptible d’être remplacé par une pension d’invalidité du RPC. Néanmoins, si on remonte plus loin, il peut invoquer le fait qu’au cours de la période de 27 années qui s’est écoulée entre son entrée sur le marché du travail en 1967 et sa demande de pension d’invalidité en 1993, il a cotisé au RPC pendant 10 ans en tout, surtout avant 1980. Il dit qu’il ne devrait pas être [traduction] «étiqueté comme non‑cotisant».

3 L’appelant admet que le législateur peut, sans contrevenir à la Charte, créer une forme particulière d’avantage (un régime contributif) destinée à un groupe précis de personnes (celles qui étaient récemment sur le marché du travail) qui sont défavorisées en raison d’un type donné de déficience (grave plutôt que superficielle, permanente plutôt que temporaire), mais il prétend que le législateur a tracé la ligne au mauvais endroit en exigeant que les travailleurs ayant une déficience temporaire cotisent autant que les travailleurs physiquement aptes. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le RPC, tel qu’il est conçu et tel qu’il s’applique à l’appelant, ne porte pas atteinte à ses droits à l’égalité. La caractéristique contestée du régime de pension d’invalidité du RPC (la disposition d’«exclusion») assouplit l’exigence en matière de cotisation dans les cas de déficience permanente, mais non dans les cas de déficience temporaire. Le législateur avait le droit de tenir compte de la nature et de l’étendue de la déficience d’une personne tant au moment de la demande de pension d’invalidité qu’au cours de la période cotisable antérieure de 10 ans. Même si le RPC établit une distinction entre les personnes ayant différents niveaux de déficience au cours de la période cotisable, cette distinction ne rabaisse pas l’appelant. Elle ne fait que reconnaître qu’à l’époque pertinente il jouissait d’une force économique supérieure à celle des personnes défavorisées de façon permanente, à qui est destinée l’aide particulière dont il veut maintenant bénéficier.

I. Les faits

4 L’appelant affirme qu’il souffre de façon intermittente, depuis 1980, d’une blessure dégénérative au dos. À la suite d’un accident du travail survenu cette année-là, l’appelant a été déclaré avoir une déficience totale temporaire en application de la Workmen’s Compensation Act du Manitoba, R.S.M. 1970, ch. W200, et il a touché des prestations d’invalidité en vertu de cette loi jusqu’en 1984. Il avait cotisé au RPC pendant six des dix années ayant précédé son accident (à savoir de 1970 à 1979 inclusivement). Dans son mémoire, il énumère ainsi les cotisations qu’il a versées au RPC au cours de sa vie:

1967: Oui 1980: Non

1968: Oui 1981: Non

1969: Non 1982: Oui

1970: Non 1983: Non

1971: Non 1984: Non

1972: Non 1985: Non

1973: Oui 1986: Non

1974: Oui 1987: Non

1975: Oui 1988: Oui

1976: Oui 1989: Non

1977: Oui 1990: Non

1978: Non 1991: Non

1979: Oui 1992: Non

1993: Non

L’appelant a touché des prestations d’invalidité temporaire ou indemnité de réadaptation en 1980 et 1981 et de nouveau, en 1982 et 1983. En 1983, le Comité d’examen des névroses (psychiatrie) de la Commission des accidents du travail du Manitoba a décidé qu’il avait une déficience permanente de 15 pour 100, et, en 1985, il a alors obtenu une somme forfaitaire de 40 449,12 $ à titre de règlement complet et définitif. Le 24 janvier 1985, la Commission des accidents du travail a jugé que l’appelant était apte au travail. Depuis lors, il n’a cotisé au RPC que pendant une seule année, à savoir en 1988.

5 Bien que l’appelant ait occupé certains emplois rémunérateurs après avoir été victime de son accident du travail en 1980, il dit que, pendant cette période, l’état de son dos a continué de se détériorer et que sa déficience est devenue «permanente» en 1993. À ce moment‑là, invoquant une déficience grave et permanente, il a présenté une demande de pension d’invalidité du RPC. Le ministre et ensuite un tribunal de révision ont refusé la demande de l’appelant, en partie parce qu’il n’avait cotisé au RPC que pendant une seule année (1988) de la période cotisable de 10 ans pertinente (de 1983 à 1992), de sorte qu’il n’avait pas ce qui était considéré comme un lien suffisamment récent avec le marché du travail. Comme le montre le texte de sa décision du 4 juillet 1994, qui traite de façon plutôt désobligeante des «maux de dos» de l’appelant, le tribunal de révision voyait d’un mauvais œil sa demande:

[traduction] Compte tenu de l’ensemble de la preuve médicale et autre, ainsi que du comportement, des agissements et de l’attitude de M. Granovsky pendant l’audience, le tribunal estime à l’unanimité que ce dernier n’était pas atteint en 1984 d’une invalidité physique ou mentale grave et prolongée au sens du paragraphe 42(2), et qu’il n’a pas été atteint d’une telle invalidité depuis cette année‑là.

En fait, M. Granovsky a avoué très franchement au tribunal qu’il était impatient de retourner travailler dès qu’il pourrait trouver un emploi adapté à l’état ou à l’incapacité physique découlant de ses maux de dos.

6 Lors d’une audience de novo devant la Commission d’appel des pensions, les parties ont accepté de s’en tenir à l’argument fondé sur la Charte relativement à l’historique des cotisations de l’appelant et de reporter à une audience ultérieure, si nécessaire, l’examen de la question de savoir si l’appelant avait effectivement une déficience grave au moment où il a présenté sa demande en 1993. Ce fractionnement de questions, qui se voulait utile, a malheureusement rendu le pourvoi quelque peu abstrait en ce qui concerne les questions fondamentales de la nature et de l’étendue de la blessure, et de sa détérioration ultérieure.

7 De toute manière, l’appelant fait essentiellement valoir, dans sa plainte fondée sur la Charte, que même si le RPC assouplit les exigences en matière de cotisation dans les cas de déficience grave et prolongée pendant la totalité ou une partie de la période de 10 années qui précède immédiatement la demande, il ne le fait pas dans le cas d’un requérant qui, comme lui, a une déficience grave, mais sporadique, progressive ou de courte durée. Il prétend que lorsqu’un cotisant porte un fardeau spécial (comme une déficience temporaire) qui [traduction] «sort du commun», il a droit à une application plus souple des exigences en matière de cotisation du RPC, et ce, proportionnellement à l’accroissement du fardeau.

8 L’appelant affirme que ses droits à l’égalité, en tant que personne ayant une déficience temporaire, ont été violés par le refus du RPC d’exclure du calcul de ses cotisations les années pendant lesquelles il a été incapable de travailler pendant au moins six mois en raison de sa déficience. Il affirme que, si la disposition d’exclusion était appliquée de la même manière que dans le cas d’une personne qui a une déficience permanente, il serait admissible à une pension d’invalidité du RPC en raison des années où il a effectivement versé des cotisations valides au RPC. L’appelant prétend donc que le RPC a fait preuve de discrimination à son égard en insistant sur l’application des règles de cotisation récente imposées aux travailleurs plus physiquement aptes, règles qu’il n’a pas pu respecter en raison de sa déficience temporaire, et en lui refusant les mêmes privilèges d’exclusion dont jouissent les personnes qui ont une déficience permanente. L’appelant a été débouté tant par la Commission d’appel des pensions que par la Cour d’appel fédérale.

II. Le régime législatif

9 Le RPC est un régime d’assurance sociale destiné aux Canadiens privés de gains en raison d’une retraite, d’une déficience ou du décès d’un conjoint ou d’un parent salarié. Il s’agit non pas d’un régime d’aide sociale, mais plutôt d’un régime contributif dans lequel le législateur a défini à la fois les avantages et les conditions d’admissibilité, y compris l’ampleur et la durée de la contribution financière d’un requérant.

10 La pension d’invalidité remplace le revenu du cotisant déclaré «invalide» au sens de la Loi. Pour y avoir droit, le requérant doit remplir deux conditions prescrites par la Loi:

a) Le cotisant doit être atteint d’une «invalidité physique ou mentale grave et prolongée». Une «invalidité» est réputée «grave» si la personne est «régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice», et elle est réputée «prolongée» si elle doit «vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou [. . .] entraîner vraisemblablement le décès» (al. 42(2)a) du RPC).

b) Le cotisant doit également satisfaire au critère de la «récence des cotisations» qui, à l’époque où l’appelant a présenté une demande de prestations, exigeait que des cotisations aient été versées au RPC pendant cinq des dix dernières années ou deux des trois dernières années de la période cotisable (al. 44(1)b) et 44(2)a) du RPC). Cela est dû au fait que le remplacement d’un revenu d’emploi présuppose l’existence d’un lien récent avec un lieu de travail d’où provient le revenu à remplacer.

Le requérant n’a droit à la pension d’invalidité que s’il satisfait aux deux critères — l’«invalidité» permanente sur le plan médical et la récence des cotisations — au moment où il présente sa demande.

11 Les dispositions du RPC relatives à la pension d’invalidité reconnaissent qu’il se peut que, pour diverses raisons, le cotisant ne soit pas toujours en mesure de verser régulièrement des cotisations. Le non‑versement des cotisations peut notamment découler d’une fermeture d’usine ou de l’absence des compétences recherchées ou encore, comme en l’espèce, d’une déficience. Tous les requérants bénéficient d’une certaine souplesse du fait qu’ils doivent seulement avoir versé des cotisations pendant cinq des dix années antérieures ou deux des trois années antérieures. Le législateur a estimé qu’exiger moins irait à l’encontre du critère du lien récent avec le marché du travail.

12 La mesure législative contestée (la disposition d’exclusion) vise deux catégories de personnes: les personnes atteintes d’une «invalidité» permanente et les bénéficiaires d’allocations familiales (sous‑al. 44(2)b)(iii) et (iv) du RPC). La disposition d’exclusion permet d’exclure certains mois de la période cotisable. Si, au cours d’une année civile, une personne a une déficience permanente les mois pendant lesquels elle se trouve dans cet état ne jouent pas contre elle lorsque vient le temps de déterminer si les exigences relatives à la récence des cotisations au RPC ont été respectées.

13 Le RPC établit manifestement une distinction entre les personnes qui se trouvent dans la situation de l’appelant et les autres personnes qui ont une déficience. Les deux groupes sont formés par des gens qui sont atteints d’une affection physique ou mentale à l’origine d’une limitation fonctionnelle qui les empêche de travailler. L’appelant convient que le RPC est un régime contributif autofinancé et non pas une forme d’aide sociale. Il admet que ce régime est destiné à fournir un revenu de remplacement aux personnes qui ont un lien récent avec le marché du travail. Il ne conteste pas la [traduction] «philosophie» du RPC et reconnaît «qu’il peut y avoir un “critère de récence” raisonnable. Autrement dit, un régime visant le remplacement du revenu peut raisonnablement prévoir, de façon générale, qu’une personne qui n’est pas sur le marché du travail depuis longtemps n’a plus de revenu d’emploi à remplacer». Il prétend que lui refuser les privilèges d’exclusion dont jouissent les personnes qui ont une déficience permanente diminue l’importance et l’estime de soi des personnes dont la déficience est temporaire. L’appelant soutient que toutes les personnes ayant une déficience grave ont droit à un certain assouplissement des exigences en matière de cotisation qui sont imposées aux travailleurs plus physiquement aptes ou, du moins, aux gens qui travaillent plus régulièrement.

