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24/05/2024 | CANADA | N°2024CSC19

Canada | Canada, Cour suprême, 24 mai 2024, R. c. T.W.W., 2024 CSC 19


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. T.W.W., 2024 CSC 19

 

 
Appel entendu : 10 novembre 2023
Jugement rendu : 24 mai 2024
Dossier : 40406


 
Entre :
 
T.W.W.
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Alberta
Intervenant
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 82)



La juge O’Bonsawin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)


 

 


Motifs conjoints dissidents :
(par. 83 à 131)

Les juges Côté et M...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. T.W.W., 2024 CSC 19

 

 
Appel entendu : 10 novembre 2023
Jugement rendu : 24 mai 2024
Dossier : 40406

 
Entre :
 
T.W.W.
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Alberta
Intervenant
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 82)

La juge O’Bonsawin (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)

 

 

Motifs conjoints dissidents :
(par. 83 à 131)

Les juges Côté et Moreau

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 

 

 

 

 
T.W.W.                                                                                                            Appelant
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
et
Procureur général de l’Alberta                                                                  Intervenant
Répertorié : R. c. T.W.W.
2024 CSC 19
No du greffe : 40406.
2023 : 10 novembre; 2024 : 24 mai.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal, O’Bonsawin et Moreau.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
                    Droit criminel — Preuve — Admissibilité — Comportement sexuel de la plaignante — Accusé inculpé d’agression sexuelle — L’accusé et la plaignante étaient mariés, mais séparés au moment de l’agression reprochée — Demande présentée par l’accusé en vue de produire de la preuve d’une activité sexuelle entre lui et la plaignante la veille de l’agression reprochée — Demande rejetée — Accusé déclaré coupable — Le juge du procès a‑t‑il fait erreur en refusant d’admettre la preuve de l’activité sexuelle antérieure? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 276.
                    Tribunaux — Principe de la publicité des débats judiciaires — Interdictions de publication — Accusé inculpé d’agression sexuelle — Présentation par l’accusé d’une demande en vue de produire de la preuve d’une activité sexuelle antérieure de la plaignante — La disposition législative interdisant la publication de renseignements et d’éléments de preuve se rapportant à la demande de l’accusé s’applique‑t‑elle aux procédures d’appel? — Dans la négative, des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires sont‑elles justifiées? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 278.95.
                    L’accusé et la plaignante ont eu une relation amoureuse pendant plus de vingt ans. En février 2018, le couple s’est séparé et l’accusé s’est installé dans le sous‑sol de la maison familiale. Selon la déclaration de la plaignante aux policiers, cette dernière et l’accusé ont eu des rapports sexuels consensuels dans la soirée du 1er avril 2018, et l’accusé l’a agressée sexuellement le lendemain durant la matinée. Préalablement au procès, l’accusé a présenté, en vertu des art. 276 et 278.93 du Code criminel, une demande en vue de produire la preuve de l’activité sexuelle qui a eu lieu durant la soirée du 1er avril. La demande indiquait que l’accusé plaidait une défense de consentement. Le juge du procès a rejeté la demande. Il a statué que les événements du 1er avril n’étaient pas pertinents quant au consentement le 2 avril et n’a pas retenu l’argument de l’accusé selon lequel les événements du 1er avril et ceux du 2 avril formaient un événement continu. Il a également conclu que ce dernier cherchait à présenter cette preuve dans le but prohibé de plaider que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle reprochée ou qu’elle était moins digne de foi.
                    L’accusé a été reconnu coupable d’agression sexuelle et a fait appel de sa déclaration de culpabilité. L’appel s’est déroulé à huis clos et le dossier d’appel était scellé. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont statué que l’accusé n’avait pas établi comment la preuve de l’activité sexuelle du 1er avril était fondamentale pour sa défense, laquelle n’était pas, en fait, une défense de consentement contrairement à ce qu’indiquait sa demande, mais constituait plutôt un déni total de l’agression. De l’avis des juges majoritaires, la preuve d’une relation sexuelle consensuelle le 1er avril ne pouvait pas étayer une défense voulant qu’il n’y ait pas eu d’agression sexuelle le 2 avril. Le juge dissident a conclu que la preuve de l’activité sexuelle antérieure était essentielle pour mettre en doute la crédibilité de la plaignante et contester la thèse de la Couronne suivant laquelle l’agression sexuelle était survenue dans le contexte d’une rupture complète de la relation entre l’accusé et la plaignante. L’accusé a interjeté appel de plein droit devant la Cour. La Couronne a présenté une requête sollicitant l’audition à huis clos du pourvoi, une ordonnance de mise sous scellés des documents déposés et toute autre ordonnance nécessaire pour protéger les renseignements visés par les articles 276 et 278.93 à 278.95 du Code criminel, au motif que les protections procédurales interdisant la publication mises en place au procès en vertu des art. 278.94 et 278.95 devraient être étendues au pourvoi devant la Cour.
                    Arrêt (les juges Côté et Moreau sont dissidentes quant au pourvoi) : Le pourvoi est rejeté et la requête de la Couronne est accueillie en partie.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : L’accusé n’a pas spécifié de manière suffisante une utilisation précise de la preuve de l’activité sexuelle antérieure qui ne reposait pas sur un raisonnement fondé sur les deux mythes et qui était essentielle à sa capacité de présenter une défense pleine et entière. Par conséquent, le juge de première instance n’a pas fait erreur en rejetant la demande. Pour ce qui est de la requête de la Couronne, l’interdiction de publication impérative prévue à l’art. 278.95 du Code criminel ne s’applique pas au présent pourvoi. Le pouvoir de la Cour de rendre une ordonnance limitant la publicité des débats en l’espèce découle plutôt de la compétence implicite des tribunaux de contrôler leurs propres procédures et dossiers. Le pouvoir discrétionnaire de la Cour à cet égard devrait être exercé de façon à préserver la publicité des débats autant que cela est possible en pratique, tout en protégeant la vie privée et la dignité de la personne plaignante, ainsi que les droits de la personne accusée à un procès équitable. Il ressort de l’application du test énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] 2 R.C.S. 75, que les circonstances de la présente affaire ne justifient pas toutes les mesures demandées par la Couronne. Il est suffisant d’interdire la publication de toute information ou mention concernant la nature de l’activité sexuelle autre que celle qui est à l’origine de l’accusation.
                    En cas d’appel d’une décision du juge du procès d’admettre ou de refuser d’admettre la preuve d’une autre activité sexuelle, la cour d’appel doit s’assurer que le juge du procès a appliqué les bons principes juridiques, qu’il a pris en considération tous les éléments de preuve qui devaient l’être, qu’il n’a pas admis d’éléments de preuve non pertinents et qu’il n’a pas autrement commis d’erreur de droit; aucune déférence n’est due à cet égard. Toutefois, lorsque le juge du procès décide que l’effet préjudiciable d’une preuve l’emporte sensiblement sur sa valeur probante, les cours d’appel devraient faire montre de déférence. Lorsqu’une cour d’appel contrôle la décision initiale rendue par le juge du procès en vertu de l’art. 276, elle doit examiner uniquement la preuve dont celui‑ci disposait quand il a statué sur l’admissibilité.
                    La preuve d’une autre activité sexuelle peut être admissible à l’égard de questions liées à la crédibilité ou au contexte, mais le demandeur doit établir qu’il entend faire de cette preuve une utilisation précise que permet le régime instauré par l’art. 276, et le demandeur a l’obligation d’établir que l’effet préjudiciable de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. La précision est nécessaire pour que les juges puissent appliquer le régime d’une manière qui protège les droits de la plaignante et assure l’équité du procès, et la demande doit présenter un fondement factuel et probatoire suffisant pour que le juge du procès puisse examiner et soupeser adéquatement les facteurs énoncés à l’art. 276. Le demandeur doit être en mesure de démontrer qu’en l’absence de la preuve en cause sa position serait indéfendable ou complètement improbable.
                    Il est possible que la pertinence et la valeur probante de la preuve de l’activité sexuelle antérieure ne se cristallisent pas avant que les témoins n’aient commencé à déposer et que la preuve — ou encore l’incompatibilité ou l’importance de celle‑ci — ne devienne apparente. Lorsque l’évolution de la déposition d’un témoin au procès entraîne un changement important dans les circonstances, le juge du procès peut, de son propre chef ou à la demande de l’une ou l’autre des parties, revoir à la lumière des nouveaux éléments de preuve ou renseignements une décision qu’il a rendue auparavant en vertu de l’art. 276. Le fait qu’une décision rendue préalablement au procès peut être réexaminée n’exempte d’aucune manière la défense de la responsabilité qui lui incombe, dans la majorité des affaires, de présenter une demande de réexamen et d’énoncer les fins permettant l’admission de la preuve eu égard au changement de circonstances. Toutefois, si la nature de la preuve présentée au procès commande un réexamen, une cour d’appel peut conclure que le juge du procès était tenu de revoir de son propre chef sa décision fondée sur l’art. 276, même sans qu’on lui demande explicitement de le faire.
                    En l’espèce, la preuve concernant les événements du 1er avril n’aurait eu aucune utilité si ce n’est pour tirer un raisonnement basé sur les deux mythes. La preuve proposée ne pourrait pas offrir davantage de contexte afin de comprendre les actions de la plaignante le 2 avril ou de déterminer si elle avait consenti ou non, si ce n’est pour tirer un raisonnement clairement non permis. Même si la preuve avait une certaine pertinence à l’égard du contexte ou de la crédibilité, le juge du procès n’a pas commis quelque erreur que ce soit lorsqu’il a soupesé la valeur probante de la preuve et son effet préjudiciable, et sa conclusion sur ce point commande la déférence. Pour ce qui est de la question de savoir si le juge du procès aurait dû revoir la décision qu’il avait rendue préalablement au procès, question examinée par les juges Côté et Moreau, elle déborde le cadre du pourvoi devant la Cour. La portée des appels interjetés à la Cour en vertu de l’al. 691(1)a) du Code criminel est limitée aux questions de droit au sujet desquelles un juge de la cour d’appel était dissident. Bien que, afin de dégager le motif d’une dissidence, la Cour puisse le chercher dans les motifs écrits des juges dissidents, en l’espèce le jugement formel de la Cour d’appel énonçait clairement que la question au sujet de laquelle il y avait eu dissidence était celle de savoir si une erreur avait été commise dans la décision rendue préalablement au procès; ce n’était pas celle de savoir si le juge du procès aurait dû revoir sa décision initiale. Il s’agit là de questions distinctes.
                    En ce qui concerne la requête de la Couronne, elle requiert l’examen de la source des pouvoirs de la Cour de rendre des ordonnances limitant la publicité des débats en cas d’appels de décisions fondées sur l’art. 276. Pour répondre à cette question, il faut procéder à de l’interprétation législative. Il faut lire les termes de l’art. 278.95 dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. L’article 278.95 interdit la publication de la preuve et des renseignements présentés dans le cadre des demandes et des audiences sur l’admissibilité fondées sur les art. 278.93 et 278.94, mais accorde au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de permettre la publication par autrui des décisions qu’il rend en application du par. 278.93(4) ou de l’art. 278.94, après avoir pris en considération le droit de la personne plaignante à la vie privée et l’intérêt de la justice. La simple lecture du texte de cette disposition suggère que celle‑ci vise non pas les cours de justice, mais plutôt d’autres entités susceptibles de publier ou diffuser les décisions des tribunaux, par exemple les éditeurs juridiques, les médias et les journalistes, ainsi que le public en général. Le texte de l’art. 278.95 limite également le pouvoir d’écarter la présomption légale d’interdiction de publication au juge ou au juge de paix qui a la capacité de rendre des ordonnances en vertu du par. 278.93(4) ou 278.94(4) au procès. L’article 278.95 fait partie d’un régime procédural, qui a pour objet d’écarter les éléments de preuve inappropriés lors des procès. Le régime prévoit qu’il peut être interjeté appel de telles décisions en matière de preuve, mais il n’étend pas explicitement aux appels les protections applicables aux procès, ni n’indique autrement la procédure appropriée en appel. Si le Parlement avait voulu que l’art. 278.95 s’applique aux cours de révision, il l’aurait dit explicitement.
                    En l’absence d’une exception imposée par la loi au principe de la publicité des débats judiciaires, la présomption de publicité des débats demeure. La Cour possède la compétence implicite de rendre des ordonnances limitant la publicité des débats judiciaires, y compris des ordonnances intimant la tenue de l’audience à huis clos et la mise sous scellés des documents déposés, pouvoir qui découle de sa compétence implicite de contrôler ses propres procédures et dossiers. Ce pouvoir discrétionnaire ne doit pas être exercé à la légère, mais bien que la publicité des débats soit la règle, il ne s’agit pas d’un principe absolu ou prépondérant. Dans les pourvois portant sur une infraction sexuelle, l’application du test de l’arrêt Sherman (Succession) s’appuie sur le contexte et les objectifs législatifs du régime de l’art. 276, ainsi que sur les deux facteurs analytiques énoncés à l’art. 278.95 — le droit des personnes plaignantes à la vie privée et l’intérêt de la justice. La vie privée et la dignité personnelle sont des intérêts publics importants, et la protection de la vie privée et de la dignité de ces personnes n’est pas limitée aux procès. La personne qui sollicite une ordonnance restrictive doit énoncer la raison pour laquelle le risque sérieux d’atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante commande une plus grande restriction de la publicité des débats judiciaires que celle que permettrait une autre mesure. Une ordonnance de mise sous scellés et une ordonnance d’audition à huis clos empiètent davantage sur la publicité des débats judiciaires que les interdictions de publication. Tout en gardant à l’esprit l’intérêt de la justice dans une affaire donnée, les avantages des ordonnances demandées doivent aussi l’emporter sur leurs effets négatifs. Une cour d’appel devrait également prendre en considération les ordonnances qui ont été rendues précédemment par les tribunaux inférieurs. De plus, la Cour a le devoir de formuler à l’intention des juridictions inférieures des directives et des énoncés du droit clairs et faisant autorité, devoir qui qui aident les tribunaux à s’acquitter de leur responsabilité dans les procès pour infractions sexuelles. Les audiences et motifs de jugement de la Cour permettent non seulement d’expliquer aux parties l’issue du pourvoi, mais également de donner un sens à la valeur de précédent du jugement rendu.
                    La nature sexuelle de la preuve en l’espèce fait intervenir la dignité de la plaignante et son droit à la vie privée, et la publication de ce type de renseignements entraîne un risque sérieux d’atteinte aux intérêts publics en matière de vie privée et de dignité personnelle. Toutefois, la Couronne n’a pas établi que le risque d’atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante requiert une ordonnance de mise sous scellés ou une ordonnance d’audition à huis clos. Il est possible de remédier à ce risque en interdisant la publication de toute information ou mention concernant la nature de l’activité sexuelle autre que celle qui est à l’origine de l’accusation. La demande sollicitant la tenue d’une audience à huis clos est une plus grande restriction que ce qui est nécessaire. Comme le présent pourvoi porte sur une question de droit, les avocats ont été capables de plaider leur cause sans invoquer abondamment des renseignements et éléments de preuve délicats. Compte tenu des autres mesures disponibles, les avantages des ordonnances demandées ne l’emportent pas sur leurs effets négatifs sur la publicité des débats.
                    Les juges Côté et Moreau (dissidentes quant au pourvoi) : Le pourvoi devrait être accueilli, la déclaration de culpabilité prononcée contre l’accusé annulée, et la tenue d’un nouveau procès ordonnée. Il y a accord avec la façon dont les juges majoritaires ont décidé la requête présentée par la Couronne, et il y a également accord sur le fait que le juge du procès n’a pas commis d’erreur dans la décision initiale qu’il a rendue avant le procès au terme du voir-dire tenu en vertu de l’art. 276. Toutefois, l’évolution de la preuve aurait dû inciter le juge du procès à revoir la décision qu’il avait rendue sur le voir‑dire préalable au procès, et il aurait dû permettre à l’accusé de contre‑interroger la plaignante, à des fins limitées, au sujet de l’activité sexuelle consensuelle survenue le 1er avril. En omettant de le faire, le juge du procès a commis une erreur révisable.
