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14/07/2023 | CANADA | N°2023CSC19

Canada | Canada, Cour suprême, 14 juillet 2023, R. c. Abdullahi, 2023 CSC 19


COUR SUPRÊME DU CANADA


 
Référence : R. c. Abdullahi, 2023 CSC 19

 

 
Appel entendu : 11 janvier 2023
Jugement rendu : 14 juillet 2023
Dossier : 40049


 
Entre :
 
Ahmed Abdullahi
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
- et -
 
Criminal Lawyers’ Association of Ontario
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 


Motifs de jugem

ent :
(par. 1 à 97)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)


 

 


Motifs dissidents :
(par. 98 à 150)

La ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

 
Référence : R. c. Abdullahi, 2023 CSC 19

 

 
Appel entendu : 11 janvier 2023
Jugement rendu : 14 juillet 2023
Dossier : 40049

 
Entre :
 
Ahmed Abdullahi
Appelant
 
et
 
Sa Majesté le Roi
Intimé
 
- et -
 
Criminal Lawyers’ Association of Ontario
Intervenante
 
Traduction française officielle
 
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin
 

Motifs de jugement :
(par. 1 à 97)

Le juge Rowe (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin)

 

 

Motifs dissidents :
(par. 98 à 150)

La juge Côté

 
 
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
 
 
* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.
 
 
 

 

 

 