14 Je constate, au départ, que l’appelant demande un élargissement des principes relatifs au par. 15(1) qui ont été établis dans la jurisprudence, ce qui est compréhensible, mais il le fait d’une manière qui ne prévoit aucune limite claire pour l’avenir. S’il réussit à faire modifier l’exigence de «permanence» du critère du RPC, par exemple, va‑t-on ensuite demander aux tribunaux de diluer l’exigence du RPC que la déficience soit grave? Les personnes dont la déficience est moins grave prétendront certainement que leurs droits ne sont pas moins dignes de protection que ceux des personnes qui ont une déficience plus grave. Est-il donc interdit au législateur de mettre sur pied des programmes et des services destinés aux personnes ayant une déficience permanente (comme, par exemple, des services de transport adapté par autobus), sans offrir ces mêmes programmes et services aux personnes dont la déficience est temporaire, et le cas échéant, jusqu’à quel point la déficience devrait‑elle être temporaire pour qu’une personne puisse en bénéficier? Le Ministre répond que, s’il faut tracer la ligne, comme cela est inévitable dans un régime de prestations gouvernemental, la question est de savoir non seulement où la tracer, mais encore qui doit le faire, les tribunaux ou le législateur? Le Ministre affirme que le législateur est celui à qui, d’après la Constitution, il incombe de prendre ces décisions de politique générale. Cela est vrai à la condition que la ligne tracée par le législateur ne viole pas la Constitution.

15 Le Ministre a refusé la demande parce que, selon lui, la période d’admissibilité a continué de s’écouler même pendant les années où l’appelant était la plupart du temps incapable de travailler et n’était donc pas un cotisant. Les parties reconnaissent que la pension a été refusée à bon droit, sauf si les dispositions législatives en cause portent atteinte aux droits à l’égalité garantis à l’appelant par le par. 15(1) de la Charte et que, le cas échéant, elles ne peuvent pas être sauvegardées en vertu de l’article premier.

III. Les dispositions constitutionnelles

16 Charte canadienne des droits et libertés

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

. . .

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

IV. Les dispositions législatives pertinentes

17 Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8

42. . . .

(2) Pour l’application de la présente loi:

a) une personne n’est considérée comme invalide que si elle est déclarée, de la manière prescrite, atteinte d’une invalidité physique ou mentale grave et prolongée, et pour l’application du présent alinéa:

(i) une invalidité n’est grave que si elle rend la personne à laquelle se rapporte la déclaration régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice,

(ii) une invalidité n’est prolongée que si elle est déclarée, de la manière prescrite, devoir vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou devoir entraîner vraisemblablement le décès;

b) une personne est réputée être devenue ou avoir cessé d’être invalide à la date qui est déterminée, de la manière prescrite, être celle où elle est devenue ou a cessé d’être, selon le cas, invalide, mais en aucun cas une personne n’est réputée être devenue invalide à une date antérieure de plus de quinze mois à la date de la présentation d’une demande à l’égard de laquelle la détermination a été établie.

. . .

44. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie:

. . .

b) une pension d’invalidité doit être payée à un cotisant [. . .] qui est invalide et qui:

(i) soit a versé des cotisations pendant au moins la période minimale d’admissibilité,

(ii) soit a versé des cotisations pendant au moins deux des trois dernières années civiles entièrement ou partiellement comprises dans sa période cotisable,

. . .

(iv) soit est un cotisant à qui une pension d’invalidité aurait été payable au moment où il est réputé être devenu invalide, si une demande de pension d’invalidité avait été reçue avant le moment où elle a effectivement été reçue;

. . .

(2) Pour l’application des alinéas (1)b) . . .

a) un cotisant n’est réputé avoir versé des cotisations pendant au moins la période minimale d’admissibilité que s’il a versé des cotisations:

(i) soit pendant au moins cinq des dix dernières années civiles entièrement ou partiellement comprises dans sa période cotisable,

. . .

b) la période cotisable d’un cotisant est la période qui:

(i) commence le 1er janvier 1966 ou au moment où il atteint l’âge de dix‑huit ans, en choisissant celle de ces deux dates qui est postérieure à l’autre,

(ii) se termine avec le mois au cours duquel il est déclaré invalide dans le cadre de l’alinéa (1)b),

mais ne comprend pas:

(iii) un mois qui, en raison d’une invalidité, a été exclu de la période cotisable de ce cotisant conformément à la présente loi ou à un régime provincial de pensions,

(iv) en ce qui concerne une prestation payable en application de la présente loi [. . .], un mois relativement auquel il était bénéficiaire d’une allocation familiale dans une année à l’égard de laquelle ses gains non ajustés ouvrant droit à pension étaient égaux ou inférieurs à son exemption de base pour l’année.

V. Les jugements portés en appel

A. Commission d’appel des pensions

(1) Le juge Cameron, avec l’appui du juge Rice

18 Le juge Cameron a conclu que le droit à des prestations d’invalidité en vertu du RPC est conditionnel au respect des critères établis par la Loi. En l’espèce, les dispositions en cause n’imposaient pas à l’appelant un fardeau qui n’est pas imposé à d’autres demandeurs. Les mêmes critères s’appliquent à tous les groupes. Selon lui, ils ne reposent pas sur une perception stéréotypée des personnes ayant une déficience, et on ne peut pas dire non plus qu’ils visent à empêcher des personnes ayant une déficience de participer au régime. Les années au cours desquelles l’appelant a cessé de travailler en raison d’une déficience, conjuguées aux autres années pendant lesquelles il n’a pas ou a peu travaillé, l’ont empêché de cotiser suffisamment pour satisfaire aux exigences préalables de la Loi. Monsieur Granovsky s’est vu refuser une pension parce qu’il n’avait pas suffisamment cotisé. Selon le juge Cameron, la raison de cette insuffisance des cotisations n’est pas pertinente aux fins du RPC. Il appartient au législateur d’établir le niveau approprié des cotisations. Pour ces motifs, elle a conclu que les exigences en matière de cotisation du régime de pension d’invalidité ne violent pas le par. 15(1) de la Charte.

(2) L’honorable C.R. McQuaid, souscrivant au résultat

19 Dans des motifs concordants, l’honorable C.R. McQuaid a exprimé l’avis que le fait de soustraire, à l’application des exigences en matière de cotisation, les années pendant lesquelles une personne a souffert d’une blessure liée au travail serait discriminatoire à l’égard des travailleurs «souffrant d’une blessure invalidante non liée directement au travail et même pour la catégorie plus générale des travailleurs qui, à cause des conditions économiques locales ou d’une rationalisation dans leur secteur, ne touchent pas de revenu, sans qu’ils en soient responsables, et sont donc empêchés de verser des cotisations».

B. Cour d’appel fédérale, [1998] 3 C.F. 175

(1) Le juge Stone, avec l’appui du juge en chef Isaac

20 Le juge Stone a conclu que la Commission d’appel des pensions avait commis une erreur en analysant la question sous l’angle de la discrimination directe, plutôt que sous celui de la discrimination indirecte ou «par suite d’un effet préjudiciable». Dans une décision antérieure à l’arrêt de notre Cour Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, il a conclu que la condition relative aux cotisations que le Régime de pensions du Canada prescrit au sujet des prestations d’invalidité contrevenait au par. 15(1) de la Charte (au par. 11):

Bien qu’il soit neutre à première vue, le critère de la récence des cotisations énoncé au paragraphe 44(1) crée une distinction, dans les faits, entre les invalides et les personnes valides. Cette condition impose une restriction aux personnes invalides du fait de leur invalidité, condition à laquelle ne sont pas assujetties les personnes valides qui présentent une demande de prestations d’invalidité en vertu de la Loi. En raison de cette distinction, les personnes invalides, comme le requérant, sont privées du «même bénéfice» de la loi — en l’espèce, l’égalité d’accès à une pension d’invalidité en prévision de laquelle ils ont dûment versé leurs cotisations. [. . .] Les personnes invalides sont donc empêchées de participer pleinement au Régime du fait de leur invalidité.

21 Le juge Stone a cependant décidé que les conditions d’admissibilité du RPC étaient justifiées en vertu de l’article premier de la Charte. Il a écrit (au par. 18):

À mon avis, le gouvernement a fait une tentative raisonnable, compte tenu des considérations sociales, économiques et fiscales en cause, pour calculer et allouer des prestations d’invalidité de la manière la plus raisonnable possible. Le gouvernement est mieux placé que quiconque pour examiner cette question et la Cour ne doit pas se prononcer après coup sur les mesures qu’il a prises.

22 Le juge Stone a donc statué que, même si le RPC portait atteinte aux droits garantis au requérant par le par. 15(1) de la Charte, il s’agissait d’une limite raisonnable dont la justification pouvait se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

(2) Le juge McDonald, souscrivant au résultat

23 Le juge McDonald était d’accord avec le résultat, mais pour des motifs différents. Contrairement aux juges majoritaires, il était d’avis que le requérant n’avait pas démontré l’existence de discrimination étant donné que «[l]es critères d’admissibilité sont appliqués également à tous» (par. 36). Il a ajouté que si, contrairement à ce qu’il pensait, il y avait eu violation du par. 15(1), le gouvernement ne s’était pas acquitté de l’obligation, qui lui incombait en vertu de l’article premier, de prouver qu’il avait porté le moins possible atteinte aux droits du requérant.

VI. Les questions constitutionnelles

24 Le 16 février 1999, le juge en chef Lamer a énoncé les questions constitutionnelles suivantes:

(1) Le Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, crée‑t‑il à l’égard de certaines personnes une discrimination fondée sur les déficiences mentales ou physiques en incluant des périodes d’invalidité mentale ou physique dans la période cotisable d’un demandeur, selon la définition de cette période à l’al. 44(2)b) de cette loi, dans les demandes de pension d’invalidité faites en vertu de cette loi, en contravention de l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11?

(2) Dans l’affirmative, cette discrimination est‑elle une restriction prescrite par une règle de droit, dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique selon l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11?

VII. Analyse

25 L’appelant dit souffrir de graves maux de dos qui le rendent inapte au travail. La question est de savoir comment, le cas échéant, son problème médical devient une question de droits de la personne.

26 L’analyse de la déficience, fondée sur le par. 15(1), porte véritablement non pas sur les affections en tant que telles, ni même sur des limitations fonctionnelles connexes, mais plutôt sur la réaction problématique de l’État face à l’une ou l’autre de ces situations, ou aux deux à la fois. C’est l’action étatique qui stigmatise les affections ou qui attribue une importance erronée ou exagérée aux limitations fonctionnelles (s’il en est), ou encore qui ne tient pas compte de l’«aspect réparateur important» (Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143, à la p. 171) ou de l’«objet d’amélioration» du par. 15(1) (Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, au par. 66; Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, au par. 65; Law, précité, au par. 72), qui ajoute la dimension, pertinente sur le plan juridique, des droits de la personne à ce qui pourrait n’être autrement qu’une simple condition biomédicale.