                    Les appels interjetés en vertu de l’al. 691(1)a) du Code criminel se limitent aux questions de droit au sujet desquelles un juge de la cour d’appel est dissident, mais il est important de préserver une certaine souplesse dans la détermination de ce qui est au cœur de la dissidence. Une cour d’appel qui soulève des questions nouvelles doit permettre aux parties de présenter des observations sur ces questions, mais seulement lorsque la question n’a pas été posée par les parties ou lorsqu’on ne peut raisonnablement affirmer qu’elle découle des questions formulées par ces dernières. Les appels sur des questions de droit en matière criminelle reposent en partie sur la volonté d’assurer que les déclarations de culpabilité criminelle résultent de procès dénués de toute erreur. L’application d’une approche excessivement rigide à la qualification de la question au sujet de laquelle un juge est dissident empêcherait la Cour de se pencher sur la substance du désaccord de ce dernier.
                    L’article 278.97 du Code criminel énonce que les décisions en matière d’admissibilité fondées sur l’art. 276 sont réputées être des questions de droit. Bien que les cours d’appel doivent faire preuve de déférence à l’égard des conclusions factuelles qui sous‑tendent l’analyse, la norme de la décision correcte est la norme de contrôle applicable à la question de savoir si la preuve de l’activité sexuelle est admissible en application de l’art. 276. Cela confère un rôle plus actif aux cours d’appel en matière de contrôle des décisions rendues en application de l’art. 276, ce qui les autorise à intervenir plus facilement pour donner la bonne interprétation de ces dispositions.
                    Les décisions rendues avant le procès ne sont pas coulées dans le béton. Une ordonnance relative à l’instruction du procès peut être modifiée ou révoquée s’il y a un changement important de circonstances. Les avocats jouent un rôle important en attirant l’attention du juge du procès sur de tels changements dans la preuve, mais le juge du procès a la capacité de revoir une décision fondée sur l’art. 276, même dans le cas où un avocat n’a pas présenté de requête ou de demande formelle. Le juge du procès a l’obligation de demeurer attentif aux changements dans la preuve qui justifient de revoir des décisions fondées sur l’art. 276. Lorsque la preuve commande le réexamen d’une décision antérieure, le juge du procès a au minimum l’obligation d’inviter les parties à présenter des observations sur la question. Le fait de revoir une décision contribue à maintenir l’équité du procès et à éviter une erreur judiciaire : la responsabilité du juge du procès de veiller à ce que l’art. 276 soit correctement appliqué est cruciale non seulement à l’égard de la preuve qu’il peut être nécessaire d’écarter, mais aussi de celle qu’il peut être nécessaire d’admettre pour que l’accusé ait la possibilité de présenter une défense pleine et entière.
                    En règle générale, le fait qu’une relation ait comporté ou non antérieurement une dimension sexuelle n’est pas pertinent pour décider si une plaignante a consenti à une activité sexuelle dans un cas particulier, et un accusé ne doit pas être autorisé à prétendre que la plaignante est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question parce qu’elle a consenti auparavant dans le contexte de la même relation. Toutefois, lorsque la preuve tend à indiquer que, en raison de la nature platonique d’une relation donnée, il était improbable que la plaignante consente, la contestation de cette description de la relation peut devenir fondamentale pour la cohérence du récit de la défense.
                    En l’espèce, la question au sujet de laquelle le juge de la Cour d’appel a exprimé sa dissidence est celle de savoir si le juge du procès a oui ou non commis une erreur en refusant d’admettre la preuve concernant l’activité sexuelle du 1er avril entre les parties. La question de savoir si le juge du procès aurait dû revoir la décision qu’il avait rendue préalablement à celui‑ci découle de la question en litige telle qu’elle a été formulée par l’accusé et la Couronne, en l’occurrence l’admissibilité de l’activité sexuelle consensuelle antérieure. Le témoignage de la plaignante au procès suggérait que, pour elle, le consentement était improbable dans le contexte de la séparation, ce qui transformait le fait a priori neutre de la séparation en un élément appuyant la conclusion qu’elle n’avait pas consenti à l’activité sexuelle. Ce témoignage a créé un changement important de circonstances qui a entraîné pour le juge du procès l’obligation de revoir la décision qu’il avait rendue préalablement à celui‑ci. Ce témoignage aurait dû ouvrir la porte au contre-interrogatoire de la plaignante relativement à son activité sexuelle consensuelle avec l’accusé le 1er avril, et ce, à deux fins limitées : neutraliser la suggestion selon laquelle il était improbable que la plaignante consente à avoir des rapports sexuels après la séparation, et mettre sa crédibilité à l’épreuve sur ce point.
Jurisprudence
Citée par la juge O’Bonsawin
                    Arrêts appliqués : R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] 2 R.C.S. 75; distinction d’avec les arrêts : R. c. Crosby, 1995 CanLII 107 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 912; R. c. Harris (1997), 1997 CanLII 6317 (ON CA), 118 C.C.C. (3d) 498; R. c. Temertzoglou (2002), 2002 CanLII 2852 (ON SC), 11 C.R. (6th) 179; arrêt examiné : Dunlop c. La Reine, 1979 CanLII 20 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 881; arrêts mentionnés : R. c. Ravelo‑Corvo, 2022 BCCA 19, 79 C.R. (7th) 128; R. c. I. (C.), 2023 ONCA 576, 168 O.R. (3d) 575; R. c. Graham, 2019 SKCA 63, [2019] 12 W.W.R. 207; R. c. T. (M.), 2012 ONCA 511, 289 C.C.C. (3d) 115; R. c. Schneider, 2022 CSC 34; R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581; R. c. Clayton, 2021 BCCA 24, 399 C.C.C. (3d) 283; R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577; R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443; R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440; R. c. Keegstra, 1995 CanLII 91 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 381; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 354 C.C.C. (3d) 71; Browne c. Dunn (1893), 1893 CanLII 65 (FOREP), 6 R. 67; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; R. c. Kruk, 2024 CSC 7; Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480; R. c. Garofoli, 1990 CanLII 52 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1421; Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175; Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442; R. c. Davies, 2022 BCCA 103, 412 C.C.C. (3d) 375; Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1988 CanLII 52 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 122; Fedeli c. Brown, 2020 ONSC 994, 60 C.P.C. (8th) 417; R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488; R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33.
Citée par les juges Côté et Moreau (dissidentes)
                    R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3; R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237; R. c. Arens, 2016 ABCA 20, 334 C.C.C. (3d) 379; R. c. Farrah, 2011 MBCA 49, 87 C.R. (6th) 93; R. c. Adams, 1995 CanLII 56 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 707; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 354 C.C.C. (3d) 71; R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595; R. c. Hodgson, 1998 CanLII 798 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 449; R. c. Sweezey (1974), 1974 CanLII 1427 (ON CA), 20 C.C.C. (2d) 400; R. c. Kahsai, 2023 CSC 20; Amell c. The Queen, 2013 SKCA 48, 2013 D.T.C. 5102; R. c. Harris (1997), 1997 CanLII 6317 (ON CA), 118 C.C.C. (3d) 498; R. c. Edmundson, 2023 ONSC 4236; R. c. Keegstra, 1995 CanLII 91 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 381; R. c. Downes, 2023 CSC 6; Dunlop c. La Reine, 1979 CanLII 20 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 881; R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689; Browne c. Dunn (1893), 1893 CanLII 65 (FOREP), 6 R. 67.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 2 « cour d’appel », « quiconque, individu, personne et propriétaire », 276, 276.3 [aj. 1992, c. 38, s. 2; abr. 2018, c. 29, s. 22], 278.1 à 278.98, 486.4, 691(1), 693(1)a).
Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, art. 35(1) « personne ».
Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38.
Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, c. 29.
Doctrine et autres documents cités
Brown, Daniel, et Jill Witkin. Prosecuting and Defending Sexual Offence Cases, 2e éd., dans Brian H. Greenspan et Vincenzo Rondinelli, dir., Criminal Law Series, vol. 4, Toronto, Emond Montgomery, 2020.
Canada. Chambre des communes. Comité législatif sur le projet de loi C‑49. Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑49, Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), no 4, 3e sess., 34e lég., 20 mai 1992, p. 25, 46.
Canada. Chambre des communes. Comité législatif sur le projet de loi C‑49. Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑49, Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), no 5, 3e sess., 34e lég., 21 mai 1992, p. 17‑18.
Canada. Chambre des communes. Comité législatif sur le projet de loi C‑49. Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑49, Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), no 6, 3e sess., 34e lég., 2 juin 1992, p. 46.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. VIII, 3e sess., 34e lég., 8 avril 1992, p. 9528.
Canada. Chambre des communes. Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 249, 1re sess., 42e lég., 11 décembre 2017, p. 16218‑16219.
Canada. Sénat. Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, no 48, 1re sess., 42e lég., 20 septembre 2018, p. 73.
Rossiter, James. Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders. Toronto, Thomson Reuters, 2006 (feuilles mobiles mises à jour mai 2024, envoi no 1).
Lederman, Sidney N., Michelle K. Fuerst et Hamish C. Stewart. Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada, 6e éd., Toronto, LexisNexis, 2022.
Vauclair, Martin, Tristan Desjardins et Pauline Lachance. Traité général de preuve et de procédure pénales 2023, 30e éd., Montréal, Yvon Blais, 2023.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Newbury, Frankel et Fitch), 2022 BCCA 312, 418 C.C.C. (3d) 169, 83 C.R. (7th) 147, [2022] B.C.J. No. 1748 (Lexis), 2022 CarswellBC 2572 (WL), qui a confirmé la déclaration de culpabilité pour agression sexuelle prononcée contre l’accusé. Pourvoi rejeté, les juges Côté et Moreau sont dissidentes.
                    REQUÊTE sollicitant l’audition à huis clos du pourvoi, une ordonnance de mise sous scellés des documents déposés et toute autre ordonnance nécessaire pour protéger les renseignements visés par les articles 276 et 278.93 à 278.95 du Code criminel. Requête accueillie en partie.
                    Jaskarmdeep J. Mangat et Lisa Jean Helps, pour l’appelant.
                    Lauren A. Chu et Janet A. M. Dickie, pour l’intimé.
                    Joanne B. Dartana, c.r., pour l’intervenant.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
                  La juge O’Bonsawin —
I.               Aperçu
[1]                             Le présent pourvoi offre à la Cour l’occasion de réaffirmer l’utilisation qui peut être faite de la preuve d’une autre activité sexuelle pour les besoins du contexte et de la question de la crédibilité, et de se pencher sur les pouvoirs des cours d’appel de prononcer des ordonnances limitant la publicité des débats en cas d’appels de décisions sur l’admissibilité d’une telle preuve rendues en vertu de l’art. 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46.
[2]                             L’appelant a été reconnu coupable d’avoir agressé sexuellement sa conjointe, la plaignante. Préalablement au procès, l’appelant a présenté, en vertu des art. 276 et 278.93 du Code criminel, une demande en vue de produire la preuve d’une activité sexuelle antérieure, plus précisément des rapports sexuels consensuels la nuit précédant l’agression sexuelle. Le juge du procès a rejeté la demande au motif que la preuve n’était pas présentée à quelque autre fin que celle d’étayer un raisonnement fondé sur les deux mythes. Cette décision a été confirmée, à la majorité, par la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. L’appelant se pourvoit maintenant de plein droit devant notre Cour.
[3]                             La conduite des procès en matière d’infractions sexuelles commande une délicate mise en balance afin d’appuyer la fonction de recherche de la vérité de ces procédures : le processus suivi doit protéger les droits de la personne accusée à un procès équitable tout en respectant également la dignité de la personne plaignante et son droit à la vie privée, et ce, afin d’arriver à un résultat équitable pour toutes les parties concernées. En conséquence, bien que le principe de la publicité des débats judiciaires et la protection de la dignité et de la vie privée des personnes plaignantes comportent des intérêts opposés, ils peuvent coexister harmonieusement. Un tribunal qui est ouvert, mais sait protéger la dignité et la vie privée des personnes plaignantes, accroît la confiance du public dans le processus judiciaire et l’administration de la justice, en plus d’encourager la dénonciation des agressions sexuelles.
[4]                             Préalablement à l’audience devant notre Cour, la Couronne a présenté une requête sollicitant l’audition à huis clos du présent pourvoi, une ordonnance de mise sous scellés visant tous les documents déposés et [traduction] « toute autre ordonnance jugée nécessaire par la Cour pour protéger les renseignements visés par les articles 276 et 278.93‑278.95 du Code criminel » (p. 1). La Couronne a affirmé que les protections procédurales mises en place au procès en vertu des art. 278.94 et 278.95 devraient être étendues au pourvoi devant notre Cour. La Couronne a plaidé que l’une ou l’autre de ces dispositions, conjuguée à la compétence implicite d’une cour de justice de contrôler ses propres procédures, confère à notre Cour le pouvoir de rendre les ordonnances qu’elle demande. Comme je l’expliquerai, la compétence implicite d’une cour de justice de contrôler ses propres procédures inclut le pouvoir discrétionnaire de rendre ces ordonnances. Toutefois, le pouvoir discrétionnaire de la Cour à cet égard devrait être exercé de façon à préserver la publicité des débats autant que cela est possible en pratique, tout en protégeant la vie privée et la dignité de la personne plaignante, ainsi que les droits de la personne accusée à un procès équitable.
[5]                             Dans le cadre du présent pourvoi, l’appelant plaide que le juge du procès a fait erreur en refusant d’admettre la preuve pour les besoins du contexte et de la question de la crédibilité. Je ne suis pas d’accord. Comme je l’expliquerai, l’appelant n’a pas spécifié de manière suffisante une utilisation précise de la preuve qui ne reposait pas sur un raisonnement fondé sur les deux mythes et qui était essentielle à sa capacité de présenter une défense pleine et entière.
II.            Faits
[6]                             L’appelant et la plaignante ont eu une relation amoureuse pendant plus de 20 ans. En février 2018, le couple est parti en voyage et, au retour, s’est séparé. L’appelant s’est installé dans le sous‑sol de la maison dans laquelle il habitait avec la plaignante et le fils de celle‑ci.
[7]                             L’appelant a voulu présenter des éléments de preuve d’activités sexuelles survenues dans la soirée du 1er avril 2018 et tout juste après minuit le 2 avril 2018. Par souci de commodité, je désignerai ces activités comme étant l’événement du 1er avril. La plaignante a allégué que, durant la matinée du 2 avril, l’appelant l’a agressée sexuellement. La plaignante a déclaré que l’appelant et elle s’étaient séparés en février 2018, et qu’ils avaient eu des rapports sexuels consensuels le 1er avril.
[8]                             Tout au long du procès, la défense de l’appelant a évolué, mais en définitive sa défense a consisté à nier l’agression sexuelle. Il a contesté la version des faits de la plaignante et a témoigné que cette dernière avait consenti à des rapports sexuels dans l’après‑midi du 2 avril.
III.         Historique procédural
A.           Décision rendue de vive voix sur le voir‑dire, 2021 BCSC 270 (le juge Jenkins)
[9]                             Le juge Fitch, rédigeant les motifs des juges majoritaires en Cour d’appel, a exposé en détail l’historique procédural de la demande fondée sur l’art. 276, soulignant [traduction] « la manière regrettable selon laquelle la demande fondée sur l’art. 276 a été formulée et présentée au procès » (2022 BCCA 312, 418 C.C.C. (3d) 169, par. 110; voir les par. 110‑142). Je ne répéterai donc pas cet historique en détail ici, mais j’en prends acte, car je suis d’accord avec les juges majoritaires pour dire que la manière dont la demande a évolué [traduction] « perme[t] une évaluation plus éclairée de la valeur probante de la preuve et de son possible effet préjudiciable » (par. 110), que j’examinerai plus tard dans les présents motifs.
[10]                        Il y a eu trois variantes de la demande de l’appelant. Initialement, ce dernier sollicitait l’admission d’une preuve d’activités sexuelles antérieures survenues entre février 2018 et le 1er avril 2018, au motif que cette preuve avait [traduction] « une valeur probante importante, car elle fai[sait] ressortir la nature de la relation entre la plaignante et l’accusé » (d.a., vol. II, p. 5). La demande ne précisait pas le moyen de défense qui était avancé.
[11]                        Dans son avis de demande modifié, l’appelant sollicitait seulement l’admission de la preuve de l’activité sexuelle antérieure survenue le 1er avril. Il était précisé dans la demande que [traduction] « [l]a preuve a une valeur probante importante, car elle est contextuellement pertinente quant à la manière dont les événements se sont déroulés entre la plaignante et l’accusé du 1er avril 2018 au 2 avril 2018, du point de vue de l’accusé » (d.a., vol. II, p. 6‑7). La demande indiquait que l’appelant plaidait une défense de consentement, et que le contexte de la relation et la crédibilité de la plaignante étaient des facteurs à prendre en considération dans l’évaluation de cette défense. La preuve était pertinente du point de vue du contexte et de la cohérence du récit de la défense, en ce qu’elle était nécessaire pour comprendre la nature de la relation entre l’appelant et la plaignante (y compris le fait que leur relation n’était pas platonique), et pour mettre en doute la crédibilité de la plaignante relativement à la nature de leur relation.
