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10/03/2023 | CANADA | N°2023CSC6

Canada | Canada, Cour suprême, 10 mars 2023, R. c. Downes, 2023 CSC 6


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Downes, 2023 CSC 6

 

 
Appel entendu : 13 octobre 2022
Jugement rendu : 10 mars 2023
Dossier : 40045


 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Randy William Downes
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général de l’Alberta et Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Les juges Karakatsanis, Bro

wn*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 


Motifs de jugement :
(par. 1 à 59)

Le juge Jamal (avec l’accord des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et O’Bonsawin)



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COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Downes, 2023 CSC 6

 

 
Appel entendu : 13 octobre 2022
Jugement rendu : 10 mars 2023
Dossier : 40045

 
Entre :
 
Sa Majesté le Roi
Appelant
 
et
 
Randy William Downes
Intimé
 
- et -
 
Procureur général de l’Ontario, procureur général de l’Alberta et Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson-Glushko
Intervenants
 
Traduction française officielle
 
Coram : Les juges Karakatsanis, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 59)

Le juge Jamal (avec l’accord des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer et O’Bonsawin)

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 
 
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
 
 
 

 

 

 

 
Sa Majesté le Roi                                                                                             Appelant
c.
Randy William Downes                                                                                       Intimé
et
Procureur général de l’Ontario,
procureur général de l’Alberta et
Clinique d’intérêt public et de politique d’internet
du Canada Samuelson-Glushko                                                               Intervenants
Répertorié : R. c. Downes
2023 CSC 6
No du greffe : 40045.
2022 : 13 octobre; 2023 : 10 mars.
Présents : Les juges Karakatsanis, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
                    Droit criminel — Voyeurisme — Éléments de l’infraction — Lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue — Accusé déclaré coupable de voyeurisme pour avoir subrepticement photographié deux garçons adolescents dans leurs sous‑vêtements à l’intérieur de vestiaires d’un aréna de hockey — Conclusion de la juge du procès selon laquelle la Couronne avait prouvé que les garçons se trouvaient dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue — Cour d’appel annulant les déclarations de culpabilité et ordonnant la tenue d’un nouveau procès au motif que la juge du procès n’avait pas abordé les contradictions dans la preuve quant à savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce que des personnes soient nues dans les vestiaires au moment précis où les photos ont été prises — L’élément de l’infraction requérant que la personne subrepticement observée ou enregistrée se trouve dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue a‑t‑il une composante temporelle implicite? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 162(1)a).
                    L’accusé a été déclaré coupable de 2 chefs de voyeurisme pour avoir subrepticement pris 38 photos de 2 garçons âgés entre 12 et 14 ans dans leurs sous‑vêtements dans des vestiaires d’un aréna de hockey. L’accusé était l’entraîneur de hockey des garçons. La juge du procès a conclu que la Couronne avait prouvé les quatre éléments de l’infraction de voyeurisme au sens de l’al. 162(1)a) du Code criminel hors de tout doute raisonnable : l’accusé avait pris les photos des garçons (1) intentionnellement; (2) subrepticement; (3) dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée; et (4) dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue. Plus précisément, en ce qui concerne le quatrième élément, elle a effectivement interprété l’al. 162(1)a) comme n’ayant aucune composante temporelle implicite, affirmant que l’al. 162(1)a) met l’accent sur la nature du lieu dans lequel une observation ou un enregistrement est fait, mais n’exige pas que la personne qui est l’objet de l’observation ou de l’enregistrement ait été nue, ou l’ait été à quelque moment que ce soit, ou qu’il soit raisonnable de s’attendre à ce que la personne soit nue. Elle a constaté que des individus de divers âges changent de sous‑vêtements ou se douchent dans les vestiaires, et qu’il est donc raisonnable de s’attendre à ce qu’ils y soient nus, et que cette constatation était suffisante pour l’application de l’al. 162(1)a).
                    Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont accueilli l’appel de l’accusé, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Ils ont conclu que la juge du procès ne s’était pas demandé s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment où les infractions auraient été commises. Ils ont affirmé que l’al. 162(1)a) était censé s’appliquer aux personnes qui s’attendent à observer ou à enregistrer de la nudité ou une activité sexuelle. La juge dissidente était d’avis de rejeter l’appel. Selon elle, l’al. 162(1)a) ne renferme aucune composante temporelle implicite; la disposition met plutôt l’accent sur le « lieu », qui, au sens de l’al. 162(1)a), est un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, peu importe l’utilisation prévue de ce lieu en particulier lorsque la conduite est survenue.
                    Arrêt : Le pourvoi est accueilli et les déclarations de culpabilité sont rétablies.
                    Correctement interprété eu égard à son texte, à son contexte et à son objet, l’al. 162(1)a) du Code criminel n’a aucune composante temporelle implicite. La Couronne n’a donc pas à établir qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue dans le lieu au moment précis où les photos ont été prises. Par conséquent, c’est à bon droit que la juge du procès a déclaré l’accusé coupable de voyeurisme en vertu de l’al. 162(1)a).