 
Ahmed Abdullahi                                                                                            Appelant
c.
Sa Majesté le Roi                                                                                                Intimé
et
Criminal Lawyers’ Association of Ontario                                             Intervenante
Répertorié : R. c. Abdullahi
2023 CSC 19
No du greffe : 40049.
2023 : 11 janvier; 2023 : 14 juillet.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Côté, Brown*, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
                    Droit criminel — Appels — Exposé au jury — Contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit — Approche fonctionnelle — Accusé déclaré coupable par un jury d’avoir participé aux activités d’une organisation criminelle — Accusé faisant valoir en appel que le juge du procès a commis une erreur de droit dans ses directives au jury à l’égard d’un élément essentiel de l’infraction — Les directives du juge du procès ont‑elles outillé convenablement le jury pour qu’il tranche l’affaire?
                    Droit criminel — Participation aux activités d’une organisation criminelle — Éléments de l’infraction — Existence d’une organisation criminelle — Définition d’organisation criminelle — Accusé déclaré coupable par un jury d’avoir participé aux activités d’une organisation criminelle — Accusé faisant valoir en appel que le juge du procès a commis une erreur de droit dans ses directives au jury sur l’existence d’une organisation criminelle en omettant d’expliquer qu’une organisation criminelle doit présenter une structure et une continuité — Les directives du juge du procès ont‑elles outillé convenablement le jury pour qu’il statue sur l’existence de l’organisation criminelle? — Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 467.1(1), 467.11.
                    Une enquête visant le trafic d’armes à feu illégales en Ontario a culminé avec l’arrestation de plusieurs personnes, dont l’accusé. Un jury l’a déclaré coupable de diverses infractions liées aux armes à feu et d’un chef de participation aux activités d’une organisation criminelle dans le but de faire le trafic d’armes à feu, en contravention de l’art. 467.11 du Code criminel. L’accusé a fait appel de ses déclarations de culpabilité. Quant au chef de participation à une organisation criminelle, il a plaidé que le juge du procès avait commis une erreur de droit dans ses directives au jury à l’égard du premier élément essentiel de cette infraction — l’existence d’une « organisation criminelle » — en omettant d’expliquer qu’une organisation criminelle doit présenter une structure et une continuité, comme il a été établi dans l’arrêt R. c. Venneri, 2012 CSC 33, [2012] 2 R.C.S. 211. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont rejeté l’appel et conclu que, si l’on considérait l’exposé au jury à la lumière de la preuve, des plaidoiries finales des procureurs et de l’absence d’objection du procureur de la défense, les jurés avaient été convenablement outillés en ce qui a trait à l’exigence relative à la structure et à la continuité, et donc que les directives au jury ne comportaient aucune erreur de droit. Le juge dissident a exprimé l’avis que les directives n’avaient pas convenablement outillé les jurés pour leur permettre d’examiner cet élément de l’infraction, et il aurait ordonné la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ce chef.
                    Arrêt (la juge Côté est dissidente) : Le pourvoi est accueilli, la déclaration de culpabilité pour participation aux activités d’une organisation criminelle est annulée et un nouveau procès est ordonné à l’égard de ce chef.
                    Le juge en chef Wagner et les juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin : Le juge du procès a commis une erreur de droit dans ses directives au jury sur le chef de participation à une organisation criminelle en omettant d’expliquer qu’une organisation criminelle est une organisation qui, en raison de sa structure et de sa continuité, présente un risque élevé pour la société. Vu l’absence d’explication concernant cette exigence dans les directives du juge, le jury n’avait pas reçu de directives suffisantes sur la norme juridique devant être appliquée à la preuve pour pouvoir conclure à l’existence d’une organisation criminelle.
                    Lorsque les cours d’appel contrôlent un exposé au jury afin de déterminer s’il comporte des erreurs de droit potentielles, elles doivent adopter une approche fonctionnelle en considérant l’exposé dans son ensemble et déterminant si l’effet global de celui‑ci lui a permis de réaliser sa fonction : outiller convenablement le jury eu égard aux circonstances du procès pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve. La tâche de la cour d’appel doit en tout temps être axée sur cette fonction. Il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes. La cour d’appel doit se demander si le jury avait, à la lumière de ce que le juge a dit dans l’exposé, une compréhension exacte du droit, tout en gardant à l’esprit qu’une directive n’a pas besoin de satisfaire à un modèle idéal, ni d’être formulée suivant une formule consacrée. La cour d’appel doit aussi se demander si le juge a commis une erreur, soit en donnant une directive qui n’était pas suffisamment détaillée, soit en omettant entièrement de donner une directive. Bien que certaines directives soient obligatoires et que leur omission constitue une erreur de droit, la nécessité d’autres directives est conditionnelle aux circonstances de l’affaire. Chaque fois qu’une directive est requise, le juge doit la donner, et ce, avec suffisamment de détails pour permettre au jury de s’acquitter de sa tâche.