[12]                        L’avis de demande modifié subséquent de l’appelant ajoutait simplement que celui‑ci demandait l’admission d’une preuve concernant les événements survenus le 2 avril, ainsi que le 1er avril.
[13]                        Le juge du procès a rejeté la demande. Il a statué que la déclaration de la plaignante aux policiers et son témoignage lors de l’enquête préliminaire n’étaient pas incompatibles. En tout état de cause, les événements du 1er avril n’étaient pas pertinents quant au consentement le 2 avril. Il n’a pas retenu l’argument de l’appelant selon lequel les événements du 1er avril et ceux du 2 avril formaient un événement continu. Le juge du procès a conclu que la preuve était présentée dans le but prohibé de plaider que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle reprochée ou qu’elle était moins digne de foi.
B.            Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2022 BCCA 312, 418 C.C.C. (3d) 169 (les juges Newbury et Fitch, le juge Frankel, dissident)
[14]                        L’appel à la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique s’est déroulé à huis clos et le dossier était scellé.
[15]                        Les juges majoritaires ont confirmé la décision du juge du procès, convenant avec lui que la demande de l’appelant n’avait pas satisfait aux conditions d’admissibilité. L’appelant n’avait pas établi comment la preuve de l’activité sexuelle antérieure était fondamentale pour sa défense, laquelle n’était pas, en fait, une défense de consentement contrairement à ce qu’indiquaient ses demandes fondées sur l’art. 276, mais constituait plutôt un déni total de l’agression. De l’avis des juges majoritaires, la preuve n’était pas fondamentale pour cette défense : la preuve d’une relation sexuelle consensuelle le 1er avril ne pouvait pas étayer une défense voulant qu’il n’y ait pas eu d’agression sexuelle le 2 avril. En outre, sur la base du témoignage de l’appelant au procès, il était évident que la preuve aurait été présentée afin d’étayer le mythe suivant lequel, parce que l’appelant et la plaignante avaient eu des rapports sexuels consensuels le 1er avril, cette dernière avait consenti aux rapports sexuels le 2 avril ou encore qu’on ne devrait pas croire qu’elle n’avait pas consenti le 2 avril. La déclaration de la plaignante aux policiers et son témoignage à l’enquête préliminaire ne présentaient pas d’incompatibilités ne pouvant être dissipées que par la preuve de l’activité sexuelle antérieure, car il n’était pas incompatible pour la plaignante de dire que l’appelant et elle s’étaient séparés en février, mais qu’ils avaient eu des rapports sexuels consensuels le 1er avril.
[16]                        Le juge Frankel, dissident, aurait accueilli l’appel, ayant conclu que le juge du procès avait commis une erreur lorsqu’il avait rejeté la demande. À son avis, la preuve de l’activité sexuelle antérieure était essentielle pour mettre en doute la crédibilité de la plaignante et contester la thèse de la Couronne suivant laquelle l’agression sexuelle était survenue dans le contexte d’une « rupture complète » de la relation entre l’appelant et la plaignante. La crédibilité était la question centrale au procès, et l’appelant était en droit d’explorer les divergences dans les récits des deux parties afin de mettre en doute la crédibilité de la plaignante. Le préjudice pouvant être causé à la plaignante serait atténué par le fait qu’elle avait déjà révélé l’activité sexuelle antérieure à la police, et sa dignité personnelle serait protégée par l’interdiction de publication.
IV.         Questions en litige
[17]                        L’appelant plaide que les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont eu tort de conclure que le juge du procès n’a pas fait erreur en rejetant sa demande fondée sur l’art. 276. L’appelant soutient que la preuve de l’activité sexuelle antérieure était nécessaire pour mettre en doute la crédibilité de la plaignante et pour fournir le contexte nécessaire à la thèse de la défense.
[18]                        Notre Cour doit également trancher la requête de la Couronne lui demandant de tenir l’audience à huis clos, de sceller les documents déposés et de rendre toute autre ordonnance qu’elle juge nécessaire pour protéger les renseignements visés par les art. 276 et 278.93 à 278.95 du Code criminel. Pour ce faire, la Cour doit examiner son pouvoir à cet égard et se demander si le présent pourvoi justifie le prononcé d’ordonnances additionnelles qui limiteraient la publicité des débats en l’espèce.
V.           Analyse
A.           La norme de contrôle des décisions fondées sur l’art. 276
[19]                        L’article 278.97 du Code criminel dispose que la décision du juge du procès d’admettre ou de refuser d’admettre la preuve d’une autre activité sexuelle constitue une question de droit aux fins d’appel. Toutefois, cette disposition ne fait que délimiter la nature des questions qui peuvent être soulevées en appel; elle ne prescrit pas une norme de contrôle.
[20]                        Certaines cours ont affirmé que, en cas de contrôle en appel des décisions en matière d’admissibilité de la preuve rendues en application de l’art. 278.94, il y a lieu de faire montre de déférence envers une telle décision du juge du procès. Tant les juges majoritaires que le juge dissident dans la présente affaire ont souscrit à la conclusion de la juge d’appel Fisher dans R. c. Ravelo‑Corvo, 2022 BCCA 19, 79 C.R. (7th) 128, selon laquelle [traduction] « une telle décision découle de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire qui implique une analyse tributaire des faits guidée par les facteurs énumérés au par. 276(3), et elle a droit à une déférence considérable en appel » (par. 29). La Cour d’appel de l’Ontario a formulé une observation semblable dans l’arrêt R. c. I. (C.), 2023 ONCA 576, 168 O.R. (3d) 575, par. 102, s’exprimant alors au sujet des décisions concernant l’admission de dossiers d’une personne accusée se rapportant à une personne plaignante (décisions qui sont assujetties à la même norme de contrôle) :
     [traduction] L’admissibilité de la preuve visée à l’art. 278.92 est réputée être une question de droit aux fins de détermination des droits d’appel. Malgré cette qualification, l’admissibilité d’une preuve présentée en application de l’art. 278.92 repose dans une large mesure sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès. Si ce dernier suit correctement les principes juridiques applicables, n’interprète pas mal des éléments de preuve importants, n’omet pas de tenir compte d’éléments de preuve pertinents et n’arrive pas à un résultat déraisonnable, notre cour fera montre de déférence envers sa décision. [Références omises.]
Voir aussi R. c. Graham, 2019 SKCA 63, [2019] 12 W.W.R. 207, par. 69; R. c. T. (M.), 2012 ONCA 511, 289 C.C.C. (3d) 115, par. 54.
[21]                        Personne ne remet en question le principe que la question de la pertinence est révisable suivant la norme de la décision correcte (R. c. Schneider, 2022 CSC 34, par. 39). Toutefois, lorsqu’il décide s’il y a lieu d’admettre la preuve d’une autre activité sexuelle, le juge du procès met en balance un certain nombre de considérations, tant celles énumérées au par. 276(3) que d’autres susceptibles de découler des circonstances particulières d’une affaire. L’admissibilité de la preuve d’une activité sexuelle antérieure est hautement tributaire des faits et du contexte, et le juge du procès est le mieux placé pour évaluer sa valeur probante par rapport à son effet préjudiciable (R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581, par. 31; S. N. Lederman, M. K. Fuerst et H. C. Stewart, Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of Evidence in Canada (6e éd. 2022), ¶2.93). L’approche que la cour d’appel adopte en appel doit respecter cette réalité tout en donnant effet à la décision du Parlement d’édicter que les décisions rendues en vertu de l’art. 278.94 sont réputées être des questions de droit. Dans l’arrêt R. c. Clayton, 2021 BCCA 24, 399 C.C.C. (3d) 283, par. 50‑51, la juge MacKenzie a judicieusement formulé la manière dont une cour d’appel devrait aborder la décision du juge du procès sur l’admissibilité :
     [traduction] Les parties sont en désaccord en ce qui concerne la norme de contrôle. L’appelant affirme qu’il s’agit de la norme de la décision correcte, étant donné que la question de savoir si le juge a fait erreur en adoptant un point de vue trop restrictif sur la pertinence dans le contexte du contre‑interrogatoire est une question de droit. La position de la Couronne est que l’appréciation par le juge de la valeur probante et des effets préjudiciables de la preuve, ainsi que sa gestion du contre‑interrogatoire, commandent la déférence en appel. À mon avis, les deux parties ont raison.
     La question de savoir si le seuil de pertinence requis est respecté est une question de droit révisable suivant la norme de la décision correcte; admettre une preuve non pertinente constituerait une erreur de droit. Cependant, toute preuve pertinente n’est pas nécessairement admissible. La décision d’un juge d’exclure une preuve pertinente lorsque l’effet préjudiciable de celle‑ci l’emporte sur sa valeur probante (ou, dans le cas d’une preuve soumise par la défense, lorsque son effet préjudiciable l’emporte sensiblement sur sa valeur probante) implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Sauf si elle est fondée sur de mauvais principes juridiques, la conclusion du juge à cet égard a droit à la déférence. [Références omises.]
[22]                        Je suis d’accord. Les cours d’appel doivent s’assurer que le juge du procès a appliqué les bons principes juridiques, qu’il a pris en considération tous les éléments de preuve qui devaient l’être, qu’il n’a pas admis d’éléments de preuve non pertinents, et qu’il n’a pas autrement commis d’erreur de droit; aucune déférence n’est due à cet égard. Toutefois, lorsque le juge du procès décide que l’effet préjudiciable d’une preuve l’emporte sensiblement sur sa valeur probante, les cours d’appel devraient faire montre de déférence.
[23]                        Enfin, lorsqu’une cour d’appel contrôle la décision initiale rendue par le juge du procès en vertu de l’art. 276, elle doit examiner uniquement la preuve dont celui-ci disposait quand il a statué sur l’admissibilité (R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 63 et 101).
B.            L’utilisation de la preuve d’une autre activité sexuelle pour les besoins du contexte et de la question de la crédibilité
[24]                        En 1982, afin de remédier à l’omniprésence dans la jurisprudence d’utilisations préjudiciables et déformant la réalité d’éléments de preuve portant sur une autre activité sexuelle, le Parlement a choisi de fixer des paramètres régissant les cas où une telle preuve peut être présentée au procès. La Couronne ou la défense peuvent demander la tenue d’un voir‑dire ou encore d’une audience visée à l’art. 278.94 lorsqu’elles cherchent à présenter « la preuve de ce que le plaignant a eu une activité sexuelle » (art. 276). Il n’est pas nécessaire de le faire lorsque les parties cherchent uniquement à établir qu’une relation existait entre la personne accusée et la personne plaignante, à moins que la véritable nature de cette relation ne soit sexuelle, comme c’était le cas dans l’affaire Goldfinch.
[25]                        Au fil du temps, ces paramètres ont été affinés davantage afin de créer un régime législatif rigoureux qui interdit complètement l’utilisation de la preuve d’une autre activité sexuelle au soutien du raisonnement fondé sur les deux mythes — c’est‑à‑dire le fait de se baser sur une telle preuve pour appuyer l’inférence que la personne plaignante est soit plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle contestée, soit moins digne de foi. Suivant le régime établi par l’art. 276, le juge du procès peut uniquement admettre la preuve d’une autre activité sexuelle lorsque celle‑ci n’est pas utilisée au soutien du raisonnement fondé sur les deux mythes; qu’elle est présentée à des fins précises, pertinentes et permises; et que le risque d’effet préjudiciable de cette preuve sur le procès ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante (par. 276(2)). L’application appropriée de ce régime fait en sorte que le « droit [d’une personne] d’exposer sa cause ne [soit] pas [. . .] restreint en l’absence d’une garantie que cette restriction est clairement justifiée par des considérations contraires encore plus importantes » (R. c. Seaboyer, 1991 CanLII 76 (CSC), [1991] 2 R.C.S. 577, p. 621). Le régime législatif requiert donc que le juge du procès veille à ce que les éléments de preuve trompeurs, non pertinents ou sensiblement plus préjudiciables que probants soient exclus afin d’éviter que l’équité du procès ne soit entachée (R. c. Darrach, 2000 CSC 46, [2000] 2 R.C.S. 443, par. 37 et 42‑43; R. c. Mills, 1999 CanLII 637 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 668, par. 74; D. Brown et J. Witkin, Prosecuting and Defending Sexual Offence Cases (2e éd. 2020), vol. 4, p. 354).
[26]                        La preuve d’une autre activité sexuelle peut être présentée pour étayer un raisonnement permis : « Les termes “déduire du caractère sexuel de cette activité” à l’art. 276 sont une précision du législateur que les déductions qui sont interdites sont celles qui sont faites à partir du caractère sexuel de l’activité et non pas celles qui sont faites à partir d’autres caractéristiques éventuellement pertinentes de cette activité » (Darrach, par. 35 (je souligne)). Toutefois, comme je vais l’expliquer ci‑après, il incombe à la personne accusée d’indiquer en détail en quoi la preuve est nécessaire à l’égard du raisonnement permis, sans s’appuyer sur un raisonnement fondé sur les deux mythes. Le besoin de précision est particulièrement important lorsque les utilisations proposées visent la crédibilité et le contexte, deux questions qui sont non seulement présentes dans pratiquement toutes les affaires criminelles, mais se caractérisent également par de larges, et parfois vagues, éventails d’utilisation.
(1)         Crédibilité des témoins, contexte et utilisations permises de la preuve d’une autre activité sexuelle
[27]                        La preuve d’une autre activité sexuelle peut être admissible pour des questions liées à la crédibilité ou au contexte, mais le demandeur doit établir qu’il entend faire de cette preuve une utilisation précise que permet le régime instauré par l’art. 276. L’arrêt Goldfinch prescrit qu’il « ne suffit pas de simplement affirmer que la preuve a un lien avec le contexte, le récit ou la crédibilité pour satisfaire aux exigences du par. 276(2) » (par. 51; voir aussi le par. 65), et la même mise en garde s’applique à l’égard de la valeur probante. Dans toute affaire, pour que la preuve en question soit potentiellement admissible, sa pertinence et sa valeur probante ne doivent pas simplement permettre de façon générale de miner la crédibilité de la personne plaignante ou d’ajouter du contexte utile aux circonstances de l’affaire; elle doit répondre à une question précise au procès qui ne pourrait être examinée ou résolue en son absence (Brown et Witkin, p. 379‑381). Le demandeur a également l’obligation d’établir que l’effet préjudiciable de la preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante.
[28]                        Le juge du procès doit se garder d’élargir de manière inappropriée les cas où la preuve d’une autre activité sexuelle devrait être admise, étant donné que, comme l’a fait observer la juge Karakatsanis dans Goldfinch, « [l]a crédibilité est un élément omniprésent dans la plupart des procès » (par. 56); la même chose est vraie en ce qui concerne l’importance du contexte. L’application d’une approche trop large à l’égard de la crédibilité et du contexte ouvrirait grand les portes à l’admissibilité, réduisant de ce fait à néant l’intention expresse formulée par le Parlement, ainsi que la jurisprudence de longue date de notre Cour au même effet, indiquant que la preuve d’une autre activité sexuelle ne sera admise que dans les cas où elle est suffisamment particulière et essentielle à l’intérêt de la justice. Compte tenu des seuils spécifiques établis par le Parlement et de leurs objectifs sous‑jacents, il en faut davantage pour établir que l’admission est justifiée. Le demandeur doit démontrer en détail non seulement que la crédibilité ou le contexte est en rapport avec un élément de la cause, mais qu’en l’absence de la preuve en cause sa position serait « indéfendable » ou « complètement improbable » (voir Goldfinch, par. 68).
[29]                        L’appelant a invoqué trois affaires dans lesquelles la preuve d’une activité sexuelle antérieure a été admise afin de mettre en doute la crédibilité d’une personne plaignante ou de fournir un contexte nécessaire. Chacune de ces affaires illustre les directives données dans Goldfinch sur la façon appropriée d’utiliser une telle preuve pour étoffer le contexte ou mettre en doute la crédibilité.
[30]                        La première affaire invoquée par l’appelant est R. c. Crosby, 1995 CanLII 107 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 912, dans laquelle la plaignante avait dit aux policiers qu’elle s’était rendue chez l’accusé dans l’intention d’avoir du sexe avec lui; cependant, lors de l’enquête préliminaire, elle a témoigné qu’elle n’avait pas eu l’intention d’avoir du sexe avec l’accusé quand elle s’est rendue chez lui. Le juge du procès a exclu, en vertu de l’art. 276, la déclaration faite par la plaignante aux policiers. Lorsque la plaignante a déclaré à nouveau, pendant son contre‑interrogatoire, qu’elle n’avait pas eu l’intention d’avoir du sexe avec l’accusé quand elle s’est rendue chez lui, la décision antérieure du juge empêchait l’avocat de la défense de contester ce témoignage de la plaignante au motif qu’il était incompatible avec la déclaration qu’elle avait faite aux policiers.
[31]                        La juge L’Heureux‑Dubé, qui s’exprimait pour les juges majoritaires de notre Cour, a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en excluant la preuve, parce que les versions nettement contradictoires des faits données par l’accusé et par la plaignante dans leur témoignage faisaient de la crédibilité la question centrale au procès, et que les déclarations de cette dernière présentaient une incompatibilité importante. Lorsqu’on mettait en balance la valeur probante de la preuve par rapport à son effet préjudiciable, l’intérêt de la justice militait en faveur de l’admissibilité de la preuve.