                    Les objectifs qu’avait le Parlement en créant l’infraction de voyeurisme au par. 162(1) étaient de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle des personnes. L’objectif du Parlement de protéger la vie privée se dégage des mots introductifs du par. 162(1), qui font référence aux circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Il s’agit de circonstances où une personne s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu. Quant à l’objectif du Parlement de protéger l’intégrité sexuelle, il ressort de chacun des al. a), b) et c) du par. 162(1). L’alinéa 162(1)a) protège l’intégrité sexuelle des personnes dans des lieux déterminés. Il n’exige pas que la personne soit effectivement nue, qu’elle expose des parties intimes de son corps ou qu’elle se livre à une activité sexuelle; il suffit qu’elle se trouve dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne se trouve dans un tel état, par exemple dans un vestiaire, aux toilettes, dans une cabine de douche ou dans une chambre à coucher. De plus, l’al. a) n’exige pas que l’accusé agisse dans un but sexuel. L’alinéa 162(1)b) protège l’intégrité sexuelle des personnes qui se livrent à des activités déterminées, à savoir lorsque la personne est nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite, et l’observation ou l’enregistrement est fait dans le dessein d’ainsi observer ou enregistrer une personne. Pour l’application de l’al. b), la nature du lieu n’a pas d’importance, mais l’accusé doit avoir l’intention d’ainsi observer ou enregistrer le sujet. Comme dans le cas de l’al. a), la Couronne n’est pas tenue de prouver que l’accusé a agi dans un but sexuel. L’alinéa 162(1)c) protège l’intégrité sexuelle des personnes lorsque l’observation ou l’enregistrement est fait dans un but sexuel. Il s’applique que le sujet soit vêtu ou non, peu importe ce qu’il fait, et indépendamment du lieu où se trouve le sujet ciblé. Les mots introductifs du par. 162(1) protègent aussi l’intégrité sexuelle, et chacun des al. a), b) et c) du par. 162(1) protège aussi la vie privée.
                    La question de savoir si le « lieu » dont il est question à l’al. 162(1)a) est assorti d’une composante temporelle implicite en est une d’interprétation législative. Les termes de l’al. 162(1)a) doivent être examinés dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur. L’alinéa 162(1)a) doit être interprété sur le fondement d’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Le texte de l’al. 162(1)a) renvoie à un critère concernant le « lieu » qui est objectif à deux égards. Premièrement, l’al. 162(1)a) emploie l’article défini « la personne » lorsqu’il désigne le sujet de l’observation ou de l’enregistrement, mais il emploie l’article indéfini « une personne » lorsqu’il renvoie aux utilisations du lieu auxquelles on peut raisonnablement s’attendre. Cela veut dire que la personne subrepticement observée ou enregistrée doit se trouver dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue. Deuxièmement, l’al. 162(1)a) pose la question de savoir s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue dans le lieu, et non celle de savoir si l’accusé s’attendait subjectivement à ce qu’elle le soit.
                    Toutefois, l’emploi d’un critère objectif à l’al. 162(1)a) n’est pas déterminant quant à savoir si la disposition renferme une composante temporelle, puisqu’il demeure possible que le Parlement ait voulu que l’évaluation objective soit faite à un moment précis. Le principal point textuel est l’absence de libellé explicite à l’al. 162(1)a) indiquant que le Parlement voulait que le « lieu » soit évalué au moment précis où l’observation ou l’enregistrement a été fait. Si le Parlement entendait insister sur une telle composante temporelle, il aurait pu le faire expressément en faisant mention de l’observation ou de l’enregistrement dans un lieu où il est alors raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, ou dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment de l’observation ou de l’enregistrement.
                    Le contexte législatif et l’objet de l’al. 162(1)a) tendent également à indiquer que le Parlement ne voulait pas que la disposition renferme une composante temporelle. Considérer que l’al. 162(1)a) crée une infraction tributaire du lieu, sans composante temporelle, favorise l’atteinte des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle. Plutôt que de fournir une liste précise de lieux protégés en vertu de l’al. 162(1)a), le Parlement a choisi de définir les lieux protégés de manière rationnelle et normative. L’alinéa 162(1)a) identifie normativement une catégorie de « lieux sûrs » typiques, comme les chambres à coucher, les salles de bains et les vestiaires, où une personne doit avoir le droit de ne pas être observée ou faire l’objet d’un enregistrement visuel sans son consentement, qu’il soit ou non raisonnable de s’attendre à ce que cette personne, ou toute autre personne se trouvant dans ce lieu, soit nue au moment de l’observation ou de l’enregistrement. Une observation ou un enregistrement dans un tel « lieu sûr » typique constitue un abus de confiance, et peut entraîner l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi de la personne, en plus de causer un préjudice émotionnel et psychologique, et ce, même si la personne n’est pas observée ou enregistrée pendant qu’elle est nue. De cette façon, l’al. 162(1)a) protège la vie privée, ainsi que l’intégrité sexuelle au sens où on l’entend de nos jours.
Jurisprudence
                    Arrêt examiné : R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488; arrêts mentionnés : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424; R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021; R. c. Trinchi, 2019 ONCA 356, 145 O.R. (3d) 721; R. c. Keegstra, 1995 CanLII 91 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 381; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; MacKay c. Manitoba, 1989 CanLII 26 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 357; R. c. Wookey, 2016 ONCA 611, 363 C.R.R. (2d) 177.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 1, 7.
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, partie V, art. 162, (2) « enregistrement visuel », 162.1(1), (2) « image intime », 693(1)a).
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26, art. 40.
Doctrine et autres documents cités
Bailey, Jane. « Implicitly Feminist? : The Supreme Court of Canada’s Decision in R v Jarvis » (2020), 32 R.F.D. 196.
Canada. Ministère de la Justice. Voyeurisme — Une infraction criminelle : Document de consultation, Ottawa, 2002.
Craig, Elaine. Troubling Sex : Towards a Legal Theory of Sexual Integrity, Vancouver/Toronto, UBC Press, 2012.
Manning, Morris, and Peter Sankoff. Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law, 5th ed., Markham (Ont.), LexisNexis, 2015.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Willcock, Dickson et Grauer), 2022 BCCA 8, 409 C.C.C. (3d) 464, 77 C.R. (7th) 355, [2022] B.C.J. No. 17 (QL), 2022 CarswellBC 25 (WL), qui a annulé les déclarations de culpabilité pour voyeurisme inscrites par la juge MacNaughton, 2019 BCSC 992, [2019] B.C.J. No. 1134 (QL), 2019 CarswellBC 1751 (WL), et ordonné un nouveau procès. Pourvoi accueilli.
                    Micah Rankin et Rome Carot, pour l’appelant.
                    Donald J. Sorochan, c.r., et Faisal Al‑Alamy, pour l’intimé.
                    Matthew Asma et Lisa Henderson, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
                    Danielle E. Green, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
                    Jane Bailey et David Fewer, pour l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko.
                  Version française du jugement de la Cour rendu par
 