27 Certains motifs énumérés à l’art. 15 sont nettement immuables, comme l’origine ethnique. Une déficience peut être, mais n’est pas nécessairement, immuable dans le sens de ne pas être susceptible de changement. Comme le montre la présente affaire, une déficience peut être acquise au cours de l’existence d’une personne et s’aggraver ou s’atténuer avec le temps. Aussi, une déficience n’est sûrement pas «immuable» du fait qu’elle peut varier d’un cas à l’autre. Contrairement au sexe ou à l’origine ethnique, qui marquent généralement chaque membre de la catégorie visée d’une seule caractéristique, les déficiences varient en genre, en intensité et en durée d’un bout à l’autre de toute la gamme des caractéristiques physiques ou mentales personnelles qui, dans le contexte du RPC, empêchent une personne de travailler et de verser les cotisations exigibles chaque année ou la rendent inapte à le faire. Comme l’a dit le juge Sopinka dans l’arrêt Eaton, précité, au par. 69, lorsqu’il s’agit de déficience, «il existe des différences énormes selon l’individu et le contexte».

28 Contrairement à la race ou à la couleur, par exemple, une déficience peut entraîner des limitations fonctionnelles pertinentes qui, par le passé, ont permis (souvent injustement) d’expliquer et de justifier une différence de traitement des personnes ayant une telle déficience. Un facteur connexe est le fait qu’il existe une panoplie de fonctions par rapport auxquelles les limitations d’une personne peuvent être évaluées. Dans le contexte du RPC, le critère d’évaluation est l’aptitude au travail. Une personne peut souffrir de graves affections qui ne l’empêchent pas de gagner sa vie. Beethoven était sourd lorsqu’il a composé certaines de ses plus grandes œuvres. Franklin Delano Roosevelt, confiné à un fauteuil roulant par la polio, a été le seul président américain à être élu quatre fois. Terry Fox, qui avait perdu une jambe à cause du cancer, a inspiré les Canadiens en entreprenant un marathon d’un océan à l’autre et en recueillant des millions de dollars pour la recherche sur le cancer. Le professeur Stephen Hawking, atteint de sclérose latérale amyotrophique et incapable de communiquer sans aide, s’est néanmoins brillamment illustré en tant que physicien théoricien. (Il aurait même dit, peut‑être avec une ironie teintée d’amertume, que ses déficiences lui donnaient plus de temps pour réfléchir.) Il va sans dire que, même si elles ont un emploi stable, ces personnes ne sont pas nécessairement à l’abri de toute discrimination dans leur milieu de travail. Nul ne prétendrait non plus que ces personnes n’ont pas de déficience grave, si on les évalue en fonction d’un autre critère que l’emploi (celui de l’accès aux soins de santé par exemple).

29 La notion de déficience doit donc englober une multitude d’affections tant physiques que mentales, superposées à une gamme de limitations fonctionnelles, réelles ou perçues, tout en reconnaissant la possibilité que la personne dite «déficiente» ne souffre d’aucune affection ni d’aucune limite en ce qui a trait à de nombreux aspects importants de sa vie. La reconnaissance de l’humanité que les personnes ayant une déficience ont en commun avec toutes les autres personnes, et la croyance que les qualités et les aspirations que nous partageons importent davantage que nos différences, sont deux forces qui animent les droits à l’égalité garantis par le par. 15(1).

30 L’argument de l’appelant repose sur le fait qu’un bon nombre des problèmes auxquels les personnes ayant une déficience font face dans leur vie quotidienne découlent non pas inévitablement de leur état, mais plutôt de la réaction problématique de la société face à cet état. Une analyse appropriée exige de distinguer l’affection dont souffre une personne de la réaction de la société face à cette affection, ainsi que de reconnaître que la discrimination résulte en bonne partie d’une construction sociale. Voir, par exemple, D. Pothier, «Miles to Go: Some Personal Reflections on the Social Construction of Disability» (1992), 14 Dalhousie L.J. 526. Ce n’est généralement pas la personne ayant une déficience qui est à l’origine de l’exclusion et de la marginalisation, mais plutôt l’environnement socioéconomique et, malheureusement, l’État lui‑même. En matière d’actes gouvernementaux, les réactions problématiques comprennent les mesures législatives qui ont un effet discriminatoire sur les personnes ayant une déficience, ainsi que l’inadvertance administrative. L’appelant affirme que la façon dont le RPC le traite montre l’inégalité qui peut résulter lorsque le gouvernement établit des programmes sociaux sans tenir compte adéquatement, à l’étape de leur conception, de la situation véritable des personnes qui ont une déficience.

A. La dimension constitutionnelle de la déficience

31 Dans le présent pourvoi, la Cour a la possibilité d’examiner pour la première fois depuis l’arrêt Law, précité, le motif de la déficience énoncé au par. 15(1). Dans cet arrêt, le juge Iacobucci, s’exprimant au nom de notre Cour à l’unanimité au par. 39, a fait ce qu’il a appelé «une synthèse» des «différentes démarches» liées au critère du par. 15(1). Je compte, au départ, souligner certains thèmes pertinents qui se dégagent de la jurisprudence dans laquelle notre Cour a examiné la question de la déficience sous l’angle de la Charte, dans la mesure où ces thèmes peuvent être utiles pour trancher le présent pourvoi, pour ensuite aborder, à la lumière de cette jurisprudence, l’application des lignes directrices résumées à partir du par. 88 de l’arrêt Law.

32 L’intimé prend quelque peu à la légère l’affection physique de l’appelant, ce qui donne à penser qu’il ne croit pas que de graves maux de dos peuvent justifier une attaque constitutionnelle. Il fait valoir que la protection offerte par le par. 15(1)

[traduction] vise des déficiences graves. [. . .] [L]es commissions et tribunaux des droits de la personne au Canada ont décidé que les absences du travail dues à des blessures ou maladies temporaires ne sont normalement pas considérées comme des déficiences. . .

Ce point de vue met trop l’accent sur l’affection elle-même et pas assez sur la réaction du gouvernement à celle-ci. Je compte donc analyser ce qui, à ce stade, paraît être des circonstances qui indiquent l’existence du motif énuméré de la déficience, tout en soulignant qu’il est évident que cette analyse sera perfectionnée dans d’autres affaires au fur et à mesure qu’elles se présenteront.

33 La Charte n’est pas une baguette magique qui permet de supprimer toute affection physique ou mentale, et on ne s’attend pas non plus à ce qu’elle donne l’illusion de le faire. Elle ne permet pas non plus d’atténuer ou de supprimer les limitations fonctionnelles qui découlent véritablement de l’affection. Toutefois, l’art. 15 de la Charte peut jouer un rôle très important en permettant d’aborder la manière dont l’État réagit aux gens ayant une déficience. Le paragraphe 15(1) garantit que les gouvernements ne puissent pas, intentionnellement ou en omettant de prendre les mesures d’accommodement appropriées, stigmatiser l’affection physique ou mentale sous-jacente ou attribuer à une personne des limitations fonctionnelles que cette affection physique ou mentale sous‑jacente n’entraîne pas, ou encore omettre de reconnaître les difficultés supplémentaires que les personnes ayant une déficience peuvent éprouver à s’épanouir dans une société implacablement conçue pour répondre aux besoins des personnes physiquement aptes.

34 Il est donc utile de maintenir une distinction entre, d’une part, la composante de la déficience qui, peut-on dire, se retrouve chez la personne elle-même, à savoir les facettes de l’affection physique ou mentale et de la limitation fonctionnelle, et d’autre part, l’autre composante qui est celle du handicap ou désavantage qui résulte d’une construction sociale et qui ne se retrouve nullement chez la personne elle-même, mais résulte plutôt de la société dans laquelle cette personne doit effectuer ses tâches quotidiennes. Cette façon de différencier les différentes facettes de la déficience est approfondie dans le contexte médical par l’Organisation mondiale de la santé dans Classification internationale des handicaps: déficiences, incapacités et désavantages: Un manuel de classification des conséquences des maladies (1988) (version originale anglaise publiéee en 1980); repris dans Décennie des Nations Unies pour les personnes handicapées, 1983‑1992: Programme d’action mondial concernant les personnes handicapées (1983), à la p. 3, et dans le domaine des droits de la personne, par le professeur J. E. Bickenbach dans Physical Disability and Social Policy (1993), et la professeure M. Minow dans «When Difference Has Its Home; Group Homes for the Mentally Retarded, Equal Protection and Legal Treatment of Difference» (1987), 22 Harv. C.R.-C.L. L. Rev. 111, à la p. 124. (Bien que l’OMS utilise dans le contexte médical, le mot «déficience» lorsqu’elle parle de l’affection (la première facette), je préfère utiliser le mot «affection» pour faire ressortir le fait que, sur le plan juridique, ce sont les trois facettes qui constituent la déficience.)

35 Je n’ai pas l’intention d’ajouter des nuances au domaine déjà compliqué des droits à l’égalité, mais j’estime que le fait de prêter suffisamment attention aux distinctions proposées par l’OMS contribue à clarifier le motif de la déficience à l’intérieur du cadre général du par. 15(1) exposé dans l’arrêt Law, précité.

36 Les affections physiques ou mentales (la première facette) n’engendrent pas toutes des limitations fonctionnelles (la deuxième facette). Notre Cour a récemment examiné un certain nombre de plaintes connexes en matière d’emploi qui avaient été déposées en vertu de l’art. 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Il était question notamment d’une affaire où un employeur avait eu complètement tort d’attribuer à une candidate à un emploi de jardinière horticultrice des limitations fonctionnelles que son état physique n’engendrait pas en fait, quoique l’employeur ait changé d’idée par la suite: Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27. Lorsque des limitations fonctionnelles existent vraiment, elles peuvent être mineures au point de n’avoir aucune importance. Par exemple, il se peut qu’une personne légèrement daltonienne n’éprouve aucune limitation fonctionnelle dans la mesure où elle ne choisit pas un emploi pour lequel l’aptitude à distinguer exactement les couleurs est importante, comme celui de décorateur d’intérieur ou de pilote de ligne commerciale. Dans d’autres cas comme celui des personnes myopes qui portent des verres correcteurs, la technologie a supprimé toute limitation fonctionnelle qui existerait par ailleurs. Une personne dont l’affection physique persiste mais dont les limitations fonctionnelles ont été éliminées continue‑t‑elle d’être une personne ayant une déficience? La Cour suprême des États‑Unis est d’avis que ces personnes cessent d’avoir une déficience au sens de l’Americans with Disabilities Act; voir Sutton c. United Airlines, Inc., 119 S.Ct. 2139 (1999). Notre jurisprudence ne permettrait pas nécessairement d’arriver au même résultat, comme nous le verrons plus loin.

37 De même, la troisième facette (le handicap ou désavantage résultant d’une construction sociale) peut attribuer à tort des conséquences exagérées ou injustifiées à toute limitation fonctionnelle réelle. Le fait qu’un gouvernement soit enclin à exclure des personnes en raison de l’affection dont elles souffrent justifie un examen même dans le cas où cette affection entraîne une limitation fonctionnelle bien réelle. Les conséquences que le gouvernement associe à une telle limitation fonctionnelle peuvent être exagérées (ou encore sous-estimées). Les membres du Conseil scolaire du comté de Brant qui, comme le décrit l’arrêt Eaton, précité, ont entrepris la tâche difficile d’évaluer la capacité d’apprentissage d’une enfant de 12 ans, Emily Eaton, ne devaient pas ignorer qu’une autre personne, qui utilisait également un fauteuil roulant et éprouvait des difficultés à communiquer, s’est révélée être le professeur Stephen Hawking. Affirmer que l’État ne doit pas exagérer les limitations fonctionnelles découlant d’une déficience grave ne revient pas à sous‑estimer la difficulté de procéder à l’évaluation.