[32]                        Les commentaires de la juge L’Heureux‑Dubé ont été cités deux ans plus tard dans l’arrêt R. c. Harris (1997), 1997 CanLII 6317 (ON CA), 118 C.C.C. (3d) 498 (C.A. Ont.). L’accusé et la plaignante s’étaient rencontrés dans un bar plusieurs jours avant l’agression reprochée. La plaignante a témoigné, en interrogatoire principal, que sa relation avec l’appelant était platonique, qu’ils ne s’étaient pas livrés à quelque activité sexuelle que ce soit et qu’elle lui avait dit qu’elle ne voulait pas avoir une relation de nature sexuelle avec lui. L’accusé a demandé à présenter la preuve d’une rencontre sexuelle consensuelle qu’ils auraient eue plusieurs jours avant l’agression sexuelle.
[33]                        Le juge Moldaver a conclu que preuve de l’activité sexuelle antérieure était nécessaire pour que l’appelant soit en mesure de présenter une défense pleine et entière, parce que cette preuve pourrait réfuter la prétention de la plaignante selon laquelle leur relation était strictement platonique. Le juge Moldaver a résumé de manière succincte les implications de l’exclusion de cette preuve :
     [traduction] En refusant de permettre à l’appelant de présenter la preuve des événements de la nuit du mardi, le jury a été privé des outils nécessaires pour apprécier de manière complète et équitable la conduite des parties et la crédibilité de leur position respective. Non contesté, le témoignage de la plaignante concernant sa relation avec l’appelant était potentiellement dévastateur pour la position de celui‑ci. [par. 49]
[34]                        R. c. Temertzoglou (2002), 2002 CanLII 2852 (ON SC), 11 C.R. (6th) 179 (C.S.J. Ont.), est une autre décision dans laquelle la preuve d’une activité sexuelle antérieure a été admise pour les besoins du contexte et de la question de la crédibilité. Dans cette affaire, la plaignante avait fait des déclarations incompatibles relativement à la question de savoir si sa relation avec l’accusé était de nature sexuelle, et cette preuve était essentielle pour que la défense soit capable de présenter une défense pleine et entière en mettant en doute la crédibilité de la plaignante.
[35]                        Interprétées à la lumière du régime législatif actuel et de la jurisprudence depuis que ces affaires ont été tranchées, ces décisions servent d’exemples de cas où la preuve d’une autre activité sexuelle peut être pertinente à l’égard de la crédibilité lorsque la personne plaignante a fait des déclarations incompatibles au sujet de l’existence même d’une relation de nature sexuelle, ou lorsque la preuve influe sur la cohérence fondamentale du récit de la défense (Goldfinch, par. 63 et 65‑66). Dans chacune de ces affaires, l’admission de la preuve a été jugée nécessaire pour que l’accusé soit capable de présenter une défense pleine et entière.
[36]                        Il convient de répéter qu’il incombe au demandeur d’établir avec clarté et précision l’utilisation qui sera faite de la preuve de l’autre activité sexuelle qu’il cherche à présenter. Avant que le juge du procès ne puisse faire droit à une demande d’audience sur l’admissibilité, il doit être convaincu que la demande « énonce toutes précisions utiles au sujet de la preuve en cause et le rapport de celle‑ci avec un élément de la cause » (Code criminel, par. 278.93(2)). Comme l’ont fait remarquer les juges majoritaires en Cour d’appel, [traduction] « [l]a précision est nécessaire pour que les juges puissent appliquer le régime d’une manière qui protège les droits du plaignant et assure l’équité du procès » (par. 97, citant Goldfinch, par. 53). Il n’est pas nécessaire que le demandeur inclue une quantité telle de détails qu’il en résulterait une immixtion inutile dans la vie privée du témoin, mais la demande doit présenter un fondement factuel et probatoire suffisant pour que le juge du procès puisse examiner et soupeser adéquatement les facteurs énoncés à l’art. 276.
(2)         Application à la présente affaire
[37]                        L’appelant plaide que le juge de première instance a fait erreur en rejetant sa demande visant à présenter la preuve d’une activité sexuelle antérieure. Il soutient que cette preuve n’était pas avancée en vue d’étayer un raisonnement fondé sur les deux mythes, mais plutôt parce qu’elle était pertinente pour mettre en doute la crédibilité de la plaignante et pour établir le contexte requis pour sa défense. La crédibilité de la plaignante a été mise en cause parce que la preuve qu’elle avait fournie était équivoque en ce qui a trait à la question de savoir si sa relation avec l’appelant était de nature sexuelle. La nature de la relation de la plaignante avec l’appelant pourrait soit prouver soit démentir l’argument de la Couronne voulant que l’agression sexuelle soit survenue après l’effondrement de leur mariage, ce qui était crucial pour que l’appelant puisse présenter une défense pleine et entière à l’encontre de la thèse de la Couronne.
[38]                        Je ne suis pas d’accord. En définitive, et particulièrement à la lumière de la façon [traduction] « chaotique » dont la demande fondée sur l’art. 276 a été présentée (motifs de la C.A., par. 94, le juge d’appel Fitch), l’appelant a été incapable de s’acquitter du fardeau qui lui incombait de satisfaire aux conditions d’admissibilité de la preuve de l’activité sexuelle antérieure. En l’espèce, cette preuve ne visait aucune fin permise soit à l’égard du contexte soit à l’égard de la crédibilité. Le régime établi à l’art. 276 exige que le juge du procès se demande d’abord si la preuve est inadmissible parce qu’elle appuie une inférence basée sur l’un des deux mythes, ou sur les deux. Admettre une preuve qui appuie un raisonnement fondé sur les deux mythes constitue une erreur de droit. Je suis d’accord avec les juges majoritaires de la Cour d’appel pour dire que le juge du procès n’a pas commis d’erreur en concluant que la preuve invoquerait le raisonnement fondé sur les deux mythes. Le fait que les parties dans la présente affaire ont entretenu dans le passé une relation de nature sexuelle n’est pas contesté et il est admis. Pour cette raison, la preuve concernant les événements du 1er avril n’aurait eu aucune utilité si ce n’est pour tirer un raisonnement basé sur les deux mythes. Comme l’ont souligné les juges majoritaires, la preuve proposée ne pourrait pas offrir davantage de contexte afin de comprendre les actions de la plaignante le 2 avril ou de déterminer si elle avait consenti ou non, si ce n’est pour tirer un raisonnement clairement non permis : soit que s’ils avaient eu une activité sexuelle consensuelle le 1er avril, ils en avaient eu une aussi le 2 avril; soit qu’il ne fallait pas ajouter foi aux dénégations de la plaignante concernant son consentement, en raison des rapports sexuels consensuels du 1er avril (par. 180).
[39]                        À l’instar des juges majoritaires, je suis d’avis que la preuve proposée présentait peu de pertinence pour étoffer le contexte ou mettre en doute la crédibilité de la plaignante. Comme je l’ai expliqué plus tôt, la question de la pertinence est contrôlée suivant la norme de la décision correcte. Pour ce qui est du contexte, la demande de l’appelant doit être rejetée pour la même raison que celle énoncée dans Goldfinch : « . . . la difficulté en l’espèce n’était pas liée au fait que M. Goldfinch et la plaignante entretenaient une relation, mais plutôt au fait que M. Goldfinch ne pouvait indiquer aucune utilisation pertinente de la preuve du caractère sexuel de la relation » (par. 47 (en italique dans l’original)). Dans la présente affaire, la plaignante n’a pas contesté que son mariage avec l’accusé comportait des activités sexuelles et, en conséquence, la preuve de l’activité sexuelle antérieure n’était pas nécessaire pour établir ce fait. À cet égard, la présente affaire se distingue des affaires Harris et Temertzoglou, dans lesquelles la nature et l’origine de la relation entre les parties étaient des considérations centrales eu égard aux incompatibilités dans le témoignage des plaignantes qui constituaient le fondement de l’admission de la preuve. Ici, il n’y avait pas d’incompatibilité dans le témoignage de la plaignante et donc aucun risque que le juge du procès ne comprenne pas la nature de la relation entre les parties (voir les motifs de la C.A., par. 190, le juge d’appel Fitch).
[40]                        Pour ce qui est de l’argument de l’appelant concernant la pertinence de la preuve relativement à la crédibilité, le juge du procès et les juges majoritaires en Cour d’appel ont conclu que la plaignante n’avait pas fait de déclarations incompatibles quant à la nature de sa relation avec l’appelant. Je ne vois aucune raison d’intervenir à l’égard de cette conclusion. Tout comme les juges majoritaires, je suis d’avis que la plaignante n’a fait aucune déclaration incompatible au sujet de la question de savoir si sa relation avec l’appelant était ou non de nature sexuelle (voir les par. 185‑189). Le procureur général de l’Alberta, intervenant devant notre Cour, souligne à juste titre que la fin d’un mariage ou d’une autre relation romantique ne signale pas nécessairement la fin des activités sexuelles. Par conséquent, les déclarations de la plaignante selon lesquelles leur mariage avait pris fin, mais qu’il y avait eu d’autres activités sexuelles consensuelles après leur séparation, n’étaient pas incompatibles. En l’absence de toute déclaration incompatible de la plaignante, l’arrêt Crosby n’offre aucun appui à la thèse de l’appelant.
[41]                        Même si la preuve avait une certaine pertinence à l’égard du contexte ou de la crédibilité, je ne suis pas convaincue que le juge du procès a commis quelque erreur que ce soit lorsqu’il a soupesé la valeur probante de la preuve et son effet préjudiciable, et je m’en remets à sa conclusion sur ce point. L’appelant n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi la valeur probante de la preuve l’emportait sur son effet préjudiciable. Comme il a été souligné dans Goldfinch, « la valeur relative de la preuve concernant le passé sexuel sera considérablement réduite si l’accusé peut défendre une thèse donnée sans faire état de ce passé » (par. 69 (en italique dans l’original); R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 64; voir aussi Brown et Witkin, p. 389).
[42]                        En l’espèce, rien ne reposait sur la question de savoir si les parties avaient eu une activité sexuelle consensuelle la nuit précédente. La thèse de l’appelant était que leur mariage ne s’était pas effondré et qu’en conséquence ils avaient eu une activité sexuelle consensuelle le 2 avril. Comme je l’ai indiqué précédemment, la question de savoir si la relation avait pris fin ou non n’était pas déterminante. Sans preuve précise de la dissolution effective de cette relation, dans les circonstances particulières de la présente affaire, cet élément ne pouvait à lui seul établir que la preuve de l’activité sexuelle antérieure possédait une valeur probante importante. Par contraste, l’effet préjudiciable de la preuve proposée était évident : comme a conclu le juge du procès, l’admission de la preuve impliquerait un raisonnement fondé sur les deux mythes, ce qui serait préjudiciable à la dignité et au droit à la vie privée de la plaignante. Il n’en découlait aucun avantage pour la fonction de recherche de la vérité du procès.
[43]                        Deux mises au point sont nécessaires en ce qui a trait à l’approche adoptée par le juge dissident dans la présente affaire. Premièrement, comme je l’ai mentionné plus tôt, le contrôle d’une décision fondée sur l’art. 278.94 doit reposer uniquement sur le dossier dont disposait le juge du procès au moment de l’audience sur l’admissibilité. Bien que le juge dissident ait déclaré que sa conclusion était [traduction] « fondée sur la thèse avancée par [l’appelant] dans la demande » (par. 58), il s’est référé au témoignage de la plaignante au procès ainsi qu’aux plaidoiries finales de la Couronne, alors qu’aucun de ces deux éléments ne faisait partie du dossier sur lequel était basée la décision rendue par le juge du procès avant la tenue de celui‑ci. Cette façon de faire était inappropriée et faisait appel à un raisonnement a posteriori. Les cours d’appel ne doivent pas élargir le dossier à leur disposition lorsqu’elles contrôlent la décision rendue par le juge du procès.
[44]                        Deuxièmement, je rejetterais également l’analyse du juge dissident quant au préjudice qui pourrait être causé à la plaignante si la preuve de l’activité sexuelle antérieure était admise. Dans son examen des facteurs énoncés au par. 276(3), le juge dissident a estimé que les inquiétudes concernant la possibilité que la preuve de l’activité sexuelle antérieure porte atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante étaient [traduction] « atténuées par le fait qu’elle avait révélé l’activité en question aux policiers, et qu’il exist[ait] une interdiction de publication visant son identité » (par. 79). Ce raisonnement va à l’encontre des objectifs qui animent le régime de l’art. 276, dont celui consistant à encourager la dénonciation des agressions sexuelles « en éliminant le plus possible les éléments du procès susceptibles de troubler ou de gêner le plaignant » (Seaboyer, p. 605 (je souligne); voir aussi Darrach, par. 19 et 25; Code criminel, al. 276(3)b)). Comme l’ont avec raison souligné les juges majoritaires de la Cour d’appel aux par. 194‑195, le fait qu’une personne a dénoncé une agression sexuelle à la police ou que son identité fait l’objet d’une interdiction de publication ne saurait la priver du bénéfice de l’entière protection de l’art. 276. Conclure autrement aurait pour effet de réduire automatiquement dans pratiquement toutes les affaires d’agression sexuelle l’étendue de la protection accordée par le législateur à l’art. 276.
(3)         Réexamen de la décision préalable au procès
[45]                        Mes collègues sont d’avis que le juge du procès a fait erreur en omettant de réexaminer la décision qu’il avait rendue préalablement au procès, pour tenir compte de la manière dont le témoignage de la plaignante avait évolué entre sa déclaration aux policiers et son témoignage au procès. Soit dit en tout respect, cette question déborde le cadre du présent pourvoi.
[46]                        Les appels interjetés à notre Cour par des personnes accusées à l’encontre de leur déclaration de culpabilité sont régis par le par. 691(1) du Code criminel, qui limite la portée de l’appel non seulement aux questions de droit, mais plus précisément aux questions de droit au sujet desquelles un juge de la cour d’appel était dissident (voir aussi R. c. J.A., 2011 CSC 28, [2011] 2 R.C.S. 440, par. 84, le juge Fish, dissident, mais non sur ce point).
[47]                        L’approche adoptée par mes collègues à l’égard de la question de la compétence se fonde en partie sur la directive énoncée dans l’arrêt Dunlop c. La Reine, 1979 CanLII 20 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 881, portant que, « [s]i le jugement formel ne permet pas de dégager le véritable motif d’une dissidence, cette Cour peut le chercher dans les motifs écrits des juges dissidents » (p. 889). Dans Dunlop, le jugement formel n’indiquait pas précisément les motifs de la dissidence. Pour déterminer si un motif donné soulevait une question de droit, la Cour devait examiner les motifs écrits du juge dissident. Cet examen a révélé que le cœur de la préoccupation du juge dissident était de savoir si le jury aurait même dû recevoir des directives sur le principe de la responsabilité en tant que partie à une infraction, ce qui constitue clairement une question de droit.
[48]                        Par contraste, le jugement formel en l’espèce énonce clairement que la question au sujet de laquelle il y a eu dissidence était celle de savoir si une erreur avait été commise dans la décision préalable au procès. Même lorsqu’on examine les motifs écrits conformément à la directive énoncée dans Dunlop, la question visée par la dissidence n’était pas celle de savoir si le juge du procès aurait dû revoir sa décision initiale. Contrairement à ce qui était le cas dans Dunlop, ni les juges majoritaires ni le juge dissident dans la présente affaire ne traitent de cette question dans leurs motifs. La question de savoir si le juge de première instance a fait erreur en omettant de revoir sa décision préalable au procès est une question distincte de celle de savoir s’il a commis une erreur dans la décision elle‑même, et la preuve au regard de laquelle ces questions sont examinées est différente. Les renvois du juge dissident à la preuve produite au procès ne portaient pas sur la question de savoir si le juge du procès aurait dû revoir la décision qu’il avait rendue avant celui‑ci, mais plutôt sur celle de savoir si cette décision elle‑même était correcte. Par conséquent, la question de savoir si le juge de première instance aurait dû revoir la décision qu’il avait rendue préalablement au procès n’est pas une question de droit au sujet de laquelle un juge de la Cour d’appel a été dissident.
[49]                        Cette question n’a pas non plus été soulevée par les parties devant notre Cour : l’avis d’appel ne soulève pas la question; l’appelant n’a pas soulevé la question dans son mémoire; et aucune observation notable n’a été présentée à la Cour sur cette question à l’audience. Si l’appelant avait voulu plaider cette question en appel, il aurait pu demander l’autorisation de le faire (voir R. c. Keegstra, 1995 CanLII 91 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 381, par. 23‑24). Il ne l’a pas fait.
[50]                        Même si le juge du procès avait revu la décision qu’il avait rendue avant celui‑ci, je ne suis pas d’accord avec mes collègues pour dire que le témoignage de la plaignante au procès exigeait que le juge réexamine cette décision, et que l’admission de la preuve de l’activité sexuelle antérieure était devenue nécessaire en raison de ce témoignage. Mes collègues affirment que les protestations de la plaignante au moment de l’agression sexuelle suivant lesquelles elle n’était plus l’épouse de l’appelant suggéraient que leur séparation avait joué un rôle dans son absence de consentement, et que l’admission de la preuve de l’activité sexuelle antérieure était nécessaire afin de répliquer à cette suggestion et de mettre en doute la crédibilité de la plaignante.
