Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
La société Chapelle d'Abondance Loisirs Développement (CALD) a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner la commune de la Chapelle d'Abondance au versement d'une somme de 864 012 euros en réparation du préjudice subi dans la procédure d'attribution de la délégation de service public des remontées mécaniques, ou à défaut la somme de 22 558 euros au titre des frais de présentation de l'offre, avec les intérêts légaux.
Par un jugement n° 1702695 du 19 novembre 2020, le tribunal a partiellement fait droit à sa demande en condamnant la commune à lui verser la somme de 22 558 euros avec les intérêts au taux légal à compter du 11 janvier 2017.
Procédure devant la cour
Par une requête et des mémoires enregistrés le 20 janvier 2021, le 26 septembre 2022 et le 25 octobre 2022, la société CALD, représentée par Me Deygas, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement en tant qu'il a limité la condamnation de la commune à la somme de 22 588 euros ;
2°) de condamner la commune de la Chapelle d'Abondance à lui verser la somme de 864 012 euros assortie des intérêts légaux à compter du 11 janvier 2017 et de leur capitalisation à compter du 20 janvier 2021 ;
3°) de mettre à la charge de la commune de la Chapelle d'Abondance la somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- sa requête est recevable ;
- sa demande devant le tribunal n'était pas irrecevable car le contentieux avait été lié et qu'elle pouvait majorer le montant de l'indemnité réclamée en cours d'instance ; en tout état de cause, en répondant au fond devant le tribunal sur ces conclusions, la commune a lié le contentieux ;
- c'est à juste titre que les premiers juges ont estimé que la procédure de passation de la délégation de service public était viciée par l'adjonction de nouveaux critères lors de l'analyse des offres ; contrairement à sa concurrente, elle n'a pas été informée de l'existence de ces sous-critères ;
- la procédure était également viciée car la commune n'a pas défini son offre avec précision, elle a apporté une modification ni limitée, ni justifiée dans l'intérêt du service de la charge des gros entretiens et travaux et a retenu une offre irrégulière ;
- c'est à tort que le tribunal a estimé qu'elle ne disposait pas d'une chance sérieuse de remporter le contrat dans la mesure où son offre était la plus avantageuse ;
- son offre était conforme ;
- son manque à gagner, qui doit s'apprécier sur toute la durée du contrat tel qu'il était initialement prévu, s'élève à la somme de 864 012 euros qu'elle justifie par les pièces qu'elle produit.
Par mémoires enregistrés le 17 juin 2022 et le 12 octobre 2022, la commune de la Chapelle d'Abondance, représentée par la SELARL Paillat Conti et Bory, avocats, conclut au rejet de la requête et demande à la cour :
1°) de réformer le jugement en tant qu'il l'a condamnée à verser une indemnité à la société CALD correspondant aux frais de présentation de son offre et de rejeter la demande indemnitaire de la société CALD ;
2°) à titre subsidiaire, dans le cas où la cour la condamnerait à indemniser la société CALD au titre de la perte de chance sérieuse, de limiter le montant de sa condamnation à la somme de 5 943,72 euros ;
3°) de mettre à la charge de la société CALD la somme de 5 000 euros à lui verser en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la requête est irrecevable à défaut pour la société requérante de justifier de sa qualité pour relever appel du jugement ;
- c'est à tort que le tribunal a estimé qu'elle avait commis une faute en ne donnant pas une information suffisamment précise des critères de sélection des offres ;
- les autres moyens repris en appel par la société requérante relatifs à l'irrégularité de la procédure d'attribution de la délégation de service public ne sont pas fondés ;
- la société CALD n'était pas recevable devant le tribunal à demander le versement d'une somme de 864 012 euros, le contentieux n'ayant été lié qu'à hauteur de 578 888,02 euros ;
- elle n'avait pas de chance sérieuse de remporter la délégation dans la mesure où son offre était irrégulière et que l'offre de la société attributaire était plus avantageuse ;
- elle ne justifie pas du montant de son préjudice, tant en ce qui concerne la marge nette, qu'au titre des frais d'établissement de son offre ;