38 Il y a le cas tout aussi problématique où la société passe directement de la première facette (l’affection physique ou mentale) à la troisième (l’imposition d’un désavantage ou handicap) sans prendre le temps d’évaluer la véritable limitation fonctionnelle, s’il en est. Par exemple, il se peut qu’une personne gravement défigurée ou atteinte de la lèpre ne souffre jamais d’une limitation fonctionnelle pertinente, mais qu’elle soit néanmoins victime de discrimination en raison de son état.

39 En résumé, bien que les notions d’affection et de limitation fonctionnelle (réelle ou perçue) soient des facteurs importants dans l’analyse de la déficience, l’accent est mis avant tout sur la réaction législative ou administrative inadéquate (ou l’absence de réaction) de l’État. Le paragraphe 15(1) porte en fin de compte sur les droits de la personne et le traitement discriminatoire, et non pas sur des conditions biomédicales.

40 Les différentes composantes ou facettes de l’analyse de la déficience sont pertinentes tant aux fins d’un examen fondé sur une loi relative aux droits de la personne qu’aux fins d’un examen fondé sur la Charte. En fait, deux pourvois en matière d’emploi dont notre Cour a été saisie récemment illustrent davantage ces liens. Dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868 (appelé l’affaire de la «succession Grismer»), le surintendant des véhicules automobiles avait présumé, sans procéder à une évaluation individuelle, que l’appelant, dont la vision s’était détériorée à la suite d’un accident cérébrovasculaire, souffrait d’une limitation fonctionnelle suffisante pour qu’il lui soit interdit de détenir un permis de conduire. La Cour a conclu que l’appelant avait droit à une évaluation individuelle visant à déterminer si la limitation qu’on lui prêtait était réelle. Par ailleurs, dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, une pompière s’appelant Tawney Meiorin, qui avait échoué à une série de tests intenses d’endurance physique et ainsi démontré une limitation physique largement liée à son sexe, a eu gain de cause en démontrant que les normes applicables n’avaient jamais vraiment été liées aux exigences de la lutte contre les incendies. Ces normes ne servaient qu’à évaluer la capacité aérobique des hommes exerçant la fonction de pompier. Même s’il ne s’agit pas d’un cas de déficience, l’affaire Meiorin fournit un exemple de situation où il est démontré qu’une caractéristique personnelle énumérée à l’art. 15 (le sexe) est associée à une capacité aérobique moindre (limitation fonctionnelle), et est ensuite transformée erronément par l’État en un handicap relatif à l’emploi. Cette entrave créée par l’État n’est pas moins répréhensible du fait qu’elle est mal conçue plutôt qu’intentionnellement discriminatoire. Ce n’était pas la candidate qui causait un «problème», mais l’application par l’État d’une norme masculine au lieu de ce à quoi l’appelante avait droit, à savoir une analyse d’emploi équitable qui n’établit aucune distinction fondée sur le sexe. L’adoption d’un point de vue analogue est préconisée dans les affaires où la limitation fonctionnelle est liée à une déficience.

B. Les lignes directrices établies dans l’arrêt Law c. Canada

41 Dans l’arrêt Law, précité, notre Cour a indiqué que l’analyse fondée sur l’art. 15 reposait sur les «trois grandes questions» suivantes (au par. 39):

Premièrement, la loi contestée a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? Si tel est le cas, il y a différence de traitement aux fins du par. 15(1). Deuxièmement, le demandeur a‑t‑il subi un traitement différent en raison d’un ou de plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues? Et, troisièmement, la différence de traitement était‑elle réellement discriminatoire, faisant ainsi intervenir l’objet du par. 15(1) de la Charte pour remédier à des fléaux comme les préjugés, les stéréotypes et le désavantage historique? Les deuxième et troisième questions servent à déterminer si la différence de traitement constitue de la discrimination réelle au sens du par. 15(1). [Souligné dans l’original.]

42 Je me pose donc ces trois grandes questions relativement à l’allégation de déficience de l’appelant.

(1) La différence de traitement

43 La première étape consiste à déterminer si la disposition du RPC relative à la déficience crée une inégalité de traitement en établissant une distinction, fondée sur une ou plusieurs caractéristiques personnelles, entre l’appelant et une autre personne ou un autre groupe à qui on peut le comparer à juste titre. La Commission d’appel des pensions a conclu que le RPC établissait des critères objectifs qui s’appliquaient uniformément et sans distinction à chaque requérant. Cela est vrai en ce sens que les mêmes critères étaient appliqués à tous les cotisants. Toutefois, ces critères établissaient expressément une distinction entre les gens ayant une déficience permanente et les autres cotisants, et traitaient ces groupes différemment. De plus, leurs effets variaient énormément selon le degré de déficience des personnes au cours de la période cotisable. Comme le juge Stone de la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer, «[l]a condition relative à la récence des cotisations ne tient pas compte du fait que les personnes invalides ne sont peut‑être pas en mesure de verser des cotisations pendant la période minimale d’admissibilité prévue au paragraphe 44(1), parce qu’en fait elles sont physiquement incapables de travailler» (par. 11). Les exigences en matière de cotisation du RPC, qui, à première vue, appliquaient les mêmes règles à tous les cotisants, avaient un effet différent sur les personnes qui veulent travailler mais qui ne peuvent pas le faire en raison d’une déficience.

44 Le législateur a reconnu l’existence de ce problème de deux manières: d’une part, en excluant de son évaluation de l’historique des cotisations d’un requérant les années pendant lesquelles il avait eu une déficience permanente, et d’autre part, en réduisant l’exigence de cotisation à cinq ans sur dix (ou à deux ans sur trois) et en reconnaissant ainsi qu’il se peut qu’une personne n’ait pas cotisé de façon ininterrompue pour des raisons indépendantes de sa volonté, dont la déficience temporaire. L’appelant prétend que les règles du cinq ans sur dix et du deux ans sur trois ne sont pas pertinentes car elles s’appliquent à tous, tandis que la raison de sa propre omission de verser des cotisations fait l’objet d’une protection offerte par la Charte. Il dit qu’à l’instar des personnes ayant une déficience permanente, il n’avait pas pu, en raison de ses graves maux de dos, maintenir le niveau de cotisations prévu pour les travailleurs physiquement aptes. Bref, tant sur le plan de sa conception que sur celui de son effet, le RPC établit une distinction fondée sur une déficience entre l’appelant et les personnes plus physiquement aptes qui sont sur le marché du travail. De plus, le RPC établit une autre distinction entre les gens qui, comme l’appelant, ont été tenus à l’écart du marché du travail pendant la période cotisable par une déficience temporaire, et les gens qui ont été tenus complètement à l’écart du marché du travail pendant une partie ou l’ensemble de cette période par une déficience permanente.

a) La méthode comparative

45 L’identification du groupe auquel l’appelant peut se comparer pour alléguer qu’il y a eu «inégalité de traitement» est cruciale. Dès l’arrêt Andrews, précité, qui est le premier qu’elle a rendu en matière d’égalité, la Cour a statué que les allégations de distinction et de discrimination ne pouvaient être évaluées que «par comparaison avec la situation des autres dans le contexte socio‑politique où la question est soulevée» (p. 164). Voir également l’arrêt Law, précité, au par. 24:

Cette comparaison permet de déterminer si la personne qui invoque le par. 15(1) subit une différence de traitement, ce qui constitue la première étape de la détermination de la présence d’inégalité discriminatoire aux fins de ce paragraphe.

46 L’appelant prétend que sa situation devrait être comparée à celle d’un travailleur ordinaire qui était physiquement apte pendant la période cotisable, du fait qu’il était tenu de verser les mêmes cotisations sans qu’il ne soit suffisamment tenu compte des périodes de déficience temporaire. Toutefois, bien que l’auteur d’une plainte fondée sur l’art. 15 jouisse d’une latitude considérable pour identifier le groupe de comparaison approprié, «il se peut que la qualification de la comparaison par le demandeur ne soit pas suffisante. La différence de traitement peut ne pas s’effectuer entre les groupes cernés par le demandeur, mais plutôt entre d’autres groupes» (Law, précité, au par. 58).

47 Une telle identification requiert un lien adéquat entre le groupe de comparaison choisi et l’avantage qui constitue l’objet de la plainte. Comme il a été souligné dans l’arrêt Law, précité, au par. 57:

Il faut examiner à la fois l’objet et l’effet des dispositions pour faire ressortir le groupe ou les groupes de comparaison appropriés.

48 La disposition d’exclusion a pour objet de faciliter l’accès de personnes ayant une déficience permanente à une pension d’invalidité du RPC. Elle le fait au moyen des mêmes critères («grave» et «prolongée») que ceux qui sont utilisés pour la pension d’invalidité elle‑même. Je ne laisse pas entendre que la correspondance exacte entre l’avantage en cause et l’objet du régime général permet nécessairement d’éviter l’allégation de discrimination, vu que la discrimination peut résider dans l’objet ou les effets du régime général, comme l’a fait remarquer le juge McLachlin (maintenant Juge en chef), dans l’arrêt Battlefords and District Co-operative Ltd. c. Gibbs, [1996] 3 R.C.S. 566, aux par. 46 et suiv. En l’espèce, toutefois, l’appelant ne prétend pas que la pension d’invalidité est elle‑même discriminatoire au sens de l’art. 15.

49 Un travailleur physiquement apte qui cotise plus ou moins régulièrement au RPC et qui est atteint par la suite d’une déficience permanente sera considéré comme quelqu’un qui a versé toutes ses cotisations en vertu de la règle du cinq ans sur dix ou du deux ans sur trois, et n’aura donc pas besoin (en raison de sa déficience) de recourir à la disposition d’exclusion. Il n’est pas visé par la disposition d’exclusion et n’est pas non plus défavorisé par les effets de cette disposition.

50 Les gens qui bénéficient de la disposition d’exclusion sont non seulement ceux qui démontrent l’existence d’une déficience permanente à la date de la demande, mais encore ceux qui avaient une déficience permanente pendant la période cotisable, ou pendant la partie de cette période qu’ils demandent d’exclure du calcul du RPC. Les gens qui ont une déficience permanente sont donc ceux qui bénéficient de la disposition d’exclusion dont l’appelant veut se prévaloir et qui, à mon avis, constituent le groupe de comparaison approprié.

51 L’intervenant, le Conseil des Canadiens avec déficiences, dit qu’étant donné que l’appelant avait une déficience grave et permanente en 1993, le meilleur argument fondé sur la Charte est que le législateur a eu tort de tracer une ligne à la date de la demande au sein du groupe de personnes qui subissaient le même désavantage à cette époque. Or, la disposition d’exclusion concerne l’état de santé au cours de chacune des 10 années qui ont précédé la demande faite en 1993 et qui correspondent à la période cotisable pendant laquelle l’appelant jouissait d’un avantage sur le plan de la santé.