[51]                        Mes collègues et moi convenons qu’il est possible que la pertinence et la valeur probante de la preuve de l’activité sexuelle antérieure ne se cristallisent pas avant que les témoins n’aient commencé à déposer et que la preuve — ou encore l’incompatibilité ou l’importance de celle‑ci — ne devienne apparente. Lorsque l’évolution de la déposition d’un témoin au procès entraîne un changement important dans les circonstances, le juge du procès peut, de son propre chef ou à la demande de l’une ou l’autre des parties, revoir à la lumière des nouveaux éléments de preuve ou renseignements une décision qu’il a rendue auparavant en vertu de l’art. 276 (R.V., par. 72‑75; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 65).
[52]                        Le fait qu’une décision rendue préalablement au procès peut être réexaminée n’exempte d’aucune manière la défense de la responsabilité qui lui incombe non seulement de démontrer le bien‑fondé de sa demande la première fois, mais également, dans la majorité des affaires, de présenter une demande de réexamen et d’énoncer les fins permettant l’admission de la preuve eu égard au changement de circonstances. En règle générale, en l’absence de demande de réexamen présentée au procès, les cours d’appel devraient contrôler le bien‑fondé d’une décision rendue par le juge du procès préalablement à celui‑ci en vertu de l’art. 276 au regard du dossier sur la base duquel elle a été rendue. Toutefois, si la nature de la preuve présentée au procès [traduction] « commandait un réexamen », une cour d’appel peut conclure que le juge du procès était tenu de revoir de son propre chef sa décision fondée sur l’art. 276, même sans que les avocats ou les avocates lui demandent explicitement de le faire (R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 354 C.C.C. (3d) 71, par. 63‑64; Harris, par. 50‑51). Le pouvoir du juge du procès de revoir de son propre chef ses propres décisions fondées sur l’art. 276 est limité et doit être exercé d’une manière qui est compatible avec le régime établi par l’art. 276, en particulier le fait que la personne accusée doit préciser l’utilisation pour laquelle la preuve est proposée, et que la personne plaignante doit posséder l’intérêt pour agir.
[53]                        En l’espèce, je ne considère pas que la preuve commandait un réexamen. Si l’appelant était préoccupé par l’idée que le témoignage de la plaignante reliait son absence de consentement à la séparation des parties, il lui était loisible de demander au juge du procès qu’il réexamine la décision qu’il avait rendue préalablement au procès, et qu’il lui permette de faire valoir la pertinence de la preuve sur cette base. Il a eu une occasion de le faire lorsque, à mi‑chemin dans le procès, la défense a plaidé que le juge du procès devrait lui permettre de contre‑interroger la plaignante sur une activité sexuelle additionnelle survenue le 2 avril après l’agression reprochée, car l’appelant comptait présenter une version opposée des faits. De plus, l’appelant a eu amplement l’occasion d’adopter une approche conforme à ce que mes collègues suggèrent, et il a pris la décision tactique de procéder autrement. À mi‑chemin dans le procès, la défense n’a pas sollicité l’admission de la preuve concernant le 1er avril parce que le témoignage de la plaignante sur la séparation avait évolué. Dans sa plaidoirie, l’avocat de la défense a plutôt soutenu que la preuve concernant le 1er avril était essentielle suivant la règle établie dans l’arrêt Browne c. Dunn (1893), 1893 CanLII 65 (FOREP), 6 R. 67 (H.L.), car il prévoyait que l’accusé témoignerait au sujet de l’activité sexuelle additionnelle survenue le 2 avril, après l’agression reprochée. Il a aussi prétendu que, en raison du libellé de l’accusation dont le tribunal était saisi, toutes les activités sexuelles ayant eu lieu les 1er et 2 avril pouvaient être perçues comme étant « à l’origine de l’accusation » et en conséquence non visées par l’art. 276. Après avoir obtenu un ajournement pour examiner sa position, l’avocat de la défense n’a pas donné suite à sa demande d’admission de la preuve de l’activité sexuelle antérieure du 1er avril.
[54]                        Notre Cour n’a pas pour rôle de formuler des conjectures sur les raisons pour lesquelles l’avocat de la défense a abordé la question de cette manière, ou de substituer sa propre opinion sur ce qui aurait dû être fait différemment. De telles décisions sont protégées par le secret professionnel des avocats et avocates et sont souvent prises à des fins stratégiques qui sont entièrement valides.
C.            Limitation de la publicité des débats judiciaires en cas d’appel de décisions fondées sur l’art. 276
[55]                        La Couronne a présenté à notre Cour une requête sollicitant des ordonnances [traduction] « nécessaires compte tenu des articles 278.93 à 278.95 du Code criminel » (p. 1), soit une ordonnance intimant que le pourvoi se déroule à huis clos, que les mémoires des parties soient scellés et que seules des versions caviardées soient accessibles au public, ainsi que toute autre ordonnance jugée nécessaire. L’appelant s’est opposé uniquement à l’obligation de caviarder son mémoire au‑delà des renseignements visés aux art. 276 et 278.93 à 278.95, faisant valoir que certains renseignements non caviardés avaient déjà été publiés dans l’arrêt de la Cour d’appel. De manière provisoire, la Cour a accepté la mise sous scellés des documents déposés et a tenu son audience à huis clos, jusqu’à sa décision définitive sur la requête.
[56]                        La requête de la Couronne oblige notre Cour à examiner la source de ses pouvoirs de rendre des ordonnances limitant la publicité des débats en cas d’appels de décisions fondées sur l’art. 276. Pour répondre à cette question, il faut procéder à de l’interprétation législative. L’approche moderne à cet égard est bien connue : [traduction] « . . . il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87, telle qu’elle est citée dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21).
[57]                        La Couronne prétend que l’art. 278.95 et le pouvoir discrétionnaire qu’il octroie s’appliquent à notre Cour; ou, si ce n’est pas le cas, que notre Cour peut rendre certaines ordonnances relativement à la conduite de l’audience et à la publication des motifs accompagnant ces ordonnances, conformément à sa compétence implicite. L’article 278.95 est rédigé ainsi :
      Publication interdite
      278.95 (1) Il est interdit de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit le contenu de la demande présentée en vertu de l’article 278.93 et tout ce qui a été dit ou déposé à l’occasion de cette demande ou aux audiences mentionnées à l’article 278.94. L’interdiction vise aussi, d’une part, la décision rendue sur la demande d’audience au titre du paragraphe 278.93(4) et, d’autre part, la décision et les motifs mentionnés au paragraphe 278.94(4), sauf, dans ce dernier cas, si la preuve est déclarée admissible ou, dans les deux cas, si le juge ou le juge de paix rend une ordonnance autorisant la publication ou la diffusion après avoir pris en considération le droit du plaignant à la vie privée et l’intérêt de la justice.
      Infraction
      (2) Quiconque contrevient au paragraphe (1) commet une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.
L’article 278.95 interdit donc la publication de la preuve et des renseignements présentés dans le cadre des demandes et des audiences sur l’admissibilité fondées sur les art. 278.93 et 278.94, mais accorde au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de permettre la publication par autrui des décisions qu’il rend en application du par. 278.93(4) ou de l’art. 278.94, après avoir pris en considération le droit de la personne plaignante à la vie privée et l’intérêt de la justice.
[58]                        Comme je vais l’expliquer, c’est la compétence implicite de notre Cour qui lui confère le pouvoir de rendre des ordonnances relativement à la conduite de ses audiences et à la publication de ses motifs, et non pas l’art. 278.95. Je vais d’abord résumer l’historique et l’objet de l’interdiction de publication établie à l’art. 278.95, puis examiner son application à notre Cour.
(1)         Historique et objet de l’art. 278.95
[59]                        À la suite de l’arrêt Seaboyer de notre Cour, le Parlement a adopté le projet de loi C‑49, la Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), L.C. 1992, c. 38, qui introduisait un train de réformes visant les dispositions et procédures prévues par le Code criminel en matière d’agressions sexuelles. Ces réformes comprenaient une interdiction de publication (prévue à l’époque par l’art. 276.3, et maintenant par l’art. 278.95). Aujourd’hui, le régime législatif régissant les demandes fondées sur l’art. 276 met en balance, d’une part, le droit constitutionnel de la personne accusée à une défense pleine et entière et, d’autre part, le droit de la personne plaignante de ne pas voir des détails non pertinents et hautement confidentiels de son passé sexuel exposés devant le tribunal (Seaboyer, p. 620‑621; Crosby, par. 11; Darrach, par. 19; Mills, par. 17 et 61). Aucun de ces intérêts n’est absolu ni prépondérant; le régime législatif requiert plutôt que le juge du procès soupèse ces intérêts, tout en gardant à l’esprit les objectifs concernant la protection de l’intégrité du procès, les droits dont bénéficie la personne accusée au procès, la sécurité et la vie privée des personnes plaignantes, et les droits à l’égalité (Seaboyer, p. 606; Darrach, par. 19; R. c. Kruk, 2024 CSC 7, par. 40).
[60]                        Dans la première version du projet de loi, le juge du procès n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de publier ses décisions ou motifs de décision concernant les demandes de production de preuve d’une autre activité sexuelle. Comme l’a expliqué l’honorable Kim Campbell à la réunion du Comité législatif sur le projet de loi, « [a]u moment de la rédaction du projet de loi C‑49, j’ai jugé qu’il était essentiel d’y insérer une disposition interdisant la diffusion de ces renseignements afin de protéger le droit à la vie privée des plaignants et d’inciter ceux‑ci à signaler les agressions sexuelles  » (Chambre des communes, Comité législatif sur le projet de loi C‑49, Procès‑verbaux et témoignages du Comité législatif sur le projet de loi C‑49, Loi modifiant le Code criminel (agression sexuelle), no 6, 3e sess., 34e lég., 2 juin 1992, p. 46). Parallèlement, il y avait des facteurs qui militaient en faveur de la publication des décisions relatives à l’admissibilité. La responsabilité des tribunaux, non seulement à l’égard des décisions elles‑mêmes, mais également à l’égard de la manière dont elles étaient rendues, a été l’une des préoccupations soulevées par l’Association nationale Femmes et Droit ainsi que par la British Columbia Civil Liberties Association (voir Comité législatif sur le projet de loi C‑49, no 4, 3e sess., 34e lég., 20 mai 1992, p. 25 et 46). Veiller à l’application uniforme du droit partout au pays a été une autre préoccupation qui justifiait d’envisager la publication (voir Comité législatif sur le projet de loi C‑49, no 5, 3e sess., 34e lég., 21 mai 1992, p. 18 (Stephen Bindman); voir aussi Débats de la Chambre des communes, vol. VIII, 3e sess., 34e lég., 8 avril 1992, p. 9528 (George S. Rideout)). En conséquence, des amendements ont subséquemment été apportés au projet de loi pour accorder au juge du procès le pouvoir discrétionnaire de publier ses décisions et motifs de décisions sur l’inadmissibilité, après avoir pris en considération la vie privée et la dignité des personnes plaignantes, et l’intérêt de la justice.
[61]                        D’autres modifications ont été apportées au régime en 2018 par le projet de loi C‑51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, L.C. 2018, c. 29, bien que l’interdiction de publication soit largement demeurée inchangée. À l’époque, les débats ont une fois de plus fait ressortir la dualité des droits et intérêts en jeu, soit les droits de la personne accusée à un procès équitable, et les intérêts des personnes plaignantes en matière de vie privée :
     Premièrement, [le régime] respecte le droit de l’accusé à un procès équitable, puisqu’il n’empêche pas que des éléments de preuve pertinents soient utilisés en cour. La Cour suprême a déjà reconnu que le droit d’un accusé à une défense pleine et entière ne comprend pas le droit d’avoir recours à la surprise pour se défendre.
     Deuxièmement, le précepte reconnaît les intérêts du plaignant en matière de vie privée. Bien que ces intérêts ne surpassent pas tout le reste, le régime cherche à reconnaître que les victimes d’agression sexuelle et d’autres crimes connexes ont le droit, même lorsqu’elles participent à un procès, que l’on tienne compte de leur vie privée et la respecte le plus possible.
      Enfin, le régime cherche à faciliter la fonction de recherche de la vérité des instances judiciaires en garantissant qu’aucun élément de preuve manifestement non pertinent aux fins du procès n’est présenté en cour, ce qui éliminerait ainsi le risque d’obscurcir les faits et de détourner l’attention du juge des faits.
      (Débats de la Chambre des communes, vol. 148, no 249, 1re sess., 42e lég., 11 décembre 2017, p. 16218‑16219 (Marco Mendicino))
Les facteurs que le juge du procès doit prendre en considération dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de lever l’interdiction de publication reflètent ainsi deux valeurs d’intérêt général fondamentales qui sous‑tendent les procès pour agression sexuelle : le droit de la personne accusée à une défense pleine et entière et le droit de la personne plaignante à la vie privée.
[62]                        Toutefois, même lors de l’élaboration de ce qui est maintenant l’art. 278.95, il n’était pas évident que le libellé de la disposition englobait les procédures d’appel :
     . . . M. Borovoy veut que l’on garantisse un droit d’appel. D’après le libellé actuel du projet de loi, nous ne savons pas s’il faut saisir la cour d’appel au cas où cette interdiction de publication est encore en vigueur. Par exemple, dans l’affaire Seaboyer, tous les médias canadiens ont probablement enfreint l’interdiction de publication qui a été imposée lors du dépôt de la demande relative à l’utilisation des preuves et tout au long du processus. Je crois donc qu’il y a lieu de clarifier les choses.
      (Comité législatif sur le projet de loi C‑49, no 5, p. 17 (Stephen Bindman))
De toute évidence, aucune clarification n’a été apportée à la disposition avant son édiction relativement à son application aux procédures d’appel.
(2)         Texte et régime législatifs de l’art. 278.95
[63]                        La Couronne avance que l’interdiction impérative prévue à l’art. 278.95 du Code criminel s’applique aux procédures d’appel et permet à la Cour d’ordonner que l’audition du présent pourvoi se tienne à huis clos (comme ce fut le cas au procès, en application de l’art. 278.94), et que les documents déposés soient scellés. Le corollaire de cet argument est que la Cour peut aussi écarter la présomption d’interdiction de publication prévue à l’art. 278.95 et permettre la publication ou la diffusion de la décision rendue par le juge du procès en vertu de l’art. 278.93 ou de l’art. 278.94, après avoir mis en balance la vie privée et la dignité de la personne plaignante d’une part, et l’intérêt de la justice d’autre part.
[64]                        À mon avis, il y a plusieurs raisons pour lesquelles l’art. 278.95 n’appuie pas la proposition de la Couronne. Premièrement, la simple lecture du texte de cette disposition suggère que celle‑ci vise non pas les cours de justice, mais plutôt d’autres entités susceptibles de publier ou diffuser les décisions des tribunaux, par exemple les éditeurs juridiques, les médias et les journalistes, ainsi que le public en général. Aux termes de la version anglaise du par. 278.95(1), « [a] person shall not publish », tandis que le par. 278.95(2) prévoit que commet une infraction « [e]very person who contravenes subsection (1) » (« [q]uiconque contrevient au paragraphe (1) », dans la version française). Bien que la définition de « quiconque » dans le Code criminel inclue expressément Sa Majesté et les organisations, elle ne mentionne pas les tribunaux (voir l’art. 2). Le terme « personne » n’est pas défini dans le Code criminel, et il est défini dans la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I‑21, comme visant en outre seulement les personnes morales (par. 35(1)). Suivant son sens ordinaire, le mot « personne » ne viserait clairement pas un tribunal. Il convient de souligner que certaines dispositions voisines de l’art. 278.95 font expressément référence « au juge, au juge de la cour provinciale ou au juge de paix » (voir les art. 278.92 et 278.93), et que le terme « cour d’appel » est défini dans le Code criminel et utilisé partout dans cette loi (art. 2). Fait important, un tribunal ne peut pas être déclaré coupable de l’infraction établie au par. 278.95(2). Il n’est donc pas évident, à la simple lecture des mots « [a] person », que leur sens pourrait raisonnablement être élargi au point d’englober les juges, les juges de paix ou les cours d’appel. Le texte de l’art. 278.95 précise également que c’est uniquement « le juge ou le juge de paix » qui rend une décision en vertu du par. 278.93(4) ou 278.94(4) qui peut ordonner la publication ou la diffusion de renseignements visés par l’interdiction légale. Cela indique que le pouvoir d’écarter la présomption légale d’interdiction de publication est limité au juge du procès qui a la capacité de rendre de telles ordonnances au procès.