- si elle devait être indemnisée du manque à gagner, ce manque à gagner devrait être calculé sur la durée d'exécution du contrat signé.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code civil ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Duguit-Larcher, première conseillère,
- les conclusions de M. Savouré, rapporteur public,
- et les observations de Me Deygas pour la société CALD et de Me Magana pour la commune de la Chapelle d'Abondance ;
Considérant ce qui suit :
1. La commune de la Chapelle d'Abondance a, par un avis d'appel public à la concurrence publié les 30 et 31 mars 2016, lancé une procédure aux fins d'attribution d'une délégation de service public pour l'exploitation des remontées mécaniques et des pistes de ski alpin situées sur son territoire. Après négociation avec les trois entreprises soumissionnaires, l'offre de la société d'exploitation de la Chapelle d'Abondance (SELCA) a été retenue. Le contrat a été signé le 10 novembre 2016. La société Chapelle d'Abondance Loisirs Développement (CALD), candidate évincée et ancienne exploitante du domaine skiable dans le cadre d'une régie intéressée, a alors demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner la commune à l'indemniser de son manque à gagner ou à défaut des frais de présentation de son offre. Par un jugement du 19 novembre 2020, le tribunal a partiellement fait droit à sa demande en condamnant la commune de la Chapelle d'Abondance à lui verser 22 558 euros, correspondant aux frais de présentation de son offre, assortis des intérêts au taux légal à compter du 11 janvier 2017. La société CALD relève appel du jugement en tant qu'il n'a pas fait entièrement droit à sa demande. La commune demande, par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement en tant qu'il a partiellement fait droit à la demande de la société CALD.
Sur la recevabilité de l'appel de la société CALD :
2. Il résulte de l'instruction, et notamment des différents extraits Kbis produits, que la société CALD a été immatriculée pour la première fois le 10 décembre 2009 au registre du commerce et des sociétés de Thonon-les-Bains, son activité ayant commencé le 17 novembre 2009. Son adresse se situait alors à la Chapelle d'Abondance. A la suite du déménagement de son siège social à Barberaz, son immatriculation a été transférée le 6 mars 2017 au registre du commerce et des sociétés de Chambéry. Le 31 mai 2021, son siège social a été transféré à la Motte Servolex. Ainsi, contrairement à ce qui est allégué, la société requérante, qui a rectifié l'erreur matérielle figurant sur sa requête portant sur l'adresse de son siège, est la même société que celle qui a présenté une offre dans le cadre de la procédure d'attribution de la délégation de service public litigieuse et que celle qui était demandeuse en première instance. Sa demande ayant été partiellement rejetée, elle a qualité pour faire appel du jugement litigieux. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par la commune de la Chapelle d'Abondance tirée du défaut de qualité à agir de la requérante, doit être écartée.
Sur la responsabilité de la commune de la Chapelle d'Abondance :
3. Lorsqu'un candidat à l'attribution d'un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu'il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l'irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l'absence de toute chance, il n'a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu'il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d'emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, qui inclut nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l'offre. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d'intérêt général.
En ce qui concerne la régularité de l'attribution de la délégation de service public :
4. Aux termes de l'article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales dans sa rédaction applicable : " Les délégations de service public (...) sont soumises par l'autorité délégante à une procédure de publicité permettant la présentation de plusieurs offres concurrentes (...) / La commission mentionnée à l'article L. 1411-5 dresse la liste des candidats admis à présenter une offre après examen de leurs garanties professionnelles et financières (...) / La collectivité adresse à chacun des candidats un document définissant les caractéristiques quantitatives et qualitatives des prestations (...) / Les offres ainsi présentées sont librement négociées par l'autorité responsable de la personne publique délégante qui, au terme de ces négociations, choisit le délégataire ".