                    Le juge Jamal —
I.               Aperçu
[1]                             Le présent pourvoi concerne la portée de l’infraction de voyeurisme qui figure à l’al. 162(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Aux termes de l’al. 162(1)a), commet une infraction quiconque, subrepticement, observe une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, si la personne se trouve dans « un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite ». Il s’agit en l’espèce de décider si le « lieu » dont il est question à l’al. 162(1)a) est assorti d’une composante temporelle implicite : plus précisément, la personne doit‑elle se trouver dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment précis où la personne est subrepticement observée ou enregistrée?
[2]                             Au vu des faits de l’espèce, il s’agit de décider si un entraîneur de hockey, l’intimé, Randy William Downes, a commis l’infraction de voyeurisme qui figure à l’al. 162(1)a) en photographiant subrepticement 2 garçons âgés entre 12 et 14 ans dans leurs sous‑vêtements dans des vestiaires d’un aréna de hockey, et ce, même s’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment précis où les photos ont été prises. La preuve présentée au procès quant à savoir si des garçons de cet âge se douchent ou sont nus dans des vestiaires était contradictoire.
[3]                             La juge du procès s’est appuyée sur l’arrêt rendu par notre Cour dans R. c. Jarvis, 2019 CSC 10, [2019] 1 R.C.S. 488, quant à la portée de l’infraction de voyeurisme. Elle a effectivement interprété l’al. 162(1)a) comme n’ayant aucune composante temporelle implicite, et elle a déclaré M. Downes coupable de deux chefs de voyeurisme. Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge Willcock, avec l’accord du juge Grauer) n’étaient pas d’accord avec l’interprétation donnée par la juge du procès. Ils ont annulé les déclarations de culpabilité et ont ordonné la tenue d’un nouveau procès au motif que la juge du procès n’avait pas abordé les contradictions dans la preuve quant à savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce que des personnes soient nues lorsque les photos ont été prises. La juge Dickson, dissidente, était du même avis que la juge du procès et aurait rejeté l’appel.
[4]                             La Couronne se pourvoit maintenant de plein droit devant notre Cour sur la question de droit à savoir si l’al. 162(1)a) a une composante temporelle implicite. De plus, M. Downes prétend que si l’al. 162(1)a) est interprété comme étant dépourvu d’une composante temporelle, la disposition est inconstitutionnelle pour cause de portée excessive, en violation de l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Monsieur Downes n’a pas soulevé cette question constitutionnelle au procès. Il l’a soulevée pour la première fois devant la Cour d’appel, mais cette dernière ne l’a pas examinée.
[5]                             À mon avis, correctement interprété eu égard à son texte, à son contexte et à son objet, l’al. 162(1)a) n’a aucune composante temporelle implicite. Le texte de l’al. 162(1)a) ne contient aucune formulation suggérant que le Parlement ait voulu que le « lieu » soit évalué au moment précis où l’observation ou l’enregistrement a été fait. Qui plus est, comme l’a fait observer notre Cour dans l’arrêt Jarvis, les objectifs qu’avait le Parlement en créant l’infraction de voyeurisme étaient de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle des personnes. Interpréter l’al. 162(1)a) comme s’il n’avait aucune composante temporelle implicite favorise l’atteinte de ces objectifs, et tenir pour incluse une pareille composante nuirait à leur réalisation. De fait, l’al. 162(1)a) désigne des lieux comme les chambres à coucher, les salles de bain et les vestiaires comme des « lieux sûrs » où les gens doivent être à l’abri d’intrusions dans leur vie privée et leur intégrité sexuelle, qu’il soit ou non raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne dans le lieu soit nue ou se livre à une activité sexuelle au moment précis où la personne est subrepticement observée ou enregistrée. Enfin, je refuserais d’examiner la question constitutionnelle, puisque la présente affaire n’est pas un cas où il convient que notre Cour exerce exceptionnellement son pouvoir discrétionnaire pour trancher une telle question pour la première fois en appel. Je suis par conséquent d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir les déclarations de culpabilité.
II.            Contexte
[6]                             Monsieur Downes a été déclaré coupable de 2 chefs de voyeurisme en vertu de l’al. 162(1)a) du Code criminel pour avoir subrepticement pris 38 photos de 2 joueurs de hockey adolescents, T.R. et G.C., dans des vestiaires de hockey. Monsieur Downes était l’entraîneur de hockey des garçons. Il exploitait en outre une entreprise de photographie sportive à partir de son domicile.
[7]                             En mars 2016, des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (« ASFC ») ont fouillé les appareils électroniques de M. Downes à la frontière à son retour au Canada d’un court voyage de magasinage aux États‑Unis, et ils ont trouvé des milliers de photos d’enfants se livrant à des activités sportives. Certains des enfants étaient dans des vestiaires. Monsieur Downes a expliqué à l’ASFC que les photos avaient été prises dans le cadre de son entreprise de photographie sportive. Même si aucune photo ne comprenait de la nudité ou de la pornographie juvénile, l’ASFC a alerté la GRC, craignant que M. Downes ait pu avoir de la pornographie juvénile sur son ordinateur à la maison.
[8]                             En avril 2016, la GRC a obtenu et exécuté un mandat de perquisition et de fouille du domicile et des appareils électroniques de M. Downes. Ils ont trouvé les photos de T.R. et de G.C. qui ont mené aux accusations de voyeurisme. Les photos de T.R. ont été prises alors qu’il avait 13 ou 14 ans et le montrent assis sur un banc ne portant que ses sous‑vêtements, révélant la région de son entrejambe et son torse nu, ou enfilant ses vêtements de ville après un entraînement de hockey. Les photos de G.C. ont été prises alors qu’il avait environ 12 ans et le montrent portant uniquement des sous‑vêtements, portant un chandail et un caleçon, ou complètement habillé; sur certaines photos, G.C. se tient debout, vêtu, devant un lavabo dans la salle de toilettes d’un vestiaire. Monsieur Downes a dit à la GRC qu’il aimait les jeunes garçons, mais qu’il [traduction] « ne s’agissait pas d’un truc sexuel » (d.a., vol. III, p. 207).
[9]                             Monsieur Downes a pris les photos de T.R. et de G.C. à l’aide de son iPhone. Il a supprimé certaines photos, mais il s’en est envoyé d’autres par courriel, les a téléchargées sur un ordinateur et copiées sur une clé USB. Il a également cadré certaines photos pour mettre en évidence G.C.
[10]                        Ni T.R., ni G.C., ni la mère de G.C. ne savaient que M. Downes avait pris les photos. La juge du procès a conclu que, selon toute vraisemblance, M. Downes savait qu’un règlement de la ligue de hockey interdisait l’usage de téléphones cellulaires dans les vestiaires pour empêcher que l’on prenne des photos d’enfants.
[11]                        Au procès, les deux parties ont présenté de la preuve quant à savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue dans un vestiaire de hockey. La preuve portait sur la question de savoir si des garçons enlevaient leurs sous‑vêtements ou se douchaient dans les vestiaires. Dans leurs témoignages, T.R. et G.C. ont affirmé qu’ils ne se douchaient pas dans les vestiaires, mais que certains de leurs coéquipiers le faisaient. Un des anciens joueurs de hockey de M. Downes a témoigné qu’il changeait de sous‑vêtements dans les vestiaires et que même s’il ne se douchait pas, d’autres joueurs le faisaient à l’occasion. Un autre des anciens joueurs de hockey de M. Downes a affirmé dans son témoignage qu’entre les âges de 11 à 14 ou 15 ans, il ne s’était jamais déshabillé complètement ou douché dans les vestiaires et qu’il n’avait jamais vu d’autres le faire. Trois entraîneurs de hockey (dont deux avaient agi comme entraîneurs avec M. Downes) ont témoigné que les garçons des âges de T.R. et G.C. sont rarement nus et se douchent rarement dans les vestiaires; une ancienne gérante d’une des équipes de hockey de M. Downes a témoigné dans le même sens. Un entraîneur de hockey a expliqué qu’il en était ainsi parce que les garçons des âges de T.R. et de G.C. sont trop gênés à l’égard de leurs corps. Toutefois, il y avait un consensus sur le fait que les enfants un peu plus vieux que T.R. et G.C. et les adultes sont souvent nus ou se douchent fréquemment dans les vestiaires.
III.         Décisions des juridictions inférieures
A.           Cour suprême de la Colombie‑Britannique, 2019 BCSC 992 (la juge MacNaughton)