52 Je conclus donc que l’appelant a démontré qu’on lui a refusé le même bénéfice de la loi, dans le cadre de la première étape de l’analyse de l’égalité. On lui a refusé une pension d’invalidité parce qu’il ne pouvait pas relever de la disposition d’exclusion dont pouvaient se prévaloir les requérants qui avaient une déficience grave et permanente pendant les années cotisables en cause. Le RPC n’a pas reconnu l’obstacle que constituait la déficience temporaire de l’appelant. L’appelant prétend essentiellement que la disposition d’exclusion a une portée trop restreinte. Cependant, le groupe pertinent auquel il peut se comparer pour alléguer qu’il y a eu «inégalité de traitement» est celui des cotisants au RPC qui avaient une déficience grave et permanente au cours des années comprises dans leurs historiques des cotisations respectifs et qui ont donc bénéficié de la disposition d’exclusion dont l’appelant prétend pouvoir se prévaloir en raison de ses droits à l’égalité.

(2) La distinction contestée est‑elle fondée sur un motif énuméré ou analogue?

53 La disposition d’exclusion établit une distinction fondée entièrement sur l’existence et la durée de la déficience qui a empêché le requérant de travailler. La classification fondée sur la déficience est susceptible d’examen, de sorte que l’appelant satisfait au critère de la «deuxième grande question» décrit dans l’arrêt Law, précité. Je dois ajouter que même si, par définition, la déficience temporaire n’est pas immuable au sens de ne pas pouvoir changer, elle constitue manifestement une caractéristique dont la durée ne peut pas être changée et qui est totalement indépendante de la volonté de la personne qui en souffre.

(3) Le désavantage financier subi par l’appelant en raison de l’application du sous‑alinéa 44(2)b)(iii) du RPC constitue‑t‑il de la discrimination au sens de l’article 15 de la Charte?

54 La classification fondée sur la déficience n’est pas nécessairement désavantageuse. En l’espèce, ceux qui y sont admissibles ont droit à une pension d’invalidité du RPC. La demande de l’appelant a été refusée, mais, même s’il repose sur des motifs liés à la déficience, ce refus n’est pas suffisant pour qu’il y ait violation du par. 15(1). L’appelant doit également démontrer que l’omission du RPC de tenir compte du fait que son historique de cotisations s’expliquait, du moins en partie, par sa déficience temporaire met en cause l’objet du par. 15(1) de la Charte. L’appelant doit aller au‑delà d’une «démarche formaliste ou automatique» (Law, précité, au par. 88), et aborder la question fondamentale qui, pour citer l’arrêt Law, au par. 99, peut être formulée comme suit:

L’objet et l’effet de la loi sont‑ils compatibles avec une société dans laquelle tous sont également reconnus en tant qu’être humains ou que membres de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération? L’objet et l’effet de la loi perpétuent‑ils l’opinion que [les gens qui ont une déficience temporaire] sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne?

55 À cet égard, l’appelant invoque notamment l’«objet d’amélioration» de l’art. 15, tout en s’appuyant sur le besoin d’accommodement souligné dans l’arrêt Eaton, précité, au par. 67:

C’est [. . .] l’omission de fournir des moyens raisonnables et d’apporter à la société les modifications qui feront en sorte que ses structures et les actions prises n’entraînent pas la relégation et la non‑participation des personnes handicapées qui engendre une discrimination à leur égard. [. . .] C’est la reconnaissance des caractéristiques réelles, et l’adaptation raisonnable à celles‑ci, qui constitue l’objectif principal du par. 15(1) en ce qui a trait à la déficience.

56 La notion de «dignité humaine» sous‑tend l’art. 15 depuis le début, comme l’a relaté le juge Iacobucci dans l’arrêt Law, précité, aux par. 40 à 65. En fait, l’ancien premier ministre Trudeau a insisté sur ce point dans son plaidoyer en faveur de l’adoption d’une charte constitutionnelle:

L’adoption même d’une charte constitutionnelle s’inscrit dans la ligne la plus pure de l’humanisme libéral: tous les membres de la société civile jouissent de certains droits fondamentaux inaliénables, et ils ne peuvent en être privés par aucune collectivité (État, Gouvernement) ni au nom d’aucune collectivité (nation, ethnie, religion ou autre). Ce sont des «humaines personnalités» (Maritain), des êtres qui relèvent de l’ordre moral, c’est‑à‑dire libres et égaux entre eux, chacun ayant une dignité absolue et une valeur infinie. En tant que tels ils transcendent les accidents de lieu et de temps et rejoignent en quelque sorte l’humanité universelle. Ils ne sont donc contraignables par aucune tradition ancestrale, n’étant esclaves ni de leur race, ni de leur religion, ni de leur condition de naissance, ni de leur histoire collective. [En italique dans l’original; je souligne.]

(P. E. Trudeau avec la collaboration de Ron Graham, Trudeau: l’essentiel de sa pensée politique (1998), à la p. 90.)

57 Je souligne les mots «libres et égaux entre eux, chacun ayant une dignité absolue et une valeur infinie». Bien que notre Cour ait indiqué clairement qu’elle n’est pas liée par les différentes interprétations de la Charte que des gens, «si distingués soient‑ils», ont proposées au cours du processus de rédaction (voir Renvoi: B.C. Motor Vehicle Act, [1985] 2 R.C.S. 486, à la p. 508), il est néanmoins utile de souligner qu’avec l’arrêt Law, précité, dans lequel on s’est efforcé d’unifier les résultats de près de 15 années d’interprétation judiciaire, le caractère central que les rédacteurs voulaient que la notion de dignité humaine ait en matière d’interprétation de l’art. 15 a été confirmé. Dans l’arrêt Law, précité, au par. 51, le juge Iacobucci a affirmé que

une différence de traitement ne constituera vraisemblablement pas de la discrimination au sens du par. 15(1) si elle ne viole pas la dignité humaine ou la liberté d’une personne ou d’un groupe de cette façon . . .

de même qu’au par. 42, où il a cité avec approbation le critère proposé par le juge McIntyre dans Andrews, précité, à la p. 171, selon lequel:

Favoriser l’égalité emporte favoriser l’existence d’une société où tous ont la certitude que la loi les reconnaît comme des êtres humains qui méritent le même respect, la même déférence et la même considération.

Le juge L’Heureux‑Dubé a reformulé ce critère de la façon suivante, dans Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, au par. 39:

Une personne ou un groupe de personnes est victime de discrimination au sens de l’art. 15 de la Charte si, du fait de la distinction législative contestée, les membres de ce groupe ont l’impression d’être moins capables ou de moins mériter d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considération.

58 La question n’est donc pas seulement de savoir si l’appelant a été privé d’un avantage financier, ce qui est le cas, mais plutôt de savoir si cette privation favorise l’opinion que les individus souffrant d’une déficience temporaire sont «moins capables ou [. . .] moins [dignes] d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou en tant que membres de la société canadienne qui méritent le même intérêt, le même respect et la même considération» (je souligne). Dans l’arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, le juge McLachlin a souligné, au par. 132, que «des distinctions fondées sur des motifs énumérés ou des motifs analogues peuvent, à l’examen, se révéler non discriminatoires».

a) Les facteurs contextuels

(i) Le désavantage préexistant

59 Dans l’arrêt Law, précité, le juge Iacobucci a souligné l’importance d’aborder la troisième étape de l’analyse fondée sur l’art. 15 en examinant une gamme de facteurs contextuels. (Même si l’arrêt Law portait également sur le RPC, l’avantage en cause dans cette affaire était une pension de conjoint survivant et le contexte y était fort différent de celui qui entoure les dispositions relatives à la pension d’invalidité qui sont en cause en l’espèce.) Le contexte est important. Comme le juge Marshall, dissident en partie, l’a dit dans Cleburne c. Cleburne Living Centre, Inc., 473 U.S. 432 (1985), aux pp. 468 et 469, [traduction] «[l]’effet d’une affiche indiquant “Hommes seulement” diffère considérablement selon qu’elle se trouve sur la porte d’une salle de toilettes ou sur celle d’un palais de justice».

60 Les facteurs contextuels pertinents comprennent tout désavantage préexistant et toute vulnérabilité du demandeur, ainsi que tout stéréotype dont il peut être victime. Bien qu’ils ne soient pas déterminants, ces facteurs ne favorisent pas l’appelant. Même si aucune personne ayant souffert de maux de dos ne prendrait à la légère l’état de l’appelant, la plupart des gens peuvent probablement être considérés comme ayant déjà souffert d’une certaine forme de déficience «temporaire» dans l’exercice de leurs fonctions. Il se peut que les personnes ayant une déficience temporaire aient peu de choses en commun, si ce n’est certaines affections ou limitations fonctionnelles d’une durée plus ou moins longue et, à moins que ce groupe ne soit mieux circonscrit, il ne peut pas vraiment être comparé aux autres groupes qui bénéficient de la protection de l’art. 15. L’appelant ne se plaint pas non plus d’être victime de stéréotypes. Il prétend que, même si le RPC est fondé sur une évaluation véritable des «mérites et capacités d’un individu» (Andrews, précité, à la p. 175), la disposition en cause est [traduction] «trop restrictive» pour résister à l’examen fondé sur la Charte.

(ii) Les rapports entre les motifs de discrimination et les caractéristiques ou la situation personnelle du demandeur

61 La deuxième question contextuelle est le rapport entre le motif de discrimination (c’est‑à‑dire, la déficience) et la nature de la différence de traitement. Dans l’arrêt Law, précité, au par. 69, le juge Iacobucci mentionne que les arrêts Eaton et Eldridge, précités, établissent que «pour éviter la discrimination fondée sur ce motif, il faudra souvent établir des distinctions en fonction des caractéristiques personnelles de chaque personne handicapée». Le simple fait que la mesure législative en cause ne fait pas totalement abstraction de la situation personnelle du demandeur ne répond pas entièrement à l’allégation, comme il a été souligné dans l’arrêt Law, au par. 70:

Cela ne veut pas dire que le simple fait que la mesure législative contestée prend en compte dans une certaine mesure la situation véritable de personnes telles que le demandeur sera suffisant pour faire échouer une demande présentée en vertu du par. 15(1). L’accent doit toujours être mis sur la question centrale de savoir si, dans la perspective du demandeur, la différence de traitement imposée par la mesure a pour effet de violer la dignité humaine. Le fait que la mesure contestée est susceptible de contribuer à la réalisation d’un but social valide pour un groupe de personnes ne peut pas être utilisé pour rejeter une demande fondée sur le droit à l’égalité lorsque les effets de la mesure sur une autre personne ou un autre groupe entrent en conflit avec l’objet de la garantie prévue au par. 15(1).

En l’espèce, le RPC se préoccupe de la situation des cotisants au RPC qui sont atteints d’une «invalidité physique ou mentale grave et prolongée». La disposition d’exclusion est conçue de manière à respecter le droit à la pension d’invalidité elle‑même et met l’accent sur les «caractéristiques personnelles de chaque personne handicapée» (Law, précité, au par. 69). Le droit à la pension et la disposition d’exclusion visent tous les deux un groupe particulier de cotisants au RPC dont les besoins et la situation correspondent exactement à l’objet de la mesure législative. Cette concordance (ou correspondance) exacte n’existe pas entre la disposition d’exclusion et l’appelant qui n’a connu que des périodes de déficience temporaire sporadiques pendant la période cotisable.