5. Le règlement de la consultation prévu par une autorité délégante pour la passation d'une délégation de service public est obligatoire dans toutes ses mentions. L'autorité délégante ne peut, dès lors, attribuer ce contrat à un candidat qui ne respecte pas une des exigences imposées par ce règlement, sauf si cette exigence se révèle manifestement dépourvue de toute utilité pour l'examen des candidatures ou des offres ou si la méconnaissance de cette exigence résulte d'une erreur purement matérielle d'une nature telle que nul ne pourrait s'en prévaloir de bonne foi dans l'hypothèse où le candidat verrait son offre retenue.
6. En l'espèce, le règlement de consultation a prévu que les offres devraient répondre aux caractéristiques du service et conditions de fonctionnement définies au cahier des charges ainsi qu'à l'ensemble des demandes formulées par ce cahier des charges et qu'en particulier les documents demandés dans le corps du cahier des charges devaient obligatoirement être produits. Si l'article 3/3 du règlement précise que " l'ensemble des autres clauses du document de consultation pourront faire l'objet d'observations ou de propositions alternatives motivées de la part du candidat, qui seront intégrées dans leur proposition ", ces dispositions ne pouvaient permettre d'exonérer un candidat de l'obligation de produire l'un des documents demandés, et notamment l'échéancier prévisionnel des travaux d'investissement à envisager en terme de remplacement ou de renouvellement des biens prévu à l'article 23 du cahier des charges.
7. Il résulte de l'instruction que l'offre de la SELCA ne comprenait pas cet échéancier prévisionnel. La SELCA n'a pas plus produit, en cours de négociation, cet échéancier, de sorte que la convention de délégation de service public signée prévoyait : " Les parties décident de définir dans la première année d'exploitation de la délégation un plan de renouvellement, de développement des installations du domaine skiable. A la date anniversaire de ce contrat, un avenant sera validé entre les parties et composera l'annexe 7 ". La production d'un tel échéancier prévisionnel des travaux, qui permettait d'éclairer la commune sur la nature de l'offre proposée par la société et les coûts correspondants, n'était pas dépourvue de toute utilité pour l'examen des candidatures. Par suite, et contrairement à ce qu'a estimé le tribunal, qui a toutefois jugé la procédure d'attribution de la délégation irrégulière pour un autre motif, la société CALD est fondée à soutenir que la délégation de service public a été attribuée à un candidat qui ne respectait pas une des exigences imposées par le règlement de consultation et que la délégation de service public ne pouvait, pour ce motif, être attribuée à la SELCA. Compte tenu de l'incidence de cette irrégularité sur l'attribution de la délégation de service public, il y a lieu de substituer ce motif d'irrégularité à celui retenu par le tribunal.
En ce qui concerne le lien de causalité entre le préjudice et l'irrégularité ainsi commise :
8. En premier lieu, le cahier des charges mis à disposition des candidats à l'attribution de la délégation de service public comprenait un article 22, relatif aux " Travaux d'entretien courant et spécifique, réparations " ainsi qu'un article 23, relatif au " Gros entretien, réparation, renouvellement ". Si chacun de ces deux articles prévoyait, dans leur formulation soumise aux candidats, que ces différents travaux seraient pris en charge par le délégataire, les encadrés suivant chacun de ces articles invitaient les candidats à proposer librement une répartition différente de la charge et de la responsabilité de ces travaux. Par suite, la commune de la Chapelle d'Abondance n'est pas fondée à soutenir que la proposition de la société CALD, qui comme la proposition de la SELCA, prévoyait une répartition des charges de ces travaux entre le délégant et le délégataire, n'aurait pas été régulière et que la société CALD ne pouvait, de ce seul fait, être regardée comme ayant été privée d'une chance sérieuse d'obtenir la délégation.
9. En deuxième lieu, l'offre de la société CALD a été classée deuxième, après celle de la SELCA. L'offre de la SELCA ne pouvant être retenue pour le motif exposé au point 7, la société CALD, ancienne exploitante, avec laquelle des négociations avaient été engagées et dont la qualité des propositions avait été soulignée, disposait d'une chance sérieuse d'obtenir la délégation. La société CALD doit être indemnisée de l'intégralité du manque à gagner dont elle a été privée.