                    Par ailleurs, les circonstances du procès ne sauraient remplacer l’obligation du juge de veiller à ce que le jury soit convenablement outillé. Toutefois, elles permettent effectivement de déterminer ce que le jury devait comprendre pour trancher l’affaire. Les cours d’appel doivent considérer attentivement de quelle manière ces circonstances sont pertinentes à l’égard de la question centrale du contrôle en appel : déterminer si les directives du juge ont convenablement outillé le jury pour trancher l’affaire. La preuve produite au procès peut permettre de déterminer le caractère suffisant de certaines directives, mais elle ne permet pas de le faire dans tous les cas — l’existence d’éléments de preuve pertinents à l’égard d’une question litigieuse donnée ne saurait remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. De même, les plaidoiries finales des procureurs peuvent permettre de déterminer le caractère suffisant des directives du juge, et elles peuvent être pertinentes pour déterminer si une directive conditionnelle était requise. Elles peuvent aussi combler les lacunes de la récapitulation de la preuve par le juge, mais elles ne peuvent pas remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Pour ce qui est du silence des procureurs, il peut être une considération pertinente, mais il n’est pas déterminant, et l’exposé au jury est une responsabilité qui incombe au juge du procès et non aux procureurs.
                    Pour obtenir une déclaration de culpabilité à l’égard d’une infraction d’organisation criminelle, la Couronne doit d’abord prouver l’existence d’une organisation criminelle. L’expression « organisation criminelle » est définie au par. 467.1(1) du Code criminel. Dans l’arrêt Venneri, la Cour a interprété la directive donnée par le législateur au par. 467.1(1) quant au « mode d’organisation » de l’organisation criminelle comme requérant l’existence chez le groupe en question d’une structure quelconque et d’une certaine continuité avant que ne s’applique le régime exceptionnel des dispositions du Code criminel sur le crime organisé. Le régime prévu par le Code criminel à l’égard des organisations criminelles, régime qui entraîne des conséquences d’ordre procédural et substantiel exceptionnelles, a pour objet d’identifier et de déstabiliser les groupes qui présentent un risque élevé pour la société en raison des avantages que procurent leur structure et leur continuité d’un point de vue institutionnel. Les organisations criminelles peuvent prendre des formes qui, sans correspondre aux modèles stéréotypés du crime organisé, peuvent néanmoins présenter pour la société le type de risque élevé envisagé par le législateur. La définition d’organisation criminelle doit par conséquent être appliquée avec souplesse. Cependant, la souplesse en ce qui a trait aux formes de structure et au degré de continuité acceptables ne signifie pas que la structure et la continuité sont facultatives. En outre, la souplesse avec laquelle la définition d’organisation criminelle est appliquée ne doit pas devenir une invitation à recourir à des considérations non pertinentes ou à des raisonnements inappropriés. Bien que des caractéristiques telles que l’ethnicité, l’héritage culturel, le quartier, la religion, la langue ou un dialecte puissent indiquer une identité sociale ou culturelle commune entre des personnes qui commettent des infractions, elles ne sont pas pertinentes pour statuer sur l’existence ou non d’une organisation criminelle. Tout comme la définition d’organisation criminelle ne doit pas être limitée aux modèles stéréotypés du crime organisé, il faut aussi prendre soin de ne pas identifier un groupe comme étant une organisation criminelle simplement parce que celui‑ci semble correspondre à certains modèles stéréotypés. Le juge des faits chargé de déterminer s’il est en présence d’une organisation criminelle doit en tout temps axer son analyse sur la question de savoir si le groupe particulier dont il est question possède les attributs distinctifs d’une organisation criminelle, c’est‑à‑dire la structure et la continuité.
                    En l’espèce, les directives données par le juge du procès n’ont pas suffisamment outillé le jury pour qu’il détermine si une organisation criminelle existait. Une directive portant sur cet élément essentiel était obligatoire. Le juge s’est contenté de simplement citer la définition figurant au par. 467.1(1) du Code criminel. Cela ne permettait pas au jury de comprendre qu’une organisation criminelle doit présenter un risque élevé pour la société en raison de sa structure et de sa continuité, car une telle exigence ne ressort pas de manière évidente du simple texte de la définition. Le recours par les juges majoritaires de la Cour d’appel à des parties de la preuve présentée au procès, aux plaidoiries finales des procureurs et à l’absence d’objection de la part du procureur de la défense à titre d’indications que les directives étaient suffisantes était mal avisé. Ce faisant, ils ont détourné leur attention de la fonction ultime des directives au jury et de la question centrale du contrôle en appel — celle de savoir si le jury était convenablement outillé pour trancher l’affaire. En définitive, le jury était insuffisamment outillé pour trancher un élément essentiel de l’infraction.