62 La concordance de la disposition d’exclusion avec l’objet de la pension d’invalidité du RPC distingue la présente affaire de la situation qui existait dans Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493. Dans ce dernier cas, la réalisation de l’objet d’amélioration de l’Individual’s Rights Protection Act n’était pas favorisée par l’exclusion de l’orientation sexuelle. En fait, l’exclusion allait à l’encontre de certaines facettes de l’objet explicite d’un code complet des droits de la personne visant à promouvoir une société «où [. . .] chacun, homme ou femme, pourra affirmer son autonomie et être reconnu en tant qu’individu et non en tant que membre d’une catégorie particulière» (le juge Cory, au par. 2, citant le Hansard de l’Alberta). En l’espèce, il n’y a pas de telle contradiction entre la disposition contestée et l’objet louable de la loi en cause.

63 Au cours des années pertinentes ayant précédé 1993, l’appelant n’avait pas de déficience permanente et le RPC limitait l’application de la disposition d’exclusion à ceux qui avaient une déficience permanente, c’est‑à‑dire à ceux dont les besoins plus grands à l’époque concordaient avec l’objet même de la création de l’avantage prévu par la Loi. De plus, le RPC tenait compte des «caractéristiques personnelles» des non‑cotisants temporaires, y compris des personnes qui avaient une déficience temporaire, en permettant un historique de cotisations sporadiques selon les règles du cinq ans sur dix et du deux ans sur trois. Le fait que cet accommodement s’appliquait aux personnes qui n’avaient pas cotisé au RPC pour des raisons qui n’avaient absolument rien à voir avec la Charte (par exemple, la fermeture d’une usine), de même qu’aux gens qui, comme l’appelant, disposaient d’arguments fondés sur la Charte, n’enlève rien au fait qu’un accommodement était consenti.

64 La validité de l’argument de l’appelant dépend de la justesse de son choix des travailleurs physiquement aptes en tant que groupe de comparaison. Il dit: [traduction] «L’appelant Granovsky souhaite indiquer clairement que son argument repose sur une comparaison entre les personnes qui ont une déficience temporaire et celles qui sont physiquement aptes. Le fait que des ajustements aient été effectués pour les personnes qui ont une “déficience permanente” n’est pas l’élément essentiel de la plainte de M. Granovsky.» Si, comme je le crois, il a choisi le mauvais groupe de comparaison, le reste de son analyse s’effondre sous le poids d’une prémisse erronée.

(iii) L’objet ou l’effet d’amélioration

65 Un troisième facteur contextuel connexe est l’objet ou l’effet d’amélioration de la mesure législative contestée en ce qui concerne d’autres groupes sociaux. Comme l’a fait remarquer à juste titre M. D. Lepofsky:

[traduction] De par leur conception et leur fonctionnement, la plupart des institutions, des lois, des organisations, des édifices, des systèmes de télécommunication, des écoles et des universités, des institutions d’intérêt public, des énoncés de fonctions, des services de transport en commun et des autres installations et services mis à la disposition de l’ensemble des citoyens partent de l’hypothèse tacite, erronée et injuste que seules les personnes qui n’ont aucune déficience pourront, vont ou devront y participer ou les utiliser, selon le cas.

(«A Report Card on the Charter’s Guarantee of Equality to Persons with Disabilities after 10 Years — What Progress? What Prospects?» (1998), 7 N.J.C.L. 263, à la p. 270.)

66 En ce sens, le par. 15(1) reconnaît la volonté légitime des personnes qui ont une déficience de participer à la vie quotidienne qui va de soi pour le reste de la population. L’égalité concerne [traduction] «les similitudes qui transcendent et les différences qui restent»: Minow, loc. cit., à la p. 124.

67 En l’espèce, toutefois, le groupe dont le législateur a voulu améliorer la situation est celui, plus défavorisé, des personnes ayant une déficience permanente. Comme notre Cour l’a conclu, en des termes applicables en l’espèce, au par. 72 de l’arrêt Law:

Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l’objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l’exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives. [Je souligne.]

Je ne laisse pas entendre qu’une allégation fondée sur l’art. 15 peut être tranchée adéquatement en opposant des groupes de personnes défavorisées les uns aux autres pour déterminer lequel est plus défavorisé. Le fait que la disposition d’exclusion du RPC «concorde [. . .] avec les besoins plus grands ou la situation différente» des personnes ayant une déficience permanente constitue cependant un facteur contextuel pertinent.

(iv) La nature de l’intérêt touché

68 Un autre facteur contextuel est la nature et la portée de l’intérêt représenté par la mesure législative contestée. Les personnes ayant une déficience ont fait l’objet de diverses mesures législatives au fil des ans. À une autre époque, des lois protégeaient la société contre l’effet présumé des déficiences. Ainsi, les gens souffrant d’une déficience mentale étaient considérés comme des «aliénés» et ne pouvaient pas exercer bon nombre de droits civils, dont le droit de vote. Une génération ultérieure de mesures législatives a tenté d’atténuer l’effet sur le plan financier des limitations fonctionnelles des personnes ayant une déficience en leur conférant des avantages pécuniaires, comme l’illustre la mesure législative complète adoptée pour aider les anciens combattants invalides. La vague plus récente de mesures législatives, dont les lois provinciales en matière de droits de la personne, vise à améliorer la situation juridique des personnes ayant une déficience afin de remédier aux handicaps résultant d’une construction sociale, comme le juge La Forest l’a souligné dans l’arrêt Eldridge, précité, au par. 56:

. . . les personnes handicapées n’ont généralement pas obtenu [traduction] «l’égalité de respect, de déférence et de considération» que commande le par. 15(1) de la Charte. Au lieu de cela, elles ont fait l’objet d’attitudes paternalistes inspirées par la pitié et la charité, et leur intégration à l’ensemble de la société a été assujettie à leur émulation des normes applicables aux personnes physiquement aptes.

69 En l’espèce, l’«intérêt» représenté par la mesure législative contestée est la disposition d’exclusion qui, si elle était appliquée, pourrait ouvrir droit à une pension d’invalidité. L’appelant a droit à ce qu’on tienne compte de l’effet réel sur lui du refus de lui accorder cet avantage pécuniaire. (Il dit qu’il en sera réduit à l’aide sociale.) Même si le législateur n’était pas tenu de créer le régime d’avantages du RPC, étant donné qu’il a décidé de le faire, il ne doit pas conférer des avantages d’une manière discriminatoire, contrairement au par. 15(1). Ainsi, dans l’arrêt Vriend, précité, lorsque la législature de l’Alberta avait entrepris d’adopter un code complet des droits de la personne, on a jugé que sa décision d’exclure l’orientation sexuelle des motifs de discrimination illicites avait une portée trop limitative contraire à la Constitution. Par contre, la façon dont les règles de cotisation au RPC ont été conçues en l’espèce et, en particulier, la délimitation par le législateur de la disposition d’exclusion visent une catégorie limitée de personnes qui sollicitent un avantage très restreint. Dans l’arrêt Vriend, la portée trop limitative visait à renforcer le rejet des gais et lesbiennes en tant que personnes également dignes de respect. Un tel manque de respect ou une telle perte de dignité ne se dégage pas de la disposition d’exclusion, qui est conçue simplement de manière à concorder avec les exigences de la prestation de retraite elle‑même, dont aucune n’est contestée par l’appelant. Dans ces circonstances, j’estime que l’appelant n’a pas démontré que, du point de vue de la personne «raisonnable» hypothétique qui est dotée d’attributs semblables à ceux de l’appelant et qui est objective et bien informée des circonstances pertinentes (Egan, précité, au par. 56; Law, précité, au par. 60), sa dignité ou ses aspirations légitimes à un l’épanouissement personnel étaient en cause.

70 En d’autres termes, l’appelant n’a pas démontré de manière convaincante que sa plainte avait une dimension liée aux droits de la personne. En supposant qu’il peut prouver l’existence d’une affection et de limitations fonctionnelles importantes, il n’établit pas que la réaction du gouvernement, sur les plans de la conception et de l’application du RPC, rabaisse les personnes qui ont une déficience temporaire et jette un doute sur leur valeur en tant qu’êtres humains.

b) La jurisprudence en matière de déficience

71 L’appelant prétend que sa demande est entièrement compatible avec les principes établis dans la jurisprudence de notre Cour et renvoie, dans son mémoire, à l’arrêt Eldridge, précité (par. 27, 37, 38 et 94 du mémoire), et à l’arrêt Eaton, précité (par. 38 et 94 du mémoire). Il cite également, en les invoquant, l’arrêt Gibbs, précité (par. 42 du mémoire), et les motifs dissidents du juge en chef Lamer dans Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519 (par. 35 et 37 du mémoire). Bien que la jurisprudence soit présentée à juste titre comme étant favorable aux personnes qui ont une déficience, je crois, en toute déférence, qu’elle n’appuie pas la présente demande, pour les motifs que je vais tenter d’exposer brièvement.

(i) Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241

72 Dans l’affaire Eaton, on contestait le placement en milieu scolaire d’une fillette de 12 ans atteinte de paralysie cérébrale. Le conseil scolaire avait placé Émily dans une «classe pour élèves en difficulté». Les parents de la fillette voulaient qu’elle demeure dans une classe ordinaire. Il n’y a aucun doute qu’Emily souffrait d’une affection grave. La paralysie cérébrale lui avait causé des dommages considérables au cerveau (l’affection), ce qui avait entraîné une incapacité de communiquer sauf de façon très rudimentaire, la non‑maîtrise de son corps qui la confinait à un fauteuil roulant ainsi qu’un certain nombre de difficultés d’apprentissage vaguement identifiées (la limitation fonctionnelle). En ce qui a trait à la troisième facette (le handicap), Emily a fait valoir que la mesure prise par le conseil scolaire accentuait son isolement, compromettait son intégration et son épanouissement personnel et portait donc atteinte à l’objet même de ses droits à l’égalité garantis par le par. 15(1). Il a été établi que son comportement en classe — «ses pleurs, ses périodes de sommeil et de cris de plus en plus fréquents» (le juge Sopinka, au par. 19) — dérangeait manifestement ses camarades de classe «ordinaire», de sorte qu’on pouvait sérieusement se demander si le placement dans une classe pour élèves en difficulté était à l’avantage d’Emily ou à l’avantage présumé de ses camarades de classe ordinaire. La Cour s’est donc demandé si les critères (visant de prime abord à répondre avec sollicitude aux besoins d’Émily en matière d’éducation) étaient, en réalité, discriminatoires du fait qu’ils accentuaient les avantages de la ségrégation et minimisaient les avantages que tirerait Emily de son intégration à une classe ordinaire.

73 Bien que notre Cour ait refusé de considérer que l’art. 15 établit une présomption en faveur de l’intégration à une classe ordinaire (parce que l’intégration pourrait être contraire à l’intérêt d’une personne qui a une déficience grave, étant donné que l’application de la présomption pourrait mener dans certains cas à un mauvais placement), le juge Sopinka a néanmoins affirmé clairement que, du point de vue des droits de la personne, «[l]’intégration [d’Emily dans le milieu scolaire normal] est le moyen qui a été privilégié» (par. 68). On pourrait également se reporter ici au fait que le juge Marshall, dissident en partie, dans Cleburne, précité, à la p. 461, avait le sentiment similaire que l’exclusion [traduction] «prive la [personne ayant une déficience] d’une grande partie de ce qui contribue à la liberté de l’être humain et à son épanouissement, à savoir la possibilité d’établir des liens et de prendre part à la vie collective».