[12]                        La juge du procès a déclaré M. Downes coupable des deux accusations de voyeurisme. Selon elle, la Couronne avait prouvé les quatre éléments du voyeurisme au sens de l’al. 162(1)a) hors de tout doute raisonnable : M. Downes avait pris les photos de T.R. et de G.C. (1) intentionnellement, (2) subrepticement, (3) dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée et (4) dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue.
[13]                        La juge du procès a appliqué les facteurs contextuels identifiés par notre Cour dans l’arrêt Jarvis et a conclu que T.R. et G.C. se trouvaient dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. Elle a fait remarquer que T.R. et G.C. se trouvaient dans un lieu privé ou semi‑privé réservé à l’habillage et au déshabillage; que leurs parents les avaient confiés à M. Downes, un entraîneur expérimenté; et qu’ils ne s’attendaient pas à être photographiés par leur entraîneur par l’utilisation subreptice d’un téléphone cellulaire à des fins autres que l’entraînement. La juge du procès a statué que même si T.R. et G.C. s’attendaient à être observés par d’autres dans le vestiaire, ils ne s’attendaient pas à être photographiés, et ne s’attendaient pas non plus à ce que M. Downes s’envoie des photos d’eux par courriel et qu’il garde ces photos longtemps après qu’il ait cessé d’avoir des rapports avec eux.
[14]                        Au procès, M. Downes n’a pas expressément plaidé que l’al. 162(1)a) renferme une composante temporelle implicite. Il a fait plutôt valoir que la Couronne devait prouver que T.R. et G.C. se trouvaient dans un lieu où il était raisonnable de s’attendre à ce qu’ils soient nus. D’après lui, la preuve montrait que ni T.R. ni G.C. ne s’attendaient à être nus dans les vestiaires où ils ont été photographiés. La juge du procès a rejeté cet argument. Elle a affirmé que l’al. 162(1)a) met l’accent sur la nature du lieu dans lequel une observation ou un enregistrement est fait, mais n’exige pas que la personne qui est l’objet de l’observation ou de l’enregistrement ait été nue, ou l’ait été à quelque moment que ce soit, ou qu’il soit raisonnable de s’attendre à ce que la personne soit nue. Aux termes de l’al. 162(1)a), il suffit qu’il soit raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne (et non « la personne ») soit nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite. De l’avis de la juge du procès, les domiciles, les salles de bain et les vestiaires sont des lieux traditionnellement privés ou quasi‑privés dans lesquels une personne peut raisonnablement s’attendre au respect de sa vie privée et dans lesquels il est raisonnable de s’attendre à ce qu’elle soit nue ou partiellement nue. En mettant l’accent, à l’al. 162(1)a), sur le lieu dans lequel une observation ou un enregistrement est fait, on reconnaît qu’il existe des espaces privés ou semi‑privés dans lesquels une personne doit être protégée contre le fait d’être observée ou enregistrée.
[15]                        La juge du procès a constaté que des individus de divers âges changent de sous‑vêtements ou se douchent dans les vestiaires, et qu’il est donc raisonnable de s’attendre à ce qu’ils y soient nus. Elle a conclu que cette constatation était suffisante pour l’application de l’al. 162(1)a). Par conséquent, les vestiaires dans lesquels M. Downes avait photographié T.R. et G.C. étaient des lieux où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue.
B.            Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2022 BCCA 8, 409 C.C.C. (3d) 464 (les juges Willcock et Grauer, la juge Dickson, dissidente)
[16]                        Les juges majoritaires de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique ont accueilli l’appel de M. Downes, annulé les déclarations de culpabilité et ordonné la tenue d’un nouveau procès. Les juges majoritaires ont conclu que la juge du procès ne s’était pas demandé s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue [traduction] « au moment » où les infractions auraient été commises (par. 40 et 55). Les juges majoritaires ont affirmé que l’al. 162(1)a) était censé s’appliquer aux personnes qui s’attendent à observer ou à enregistrer de la nudité ou une activité sexuelle. À leur avis, l’al. 162(1)a) ne criminalise pas le seul fait de porter atteinte à la vie privée. Les juges majoritaires ont fait remarquer que même si la conduite de M. Downes impliquait un abus de confiance et une atteinte à la vie privée, cela n’avait pas nécessairement pour effet d’en faire une conduite que l’al. 162(1)a) criminalisait en tant qu’infraction d’ordre sexuel.
[17]                        Les juges majoritaires ont statué que même s’il était loisible à la juge du procès de conclure qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue dans les vestiaires où T.R. et G.C. ont été photographiés, elle n’a pas abordé les contradictions dans la preuve quant à savoir si l’on pouvait s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment où les photos ont été prises. Les juges majoritaires ont par conséquent ordonné la tenue d’un nouveau procès.
[18]                        La juge Dickson a exprimé sa dissidence. À son avis, l’al. 162(1)a) ne renferme aucune composante temporelle implicite; la disposition met plutôt l’accent sur le « lieu ». Le lieu pertinent au sens de l’al. 162(1)a) est [traduction] « un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, expose des parties intimes de son corps ou se livre à une activité sexuelle, peu importe l’utilisation prévue de ce lieu en particulier lorsque la conduite est survenue » (par. 56 (en italique dans l’original)). La juge a affirmé que lorsqu’une personne se trouve dans [traduction] « un lieu manifestement privé comme une salle de bain ou un vestiaire, elle est généralement en droit de s’attendre à ne pas y être subrepticement observée ou enregistrée » (par. 92). À son avis, le Parlement entendait criminaliser l’observation ou l’enregistrement subreptice de personnes dans les lieux de ce genre.
[19]                        La juge Dickson a conclu que M. Downes avait criminellement porté atteinte à la vie privée et à l’intégrité sexuelle de T.R. et de G.C. en les photographiant subrepticement dans leurs sous‑vêtements dans les vestiaires, indépendamment de la question de savoir si on pouvait s’attendre à ce que quelqu’un soit nu à ce moment précis. La conduite de M. Downes constituait [traduction] « une exploitation grave et une atteinte à la personne », et elle était « criminalisée à juste titre comme une forme d’infraction d’ordre sexuel » (par. 97).
IV.         Questions en litige
[20]                        Le présent pourvoi soulève deux questions :
(1)   L’alinéa 162(1)a) du Code criminel a‑t‑il une composante temporelle implicite?
(2)   Si l’al. 162(1)a) n’a pas de composante temporelle implicite, la disposition est‑elle inconstitutionnelle pour cause de portée excessive, en violation de l’art. 7 de la Charte?
V.           Analyse
A.           L’alinéa 162(1)a) du Code criminel a‑t‑il une composante temporelle implicite?
(1)         L’infraction de voyeurisme
[21]                        Le Parlement a créé l’infraction de voyeurisme, laquelle se trouve au par. 162(1) du Code criminel, en 2005. Le paragraphe 162(1) prévoit :
      Voyeurisme
      162 (1) Commet une infraction quiconque, subrepticement, observe, notamment par des moyens mécaniques ou électroniques, une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, dans l’un des cas suivants :
a) la personne est dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite;
b) la personne est nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite, et l’observation ou l’enregistrement est fait dans le dessein d’ainsi observer ou enregistrer une personne;
c) l’observation ou l’enregistrement est fait dans un but sexuel.
[22]                        Monsieur Downes a été accusé de voyeurisme en vertu de l’al. 162(1)a). L’infraction est commise lorsque quelqu’un, subrepticement, observe une personne — ou produit un enregistrement visuel d’une personne — se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, si l’observation ou l’enregistrement est fait dans « un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite ». Pour l’application de l’art. 162, le terme « enregistrement visuel » est défini au par. (2) comme visant un « enregistrement photographique, filmé, vidéo ou autre, réalisé par tout moyen ».
[23]                        Personne ne conteste que les photos prises par M. Downes sont des « enregistrements visuels ». Il n’est en outre plus contesté que M. Downes a pris les photos subrepticement et dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée. La question litigieuse soumise à notre Cour est de savoir si les photos ont été prises dans « un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue ». Cet élément de l’infraction a‑t‑il une composante temporelle? La Couronne doit‑elle établir qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue dans le lieu au moment précis où les photos ont été prises?