                    La juge Côté (dissidente) : Le pourvoi devrait être rejeté. Examiné dans son ensemble et dans son contexte, l’exposé du juge du procès a convenablement outillé le jury pour qu’il statue sur le chef de participation aux activités d’une organisation criminelle conformément au droit et à la preuve. Le jury savait qu’il devait décider si l’accusé était membre d’un groupe qui (1) était organisé, (2) avait existé pendant un certain temps et (3) représentait davantage qu’un groupe formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction. Bien que l’exposé du juge au jury n’ait pas été parfait, l’emploi des mots précis « structure » et « continuité » dans son explication de la définition d’organisation criminelle n’aurait rien changé.
                    Un accusé a droit à un jury ayant reçu des directives appropriées — et non pas nécessairement parfaites. Cette approche fonctionnelle en cas de contrôle en appel de directives au jury exige d’examiner la partie contestée de l’exposé dans son contexte et au regard des circonstances du procès dans son ensemble. Des indications additionnelles au sujet du cadre établi ne sont pas nécessaires. La rigidité avec laquelle les juges majoritaires catégorisent les erreurs selon qu’elles se rapportent à « l’exactitude » des directives ou à leur « caractère suffisant », puis distinguent les directives de la seconde catégorie selon qu’elles sont « obligatoires » ou « conditionnelles » n’est pas utile. Dans tous les cas, la question pertinente consiste simplement à se demander si l’exposé a convenablement outillé le jury pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve. De plus, le rôle des plaidoiries des procureurs ne devrait pas être limité à combler les lacunes de la récapitulation de la preuve par le juge. Les plaidoiries des procureurs ne peuvent servir à corriger un énoncé erroné ou une erreur de droit par le juge du procès, mais il est possible qu’elles aident à combler une prétendue lacune dans l’exposé du juge. Bien entendu, cette possibilité doit être appréciée dans le contexte du procès dans son ensemble.
                    L’expression « organisation criminelle » est définie au par. 467.1(1) du Code criminel. En insistant sur le fait que les groupes doivent être « organisés », le Parlement a clairement indiqué qu’une structure « quelconque » et une « certaine » continuité sont nécessaires. Comme il a été expliqué dans Venneri, le Parlement a voulu identifier les groupes qui présentent un risque élevé pour la société en raison des liens continus et organisés entre leurs membres. Ce qui est pertinent, c’est la substance de cette exigence, et non sa formulation précise ou les mots exacts qui sont utilisés.
                    Dans la présente affaire, il n’est pas contesté que le juge du procès a énoncé avec exactitude la définition d’organisation criminelle. En donnant au jury la directive suivant laquelle le groupe devait avoir un « mode d’organisation », le juge du procès a clairement indiqué qu’une structure quelconque et une certaine continuité étaient requises. Les jurés ne laissent pas leur bon sens à la porte de la salle des délibérations. Le jury aurait compris que « mode d’organisation » sous‑entend nécessairement une certaine forme de structure et de coordination. Cela est encore plus manifeste ou évident lorsqu’on examine le contexte dans lequel les directives du juge ont été données : le juge du procès a précisé les éléments requis en droit pour établir l’existence d’une organisation criminelle, y compris l’exigence selon laquelle la formation du groupe ne doit pas être le fruit du hasard ou avoir pour objet la perpétration d’une infraction; l’exposé a résumé la position de la défense sur l’absence de « structure organisationnelle »; le juge a mis l’accent sur le fait que l’accusé devait avoir été un membre de l’organisation alléguée pendant un certain temps; les parties s’entendaient sur le fait qu’une organisation criminelle doit présenter « une cohésion et une continuité » (suivant les termes utilisés par la Couronne) ou « une structure et une continuité » (suivant ceux utilisés par la défense); le procureur de l’accusé n’a pas formulé d’objection à l’égard de l’ébauche d’exposé du juge; le jury a posé trois questions supplémentaires, mais il n’a pas demandé de précisions sur le chef de participation aux activités d’une organisation criminelle.
                    Bien que certaines exigences juridiques ne soient pas évidentes ou claires à la lecture du texte de loi, le point de droit litigieux en l’espèce était évident ou clair pour le jury, dans le contexte de tout l’exposé et du procès dans son ensemble. Ne pas avoir dit tout ce qui aurait pu l’être ne constitue pas une erreur de droit. Le jury avait compris que le groupe devait être organisé, que l’appartenance à celui‑ci devait avoir duré un certain temps et que les exigences juridiques de l’infraction n’étaient pas rencontrées si le groupe avait été formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction. Un groupe ne pouvait respecter ces exigences — conclusion à laquelle le jury a dû arriver afin de conclure à la culpabilité — mais néanmoins manquer d’une certaine forme de structure ou de continuité.