74 L’allégation de discrimination d’Emily a été rejetée à la lumière des faits. Dans une décision confirmée après 21 jours d’audience devant le tribunal de l’enfance en difficulté de la province, le comité local de placement du conseil scolaire a conclu à juste titre (selon la Cour) que l’intégration avait eu [traduction] «l’effet contraire de l’isoler, de la mettre à part dans le cadre en principe intégré» (par. 72 (les italiques sont de moi)). Les murs ne font pas la prison, et l’intégration à une classe ordinaire n’a pas nécessairement un effet libérateur ou épanouissant. La Cour n’a constaté aucune preuve que le conseil scolaire avait pris la mesure dans son propre intérêt ou sans tenir compte de la situation d’Emily, ou que les critères appliqués pour placer Emily dans une classe pour élèves en difficulté faisaient fi du caractère souhaitable de l’intégration des élèves ayant une déficience aux classes ordinaires. Au contraire, l’accent avait été mis sur l’égalité réelle et non simplement sur l’égalité formelle. Comme l’a recommandé le juge McIntyre dans Andrews, précité, à la p. 169: «le respect des différences [. . .] est l’essence d’une véritable égalité» (cité par le juge Sopinka, au par. 66). À mon avis, il ressort de l’ensemble de la décision qu’Emily aurait pu avoir gain de cause si le conseil scolaire appelant lui avait attribué à tort des limitations fonctionnelles dont elle ne souffrait pas ou si la Cour avait été convaincue que la réaction du conseil scolaire au défi que posait le placement d’Emily avait elle‑même porté atteinte à la dignité d’Emily en tant qu’être humain également digne de considération, ou avait érigé des obstacles discriminatoires à son épanouissement personnel. Bref, l’allégation d’Emily Eaton a échoué pour certaines des mêmes raisons de principe qui, à mon avis, commandent le rejet, en l’espèce, des allégations de l’appelant fondées sur le par. 15(1).

(ii) Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519

75 L’appelant invoque les motifs dissidents du juge en chef Lamer. Dans cette affaire, l’appelante avait démontré l’existence d’une affection physique (la sclérose latérale amyotrophique (SLA), généralement connue sous le nom de maladie de Lou Gehrig) qui entraînait une perte de contrôle musculaire (limitation fonctionnelle) si grave qu’elle s’attendait à être incapable de mettre fin à ses jours sans assistance lorsque sa qualité de vie serait détériorée au point d’être totalement insupportable. Elle a prétendu que la criminalisation de l’acte consistant à l’aider à se suicider constituait un affront lié entièrement à sa déficience physique et portait donc atteinte aux droits que lui garantissait l’art. 15 (le handicap imposé par l’État). Une différence de traitement découlait de l’interdiction légale de l’aide au suicide, car une personne ne souffrant d’aucune déficience était en mesure, si elle le souhaitait, de mettre fin à ses jours sans assistance, alors que l’appelante n’était pas en mesure de le faire en raison de sa déficience. Le juge en chef Lamer a reconnu que le handicap légal était non pas une conséquence inéluctable de la maladie, mais une conséquence imposée par la société au moyen de l’al. 241b) du Code criminel. Outre le fait que les autres juges de la Cour ont refusé de qualifier de question relative au par. 15(1) la question soulevée par Sue Rodriguez, l’analyse du Juge en chef n’est d’aucune utilité à l’appelant, car Sue Rodriguez, à l’instar d’Emily Eaton, comparait sa situation à celle d’une personne physiquement apte, et le Juge en chef a conclu à une violation du par. 15(1) sur ce fondement. Comme nous l’avons vu, le groupe de comparaison approprié en l’espèce est la catégorie des personnes ayant une déficience grave et permanente.

(iii) Battlefords and District Co‑operative Ltd. c. Gibbs, [1996] 3 R.C.S. 566

76 Tout comme en l’espèce, il était allégué, dans l’affaire Gibbs, que l’inadmissibilité à des prestations d’«invalidité» était discriminatoire. À la différence du présent pourvoi, la Charte n’était pas invoquée dans cette affaire. La Cour y a toutefois procédé à une analyse comparable. Suivant le régime d’assurance de soins médicaux offert par l’employeur, l’employé incapable de travailler en raison d’une déficience physique ou mentale touchait une indemnité de remplacement du revenu. Celle‑ci cessait d’être versée au bout de deux ans dans les cas de déficience mentale (sauf si la personne était internée), tandis qu’une personne ayant une déficience physique continuait de toucher l’indemnité indéfiniment. La Cour a conclu que cette indemnité de remplacement du revenu était discriminatoire envers les personnes qui avaient une déficience mentale. Il s’agissait de savoir si le régime de soins médicaux de l’employeur, qui, à première vue, offrait la même police d’assurance à tous les employés sans distinction, était néanmoins discriminatoire sur le plan de sa conception. L’examen de la façon dont le régime était conçu s’imposait, sinon l’employeur (ou, en l’espèce, l’État) pouvait échapper à une accusation de discrimination en faisant valoir que le demandeur, pour une raison ou une autre, n’appartenait tout simplement pas au groupe ciblé. S’exprimant au nom de la majorité, le juge Sopinka a reconnu ce danger et a fait droit à la plainte pour le motif que les personnes ayant une déficience mentale étaient traitées, dans des circonstances comparables, moins favorablement que les personnes ayant une autre forme de déficience. La comparaison devait être établie, non pas entre l’intimée et un employé physiquement apte, mais bien entre deux catégories de personnes ayant une déficience.

77 L’appelant invoque l’analyse de l’arrêt Gibbs à l’appui de sa proposition qu’en l’espèce, tout comme dans l’affaire Gibbs, une distinction a été établie à tort entre diverses déficiences. La différence réside toutefois dans le fait que, dans l’affaire Gibbs, le régime de soins médicaux stigmatisait les personnes ayant une déficience mentale comme étant moins dignes de toucher des prestations que les personnes ayant une déficience physique, tandis qu’en l’espèce aucune stigmatisation ne résulte du fait d’être considéré comme étant dans une meilleure situation lorsque, dans les faits, c’est ce qui ressort du dossier médical de l’appelant.

(iv) Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624

78 Dans l’affaire Eldridge, les trois appelants étaient sourds de naissance et leur affection auditive leur causait une limitation fonctionnelle en ce sens qu’en l’absence d’un interprète gestuel ils ne pouvaient communiquer efficacement avec leurs médecins et d’autres professionnels de la santé. L’absence de communication efficace avait pour effet de réduire les avantages en matière de soins de santé et d’accroître le risque de diagnostic erroné et de traitement inefficace. Par conséquent, comme dans l’affaire Eaton, précitée, l’affection physique était établie, tout comme la limitation fonctionnelle qui en découlait. Contrairement à l’affaire Eaton, on ne pouvait pas dire que la réaction du gouvernement était dans le meilleur intérêt des appelants sourds. Le gouvernement a néanmoins soutenu que la surdité est une condition du bénéficiaire lui-même et n’a vraiment rien à voir avec le régime de soins de santé, et qu’en refusant d’offrir des services d’interprétation gestuelle le régime traitait sur un pied d’égalité les bénéficiaires sourds et ceux qui ne l’étaient pas. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont établi une distinction entre les effets préjudiciables causés au plaignant par la loi et ceux qui existent indépendamment de la loi contestée (c’est‑à‑dire la surdité). Le juge La Forest, de notre Cour, a rejeté, pour le motif qu’elle avait une portée trop large, la proposition générale selon laquelle «[le gouvernement] n’est pas obligé d’atténuer les désavantages qu’il n’a pas contribué à créer ou à exacerber» (par. 66). Il a conclu que les communications adéquates étaient «une partie intégrante de la prestation des services médicaux» (par. 69). L’omission d’offrir des services d’interprétation gestuelle avait pour effet de créer une catégorie de bénéficiaires de second rang qui n’avaient pas accès à l’ensemble des avantages que le régime de soins de santé offrait aux personnes qui n’étaient pas sourdes. Le gouvernement n’était pas tenu d’offrir des services «supplémentaires». Il devait fournir les services médicaux que sa commission avait déjà jugés «nécessaires» de façon à ce que les personnes sourdes puissent les comprendre et en bénéficier. Le gouvernement n’avait considéré son régime de soins de santé que sous l’angle d’un bénéficiaire plus physiquement apte. Du point de vue des bénéficiaires sourds, c’était la prestation différente de services médicaux en principe uniformes qui contrevenait au par. 15(1) et qui n’était pas justifiable en vertu de l’article premier.

(4) La disposition d’exclusion ne contrevient pas à la Charte

79 Je reviens à l’observation du juge Sopinka dans l’arrêt Eaton, précité, au par. 66, que «le par. 15(1) de la Charte a non seulement pour objet d’empêcher la discrimination par l’attribution de caractéristiques stéréotypées à des particuliers, mais également d’améliorer la position de groupes qui, dans la société canadienne, ont subi un désavantage en étant exclus de l’ensemble de la société ordinaire comme ce fut le cas pour les personnes handicapées». La différence de traitement que permet la disposition d’exclusion de l’art. 44 améliore la position des personnes ayant des antécédents de déficience grave et permanente. Elle n’aide pas les personnes plus fortunées comme l’appelant, mais dans le contexte d’un régime de prestations contributif, le législateur doit inévitablement cibler le ou les groupes qu’il veut aider financièrement au moyen du RPC. Tracer des lignes de démarcation est une caractéristique inévitable du RPC et de tout régime comparable. Le législateur n’a pas contrevenu à l’objet du par. 15(1) en cherchant à avantager les personnes ayant des antécédents de déficience grave et prolongée. (En fait, l’appelant veut bénéficier d’un traitement plus avantageux que celui accordé à la personne qui a une déficience permanente. À l’heure actuelle, le RPC prévoit l’exclusion de l’exigence de cotisation à raison d’un mois à la fois lorsque les conditions établies par la Loi sont respectées. Par contre, suivant le régime préconisé par l’appelant, une déficience d’une durée de sept mois «exclurait» 12 mois du calcul du RPC plutôt que seulement sept mois.)

80 L’interprétation «fondée sur l’objet visé» de l’art. 15 met carrément l’accent sur la troisième facette de la déficience, à savoir sur la réaction de l’État face à l’affection physique ou mentale d’une personne. Il y aurait atteinte aux droits à l’égalité si la réaction de l’État avait pour but ou pour effet causé par inadvertance de stigmatiser l’affection physique ou mentale sous‑jacente, d’attribuer à l’appelant des limitations fonctionnelles que son affection physique ou mentale sous‑jacente n’entraîne pas, de ne pas reconnaître les difficultés supplémentaires que les personnes ayant une déficience temporaire peuvent éprouver à s’épanouir, ou, par ailleurs, de traiter l’affection ou ses conséquences d’une manière discriminatoire qui met en cause l’objet de l’art. 15. Toutefois, je suis d’avis que le législateur, en concevant le RPC, et le ministre, en appliquant le RPC à l’appelant, n’ont rien fait de tout cela.

81 Bien que je compatisse avec l’appelant en ce qui concerne sa blessure au dos et l’historique d’emploi problématique auquel cette blessure a pu contribuer, je ne crois pas qu’une personne raisonnablement objective, qui se trouverait dans la même situation et qui tiendrait compte du contexte du RPC et de sa méthode de financement au moyen de cotisations, considérerait que le fait de prendre davantage en considération le cas de personnes ayant des déficiences plus graves, au chapitre des cotisations au RPC, a pour effet de «marginaliser» l’appelant ou de le «stigmatiser», ou encore, de miner son estime de soi ou sa dignité en tant qu’être humain.