[24]                        Cette question d’interprétation législative oblige notre Cour à examiner les termes de l’al. 162(1)a) [traduction] « dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’économie de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), 1998 CanLII 837 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 27, par. 21, citant E. A. Driedger, Construction of Statutes (2e éd. 1983), p. 87; Jarvis, par. 24). L’alinéa 162(1)a) doit être interprété « [sur le fondement d’]une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 10).
[25]                        Dans les paragraphes qui suivent, je vais d’abord analyser l’arrêt de notre Cour dans Jarvis et les objets de l’infraction de voyeurisme. Je vais ensuite interpréter l’al. 162(1)a) sur le fondement de son texte, de son contexte et de son objet.
(2)         L’arrêt de notre Cour dans Jarvis et les objets du par. 162(1)
[26]                        Notre Cour a examiné le par. 162(1) pour la première fois dans l’arrêt Jarvis. Dans cet arrêt, notre Cour a statué qu’un enseignant au secondaire qui s’était servi d’une caméra dissimulée à l’intérieur d’un stylo pour enregistrer subrepticement des élèves de sexe féminin à l’école en mettant à l’avant‑plan leur visage, le haut de leur corps et leurs seins, avait commis l’infraction de voyeurisme qui figure à l’al. 162(1)c) (« l’observation ou l’enregistrement est fait dans un but sexuel »). Les éléments de l’infraction avaient été établis parce que les élèves avaient été enregistrées subrepticement dans des circonstances pour lesquelles il existait une attente raisonnable de protection en matière de vie privée et que les enregistrements avaient été faits dans un but sexuel.
[27]                        Dans l’arrêt Jarvis, le juge en chef Wagner, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a fait remarquer que l’infraction de voyeurisme avait été créée dans le cadre du projet de loi C‑2, Loi modifiant le Code criminel (protection des enfants et d’autres personnes vulnérables) et la Loi sur la preuve au Canada, 1re sess., 38e lég., 2004‑2005 (sanctionnée le 20 juillet 2005), dont l’objectif primordial était de « protéger les enfants et d’autres personnes vulnérables contre l’exploitation sexuelle, la violence, la maltraitance et la négligence » (par. 51). La plupart des crimes d’ordre sexuel, y compris le voyeurisme, sont commis par des hommes, alors que les victimes sont généralement des femmes et des enfants (voir ministère de la Justice, Voyeurisme — Une infraction criminelle : Document de consultation (2002), p. 4; R. c. Friesen, 2020 CSC 9, [2020] 1 R.C.S. 424, par. 65, citant R. c. George, 2017 CSC 38, [2017] 1 R.C.S. 1021, par. 2; J. Bailey, « Implicitly Feminist? : The Supreme Court of Canada’s Decision in R v Jarvis » (2020), 32 R.F.D. 196, p. 200‑201).
[28]                        Dans l’arrêt Jarvis, le juge en chef Wagner a conclu qu’en adoptant le par. 162(1), le Parlement avait pour objectif de « protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle des personnes, surtout à l’encontre des nouvelles menaces découlant de l’utilisation abusive des technologies en évolution » (par. 48). La nouvelle infraction de voyeurisme « était motivée par la crainte que les technologies en effervescence soient utilisées de façon abusive pour visionner ou filmer secrètement des personnes dans un but sexuel et de manière à porter grandement atteinte à la vie privée » (par. 49, citant le ministère de la Justice, p. 1). Le voyeurisme est donc à la fois une infraction d’ordre sexuel et une infraction liée au droit à la vie privée. Le paragraphe 162(1) a pour objet de cibler ces deux méfaits connexes : le comportement qui porte atteinte à l’intégrité sexuelle et le comportement qui porte atteinte à la vie privée (par. 51‑52). Le juge Rowe, qui a souscrit au résultat dans Jarvis, partageait l’avis du juge en chef Wagner selon lequel le par. 162(1) a pour objet de « protéger les droits bien établis à la vie privée, à l’autonomie et à l’intégrité sexuelle de tous compte tenu des menaces posées par les nouvelles technologies qui empiètent sur ces droits » (par. 113).
[29]                        Les objectifs du Parlement de protéger contre les méfaits connexes que sont les atteintes à la vie privée et à l’intégrité sexuelle ressortent du libellé et de la structure du par. 162(1). Je vais examiner à tour de rôle chacun de ces objectifs.
[30]                        L’objectif du Parlement de protéger la vie privée se dégage des mots introductifs du par. 162(1), qui affirment que commet une infraction quiconque observe ou enregistre subrepticement une personne « se trouvant dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » si l’un des al. a), b) ou c) s’applique. Dans l’arrêt Jarvis, le juge en chef Wagner a expliqué que les circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée au sens du par. 162(1) sont « celles où une personne s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu » (par. 28). Le tribunal doit examiner l’ensemble du contexte dans lequel l’observation ou l’enregistrement est survenu, notamment les facteurs non exhaustifs suivants : (1) l’endroit où se trouvait la personne lorsqu’elle a été observée ou enregistrée; (2) la nature de la conduite reprochée (c.‑à‑d. s’il s’agissait d’une observation ou d’un enregistrement); (3) la connaissance ou le consentement de la personne observée ou enregistrée; (4) la manière dont l’observation ou l’enregistrement a été fait; (5) le sujet ou la teneur de l’observation ou de l’enregistrement; (6) l’existence de règles, règlements ou politiques qui régissaient l’observation ou l’enregistrement en question; (7) la relation entre les parties; (8) le but pour lequel l’observation ou l’enregistrement a été fait; (9) les attributs personnels de la personne observée ou enregistrée (par. 5 et 28‑29).
[31]                        L’objectif du Parlement de protéger l’intégrité sexuelle ressort aussi de chacun des al. a), b) et c) du par. 162(1).
[32]                        L’alinéa 162(1)a) protège l’intégrité sexuelle des personnes dans des lieux déterminés, à savoir lorsque « la personne est dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite ». Je souscris aux observations du juge Juriansz dans l’arrêt R. c. Trinchi, 2019 ONCA 356, 145 O.R. (3d) 721, par. 8, selon lesquelles l’al. a) [traduction] « n’exige pas que la personne soit effectivement nue, qu’elle expose des parties intimes de son corps ou qu’elle se livre à une activité sexuelle »; il suffit qu’elle se trouve dans un lieu où « il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne se trouve dans un tel état, par exemple dans un vestiaire, aux toilettes, dans une cabine de douche ou dans une chambre à coucher » (voir aussi Jarvis, par. 46, le juge en chef Wagner; M. Manning et P. Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff : Criminal Law (5e éd. 2015), ¶21.245). Je suis également d’accord pour dire que, contrairement à l’al. c), l’al. a) [traduction] « n’exige pas que l’accusé agisse dans un but sexuel. Il s’appliquerait à un accusé qui espérait tirer profit de la publication d’enregistrements sur Internet » (Trinchi, par. 8; voir aussi Jarvis, par. 32, le juge en chef Wagner, et par. 143‑144, le juge Rowe).
[33]                        L’alinéa 162(1)b) protège l’intégrité sexuelle des personnes qui se livrent à des activités déterminées, à savoir lorsque « la personne est nue, expose ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livre à une activité sexuelle explicite, et l’observation ou l’enregistrement est fait dans le dessein d’ainsi observer ou enregistrer une personne ». Encore une fois, je conviens avec le juge Juriansz que pour l’application de l’al. b), la [traduction] « nature du lieu n’a pas d’importance, mais l’accusé doit avoir pour dessein d’ainsi observer ou enregistrer le sujet » (Trinchi, par. 9; voir aussi Jarvis, par. 46‑47 et 52, le juge en chef Wagner). En outre, la Couronne n’est pas tenue de prouver que l’accusé a agi dans un but sexuel : [traduction] « [l]’alinéa b), comme l’al. a), s’appliquerait à un accusé ayant agi dans un dessein commercial » (Trinchi, par. 9; voir aussi Jarvis, par. 32, le juge en chef Wagner, et par. 143, le juge Rowe).
[34]                        L’alinéa 162(1)c) protège l’intégrité sexuelle des personnes lorsque l’observation ou l’enregistrement est fait dans un but sexuel. Cette disposition s’applique [traduction] « que le sujet soit vêtu ou non, peu importe ce qu’il fait ». (Trinchi, par. 10). Dans Jarvis, par exemple, l’enseignant accusé a été déclaré coupable en vertu de l’al. 162(1)c), même si les élèves qui faisaient subrepticement l’objet d’un enregistrement vidéo étaient entièrement vêtues et vaquaient à des activités scolaires courantes. L’alinéa c) s’applique indépendamment du lieu où se trouve le sujet ciblé (Jarvis, par. 46‑47 et 52, le juge en chef Wagner, et par. 129, le juge Rowe).