Jurisprudence
Citée par le juge Rowe
                    Arrêts examinés : R. c. Venneri, 2012 CSC 33, [2012] 2 R.C.S. 211; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760; R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157; arrêts mentionnés : R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581; R. c. Beauchamp, 2015 ONCA 260, 326 C.C.C. (3d) 280; R. c. Saikaley, 2017 ONCA 374, 135 O.R. (3d) 641; R. c. Illes, 2008 CSC 57, [2008] 3 R.C.S. 134; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433; R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670; R. c. White, 1998 CanLII 789 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 72; R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Khill, 2021 CSC 37; R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104; R. c. Ménard, 1998 CanLII 790 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 109; R. c. Cooper, 1993 CanLII 147 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 146; R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26; R. c. Starr, 2000 CSC 40, [2000] 2 R.C.S. 144; R. c. Brydon, 1995 CanLII 48 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 253; R. c. Hebert, 1996 CanLII 202 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 272; R. c. Lifchus, 1997 CanLII 319 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 320; R. c. Morin, 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 345; Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745; R. c. Goforth, 2022 CSC 25; R. c. Athwal, 2017 ONCA 222; R. c. Subramaniam, 2022 BCCA 141, 413 C.C.C. (3d) 56; R. c. Bryce (2001), 2001 CanLII 24103 (ON CA), 140 O.A.C. 126; R. c. Naglik, 1993 CanLII 64 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 122; R. c. Bevan, 1993 CanLII 101 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 599; R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3; R. c. Aalders, 1993 CanLII 99 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 482; R. c. Maxwell (1975), 1975 CanLII 1251 (ON CA), 26 C.C.C. (2d) 322; R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3; R. c. R.V., 2021 CSC 10; R. c. Rose, 1998 CanLII 768 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 262; R. c. Connors, 2007 NLCA 55, 269 Nfld. & P.E.I.R. 179; R. c. Smith, 2010 BCCA 35, 282 B.C.A.C. 145; R. c. Krasniqi, 2012 ONCA 561, 291 C.C.C. (3d) 236; R. c. P.J.B., 2012 ONCA 730, 298 O.A.C. 267; R. c. Gray, 2012 ABCA 51, 522 A.R. 374; Thériault c. La Reine, 1981 CanLII 180 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 336; R. c. Royz, 2009 CSC 13, [2009] 1 R.C.S. 423; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Arcangioli, 1994 CanLII 107 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 129; R. c. Terezakis, 2007 BCCA 384, 223 C.C.C. (3d) 344; R. c. Williams, 1998 CanLII 782 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1128.
Citée par la juge Côté (dissidente)
                    R. c. Goforth, 2022 CSC 25; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523; R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314; R. c. Venneri, 2012 CSC 33, [2012] 2 R.C.S. 211; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760; R. c. Niemi, 2017 ONCA 720, 355 C.C.C. (3d) 344; R. c. Saikaley, 2017 ONCA 374, 135 O.R. (3d) 641; R. c. Beauchamp, 2015 ONCA 260, 326 C.C.C. (3d) 280; R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3; R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157; R. c. Maxwell (1975), 1975 CanLII 1251 (ON CA), 26 C.C.C. (2d) 322; R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581; R. c. Cooper, 1993 CanLII 147 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 146.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 2 « infraction d’organisation criminelle », 82(2), 92(1), 99(1), 185(1.1), 186(1.1), 186.1, 231(6.1), 239(1)a), 244(2)a), 244.2(3)a), 279(1.1)a), 279.1(2)a), 344(1)a), 346(1.1)a), 354(1), 465(1)c), 467.1(1) « organisation criminelle », 467.11 à 467.13, 467.14, 492.1(6)a), b), 492.2(5)a), b), 515(6)a)(ii), 650.1, 686(1)a), b)(iii), 718.2a)(iv), 742.1d), 743.6(1.1).
Doctrine et autres documents cités
Granger, Christopher. The Criminal Jury Trial in Canada, 2nd ed., Scarborough (Ont.), Carswell, 1996.
                    POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Brown, Trotter et Paciocco), 2021 ONCA 82, 399 C.C.C. (3d) 397, [2021] O.J. No. 601 (QL), 2021 CarswellOnt 1438 (WL), qui a confirmé la déclaration de culpabilité pour participation aux activités d’une organisation criminelle prononcée contre l’accusé. Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Alexander Ostroff, pour l’appelant.
                    Katie Doherty, pour l’intimé.
                    Colleen McKeown et Emily Lam, pour l’intervenante.
                  Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Karakatsanis, Rowe, Martin, Kasirer, Jamal et O’Bonsawin rendu par
 