82 Dans ces circonstances, je suis d’avis que la disposition d’exclusion du RPC ne met pas en cause l’objectif général en matière de droits de la personne que vise le par. 15(1) de la Charte, et que l’allégation de l’appelant que l’on a contrevenu à l’art. 15 doit donc être rejetée.

C. L’article premier de la Charte

83 Comme il n’y a aucune violation du par. 15(1), il n’est pas nécessaire de passer à l’article premier. Il est donc inutile d’examiner l’argument de l’appelant que le gouvernement n’a pas [traduction] «démontré pourquoi il est raisonnable de refuser un ajustement mineur qui ne serait que juste pour M. Granovsky et les personnes qui se trouvent dans la même situation que lui». Comme l’appelant n’a pas démontré l’existence d’une violation des droits que lui garantit le par. 15(1), la question de la justification ne se pose pas.

VIII. Dispositif

84 Je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Aucuns dépens ne sont accordés vu l’absence d’une demande de l’intimé en ce sens. Il y a lieu de répondre aux questions constitutionnelles de la façon suivante:

(1) Le Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, crée‑t‑il à l’égard de certaines personnes une discrimination fondée sur les déficiences mentales ou physiques en incluant des périodes d’invalidité mentale ou physique dans la période cotisable d’un demandeur, selon la définition de cette période à l’al. 44(2)b) de cette loi, dans les demandes de pension d’invalidité faites en vertu de cette loi, en contravention de l’art. 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11?

Réponse: Non.

(2) Dans l’affirmative, cette discrimination est‑elle une restriction prescrite par une règle de droit, dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique selon l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11?

Réponse: Il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question constitutionnelle.

Pourvoi rejeté.

Procureurs de l’appelant: Booth, Dennehy, Ernst & Kelsch, Winnipeg.

Procureur de l’intimé: Le sous‑procureur général du Canada, Ottawa.

Procureurs de l’intervenant: Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.


Sens de l'arrêt : Le pourvoi est rejeté

Analyses

Droit constitutionnel - Charte des droits - Droits à l’égalité - Déficience - Pension d’invalidité du Régime de pensions du Canada - Accommodement relatif aux périodes de cotisation minimale prévu par le Régime dans les cas de déficience permanente mais non dans les cas de déficience temporaire - Le Régime porte‑t‑il atteinte au droit à l’égalité? - Charte canadienne des droits et libertés, art. 15(1) - Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, art. 44.

L’appelant a affirmé qu’il souffre de façon intermittente d’une blessure dégénérative au dos depuis qu’il a eu un accident du travail en 1980. À l’époque, il a été déclaré atteint d’une invalidité totale temporaire. Il avait cotisé au Régime de pensions du Canada (RPC) pendant six des dix années ayant précédé son accident. L’appelant a occupé certains emplois rémunérateurs après avoir été victime de son accident, mais il a maintenu que l’état de son dos a continué de se détériorer et que son invalidité est devenue permanente en 1993, année pendant laquelle il a présenté une demande de pension d’invalidité du RPC. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration et ensuite un tribunal de révision ont refusé la demande de l’appelant, en partie parce qu’il n’avait cotisé au RPC que pendant une seule année de la période cotisable de 10 ans pertinente ayant précédé sa demande, de sorte qu’il n’avait pas ce qui était considéré comme un lien suffisamment récent avec le marché du travail. Il ne pouvait pas relever de la disposition d’«exclusion» (dont pouvaient se prévaloir les requérants ayant une déficience grave et permanente) en vertu de laquelle des périodes de déficience n’entrent pas dans le calcul des cotisations récentes. L’appelant a notamment soulevé la question de savoir si le RPC viole le par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés étant donné que l’exigence en matière de cotisation ne tient pas compte du fait que les personnes qui ont une déficience temporaire ne sont peut‑être pas en mesure de verser des cotisations pendant la période minimale d’admissibilité prévue au par. 44(1), parce qu’en fait elles sont physiquement incapables de travailler. L’appelant a été débouté tant par la Commission d’appel des pensions que par la Cour d’appel fédérale.

Arrêt: Le pourvoi est rejeté.

L’analyse de la déficience, fondée sur le par. 15(1), porte véritablement non pas sur les affections en tant que telles, ni même sur des limitations fonctionnelles connexes, mais plutôt sur la réaction problématique de l’État face à l’une ou l’autre de ces situations, ou aux deux à la fois. C’est l’action étatique qui stigmatise les affections ou qui attribue une importance erronée ou exagérée aux limitations fonctionnelles (s’il en est), ou encore qui ne tient pas compte de l’«aspect réparateur important» du par. 15(1), et qui ajoute ainsi la dimension, pertinente sur le plan juridique, des droits de la personne à ce qui pourrait n’être autrement qu’une simple condition biomédicale. Vu que le par. 15(1) porte en fin de compte sur les droits de la personne et le traitement discriminatoire, et non pas sur des conditions biomédicales, l’accent est mis avant tout sur la réaction législative ou administrative inadéquate (ou l’absence de réaction) face à l’état du demandeur. Une analyse fondée sur l’art. 15 devrait reposer sur trois grandes questions: Premièrement, y a‑t‑il différence de traitement aux fins du par. 15(1)? Deuxièmement, le traitement en cause est‑il fondé sur un seul ou plusieurs des motifs énumérés ou analogues? Et troisièmement, la différence de traitement fait‑elle intervenir l’objet du par. 15(1), c’est‑à‑dire l’objet et l’effet de la loi contestée perpétuent‑ils l’opinion que les personnes ayant une déficience temporaire sont moins capables, ou moins dignes d’être reconnus ou valorisés en tant qu’êtres humains ou que membres de la société canadienne?

La première étape exige qu’on établisse l’existence d’une différence de traitement, fondée sur une ou plusieurs caractéristiques personnelles, entre l’appelant et une autre personne ou un autre groupe. L’identification du groupe de comparaison est cruciale. La disposition d’exclusion a pour objet de faciliter l’accès des gens qui ont une déficience permanente à une pension d’invalidité du RPC. Elle le fait au moyen des mêmes critères («grave» et «prolongée») que ceux qui sont utilisés pour la pension d’invalidité elle‑même. La correspondance exacte entre l’avantage en cause et l’objet du régime général ne permet pas nécessairement d’éviter l’allégation de discrimination, vu que la discrimination peut résider dans l’objet ou les effets du régime général. En l’espèce, toutefois, l’appelant ne prétend pas que les conditions d’admissibilité à une pension d’invalidité sont elles‑mêmes discriminatoires au sens de l’art. 15. Les gens qui bénéficient de la disposition d’exclusion sont non seulement ceux qui démontrent l’existence d’une déficience permanente à la date de la demande, mais encore ceux qui avaient une déficience permanente pendant la période cotisable, ou pendant la partie de cette période qu’ils demandent d’exclure du calcul du RPC. Les personnes ayant une déficience permanente sont celles qui bénéficient de la disposition d’exclusion dont l’appelant veut se prévaloir et qui constituent le groupe de comparaison approprié.

À la deuxième étape, il a été établi que la distinction contestée était fondée sur un motif énuméré. La disposition d’exclusion établit une distinction fondée entièrement sur l’existence et la durée de la déficience qui a empêché l’appelant de travailler.

Cependant, l’allégation de l’appelant échoue à la troisième étape, car il n’a pas démontré de manière convaincante que sa plainte avait une dimension liée aux droits de la personne. En supposant qu’il peut prouver l’existence d’une affection et de limitations fonctionnelles importantes, il n’établit pas que la réaction du gouvernement face à son état, sur les plans de la conception et de l’application du RPC, porte atteinte à la dignité des personnes qui ont une déficience temporaire et jette un doute sur leur valeur en tant qu’êtres humains. La disposition d’exclusion concerne l’état de santé des requérants au cours de chacune des 10 années qui ont précédé leur demande et qui correspondent à la période cotisable pendant laquelle l’appelant jouissait, sur le plan de la santé, d’un avantage par rapport aux personnes ayant une déficience permanente. La différence de traitement que permet la disposition d’exclusion de l’art. 44 améliore la position des personnes ayant des antécédents de déficience grave et permanente. Elle n’aide pas les personnes plus fortunées comme l’appelant, mais dans le contexte d’un régime de prestations contributif, le législateur doit inévitablement cibler le ou les groupes qu’il veut aider financièrement au moyen du RPC. Tracer des lignes de démarcation est une caractéristique inévitable du RPC et de tout régime comparable. Le législateur n’a pas contrevenu à l’objet du par. 15(1) en cherchant à avantager les personnes ayant des antécédents de déficience grave et prolongée.


Parties
Demandeurs : Granovsky
Défendeurs : Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)

Références :

Jurisprudence
Arrêts appliqués: Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497
Andrews c. Law Society of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 143
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513
distinction d’avec les arrêts: Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241
Eldridge c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493
Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519
arrêts examinés: Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie‑Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868
Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3
arrêts mentionnés: Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, 2000 CSC 27
Sutton c. United Airlines, Inc., 119 S.Ct. 2139 (1999)
Battlefords and District Co‑operative Ltd. c. Gibbs, [1996] 3 R.C.S. 566
Renvoi: B.C. Motor Vehicle Act, [1985] 2 R.C.S. 486
Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418
Cleburne c. Cleburne Living Centre, Inc., 473 U.S. 432 (1985).
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 15.
Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑8, art. 42(2)a) [abr. & rempl. ch. 30 (2e suppl.), art. 12], b) [abr. & rempl. 1992, ch. 1, art. 23], 44(1)b) [abr. & rempl. ch. 30 (2e suppl.), art. 13
mod. 1992, ch. 2, art. 1], (2)a) [abr. & rempl. ch. 30 (2e suppl.), art. 13], b) [idem].
Workmen’s Compensation Act, R.S.M. 1970, ch. W200.
Doctrine citée
Bickenbach, Jerome E. Physical Disability and Social Policy. Toronto: University of Toronto Press, 1993.
Lepofsky, M. David. «A Report Card on the Charter’s Guarantee of Equality to Persons with Disabilities after 10 Years -- What Progress? What Prospects?» (1998), 7 N.J.C.L. 263.
Minow, Martha. «When Difference Has Its Home: Group Homes for the Mentally Retarded, Equal Protection and Legal Treatment of Difference» (1987), 22 Harv. C.R.‑C.L. L. Rev. 111.
Nations Unies. Décennie des Nations Unies pour les personnes handicapées, 1983‑1992: Programme d’action mondial concernant les personnes handicapées. New York: Nations Unies, 1983.
Organisation mondiale de la santé. Classification internationale des handicaps: déficiences, incapacités et désavantages: Un manuel de classification des conséquences des maladies. Paris: INSERM, 1988.
Pothier, Dianne. «Miles to Go: Some Personal Reflections on the Social Construction of Disability» (1992), 14 Dalhousie L.J. 526.
Trudeau, Pierre Elliott. Trudeau: l’essentiel de sa pensée politique. Avec la collaboration de Ron Graham. Montréal: Le Jour, 1998.

Proposition de citation de la décision: Granovsky c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), 2000 CSC 28 (18 mai 2000)


Origine de la décision
Date de la décision : 18/05/2000
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2000 CSC 28 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2000-05-18;2000.csc.28 ?
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