[65]                        La portée et l’application de l’art. 278.95 doivent également être interprétées à la lumière de son régime et de son objet. L’article 278.95 figure parmi un ensemble de dispositions qui prescrivent les exigences procédurales à respecter lorsque la personne accusée veut obtenir ou présenter une preuve se rapportant à une personne plaignante et soulevant un intérêt en matière de vie privée et de dignité personnelle (voir Code criminel, art. 278.1 à 278.98). Il s’agit de questions d’admissibilité de la preuve, qui ne se soulèvent généralement pas dans le cadre de procédures d’appel. Ces dispositions procédurales ont globalement pour objet de fournir le moyen d’assurer le respect des mesures de protection substantielles contre l’utilisation, à des fins irrégulières, de la preuve d’une autre activité sexuelle (Darrach, par. 20); leur objectif principal consiste à faire obstacle dès le départ aux tentatives d’introduction dans le procès de preuves susceptibles de déformer la réalité. Interprétés dans ce contexte, les objets de l’art. 278.95 peuvent être considérés comme appuyant l’objectif qui consiste à écarter la preuve inappropriée des procédures au procès, en limitant la publication de preuves et de renseignements, situation qui se produit habituellement dans le cours normal d’un procès, et en confiant la question de savoir s’il est approprié de publier la décision visée au par. 278.93(4) ou au par. 278.94(4) au juge ou juge de paix qui a eu l’avantage d’entendre toutes les plaidoiries sur l’admissibilité de la preuve ou des renseignements proposés. À cet égard aussi, l’art. 278.95 semble viser principalement la conduite des procédures au procès.
[66]                        Enfin, les dispositions concernant l’admissibilité de la preuve d’une autre activité sexuelle prévoient qu’il peut être interjeté appel de telles décisions (voir l’art. 278.97), mais elles n’étendent pas explicitement aux appels les protections applicables aux procès, ni n’indiquent autrement la procédure appropriée en appel. Si le Parlement avait voulu que l’art. 278.95 s’applique aux cours de révision, il l’aurait dit explicitement.
[67]                        Pour ces raisons, je ne suis pas convaincue que l’art. 278.95 s’applique au présent pourvoi, comme le prétend la Couronne. En l’absence d’une exception imposée par la loi au principe de la publicité des débats judiciaires, la présomption de publicité des débats demeure.
(3)         La Cour possède la compétence implicite de rendre des ordonnances limitant la publicité des débats judiciaires
[68]                        Le pouvoir de la Cour de rendre une ordonnance limitant la publicité des débats en l’espèce découle de la compétence implicite des tribunaux de contrôler leurs propres procédures et dossiers (Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), 1996 CanLII 184 (CSC), [1996] 3 R.C.S. 480 (« S.R.C. c. Nouveau‑Brunswick »), par. 37; R. c. Garofoli, 1990 CanLII 52 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 1421, p. 1457; Procureur général de la Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175, p. 189). Conformément à cette compétence implicite, un tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de rendre des ordonnances relatives à la conduite d’une audience, y compris des ordonnances intimant la tenue de l’audience à huis clos et la mise sous scellés des documents déposés. Par conséquent, la Cour peut examiner si le présent pourvoi est une affaire appropriée justifiant qu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire de cette manière.
[69]                        Je signale d’entrée de jeu que le pouvoir discrétionnaire d’un tribunal de rendre des ordonnances limitant la publicité des débats judiciaires ne doit pas être exercé à la légère. Notre Cour reconnaît depuis longtemps l’importance du principe de publicité des débats en tant que moyen de donner effet à la liberté d’expression et aux droits à un procès équitable garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, et de favoriser la confiance du public envers l’administration de la justice et l’intégrité du processus judiciaire (Dagenais c. Société Radio‑Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835, p. 876‑877 et 882; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442, par. 29; MacIntyre, p. 185; S.R.C. c. Nouveau‑Brunswick, par. 21‑22; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] 2 R.C.S. 75, par. 30 et 39). Cependant, bien que la publicité des débats soit la règle, il ne s’agit pas d’un principe absolu ou prépondérant. Ce principe est mis en balance avec d’autres intérêts dignes de protection, tels les objectifs législatifs qui sous‑tendent le régime de l’art. 276. L’exercice du pouvoir discrétionnaire de notre Cour doit donner effet à ces objectifs législatifs, malgré le fait qu’en l’espèce ils n’opèrent pas par l’entremise de l’art. 278.95. À cet égard, je fais mienne l’observation de la cour dans l’arrêt R. c. Davies, 2022 BCCA 103, 412 C.C.C. (3d) 375, selon laquelle bien que les dispositions législatives régissant la communication et l’utilisation des renseignements personnels et privés dans les affaires d’infractions sexuelles ne s’appliquent pas en appel, leur [traduction] « objectif substantiel, la protection de la vie privée et de la dignité des plaignants, n’est pas limité aux procès » (par. 18 (je souligne)). L’intérêt personnel de la personne plaignante au respect de sa vie privée et de sa dignité, et l’intérêt commun du public à cet égard, continuent d’exister en appel, même si les intérêts de la justice qui sont soupesés avec les intérêts en matière de vie privée et de dignité sont examinés à la lumière du rôle particulier de notre Cour en tant que cour d’appel de dernière instance.
[70]                        En outre, lorsqu’une cour d’appel envisage des restrictions à la publicité des débats en appel, elle devrait prendre en considération les ordonnances qui ont été rendues précédemment en lien avec le procès. En tant que tribunaux de seconde ou troisième instance, les cours d’appel agissent successivement et sont dans une position unique : non seulement elles sont en mesure de confirmer ou d’infirmer les décisions rendues antérieurement au sujet des restrictions à la publicité des débats, mais le fait que des restrictions aient ou non été imposées par un tribunal de juridiction inférieure, et si oui lesquelles, peut influer sur la décision de la cour d’appel d’ordonner, de lever ou de modifier de telles restrictions en appel. Cela peut être particulièrement pertinent dans les cas où le Parlement a imposé des restrictions impératives à l’étape du procès dans le but d’encourager la dénonciation des infractions sexuelles (voir Canadian Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), 1988 CanLII 52 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 122, par. 15).
(4)         Limitation de la publicité des débats en l’espèce
[71]                        À mon avis, dans les circonstances de la présente affaire, la Couronne n’a pas établi que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et rendre toutes les ordonnances demandées. Mon analyse est guidée par le test formulé par le juge Kasirer au par. 38 de l’arrêt Sherman (Succession), qui a confirmé le test énoncé dans les arrêts Dagenais et Mentuck :
      Pour obtenir gain de cause, la personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :
(1)   la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;
(2)   l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et
(3)   du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.
      (Voir aussi, en général, Dagenais, p. 878; Mentuck, par. 32.)
[72]                        Comme le présent pourvoi porte sur une infraction sexuelle, j’ai appliqué le test de l’arrêt Sherman (Succession) en m’appuyant sur le contexte et les objectifs législatifs du régime de l’art. 276, ainsi que sur les deux facteurs analytiques énoncés à l’art. 278.95 — le droit de la personne plaignante à la vie privée et l’intérêt de la justice — que la Couronne a invoqués dans ses plaidoiries. Cette approche permet de faire en sorte en l’espèce que l’analyse mette utilement en balance le principe de la publicité des débats et l’intention du Parlement de protéger, pour les personnes accusées, l’équité et l’intégrité des procès pour infractions sexuelles, et pour les personnes plaignantes, le respect de leur vie privée et la sécurité de leur personne.
[73]                        Le seuil pour satisfaire à ce test demeure élevé. Comme l’a fait observer le juge Kasirer au par. 63 de l’arrêt Sherman (Succession) :
     . . . pour maintenir l’intégrité du principe de la publicité des débats judiciaires, un intérêt public important à l’égard de la protection de la dignité devrait être considéré sérieusement menacé seulement dans des cas limités. Rien en l’espèce n’écarte le principe selon lequel le secret en matière de procédures judiciaires doit être exceptionnel. [Je souligne.]
      (Voir aussi MacIntyre, p. 189; S.R.C. c. Nouveau‑Brunswick, par. 22.)
[74]                        Je suis convaincue que la nature sexuelle de la preuve en l’espèce fait intervenir la dignité de la plaignante et son droit à la vie privée, et que la publication de ce type de renseignements entraîne un risque sérieux d’atteinte aux intérêts publics en matière de vie privée et de dignité personnelle (Sherman (Succession), par. 77; Fedeli c. Brown, 2020 ONSC 994, 60 C.P.C. (8th) 417, par. 9). La vie privée et la dignité personnelle sont des intérêts publics qui ont été reconnus dans notre jurisprudence (voir MacIntyre, p. 185‑187; S.R.C. c. Nouveau‑Brunswick), y compris dans des affaires d’infractions sexuelles (voir R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488, par. 82). Protéger autant que cela est possible en pratique la vie privée et la dignité personnelle des personnes plaignantes favorise la réalisation des objectifs des protections légales accordées à ces personnes par le Code criminel, à savoir encourager la dénonciation des agressions sexuelles et la participation au processus judiciaire, et accroître la confiance générale dans l’administration de la justice (R. c. Kirkpatrick, 2022 CSC 33, par. 30).
[75]                        Toutefois, je ne suis pas persuadée que ce risque peut uniquement être écarté au moyen des ordonnances demandées. La personne qui sollicite une ordonnance restrictive doit énoncer la raison pour laquelle le risque sérieux d’atteinte à la vie privée et à la dignité de la personne plaignante commande une plus grande restriction de la publicité des débats judiciaires que celle que permettrait une autre mesure. La Couronne n’a pas établi que le risque d’atteinte à la vie privée et à la dignité de la plaignante requiert une ordonnance de mise sous scellés ou une ordonnance d’audition à huis clos. De telles ordonnances empiètent davantage sur la publicité des débats judiciaires que les interdictions de publication, en ce qu’elles limitent de manière plus absolue le débat public sur les renseignements visés en empêchant complètement l’accès aux documents protégés (voir J. Rossiter, c.r., Law of Publication Bans, Private Hearings and Sealing Orders (feuilles mobiles), § 1:11‑1:12).
[76]                        Je ne suis pas convaincue que les circonstances de la présente affaire justifient ces mesures. Je suis consciente du fait qu’il y a eu mise sous scellés et huis clos en première instance, comme l’exigent les art. 278.94 et 278.95, et qu’en Cour d’appel le gros du dossier a été mis sous scellés et que l’audience s’est tenue à huis clos, et que les motifs ont été rendus publics. Cependant, je suis d’avis qu’il existe d’autres mesures permettant de protéger suffisamment la vie privée et la dignité de la plaignante.
[77]                        En ce qui concerne la demande sollicitant une ordonnance de mise sous scellés, il n’est pas nécessaire que tout le contenu du dossier de la Cour soit scellé afin de protéger la vie privée et la dignité de la plaignante. En l’espèce, cela peut être accompli en interdisant la publication de toute information ou mention concernant la nature d’une activité sexuelle autre que celle qui est à l’origine de l’accusation, et je suis d’avis de rendre une telle ordonnance. Cette façon de faire établit un juste équilibre entre l’objectif qui consiste à restreindre la publication des détails des demandes fondées sur l’art. 276, et la tâche qui incombe à notre Cour en tant que cour d’appel de formuler des indications à l’intention des tribunaux inférieurs. La demande sollicitant la tenue d’une audience à huis clos est également une plus grande restriction que ce qui est nécessaire. Le fait de procéder à huis clos en première instance conformément à l’art. 278.94 permet aux avocats et aux avocates, dans toutes les causes, de débattre librement et vigoureusement le bien‑fondé de la demande lorsque les renseignements et la preuve dont on sollicite la production peuvent être hautement préjudiciables et que leur valeur n’a pas encore été appréciée. Par contraste, le présent pourvoi porte sur une question de droit et les avocats sont capables de plaider leur cause sans invoquer abondamment les renseignements et la preuve qui sont impérativement protégés en application de l’art. 278.95. L’interdiction de publication que j’imposerais en vertu de la compétence implicite de la Cour, l’interdiction prévue par la loi à l’art. 486.4 et l’utilisation des initiales de l’appelant sont d’autres mesures qui protègent la vie privée et la dignité de la plaignante dans le cadre du présent pourvoi.
[78]                        En outre, tout en gardant à l’esprit l’intérêt de la justice dans la présente affaire, je ne suis pas d’avis que les avantages des ordonnances demandées l’emportent sur leurs effets négatifs. « L’intérêt de la justice » est une considération qui occupe une large place à l’intérieur du principe de la publicité des débats judiciaires : dans la jurisprudence, il a été reconnu qu’elle inclut notamment les droits de la personne accusée à un procès équitable et le droit de présenter une défense pleine et entière; la fonction de recherche de vérité du procès; l’importance de la liberté de la presse de relater les affaires judiciaires, et le droit du public de recevoir de telles informations; la bonne administration de la justice, et plus encore (voir, p. ex., Crosby, par. 12; Mills, par. 73‑74; Mentuck, par. 23‑24; S.R.C. c. Nouveau‑Brunswick, par. 23‑25 et 39). En l’espèce, l’intérêt de la justice inclut l’objectif du Parlement de protéger l’intégrité des procès pour agressions sexuelles. Comme l’a fait observer notre Cour dans l’arrêt Mills, « [s]i la démocratie constitutionnelle vise à garantir que la majorité écoute comme il se doit la voix des personnes vulnérables, notre Cour a donc l’obligation de faire preuve de déférence en examinant la tentative du législateur de répondre à cette voix » (par. 58).
[79]                        J’ai également pris en considération le devoir de notre Cour de formuler à l’intention des tribunaux inférieurs des indications et des énoncés du droit clairs et faisant autorité, devoir qui aide les tribunaux à s’acquitter de leur responsabilité dans les procès pour infractions sexuelles. Les audiences et motifs de jugement de notre Cour permettent non seulement d’expliquer aux parties l’issue du pourvoi, mais également de donner un sens à la valeur de précédent du jugement rendu qui, par l’effet du principe du stare decisis, lie et guide les tribunaux inférieurs afin d’assurer l’application uniforme du droit. L’intérêt de la justice milite en faveur de la publicité des débats en l’espèce, parce que le présent pourvoi invite la Cour à préciser l’utilisation appropriée de la preuve d’une activité sexuelle antérieure pour les besoins du contexte et de la question de la crédibilité. Le droit en matière d’agressions sexuelles évolue constamment et rapidement, et les indications fournies par les cours d’appel sont importantes pour que ces affaires soient tranchées adéquatement, et pour réaliser l’objectif du législateur d’assurer l’équité des procès pour infractions sexuelles. Compte tenu des autres mesures disponibles, les avantages des ordonnances demandées ne l’emportent pas sur leurs effets négatifs sur la publicité des débats.
[80]                        Pour ces raisons, je suis d’avis d’accueillir en partie la requête de la Couronne, en rendant des ordonnances moins restrictives que celles demandées.
VI.         Dispositif
[81]                        Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi. Le juge du procès n’a pas commis d’erreurs lorsqu’il a décidé que le demandeur n’avait pas soulevé une utilisation de la preuve de l’activité sexuelle antérieure qui ne s’appuyait pas sur un raisonnement fondé sur les deux mythes et qui était en rapport avec un élément de la cause.
[82]                        Je suis d’avis d’accueillir en partie la requête de la Couronne. Les circonstances de la présente affaire ne justifient pas toutes les ordonnances demandées. J’ordonnerais ce qui suit :
a)      il est interdit de publier ou de diffuser toute information ou mention concernant la nature de toute activité sexuelle de la plaignante qui est en litige dans la présente instance, outre celle qui est à l’origine de l’accusation; et
b)      les parties doivent, dans un délai de 30 jours, déposer pour publication sur le site Web de la Cour des versions de leur mémoire dans lesquelles ont été caviardées toute information ou mention concernant la nature de toute activité sexuelle de la plaignante qui est en litige dans la présente instance, outre celle qui est à l’origine de l’accusation, ainsi que toute information qui pourrait permettre d’identifier la plaignante.
                  Version française des motifs rendus par
                  Les juges Côté et Moreau —
I.               Introduction
[83]                        Nous sommes d’accord avec la façon dont notre collègue décide la requête présentée par la Couronne avant l’audience. Nous ne contestons pas sa conclusion selon laquelle les tribunaux possèdent la compétence implicite pour contrôler leurs propres procédures. Nous sommes également d’accord que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur dans la décision initiale qu’il a rendue avant le procès au terme du voir‑dire tenu en vertu de l’art. 276 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Le juge du procès a tiré des conclusions appropriées sur la base de la preuve dont il disposait au moment du voir‑dire.
[84]                        Toutefois, nous sommes d’avis que cette conclusion ne met pas fin à l’analyse. En l’espèce, la crédibilité était la question centrale au procès. La preuve de la plaignante a évolué, de sa déclaration initiale aux policiers jusqu’à son témoignage au procès — à la suite de la décision du juge du procès sur le voir‑dire tenu en vertu de l’art. 276 —, et elle aurait donné au juge des faits la fausse impression que, en raison des circonstances de la séparation et du fait que la plaignante croyait que l’appelant avait une relation avec une autre femme, il était douteux et improbable qu’elle consente à une activité sexuelle avec lui.