                  Le juge Rowe —
[1]                              Le présent pourvoi représente pour la Cour une occasion de fournir des indications sur deux points : (1) l’approche applicable au contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit; (2) la définition du terme « organisation criminelle » figurant dans le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46.
[2]                              Un jury a déclaré l’appelant, Ahmed Abdullahi, coupable de diverses infractions liées à la possession d’armes à feu illégales et de complot en vue de céder de telles armes. Le jury a également déclaré l’appelant coupable d’un chef de participation aux activités d’une organisation criminelle dans le but de faire le trafic d’armes à feu, en contravention de l’art. 467.11 du Code criminel. Seule la déclaration de culpabilité à l’égard de ce chef d’accusation fait l’objet du présent pourvoi.
[3]                              La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté à l’unanimité l’appel formé à l’encontre des autres déclarations de culpabilité, mais elle s’est divisée quant au chef de participation à une organisation criminelle. Relativement à ce chef, l’appelant a fait valoir que le juge du procès avait commis une erreur de droit dans ses directives au jury à l’égard du premier élément essentiel de cette infraction — l’existence d’une « organisation criminelle » — en omettant d’expliquer qu’une organisation criminelle doit présenter une structure et une continuité, comme l’a exposé notre Cour dans l’arrêt R. c. Venneri, 2012 CSC 33, [2012] 2 R.C.S. 211. Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que, si l’on considérait l’exposé au jury à la lumière de la preuve, des plaidoiries finales des procureurs et de l’absence d’objection du procureur de la défense, les jurés avaient été convenablement outillés en ce qui a trait à l’exigence relative à la structure et à la continuité, et donc que les directives au jury ne comportaient aucune erreur de droit. Le juge dissident a pour sa part exprimé l’avis que les directives n’avaient pas convenablement outillé les jurés pour leur permettre d’examiner cet élément de l’infraction. Pour cette raison, l’appelant demande à la Cour d’accueillir son pourvoi et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard du chef de participation à une organisation criminelle.
[4]                              Notre Cour a indiqué que les cours d’appel doivent adopter une « approche fonctionnelle » lorsqu’elles contrôlent des directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit. Une telle approche respecte le rôle du jury en tant que juge des faits, tout en permettant un contrôle efficace de l’obligation du juge du procès de veiller à ce que le jury comprenne le droit qu’il est tenu d’appliquer. Cette approche appuie la fonction des directives au jury : outiller convenablement le jury pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve. Ce que signifie outiller « convenablement » le jury est donc essentiel pour comprendre la tâche que doivent accomplir les cours d’appel, à savoir déterminer si les directives au jury comportent des erreurs de droit. De telles erreurs ont été décrites au moyen de divers termes dans la jurisprudence, notamment « directives erronées » ou « absence de directives ». Dans les présents motifs, je vais expliquer pourquoi il est utile de considérer que le concept de « directives erronées » consiste à se demander si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension exacte du droit pour trancher l’affaire. De même, il est utile de considérer que le concept d’« absence de directives » consiste à se demander si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire. Ces concepts indiquent aux cours d’appel d’axer leur examen sur la fonction des directives et sur la compréhension globale par le jury d’une question donnée. Par conséquent, un jury convenablement outillé peut être défini comme étant un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes pour trancher l’affaire.