[35]                        Je m’empresse d’ajouter que les mots introductifs du par. 162(1) protègent aussi l’intégrité sexuelle, et que chacun des al. a), b) et c) du par. 162(1) protège aussi la vie privée. Les deux objectifs du Parlement de protéger contre les méfaits connexes que sont les atteintes à l’intégrité sexuelle et à la vie privée apparaissent partout au par. 162(1). Par exemple, en se demandant si une personne « se trouv[e] dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée » suivant les mots introductifs du par. 162(1), le tribunal doit décider si une personne « s’attendrait raisonnablement à ne pas faire l’objet du type d’observation ou d’enregistrement qui est effectivement survenu », compte tenu de la liste non exhaustive des facteurs énoncés dans l’arrêt Jarvis (par. 5 et 28‑29). Ces considérations comprennent des facteurs relatifs à l’intégrité sexuelle, telle la question de savoir si l’objet de l’observation ou de l’enregistrement comprend les parties intimes du corps d’une personne (par. 29(5)), et celle de savoir si l’enregistrement vise un but sexuel (par. 29(8) et 31‑32). De même, les al. a), b) et c) du par. 162(1) protègent la vie privée contre les observations ou les enregistrements subreptices dans des circonstances où l’intégrité sexuelle est en jeu.
[36]                        Je vais maintenant décider si l’al. 162(1)a) a une composante temporelle implicite, autrement dit si la Couronne doit prouver qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment précis où l’enregistrement subreptice a été fait.
(3)         Interprétation de l’al. 162(1)a)
a)              Positions des parties
[37]                        La Couronne soutient que les juges majoritaires de la Cour d’appel ont eu tort d’interpréter l’al. 162(1)a) comme exigeant la preuve qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue dans le lieu au moment précis où l’enregistrement subreptice est fait. Selon la Couronne, il suffit de prouver que le « lieu » où un enregistrement subreptice a été fait en est un où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue à n’importe quel moment. L’alinéa 162(1)a) protège ainsi la vie privée de personnes dans certains « lieux », que l’on s’attende ou non à ce qu’une personne soit nue au moment de l’infraction reprochée. La Couronne prétend que la preuve étaye amplement la conclusion de la juge du procès selon laquelle [traduction] « les vestiaires de hockey, dans lesquels M. Downes a pris les photos de T.R. et de G.C., sont des lieux où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue » (m.a., par. 95, citant les motifs de première instance, par. 228 (CanLII)).
[38]                        Monsieur Downes plaide que l’al. 162(1)a) oblige la Couronne à prouver qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment et dans le lieu précis où un enregistrement subreptice est fait. Selon lui, une composante temporelle fait en sorte que l’infraction de voyeurisme conserve son objet d’interdire les atteintes à la vie privée sur le plan sexuel. À son avis, il y a lieu d’interpréter l’al. 162(1)a) à la lumière des méfaits envisagés dans le régime des infractions d’ordre sexuel à la partie V du Code criminel, et il n’y a violation de cette disposition que lorsqu’une personne est enregistrée d’une façon qui porte atteinte à son intégrité sexuelle. Il prétend qu’une atteinte véritable à l’intégrité sexuelle est nécessaire et qu’un risque d’atteinte ne suffit pas. Monsieur Downes fait remarquer qu’aucune des photos en cause ne représentait la nudité ou n’était pornographique. Il prétend que parce qu’aucun des garçons dans ses photos n’était nu et qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre, au moment où les photos ont été prises, à ce que quiconque soit nu, on ne saurait en déduire qu’il entendait prendre une photo d’une personne nue ou une photo voyeuriste autrement interdite.
[39]                        À mon avis, lorsque l’al. 162(1)a) est correctement interprété eu égard à son texte, à son contexte et à son objet, la disposition ne renferme aucune composante temporelle implicite.
b)            Texte
[40]                        Le texte de l’al. 162(1)a) renvoie à un critère objectif concernant le « lieu », sans égard au moment ou au temps. Bien qu’il ne soit pas déterminant, le texte de l’al. 162(1)a) donne donc à penser que la disposition est dépourvue d’une composante temporelle.
[41]                        Le critère établi à l’al. 162(1)a) pour le « lieu » est objectif à deux égards. Premièrement, l’al. 162(1)a) emploie l’article défini « la personne » (« the person ») lorsqu’il désigne le sujet de l’observation ou de l’enregistrement, mais il emploie l’article indéfini « une personne » (« a person ») lorsqu’il renvoie aux utilisations du lieu auxquelles on peut raisonnablement s’attendre. Cela veut dire que la personne subrepticement observée ou enregistrée doit se trouver dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue. Deuxièmement, l’al. 162(1)a) pose la question de savoir s’il est « raisonnable » de s’attendre à ce qu’une personne soit nue dans le lieu, et non celle de savoir si l’accusé s’attendait subjectivement à ce qu’elle le soit. Toutefois, l’emploi d’un critère objectif à l’al. 162(1)a) n’est pas déterminant quant à savoir si la disposition renferme une composante temporelle, puisqu’il demeure possible que le Parlement ait voulu que l’évaluation objective soit faite à un moment précis.
[42]                        Le principal point textuel est l’absence de libellé explicite à l’al. 162(1)a) indiquant que le Parlement voulait que le « lieu » soit évalué au moment précis où l’observation ou l’enregistrement a été fait. Si le Parlement entendait insister sur une telle composante temporelle, il aurait pu le faire expressément. Par exemple, une disposition adjacente, le par. 162.1(1) — l’infraction de publication non consensuelle d’une image intime — renferme deux composantes temporelles explicites. L’« image intime » est définie au par. 162.1(2) comme un enregistrement visuel d’une personne, réalisé par tout moyen, où celle‑ci « a) y figure nue, exposant ses seins, ses organes génitaux ou sa région anale ou se livrant à une activité sexuelle explicite; b) se trouvait, lors de la réalisation de cet enregistrement, dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée; c) a toujours cette attente raisonnable de protection en matière de vie privée à l’égard de l’enregistrement au moment de la perpétration de l’infraction ». L’alinéa 162(1)a) ne renferme aucune expression temporelle de la sorte. Si le Parlement avait voulu que l’al. 162(1)a) renferme une telle composante temporelle, il aurait pu facilement préciser que l’observation ou l’enregistrement devait être fait dans [traduction] « un lieu où il est alors raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit » nue, ou dans un lieu où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue « au moment de l’observation ou de l’enregistrement » (voir les motifs de la C.A., par. 77, la juge Dickson (en italique dans l’original)). Toutefois, le Parlement a choisi de ne pas le faire.
[43]                        Par conséquent, bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’absence de libellé explicite quant au temps dans le critère objectif de l’al. 162(1)a) relatif au « lieu » suggère que le Parlement ne voulait pas que la disposition renferme une composante temporelle.
c)              Contexte législatif et objet de la disposition
[44]                        Le contexte législatif et l’objet de l’al. 162(1)a) tendent également à indiquer que le Parlement ne voulait pas que la disposition renferme une composante temporelle. Interpréter l’al. 162(1)a) comme interdisant l’observation ou l’enregistrement subreptices de personnes dans des lieux déterminés sans composante temporelle favorise l’atteinte des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle, en particulier celles des enfants et d’autres personnes vulnérables. Interpréter l’al. 162(1)a) comme renfermant une composante temporelle nuirait à la réalisation de ces objectifs et entraînerait des résultats arbitraires et absurdes.