[85]                        Cette évolution de la preuve aurait dû inciter le juge du procès à revoir la décision qu’il avait rendue au terme du voir‑dire préalablement au procès. Comme nous l’expliquons, les juges qui président les procès ont l’obligation de revoir leurs décisions antérieures en cas de changement important des circonstances. À la lumière du témoignage principal de la plaignante lors du procès, le juge aurait dû permettre à l’appelant de la contre‑interroger sur l’activité sexuelle consensuelle survenue entre elle et lui le soir précédent, dans le but limité de neutraliser la suggestion qu’il était improbable qu’elle consente à une activité sexuelle après leur séparation, et de mettre à l’épreuve sa crédibilité sur ce point. En omettant de le faire, le juge du procès a commis une erreur révisable.
[86]                        Comme nous l’expliquons ci‑après, nous sommes d’avis que la question relève de la compétence de notre Cour. En conséquence, nous accueillerions le pourvoi, annulerions la déclaration de culpabilité et ordonnerions la tenue d’un nouveau procès.
II.            Évolution de la preuve et du dossier
A.           L’évolution de la preuve de la plaignante
[87]                        Le 9 avril 2018, la plaignante a signalé aux policiers avoir été agressée sexuellement par l’appelant une semaine auparavant. Elle leur a dit que l’appelant et elle s’étaient séparés en février 2018 après un voyage ensemble. Elle a aussi mentionné qu’elle et lui avaient eu des rapports sexuels consensuels le 1er avril parce que ce dernier le lui avait demandé gentiment et qu’elle ne voulait pas que son fils les entende se disputer. Durant l’enquête préliminaire, la plaignante a indiqué qu’ils s’étaient séparés en février 2018, après quoi l’appelant avait déménagé au sous‑sol. Elle a affirmé que leur relation avait pris fin le même mois.
[88]                        Au soutien de la demande qu’il a présentée avant le procès en vertu de l’art. 276, l’appelant a souligné la déclaration de la plaignante aux policiers dans laquelle elle a indiqué qu’elle avait eu des rapports sexuels consensuels avec lui tant durant leur voyage en février que le 1er avril. Il a aussi fait référence au témoignage de cette dernière à l’enquête préliminaire lorsqu’elle a affirmé que leur relation avait pris fin plus d’une semaine après leur voyage en février.
[89]                        À l’instar de notre collègue, nous estimons qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les déclarations de la plaignante portant qu’elle a consenti à l’activité sexuelle avec l’appelant le 1er avril et que les parties s’étaient séparées en février. Si la preuve de la plaignante concernant la séparation s’était limitée à cela, il n’y aurait pas de base pour admettre le témoignage concernant le 1er avril qui était au cœur de la demande présentée avant le procès en vertu de l’art. 276.
[90]                        Toutefois, la situation a changé lorsque la plaignante a témoigné au procès.
[91]                        Le témoignage de plaignante au procès suggérait que la séparation avait joué un rôle dans son absence de consentement le 2 avril. Elle a témoigné que lorsque l’appelant s’est saisi d’elle, elle lui a dit : [traduction] « Je ne suis plus ta femme » (d.a., vol. I, p. 96). Quand l’appelant l’a interpellée et lui a dit qu’elle était sa femme, elle a répondu : [traduction] « Il y a déjà un véritable certificat, je ne suis plus ta femme et tu as déjà une petite amie » (p. 97). Lorsque l’appelant a touché son épaule, elle lui a dit : [traduction] « Ne me touche pas, je ne suis pas –– je ne suis plus ta femme » (p. 98). Quand il lui a répondu qu’ils étaient toujours mari et femme, parce qu’ils n’avaient pas encore signé les documents relatifs au divorce, elle a exprimé son désaccord et lui a répondu : [traduction] « Non, ce n’est pas le cas, tu as déjà une femme » (p. 98).
[92]                        Considérées isolément, ces déclarations suggèrent qu’il était improbable que la plaignante consente à des rapports sexuels avec l’appelant, compte tenu de leur séparation et du fait que celui‑ci avait une relation avec une autre femme. La preuve concernant le 1er avril fournit un contexte crucial à l’égard de ces déclarations, car la plaignante avait mentionné à la police qu’elle et l’appelant avaient effectivement eu des rapports sexuels consensuels durant leur séparation, seulement quelques heures avant les événements du 2 avril qui étaient à la base des allégations formulées contre l’appelant.
B.            Discussions au procès
[93]                        Bien que l’avocat de la défense n’ait pas attiré l’attention du juge du procès sur cette évolution du témoignage de la plaignante, la preuve concernant le 1er avril a donné lieu à d’autres discussions après le témoignage de la plaignante. Le point central de ces discussions n’était pas la soirée précédant le 2 avril, mais plutôt l’après‑midi du 2 avril. L’appelant a nié qu’il y avait eu quelque activité sexuelle que ce soit dans la matinée du 2 avril, et a affirmé que la plaignante et lui avaient eu des rapports sexuels consensuels plus tard dans l’après‑midi.
[94]                        L’avocat de la défense a voulu contre‑interroger la plaignante sur cette version des événements. L’activité sexuelle du 1er avril était pertinente à l’égard de cette ligne d’interrogatoire dans la mesure où l’avocat de la défense cherchait à présenter des éléments de preuve afin de démontrer que la plaignante et l’appelant avaient passé la soirée du 1er avril ensemble dans la chambre à coucher de ce dernier (voir le d.a., vol. I, p. 123 et suiv.). Le juge du procès a refusé d’admettre cette preuve (p. 142).
III.         Norme de contrôle
[95]                        À notre avis, la norme de la décision correcte est la norme de contrôle applicable à la question de savoir si une preuve d’activité sexuelle est admissible en application de l’art. 276. Sur ce point, nous souscrivons à la position adoptée par le juge Moldaver dans ses motifs concordants dans l’arrêt R. c. Goldfinch, 2019 CSC 38, [2019] 3 R.C.S. 3, par. 101 : « La décision quant à l’admissibilité d’une preuve concernant une activité sexuelle en application de l’art. 276 soulève une question de droit [. . .]. Toute décision sur le sujet est donc susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. »
[96]                        Bien que les cours d’appel doivent faire preuve de déférence à l’égard des conclusions factuelles qui sous‑tendent l’analyse, la question primordiale de savoir si le juge du procès a commis une erreur en décidant s’il y avait lieu ou non d’admettre la preuve est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. Nous arrivons à cette conclusion sur la base de l’art. 278.97 du Code criminel, dans lequel le Parlement a explicitement énoncé qu’une telle décision « est réputée être une question de droit ». D’ailleurs, quoique rares, les extraits des débats parlementaires portant sur cette disposition appuient une interprétation reconnaissant un rôle plus actif aux cours d’appel en matière de contrôle des décisions rendues en application de l’art. 276. Devant le Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, le sénateur Dalphond a souligné certains avantages que présente le fait de traiter ces décisions comme des décisions soulevant une question de droit. En particulier, cela « élargit la compétence » des cours d’appel, ce qui les autorise à « interv[enir] plus facilement pour donner la bonne interprétation de ces dispositions » et « arriver au bon résultat » (Délibérations du Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles, no 48, 1re sess., 42e lég., 20 septembre 2018, p. 73).
[97]                        L’affaire qui nous occupe illustre les avantages de la décision du Parlement de préciser que les décisions visées à l’art. 276 sont réputées constituer des questions de droit, car la norme de la décision correcte nous permet de considérer pleinement l’évolution de la preuve. Comme nous l’expliquerons, un examen attentif du dossier révèle des éléments fondamentaux pour le droit de l’appelant de présenter une défense pleine et entière. Dans ce cas‑ci en particulier, ces éléments auraient dû inciter le juge du procès à revoir, à la suite du témoignage de la plaignante en interrogatoire principal au procès, la décision qu’il avait rendue préalablement au procès rejetant la demande de l’appelant fondée sur l’art. 276.
IV.         La capacité du juge du procès de revoir une décision rendue préalablement au procès
[98]                        Par l’édiction de l’art. 276 du Code criminel, le Parlement a voulu « établi[r] un juste équilibre entre les droits de l’accusé et ceux de la plaignante » en codifiant des règles relatives à l’admissibilité de la preuve portant sur le passé sexuel d’un plaignant (voir R. c. R.V., 2019 CSC 41, [2019] 3 R.C.S. 237, par. 35). Ce régime interdit catégoriquement l’admission d’une telle preuve pour le raisonnement fondé sur les deux mythes et « confirme les droits à l’égalité et à la dignité des plaignantes » (Goldfinch, par. 43).
[99]                        La preuve visée à l’art. 276 est présumée inadmissible. Cela dit, cette présomption est réfutable. Pour être autorisé à présenter au procès la preuve du passé sexuel d’une plaignante ou d’un plaignant, l’accusé doit établir, dans un voir‑dire, que cette preuve a) n’est pas présentée afin de permettre les déductions découlant du raisonnement fondé sur les deux mythes; b) qu’elle est en rapport avec un élément de la cause; c) qu’elle porte sur des cas particuliers d’activité sexuelle; et d) que le risque d’effet préjudiciable à la bonne administration de la justice de cette preuve ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante (voir Code criminel, par. 276(2)). Dans la mise en balance de la valeur probante et du risque d’effet préjudiciable, le juge du procès doit prendre en considération une liste de facteurs énumérés au par. 276(3). Si le juge décide en définitive que le risque d’effet préjudiciable de la preuve en question l’emporte sensiblement sur sa valeur probante, la preuve ne peut pas être présentée au procès et la demande présentée en vertu de l’art. 276 est refusée.
[100]                     Tout au long du procès, le juge doit demeurer attentif à la nature évolutive de la preuve. Même lorsqu’un juge a décidé en application de l’art. 276 de ne pas admettre un élément de preuve, son rôle à l’égard de cet élément ne prend pas fin à ce moment‑là.
[101]                     Le juge qui préside un procès peut, de son propre chef, revoir les décisions rendues avant le procès, à mesure que la preuve évolue durant celui‑ci, à la condition bien entendu de donner aux parties la possibilité de présenter des observations sur la question (voir, p. ex., R. c. Arens, 2016 ABCA 20, 334 C.C.C. (3d) 379; R. c. Farrah, 2011 MBCA 49, 87 C.R. (6th) 93). Les décisions rendues avant le procès ne sont pas coulées dans le béton; en fait, les procès sont des processus dynamiques et souvent imprévisibles. En conséquence, comme l’a écrit le juge Sopinka dans l’arrêt R. c. Adams, 1995 CanLII 56 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 707, par. 30, « [e]n règle générale, toute ordonnance relative au déroulement d’un procès peut être modifiée ou annulée s’il y a eu changement important des circonstances qui existaient au moment où elle a été rendue. » Lorsque la preuve évolue d’une manière justifiant de revoir une décision rendue avant le procès, il est important que le juge ou les avocats soulèvent ces questions et qu’elles soient consignées au dossier.
[102]                     La jurisprudence de notre Cour démontre que le juge présidant un procès pour agression sexuelle a un rôle particulièrement important à jouer dans les décisions portant sur la preuve. Comme l’a récemment souligné notre Cour dans R.V., par. 74, « une ordonnance relative à l’instruction du procès peut être modifiée ou révoquée s’il y a un changement important des circonstances ». Dans l’arrêt R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, notre Cour a donné un exemple du type de changement dans la preuve qui ferait en sorte qu’il serait approprié pour le juge du procès de revoir une décision rendue en vertu de l’art. 276 :
      . . . dans le cas où la déclaration de la plaignante faite à la police au sujet d’une activité sexuelle antérieure contredit le témoignage qu’elle donne par la suite au procès, la défense pourrait présenter une nouvelle demande fondée sur l’art. 276 en vue de faire admettre la preuve concernant le comportement sexuel antérieur pour attaquer la crédibilité, malgré la décision initiale portant irrecevabilité de cette preuve. [Références omises; par. 65.]
[103]                     Les avocats jouent un rôle important en attirant l’attention du juge du procès sur de tels changements dans la preuve. Lorsqu’il survient un changement important de circonstances, « une partie peut demander qu’une décision antérieure en matière de preuve soit réexaminée » (R.V., par. 74).
[104]                     Néanmoins, ce rôle ne repose pas exclusivement sur les épaules des avocats. Le juge du procès a la capacité de revoir une décision fondée sur l’art. 276, même dans le cas où un avocat n’a pas présenté de requête ou de demande formelle. Dans le paragraphe précité de l’arrêt Barton, notre Cour a ajouté ce qui suit, reconnaissant expressément que, « [d]ans certaines circonstances, il conviendrait que le juge du procès revoie une décision fondée sur l’art. 276 et tienne une nouvelle audition pour réexaminer l’admissibilité de la preuve concernant le comportement sexuel antérieur » (par. 65 (nous soulignons)). Bien que ce passage ne traite pas explicitement de la question de savoir si le juge du procès peut soulever la question de son propre chef, la façon dont il est rédigé tend à indiquer que le juge a un rôle actif à jouer à cet égard.
[105]                     Le juge du procès a l’obligation de demeurer attentif aux changements dans la preuve qui justifient de revoir des décisions fondées sur l’art. 276, en particulier celles rendues avant le procès. Comme l’a expliqué notre Cour dans l’arrêt R.V., par. 72 :
     L’article 276 continue à s’appliquer, même après le prononcé de la décision initiale sur la preuve. Le juge du procès doit donc continuer à veiller au respect des objectifs de la disposition tout au long du procès. Le contre‑interrogatoire portant sur le comportement sexuel antérieur de la plaignante, lorsqu’il est autorisé, doit être étroitement surveillé pour qu’il respecte les limites fixées. Au fur et à mesure que de nouveaux éléments de preuve ressortent, il peut en outre devenir nécessaire de réexaminer des décisions fondées sur l’art. 276 rendues antérieurement. [Nous soulignons.]
[106]                     Il y a des circonstances dans lesquelles la preuve [traduction] « command[e] le réexamen » d’une décision antérieure (voir R. c. L.S., 2017 ONCA 685, 354 C.C.C. (3d) 71, par. 63). Même lorsque les avocats omettent de soulever un tel changement important des circonstances, le juge du procès a au minimum l’obligation d’inviter ceux‑ci à présenter des observations sur la question. Comme il est précisé dans l’extrait ci‑dessus tiré de l’arrêt R.V., dans certains cas il sera nécessaire — et non pas seulement approprié — de revoir une décision antérieure. Cette approche peut imposer une norme élevée au juge qui préside un procès. Cela dit, il est déjà établi dans notre jurisprudence que celui‑ci a l’obligation « de s’assurer que les droits de l’accusé en matière de contre‑interrogatoire, qui sont si essentiels à la défense, sont protégés » (R. c. Osolin, 1993 CanLII 54 (CSC), [1993] 4 R.C.S. 595, p. 673, le juge Cory).
[107]                     Nous établissons un parallèle avec les commentaires formulés par notre Cour dans l’arrêt R. c. Hodgson, 1998 CanLII 798 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 449, par. 41 (relativement à l’obligation de tenir un voir‑dire sur le caractère volontaire de la déclaration d’un accusé) :
      Toutefois, dans les cas où la défense n’a pas demandé la tenue d’un voir‑dire et où une déclaration de l’accusé est admise en preuve, le juge du procès a commis une erreur susceptible d’annulation s’il existait au dossier des éléments de preuve évidents qui auraient dû objectivement attirer son attention sur la nécessité de tenir un voir‑dire, malgré le silence de l’avocat. Par conséquent, le critère permettant de décider de l’opportunité de tenir un voir‑dire est appliqué par le tribunal d’appel qui fait un examen objectif de la preuve au dossier pour déterminer si on a produit des éléments importants, qui auraient dû faire naître l’obligation du juge du procès de procéder à un tel examen.
[108]                     La logique qui sous‑tend cet extrait est transposable au contexte de l’art. 276. En règle générale, les juges ont l’obligation [traduction] « de présider [un] procès de façon judiciaire, indépendamment des erreurs des avocats » (voir R. c. Sweezey (1974), 1974 CanLII 1427 (ON CA), 20 C.C.C. (2d) 400 (C.A. Ont.), p. 417, le juge Martin, approuvé dans l’arrêt Hodgson, par. 41). Tout comme l’obligation du juge du procès d’ordonner la tenue d’un voir‑dire, le fait de revoir une décision contribue à maintenir l’équité du procès et à éviter une erreur judiciaire. Le droit de l’accusé à un procès équitable est protégé par la Constitution (voir R. c. Kahsai, 2023 CSC 20, par. 35), et le juge du procès a l’obligation de faire respecter ce droit (voir Amell c. The Queen, 2013 SKCA 48, 2013 D.T.C. 5102, par. 25; R. c. Harris (1997), 1997 CanLII 6317 (ON CA), 118 C.C.C. (3d) 498 (C.A. Ont.), par. 51).