En ce qui concerne le montant du préjudice :
10. La circonstance que la délégation de service public initialement signée ait été par la suite résiliée est sans incidence sur le droit du candidat évincé à indemnisation sur la durée prévue par son offre.
11. A l'appui de son offre, la société CALD a produit deux comptes d'exploitation prévisionnels. Le premier compte d'exploitation prévisionnel, " Evasion ", a été établi sur la base d'une offre commerciale de forfaits dans la continuité de l'offre jusque-là proposée par la société CALD dans le cadre de la régie intéressée. La marge nette est de 493 853 euros sur les douze ans du contrat. Le second compte d'exploitation, qui fait apparaître une marge nette de 864 012 euros, se fonde sur la création d'un forfait plus rentable, le forfait " Liberté ", qui nécessite des accords avec les stations voisines. La mise en œuvre de ce second forfait présentant un caractère incertain, les données figurant dans ce second compte d'exploitation ne peuvent servir de base à la détermination du préjudice subi par la société. Lors de l'examen des offres, la commune, qui a jugé que l'offre de la société CALD était sérieuse, a néanmoins noté que les données de la société CALD reposaient sur une approche optimiste de croissance du chiffre d'affaires de la station. Dans ces conditions, et par comparaison avec les prévisions de croissance du chiffre d'affaires des autres concurrents, il sera fait une juste appréciation du préjudice subi par la société CALD en le fixant à la somme de 450 000 euros, cette somme incluant ainsi qu'il a été dit au point 3 les frais de présentation de l'offre.
Sur les intérêts et leur capitalisation :
12. La société CALD a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 450 000 euros à compter du 11 janvier 2017, date de réception de sa demande préalable par la commune. Elle a demandé le 20 janvier 2021 la capitalisation de ces intérêts. A cette date, il était dû au moins une année d'intérêts. Dès lors, conformément aux dispositions de l'article 1343-2 du code civil, il y a lieu de faire droit à cette demande et d'ordonner la capitalisation des intérêts à compter du 20 janvier 2021.
13. Il résulte de ce qui précède que la société CALD, qui n'était en l'espèce pas recevable à augmenter le quantum de son préjudice en cours d'instance devant le tribunal au-delà du délai de recours contentieux, est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal a limité la condamnation de la commune de la Chapelle d'Abondance à la somme de 22 558 euros. Il convient de porter cette somme à 450 000 euros, ce qui reste dans la limite des sommes demandées au tribunal dans le délai de recours.
Sur les frais liés au litige :
14. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de la commune de la Chapelle d'Abondance une somme au titre des frais exposés par la société CALD et non compris dans les dépens. Ces mêmes dispositions font obstacle à ce que la société CALD qui n'a pas, dans la présente instance, la qualité de partie perdante, verse à la commune de la Chapelle d'Abondance la somme qu'elle réclame au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens.
DÉCIDE :
Article 1er : La somme de 22 558 euros que la commune de la Chapelle d'Abondance a été condamnée à verser à la société CALD par le jugement du 19 novembre 2020 du tribunal administratif de Grenoble est portée à 450 000 euros.
Article 2 : La somme mentionnée à l'article 1er portera intérêt au taux légal à compter du 11 janvier 2017. Les intérêts seront capitalisés à compter du 20 janvier 2021 et à chaque échéance annuelle ultérieure.
Article 3 : Le jugement n° 1702695 du tribunal administratif de Grenoble en date du 19 novembre 2020 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la société CALD et à la commune de la Chapelle d'Abondance.
Délibéré après l'audience du 15 décembre 2022, à laquelle siégeaient :
Mme Evrard, présidente de la formation de jugement,
Mme Duguit-Larcher, première conseillère ;
Mme Psilakis, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 10 janvier 2023.
La rapporteure,
A. Duguit-LarcherLa présidente,
A. Evrard
Le greffier,
J. Billot
La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition,
Le greffier,
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N° 21LY00192