[45]                        Considérer que l’al. 162(1)a) crée une infraction tributaire du lieu, sans composante temporelle, favorise l’atteinte des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle. Comme l’a fait remarquer l’intervenant le procureur général de l’Ontario, plutôt que de fournir une liste précise de lieux protégés en vertu de l’al. 162(1)a), le Parlement a choisi de définir les lieux protégés de manière rationnelle et normative : [traduction] « S’il est raisonnable de s’attendre à ce que les gens dans un certain lieu soient nus, ou exposent leurs seins, leurs organes génitaux ou leur région anale, ou se livrent à une activité sexuelle explicite, il s’agit alors d’un lieu où tout le monde a le droit d’être protégé contre l’observation et l’enregistrement visuel subreptices — qu’ils soient nus ou non, exposés ou non ou qu’ils se livrent ou non à une activité sexuelle explicite » (m. interv., par. 18). Par conséquent, lorsqu’une personne se trouve dans des circonstances pour lesquelles il existe une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, l’al. 162(1)a) identifie normativement une catégorie de « lieux sûrs » typiques, comme les chambres à coucher, les salles de bains et les vestiaires, où une personne doit avoir le droit de ne pas être observée ou faire l’objet d’un enregistrement visuel sans son consentement, qu’il soit ou non raisonnable de s’attendre à ce que cette personne, ou toute autre personne se trouvant dans ce lieu, soit nue au moment de l’observation ou de l’enregistrement. L’alinéa 162(1)a) protège ainsi à la fois la vie privée et l’intégrité sexuelle.
[46]                        Il convient d’expliquer en quoi le fait d’interdire le voyeurisme dans de tels « lieux sûrs » en vertu de l’al. 162(1)a), qu’il soit ou non raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment de l’observation ou de l’enregistrement subreptices, protège l’intégrité sexuelle au sens où on l’entend de nos jours. Comme notre Cour l’a signalé dans les arrêts Friesen et Jarvis, la manière dont la société perçoit les infractions d’ordre sexuel a évolué, passant de l’accent mis sur l’atteinte fautive à la bienséance sexuelle à un souci de protéger l’intégrité sexuelle (Friesen, par. 55, et Jarvis, par. 127, le juge Rowe, les deux citant E. Craig, Troubling Sex : Towards a Legal Theory of Sexual Integrity (2012), p. 68). Dans le passage cité avec approbation dans Friesen et dans les motifs concordants dans Jarvis, la professeure Elaine Craig a expliqué que [traduction] « [c]e changement d’éclairage, qui passe de la bienséance sexuelle à l’intégrité sexuelle, permet de mettre un accent accru sur les abus de confiance, l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi plutôt que sur simplement, ou seulement, l’atteinte à l’honneur, à la chasteté ou à l’intégrité physique (comme c’était davantage le cas quand le droit se souciait davantage de la bienséance sexuelle) » (p. 68). Suivant une analyse portant sur l’intégrité sexuelle, l’accent est mis [traduction] « non seulement [sur] les mobiles sexuels, l’excitation ou les parties du corps de l’accusé, ou [sur] la norme de bienséance sexuelle de la collectivité, mais aussi [sur] la perception du plaignant, son expérience et les répercussions sur celui‑ci » (p. 75). En outre, une analyse portant sur l’intégrité sexuelle met l’accent non seulement sur le préjudice physique subi par le plaignant, mais aussi sur le préjudice émotionnel et psychologique qui dure souvent plus longtemps que le préjudice physique, surtout chez les enfants (Friesen, par. 56‑59).
[47]                        L’observation ou l’enregistrement subreptice d’une personne alors qu’il y a une attente raisonnable de protection en matière de vie privée, et qui se produit dans un « lieu sûr » visé par l’al. 162(1)a), porte atteinte ou risque de porter atteinte à l’intégrité sexuelle, et ce, même s’il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment précis de l’observation ou de l’enregistrement. Une observation ou un enregistrement dans un tel « lieu [typiquement] sûr » et typiquement privé constitue un abus de confiance, et peut entraîner l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi de la personne (Craig, p. 68). Elle peut aussi causer un préjudice émotionnel et psychologique, et ce, même si la personne n’est pas observée ou enregistrée pendant qu’elle est nue. Comme l’intervenante, la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko, le fait remarquer : [traduction] « De tels abus de confiance objectivent les personnes ciblées en les réduisant à des parties du corps, créant des images qui, dans un environnement numérique, peuvent être facilement reproduites, cadrées et manipulées par des techniques et pour des usages qui font fi de leur droit de disposer de leurs propres corps. Ces images attentatoires empêchent les sujets de développer leur sexualité comme ils l’entendent, avec la possibilité de les exposer à la honte et à l’humiliation qui résultent souvent de la diffusion instantanée et généralisée » (m. interv., par. 24).
[48]                        Les préjudices émotionnels et psychologiques causés par des atteintes à l’intégrité sexuelle, même par des photographies où les sujets ne sont pas nus, sont illustrés en l’espèce. La juge chargée de prononcer la peine a pris acte de la déclaration de la mère de T.R. que, [traduction] « lorsqu’elle a parlé à T.R. des photographies, il lui a fait part de sa déception, puisqu’il avait considéré M. Downes comme l’un de ses entraîneurs les plus positifs. Elle a affirmé que la confiance de T.R. avait été brisée et qu’en conséquence, T.R. est plus prudent et fait moins confiance aux entraîneurs et aux gens en général » (2020 BCSC 177, par. 18 (CanLII)). Comme l’a souligné avec justesse la juge Dickson, [traduction] « [l]’effet traumatisant que peut avoir pour un adolescent le fait d’être subrepticement photographié dans un lieu aussi manifestement privé est évident » (par. 97).
[49]                        Pour résumer, interpréter l’al. 162(1)a) comme interdisant l’observation ou l’enregistrement subreptice de personnes dans des lieux déterminés, sans composante temporelle, favorise l’atteinte des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle.
[50]                        En revanche, interpréter l’al. 162(1)a) avec une composante temporelle nuirait à la réalisation des objectifs du Parlement de protéger la vie privée et l’intégrité sexuelle. Suivant une telle interprétation, des photos subreptices d’enfants en sous‑vêtements dans des lieux intrinsèquement privés seraient permises sans sanction criminelle, simplement parce que les enfants se trouvant dans ces lieux étaient trop gênés de se déshabiller (par exemple, des garçons vers l’âge de la puberté) (voir les motifs de première instance, par. 220). Pareille interprétation ne protégerait pas la vie privée et l’intégrité sexuelle des personnes comptant parmi les plus vulnérables de notre société — les personnes que le Parlement a voulu protéger par l’infraction de voyeurisme.
[51]                        Dans le même ordre d’idées, la Couronne plaide qu’une telle interprétation de l’al. 162(1)a) entraînerait des résultats arbitraires et absurdes : des groupes d’enfants qui sont trop gênés par leurs corps pour se doucher ou être nus dans des vestiaires pourraient être photographiés subrepticement, alors que des enfants qui ne sont âgés que de quelques années de plus et qui sont moins gênés — et qui seraient ainsi susceptibles de se doucher ou d’être nus — ne pourraient pas être photographiés. Je suis d’accord avec la Couronne pour dire que le Parlement ne peut pas avoir voulu des résultats aussi arbitraires et absurdes (voir Rizzo, par. 27). Le Parlement ne peut avoir voulu que les personnes qui choisissent habituellement de se dévêtir dans un lieu où on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une personne soit nue soient protégées contre le voyeurisme, alors que les personnes qui choisissent habituellement de rester vêtues ne le soient pas.
[52]                        Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu le contraire en adoptant un point de vue restrictif qui considère les infractions d’ordre sexuel comme portant exclusivement sur la bienséance sexuelle, plutôt que sur l’intégrité sexuelle aussi. Les juges majoritaires ont statué qu’une composante temporelle implicite est essentielle pour que l’al. 162(1)a) réalise son objet en tant qu’infraction d’ordre sexuel, plutôt qu’en tant qu’infraction protégeant la vie privée seulement. À leur avis, interpréter l’al. 162(1)a) comme criminalisant l’observation ou l’enregistrement subreptice alors qu’il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment de l’observation ou de l’enregistrement aurait pour effet de [traduction] « viser une conduite qui ne présente aucune des caractéristiques distinctives du voyeurisme comme une atteinte à la vie privée sur le plan sexuel » (par. 41 (en italique dans l’original)). Les juges majoritaires ont déclaré que l’infraction de voyeurisme au par. 162(1) [traduction] « concern[e] fondamentalement la vie privée sur les plans corporel et sexuel » et « ne vis[e] pas à établir [une] infraction fondé[e] sur une atteinte à la vie privée exclusivement » (par. 54). Selon eux, même si la conduite de M. Downes était [traduction] « indéniablement un abus de confiance et une atteinte à la vie privée, cela n’en fait pas nécessairement une conduite que cet article criminalise en tant qu’infraction d’ordre sexuel » (par. 54).