[109]                     De façon plus particulière, pour ce qui est de l’art. 276, notre Cour a déclaré que « [c]’est au juge du procès qu’il revient en définitive de faire respecter le régime obligatoire de l’art. 276, et non au ministère public. Après tout, c’est le juge du procès, et non le ministère public, qui est le gardien de la loi dans un procès criminel » (Barton, par. 68). Par conséquent, [traduction] « la tâche continue » du juge du procès de revoir ses décisions est « particulièrement critique dans le régime de l’art. 276 » (voir R. c. Edmundson, 2023 ONSC 4236, par. 22 (CanLII), citant Barton, par. 65). Notre collègue affirme que les pouvoirs du juge du procès à cet égard doivent être exercés en tenant compte du fait que l’art. 276 exige que l’accusé précise l’utilisation qu’il entend faire de la preuve proposée, et que la plaignante ait l’intérêt pour agir. Le droit de l’accusé de présenter une défense pleine et entière, qui est protégé par la Constitution, est également une composante essentielle du cadre d’application de la disposition. Cette dimension de l’art. 276 éclaire aussi sur l’étendue du pouvoir du juge du procès de revoir ses propres décisions. L’article 276 « établi[t] un équilibre » entre la dignité et le droit à la vie privée des plaignantes et le droit des accusés à une défense pleine et entière (voir Goldfinch, par. 39). Il s’ensuit que la responsabilité du juge du procès de veiller à ce que l’art. 276 soit correctement appliqué est cruciale non seulement à l’égard de la preuve qu’il peut être nécessaire d’écarter, mais aussi de celle qu’il peut être nécessaire d’admettre pour que l’accusé ait la possibilité de présenter une défense pleine et entière.
[110]                     Bien que les décisions préalables au procès soient utiles pour simplifier et focaliser les procédures, elles ne devraient pas nuire à la capacité de l’accusé de présenter une défense pleine et entière dans un procès criminel.
V.           Juridiction
[111]                     Nous tenons d’abord à affirmer que notre Cour a compétence pour examiner cette question.
[112]                     Nous reconnaissons qu’un appel interjeté en vertu de l’al. 691(1)a) du Code criminel se limite aux questions de droit au sujet desquelles un juge de la cour d’appel est dissident, à moins que l’appelant ne sollicite l’autorisation de soulever d’autres questions (voir R. c. Keegstra, 1995 CanLII 91 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 381, par. 23‑24; voir aussi R. c. Downes, 2023 CSC 6, par. 56, relativement à l’al. 693(1)a)).
[113]                     Cela dit, il est important de préserver une certaine souplesse dans la détermination de ce qui est au cœur de la dissidence. Par exemple, « [s]i le jugement formel ne permet pas de dégager le véritable motif d’une dissidence, cette Cour peut le chercher dans les motifs écrits des juges dissidents » (Dunlop c. La Reine, 1979 CanLII 20 (CSC), [1979] 2 R.C.S. 881, p. 889, le juge Dickson (plus tard juge en chef); voir aussi la p. 908, le juge Pratte; M. Vauclair, T. Desjardins et P. Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales 2023 (30e éd. 2023), par. 51.332, citant Dunlop). Bien que nous ne soyons pas en présence d’une situation identique à celle de l’affaire Dunlop, cet exemple montre qu’il n’est pas nécessaire que les cours d’appel adoptent une approche excessivement formaliste dans la détermination de la substance d’une dissidence. Il convient de garder à l’esprit que « [l]es appels sur des questions de droit en matière criminelle reposent en partie sur la volonté d’assurer que les déclarations de culpabilité criminelle résultent de procès dénués de toute erreur » (R. c. Biniaris, 2000 CSC 15, [2000] 1 R.C.S. 381, par. 26). L’application d’une approche excessivement rigide à la qualification de la question au sujet de laquelle un juge est dissident empêcherait notre Cour de se pencher sur la substance du désaccord de ce dernier.
[114]                     En l’espèce, la question au sujet de laquelle le juge d’appel Frankel a exprimé sa dissidence est celle de savoir si le juge du procès a oui ou non commis une erreur en refusant d’admettre la preuve concernant l’activité sexuelle du 1er avril entre les parties. Nous répondons à cette même question; l’obligation du juge du procès de revoir la décision fondée sur l’art. 276 est simplement le mécanisme par lequel nous y répondons. Il ne s’agit pas d’une question distincte ou autonome. Nous soulignons également que, comme le mentionne notre collègue, le juge Frankel s’est référé au témoignage de la plaignante au procès et aux plaidoiries finales de la Couronne. Nous sommes d’accord avec notre collègue pour dire que la façon dont le juge Frankel a examiné cette preuve était inappropriée; comme elle le fait observer au par. 44 de ses motifs, la décision rendue préalablement au procès devrait être appréciée sur la base du dossier dont disposait le juge à ce moment‑là. Néanmoins, l’omission du juge Frankel d’identifier le fondement sur lequel une cour d’appel pouvait légitimement examiner la preuve présentée au procès ne devrait pas empêcher notre Cour de le faire lorsqu’elle répond à la question primordiale de savoir si le juge du procès a commis une erreur en refusant d’admettre la preuve concernant le 1er avril.
[115]                     De plus, nos motifs ne soulèvent aucune question nouvelle. Il est vrai qu’une cour d’appel qui soulève des questions nouvelles doit permettre aux parties de présenter des observations sur ces questions. Toutefois, cette exigence entre seulement en jeu lorsque la question est véritablement nouvelle. Dans R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, par. 35, notre Cour a statué ainsi : « . . . on conclura qu’une question soulevée par une cour d’appel est nouvelle lorsqu’elle n’a pas été posée par les parties [ou] lorsqu’on ne peut raisonnablement affirmer qu’elle découle des questions formulées par ces dernières . . . » (nous soulignons). À notre avis, il est possible d’affirmer que la question de savoir si le juge du procès aurait dû revoir la décision rendue préalablement à celui‑ci découle des questions en litige telles que formulées par l’appelant et l’intimée, en l’occurrence l’admissibilité de leur activité sexuelle consensuelle antérieure. Il ressort clairement de notre jurisprudence qu’il peut être nécessaire de revoir pendant le procès une décision rendue préalablement à celui‑ci, y compris une décision fondée sur l’art. 276. Dans l’examen de la question de savoir si le juge du procès a commis une erreur en omettant de le faire, il faut considérer la manière dont la preuve relative à la décision préalable au procès a évolué au cours de celui‑ci.
[116]                     Nous tenons à ajouter à ce qui précède que le juge du procès a eu, durant le procès, l’occasion de se pencher sur les événements du 1er avril. Cet aspect des procédures vient étayer davantage notre conclusion selon laquelle la question que nous examinons n’est pas nouvelle. Comme l’a souligné le juge Frankel dans sa dissidence, lorsque l’avocat de la défense a tenté de contre-interroger la plaignante relativement à la question de savoir si elle avait passé la soirée du 1er avril dans la chambre à coucher de l’appelant, le procureur de la Couronne s’y est opposé et le juge du procès a demandé à la plaignante de quitter la salle d’audience (2022 BCCA 312, 418 C.C.C. (3d) 169, par. 28). Il est vrai que le point central de ces discussions n’était pas la question précise que nous examinons. Néanmoins, comme ces discussions concernaient les interactions entre les parties le 1er avril, elles offraient au juge du procès l’occasion de considérer l’effet important du témoignage de la plaignante en interrogatoire principal sur la décision qu’il avait rendue préalablement au procès. Le juge a omis de profiter de cette occasion de revoir cette décision.
[117]                     Cette suite d’événements suggère également que l’omission de l’avocat de la défense de soulever explicitement la question n’était pas, contrairement à ce que dit notre collègue, une décision stratégique. L’avocat a effectivement essayé de revenir sur le 1er avril et s’est buté à l’opposition du juge du procès et du procureur de la Couronne. Nous ne pouvons voir quel avantage tactique l’appelant aurait pu avoir à ne pas signaler expressément l’évolution du témoignage de la plaignante. L’omission de l’avocat de la défense de traiter de cet aspect précis des procédures semble être une inadvertance — dont l’appelant ne devrait pas subir les conséquences — plutôt qu’un choix stratégique délibéré. Il a obtenu un ajournement dans le but précis d’obtenir des indications sur le point lié à l’arrêt Browne c. Dunn (1893), 1893 CanLII 65 (FOREP), 6 R. 67 (H.L.) (d.a., vol. I, p. 130‑136); rien dans le dossier n’indique qu’il a considéré puis rejeté la possibilité d’invoquer l’évolution du témoignage de la plaignante au procès.
VI.         Application
[118]                     À notre avis, le témoignage de la plaignante au procès aurait dû inciter le juge du procès à revoir la décision rendue préalablement à celui‑ci en application de l’art. 276.
[119]                     Ayant établi que notre Cour a compétence pour considérer l’effet de l’évolution de la preuve au procès, nous concluons que le juge qui l’a présidé aurait dû permettre le contre‑interrogatoire de la plaignante au sujet des événements du 1er avril.
[120]                     Le témoignage de la plaignante au procès a laissé au juge des faits l’impression qu’il était improbable qu’elle consente à avoir des rapports sexuels avec l’appelant après leur séparation. Soyons claires, nous n’affirmons pas que le seul fait de la séparation rend le consentement plus ou moins probable. Le témoignage de la plaignante au procès suggère plutôt que, pour cette plaignante en particulier, le consentement était improbable dans le contexte de la séparation. En d’autres termes, son témoignage a transformé le fait a priori neutre de la séparation en un élément appuyant la conclusion qu’elle n’avait pas consenti à l’activité sexuelle.
[121]                     Ce témoignage aurait dû ouvrir la porte au contre‑interrogatoire de la plaignante relativement à son activité sexuelle consensuelle avec l’appelant le 1er avril, et ce, à deux fins limitées : (1) neutraliser la suggestion selon laquelle il était improbable que la plaignante consente à avoir des rapports sexuels après la séparation, (2) mettre sa crédibilité à l’épreuve sur ce point.
[122]                     En conséquence, la preuve concernant le 1er avril ne tire pas sa pertinence du raisonnement fondé sur les deux mythes. Elle n’aurait pas pour but de suggérer que la plaignante était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle le 2 avril, parce qu’elle avait consenti dans des circonstances similaires — c.‑à‑d. celles de la séparation — le 1er avril. Elle n’aurait pas non plus pour but de suggérer que la plaignante est intrinsèquement moins digne de foi parce que l’appelant et elle avaient eu une autre activité sexuelle. Elle aurait plutôt pour but de dissiper l’impression — créée par le témoignage de la plaignante au procès — qu’elle n’aurait pas consenti à avoir des rapports sexuels avec l’appelant en raison de leur séparation et de la relation entre celui‑ci et une autre femme.
[123]                     Dès le moment où la plaignante a témoigné au procès, la preuve concernant le 1er avril est devenue pertinente. Nous faisons un parallèle avec l’affaire Harris, où une décision rendue préalablement au procès avait exclu la preuve de l’activité sexuelle consensuelle alléguée entre l’appelant et la plaignante. Au procès, cette dernière a témoigné qu’elle et lui n’entretenaient pas une relation de nature sexuelle, et qu’elle lui avait fait savoir qu’elle n’était pas intéressée à avoir une telle relation. S’exprimant pour la Cour d’appel, le juge Moldaver (plus tard juge de notre Cour) a conclu que par son témoignage la plaignante avait mis en cause la nature de sa relation avec l’appelant. Par conséquent, l’appelant avait le droit de présenter des éléments de preuve visant à réfuter le témoignage de la plaignante (voir Harris, par. 42).
[124]                     L’arrêt Harris illustre que, dans certaines situations, la preuve d’une activité sexuelle antérieure devient pertinente afin de contester la description que donne la plaignante de la relation, car cette preuve est « fondamentale pour la cohérence du récit de la défense » (voir Goldfinch, par. 66). Il n’est pas nécessaire qu’il existe des déclarations incompatibles pour que ce soit le cas. Par exemple, lorsque la plaignante affirme que jusque‑là sa relation avec l’accusé a été platonique en raison de leur séparation, elle fait alors elle‑même de la nature sexuelle de la relation une question en litige. Dans certains cas, la description de la relation par la plaignante peut rendre la prétention de l’accusé qu’elle a consenti au sexe « indéfendable ou complètement improbable » (pour emprunter les termes utilisés dans Goldfinch, par. 68). Il est possible que la seule façon pour l’accusé de mettre à l’épreuve cette description serait de démontrer que la relation a auparavant comporté une dimension sexuelle.
[125]                     Bien entendu, le simple fait d’affirmer qu’une telle preuve d’activité sexuelle antérieure est pertinente à l’égard du contexte d’une relation ou de la crédibilité ne suffit pas. En règle générale, le fait qu’une relation ait comporté ou non antérieurement une dimension sexuelle n’est pas pertinent pour décider si une plaignante a consenti à une activité sexuelle dans un cas particulier. Nous insistons sur le fait que l’accusé ne doit pas être autorisé à prétendre que la plaignante est plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en question parce qu’elle a consenti auparavant dans le contexte de la même relation. Le juge du procès doit demeurer vigilant et veiller à ce que la preuve d’une relation ne serve pas à cette fin prohibée, ce qui entrerait carrément dans le champ d’application des deux mythes.
[126]                     Toutefois, la situation change lorsque la preuve tend à indiquer que, en raison de la nature platonique d’une relation donnée, il était improbable que la plaignante consente. Dans de telles circonstances, s’il [traduction] « n’est pas contesté », le témoignage de la plaignante concernant sa relation avec l’accusé pourrait devenir « potentiellement dévastateur pour la position de [l’accusé] » (voir Harris, par. 49).
[127]                     Nous sommes en présence d’un tel cas. Sans la preuve concernant le 1er avril, le témoignage de la plaignante laisserait au juge des faits l’impression que la séparation et la relation de l’appelant avec une autre femme rendent le récit de ce dernier « indéfendable ou complètement improbable » (Goldfinch, par. 68). La plaignante elle‑même a mis en cause la nature sexuelle de la relation en laissant entendre qu’il était improbable qu’elle consente à avoir des rapports sexuels avec l’appelant durant leur séparation. Comme nous l’indique la déclaration de la plaignante aux policiers, ce sous‑entendu n’était pas exact; elle avait dit aux policiers qu’elle et l’appelant avaient eu des rapports sexuels consensuels le 1er avril, quelques mois après leur séparation. Avant le témoignage de la plaignante au procès, la preuve concernant le 1er avril n’était pas pertinente. Cependant, son témoignage a créé un changement important de circonstances qui a entraîné pour le juge du procès l’obligation de revoir la décision rendue préalablement à celui‑ci. Comme ce fut le cas dans l’arrêt Harris, l’omission de l’avocat de la défense de soulever cette question particulière n’est pas fatale.
[128]                     À notre avis, le juge du procès aurait dû autoriser l’appelant à contre‑interroger la plaignante au sujet de l’activité sexuelle consensuelle du 1er avril, car cette preuve satisfait au critère établi à l’art. 276. Comme nous l’avons expliqué, elle n’est pas présentée afin d’étayer l’un des deux mythes et elle est en rapport avec deux objectifs précis. La preuve se rapporte aussi à des cas particuliers d’activité sexuelle.
[129]                     De plus, le risque d’effet préjudiciable de cette preuve sur la bonne administration de la justice ne l’emporte pas sensiblement sur sa valeur probante. Cette mise en balance « dépend, en partie, de l’importance de la preuve eu égard au droit de l’accusé à une défense pleine et entière » (Goldfinch, par. 69). Contrairement à ce qui était le cas dans l’arrêt Goldfinch, l’exclusion de la preuve dans l’affaire qui nous occupe compromettrait le droit de l’appelant de présenter une défense pleine et entière : sans cette preuve, l’appelant ne serait pas en mesure de contester la preuve qui a grandement miné son propre récit relativement à la question centrale du consentement. En ce qui a trait au risque d’effet préjudiciable, nous sommes fermement en désaccord avec la déclaration du juge Frankel suivant laquelle le fait que la plaignante a divulgué les faits à la police diminue l’impact de l’admission de la preuve sur sa dignité et son droit à la vie privée. Sur ce point, nous souscrivons entièrement aux commentaires de notre collègue selon lesquels cette déclaration « va à l’encontre des objectifs qui animent le régime de l’art. 276 » (par. 44).
[130]                     Néanmoins, dans la présente affaire, le droit de l’appelant de présenter une défense pleine et entière fait pencher la balance en faveur de l’admission de la preuve. En outre, une mise en garde limitative du juge à lui‑même énonçant les utilisations permises de la preuve — lesquelles sont étroitement circonscrites — atténuerait le préjudice potentiel.
[131]                     En conséquence, nous accueillerions le pourvoi, annulerions la déclaration de culpabilité et ordonnerions la tenue d’un nouveau procès.
                    Pourvoi rejeté, les juges Côté et Moreau sont dissidentes.
                    Procureurs de l’appelant : Helps Law Corporation, Vancouver.
                    Procureur de l’intimé : Ministry of Attorney General, B.C. Prosecution Service, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Edmonton.

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Synthèse
Référence neutre : 2024CSC19 ?
Date de la décision : 24/05/2024

Analyses

juge du procès — activités sexuelles — vie privée — parties — personnes plaignantes — affaires — Code criminel — consentement — application — pouvoir discrétionnaire — ordonnances — Couronne — justice — témoignage — défense pleine — accusation


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : T.W.W.
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 24 mai 2024, R. c. T.W.W., 2024 CSC 19


Origine de la décision
Date de l'import : 25/05/2024
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2024-05-24;2024csc19 ?

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