[53]                        Je ne suis pas d’accord. Le raisonnement des juges majoritaires suppose que pour pouvoir stigmatiser une conduite en tant qu’atteinte à l’intégrité sexuelle, et donc en tant qu’infraction d’ordre sexuel, il doit exister un risque de capter des images de nudité au moment pertinent. Cependant, comme je l’ai déjà expliqué, la prise de photographies subreptices d’enfants en sous‑vêtements dans un « lieu [essentiellement] sûr » comme un vestiaire de hockey porte atteinte non seulement à la vie privée des enfants, mais aussi à leur intégrité sexuelle, et ce, même s’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne soit nue lorsque les photos ont été prises. Prendre des photos subreptices dans un tel « lieu [essentiellement] sûr » risque de porter atteinte à de nombreux droits liés à l’intégrité sexuelle : une telle conduite constitue un abus de confiance, et peut entraîner l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi des personnes ciblées. De telles photos peuvent porter atteinte à l’intégrité sexuelle d’une personne en la réduisant à des parties du corps, en l’empêchant de développer sa sexualité comme elle l’entend et en créant un risque de diffusion généralisée des photos à des étrangers. Considérée au regard de l’objectif du Parlement de protéger l’intégrité sexuelle plutôt que la seule bienséance sexuelle, la conduite de M. Downes a porté atteinte à la fois à la vie privée des enfants et à leur intégrité sexuelle. Il s’est donc livré à une conduite que le Parlement a criminalisée comme infraction d’ordre sexuel.
d)            Conclusion
[54]                        L’alinéa 162(1)a) ne renferme aucune composante temporelle implicite qui oblige la Couronne à prouver que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’une personne soit nue au moment précis où les photos ont été prises. Par conséquent, c’est à bon droit que la juge du procès a déclaré M. Downes coupable de deux chefs de voyeurisme en vertu de l’al. 162(1)a).
B.            Si l’al. 162(1)a) n’a pas de composante temporelle implicite, la disposition est‑elle inconstitutionnelle pour cause de portée excessive, en violation de l’art. 7 de la Charte?
[55]                        Monsieur Downes soutient que si notre Cour accepte que l’al. 162(1)a) n’a pas de composante temporelle implicite, la disposition est alors inconstitutionnelle pour cause de portée excessive, en violation de l’art. 7 de la Charte. Il affirme que le par. 162(1) a pour objectif de cibler une conduite sexuelle constituant de l’exploitation, et dit que l’absence de composante temporelle [traduction] « élargit l’infraction pour qu’elle couvre une conduite n’ayant aucun rapport avec son objet sous‑jacent de prévenir l’exploitation sexuelle » (m.i., par. 68). Monsieur Downes n’a pas soulevé cette question constitutionnelle au procès et, bien qu’il l’ait soulevée en Cour d’appel, cette dernière ne l’a pas examinée.
[56]                        Une question importante qu’il convient de se poser est celle de savoir si M. Downes peut contester la constitutionnalité de l’al. 162(1)a) dans le présent appel formé de plein droit par la Couronne en vertu de l’al. 693(1)a) du Code criminel. Un tel appel se limite à la question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident, c’est‑à‑dire, en l’espèce, la question de savoir si l’al. 162(1)a) renferme une composante temporelle implicite. Bien que, dans un appel formé de plein droit par la Couronne, l’intimé puisse avancer « tout argument appuyant l’ordonnance de la cour d’appel » (R. c. Keegstra, 1995 CanLII 91 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 381, par. 23), l’argument de M. Downes fondé sur la portée excessive n’appuie pas l’ordonnance de la Cour d’appel : s’il est accepté, il donnerait probablement lieu non pas à un nouveau procès, mais à aucun procès, puisque l’al. 162(1)a) serait inconstitutionnel (par. 36). Par conséquent, d’ordinaire, M. Downes ne pourrait pas contester la constitutionnalité de l’al. 162(1)a) sans avoir obtenu d’abord l’autorisation d’interjeter un appel incident sur cette question en vertu de l’art. 40 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, c. S‑26.
[57]                        J’ai toutefois conclu qu’il n’est pas nécessaire de décider si notre Cour est saisie régulièrement de la question constitutionnelle soulevée par M. Downes, puisque, de toute façon, il ne s’agit pas d’une affaire dans laquelle notre Cour devrait exceptionnellement exercer son pouvoir discrétionnaire de trancher une telle question constitutionnelle pour la première fois en appel. Comme nous l’avons mentionné dans l’arrêt Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3, par. 20, « [e]xaminer puis trancher une question constitutionnelle qui n’a pas été régulièrement soulevée dans le cadre des instances antérieures relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont la teneur du dossier, l’équité envers toutes les parties, l’importance que la question soit résolue par la Cour, le fait que l’affaire se prête ou non à une décision et les intérêts de l’administration de la justice en général. » Le critère est strict : notre Cour doit être convaincue qu’examiner puis trancher la nouvelle question constitutionnelle ne cause aucun préjudice aux parties (par. 22‑23).
[58]                        En l’espèce, décider si l’al. 162(1)a) est inconstitutionnel pour cause de portée excessive causerait un préjudice à la Couronne et obligerait la Cour à se pencher sur une importante question relative à la Charte dans un vide factuel. Parce que la question relative à la Charte n’a pas été soulevée au procès, la Couronne n’a déposé aucune preuve sur la question de savoir si une violation de l’art. 7 de la Charte, le cas échéant, pouvait être justifiée au regard de l’article premier. Comme il est dit dans l’arrêt Guindon, « [l]’intimé, comme toute autre partie d’ailleurs, ne peut invoquer un argument entièrement nouveau qui aurait nécessité la production d’éléments de preuve additionnels au procès » (par. 32 (références omises dans l’original), citant Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, par. 58). Cela est particulièrement vrai dans les affaires constitutionnelles. Notre Cour a souvent insisté sur l’importance d’un dossier de preuve complet lorsqu’il s’agit de trancher des questions constitutionnelles et a prévenu que « [l]es décisions relatives à la Charte ne doivent pas être rendues dans un vide factuel » (MacKay c. Manitoba, 1989 CanLII 26 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 357, p. 361; Guindon, par. 116, les juges Abella et Wagner). Comme l’a affirmé la Cour d’appel de l’Ontario, [traduction] « [p]laider l’interprétation d’une loi est très différent de plaider sa validité constitutionnelle » (R. c. Wookey, 2016 ONCA 611, 363 C.R.R. (2d) 177, par. 61, le juge Tulloch (maintenant juge en chef de l’Ontario)). Par conséquent, eu égard à toutes les circonstances, je suis d’avis de ne pas trancher la question constitutionnelle.
VI.         Dispositif
[59]                        Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler le jugement de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique et de rétablir les déclarations de culpabilité.
                    Pourvoi accueilli.
                    Procureur de l’appelant : Ministry of Attorney General — B.C. Prosecution Service, Victoria.
                    Procureurs de l’intimé : Sorochan Law Corporation, Vancouver; Orris Law Corporation, Vancouver.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général — Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
                    Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Crown Prosecution Service — Appeals and Specialized Prosecutions Office, Edmonton.
                    Procureur de l’intervenante la Clinique d’intérêt public et de politique d’internet du Canada Samuelson‑Glushko : Université d’Ottawa, Faculté de droit, Section de common law, Ottawa.

* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.



Analyses

vie privée — photos — personne soit nue — prises — Parlement — infractions — Couronne — savoir — atteintes — enfants — intégrité sexuelle — juge du procès — déclarations de culpabilité — composante temporelle — enregistrée — voyeurisme


Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Downes

Références :
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 10 mars 2023, R. c. Downes, 2023 CSC 6


Origine de la décision
Date de la décision : 10/03/2023
Date de l'import : 11/03/2023

Fonds documentaire ?: CAIJ


Numérotation
Référence neutre : 2023CSC6 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-03-10;2023csc6 ?

Source

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