[5]                              Appliquant l’approche décrite ci‑dessus, je conclus que le juge du procès a commis une erreur de droit dans ses directives au jury en omettant d’expliquer qu’une organisation criminelle est une organisation qui, en raison de sa structure et de sa continuité, présente un risque élevé pour la société. Cette exigence distingue les organisations criminelles des autres groupes de contrevenants qui agissent de concert; de plus, elle aide à éviter que les organisations criminelles soient identifiées sur la base de raisonnements inappropriés, notamment des stéréotypes. Vu l’absence d’explication concernant cette exigence dans les directives du juge, le jury n’avait pas reçu de directives suffisantes sur la norme juridique devant être appliquée à la preuve pour pouvoir conclure à l’existence d’une organisation criminelle. La preuve présentée au procès, les plaidoiries finales des procureurs des parties et l’absence d’objection du procureur de la défense à l’égard de l’exposé au jury ne pouvaient compenser l’erreur du juge.
[6]                              Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité prononcée contre l’appelant pour participation aux activités d’une organisation criminelle et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ce chef.
I.               Procès
[7]                              En mars 2013, le service de police de Toronto (« SPT ») a amorcé, avec la Police provinciale de l’Ontario, l’enquête « Project Traveller », laquelle visait le trafic d’armes à feu illégales. Le SPT a obtenu une ordonnance judiciaire autorisant l’interception de conversations téléphoniques par voie d’écoute électronique. Les langues employées dans les conversations interceptées étaient l’anglais, le patois jamaïcain et le somali. L’écoute électronique a mené à une surveillance policière accrue et à l’obtention de mandats de perquisition.
[8]                              Les accusations portées contre l’appelant concernaient un incident survenu le 31 mars 2013. Sur la base de renseignements recueillis par écoute électronique, les policiers suspectaient l’appelant et ses complices de transporter cinq armes à feu illégales de Windsor à Toronto à bord d’un véhicule de location. Les policiers ont suivi ce qu’ils croyaient être le véhicule en question et, lorsque le conducteur s’est mis à rouler de manière imprévisible, ils ont poursuivi le véhicule jusqu’à un complexe d’immeubles à appartements situé sur la rue Dixon à Toronto. À cet endroit, les policiers y ont trouvé le véhicule abandonné dans le garage sous‑terrain. Sur le siège avant du côté passager, ils ont trouvé un sac d’épicerie contenant trois armes à feu illégales. Les deux autres armes à feu n’ont jamais été retrouvées.
[9]                              Dans les jours qui ont suivi, l’écoute électronique a permis d’intercepter des conversations dans lesquelles on faisait allusion à la poursuite policière. L’un des individus disait s’appeler Ahmed Abdullahi; on entendait sa voix dans d’autres appels, où on l’appelait « H » et « HNI ». Dans des discussions entre d’autres individus, il était question de « HNIC ».
[10]                          L’enquête Project Traveller a culminé en juin 2013 avec l’arrestation de plusieurs personnes, dont l’appelant. Ce dernier a été accusé de cinq chefs de possession d’une arme à feu prohibée (par. 92(1) du Code criminel), d’un chef de possession d’un bien obtenu criminellement relativement à une des cinq armes à feu (par. 354(1)), d’un chef de complot dans le but de faire le trafic d’armes (par. 99(1) et al. 465(1)c)) et d’un chef de participation aux activités d’une organisation criminelle dans le but de faire le trafic d’armes (art. 467.11).
[11]                          L’appelant a subi son procès devant juge et jury, conjointement avec une coaccusée. La principale question en litige était l’identification — c’est‑à‑dire la question de savoir si l’appelant était l’une des personnes que l’on entendait dans les conversations interceptées, et si celui‑ci se trouvait dans le véhicule de location le 31 mars 2013. La preuve circonstancielle tendant à identifier l’appelant comprenait des éléments médicolégaux ainsi que des conversations interceptées par écoute électronique. L’une des tâches du jury consistait à identifier la personne qui parlait ou de qui on parlait dans les conversations interceptées. La Couronne prétendait que l’appelant était la personne qu’on appelait « H », « HNI » ou « HNIC ».
[12]                          Pour obtenir un verdict de culpabilité relativement au chef de participation aux activités d’une organisation criminelle, la Couronne devait d’abord prouver l’existence d’une « organisation criminelle ». Cette expression est définie de la façon suivante au par. 467.1(1) du Code criminel :
                    organisation criminelle Groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation :
                     a) composé d’au moins trois personnes se trouvant au Canada ou à l’étranger;
                        b) dont un des objets principaux ou une des activités principales est de commettre ou de faciliter une ou plusieurs infractions graves qui, si elles étaient commises, pourraient lui procurer — ou procurer à une personne qui en fait partie —, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier.
                    La présente définition ne vise pas le groupe d’individus formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction.
[13]                          Selon la Couronne, les individus qu’on entendait dans les conversations interceptées, y compris l’appelant, étaient membres d’un [traduction] « gang de rue urbain » dont le « territoire » était une zone d’immeubles à appartements sur la rue Dixon. Dans sa plaidoirie finale, la Couronne a souligné les stratégies coordonnées utilisées par le groupe pour dissimuler ses activités criminelles, stratégies qui reflétaient [traduction] « une cohésion caractéristique des gangs de rue urbains » ainsi qu’« une entreprise continue » (d.a., vol. XXXI, p. 94‑95). Elle a indiqué, par exemple, que le groupe possédait des postes d’observation près de certains immeubles à appartements, des itinéraires de fuite afin d’éviter les arrestations et des caches pour dissimuler des produits de contrebande, et que ses membres avaient des rôles assignés; par exemple, la coaccusée était, prétendait‑on, une [traduction] « passeuse ». La Couronne a en outre avancé que les membres du groupe occultaient leurs activités criminelles en parlant le somali et en utilisant la terminologie des gangs.
[14]                          Pour appuyer sa prétention selon laquelle le groupe présentait les caractéristiques d’un « gang de rue urbain », la Couronne a fait témoigner le gendarme‑détective Steven Kerr du SPT, que le juge avait préalablement reconnu à titre d’expert pour qu’il donne son opinion sur [traduction] « la nature, la culture, les coutumes et les caractéristiques des gangs de rue à Toronto; les éléments permettant de les identifier, notamment leurs aires géographiques et leurs symboles; leur terminologie, dont la langue de la rue, la langue des gangs et le langage codé; ainsi que leurs comportements et leurs activités » (d.a., vol. XXVI, p. 3). Le détective Kerr a expliqué que les membres des gangs de rue utilisent fréquemment l’argot et un langage [traduction] « codé » ou « secret ». Il a tenté d’expliquer la signification de termes employés par les gangs, tels que « hood », « crew », « homies », « my boy », « fam » et « bless ». Dans son témoignage, il comparait également les gangs de rue de Toronto aux Bloods et aux Crips, deux gangs de rue américains bien connus. On lui a montré des photos de l’appelant et il a indiqué que ce dernier faisait un [traduction] « signe de la main des Bloods » et portait des vêtements rouges, éléments qui pouvaient être des « indices » d’appartenance à un gang comme les Bloods.
[15]                          En contre‑interrogatoire, le détective Kerr a reconnu qu’il arrive souvent que des gens imitent la culture des gangs pour des motifs d’ordre social — et non criminel. Il a concédé que les mots qu’il avait définis sont régulièrement utilisés par des personnes qui ne sont pas membres d’un gang, et que le fait de porter des vêtements rouges n’indique pas nécessairement une association avec les Bloods. Il a aussi admis que le signe de la main prétendument associé aux Bloods pouvait être interprété comme étant simplement un signe signifiant « A‑Okay » ([traduction] « OK, parfait! »).
[16]                          La défense n’a pas présenté de preuve. Dans ses plaidoiries finales, le procureur de la défense a dit au jury que l’infraction exige qu’une organisation criminelle présente [traduction] « en tant que groupe une structure quelconque et une certaine continuité » (d.a., vol. XXXII, p. 18). Il a plaidé qu’aucune structure organisationnelle n’avait été discutée dans les conversations interceptées, et que la preuve était plutôt compatible avec une situation où des individus d’un même quartier et possédant un même héritage culturel auraient [traduction] « formé au hasard » un groupe pour la perpétration immédiate d’une seule infraction.
[17]                          Au terme des plaidoiries finales, le juge a tenu une conférence préalable à l’exposé au jury. La défense a répété son argument selon lequel la prétendue organisation criminelle ne présentait aucune structure ou continuité, citant l’arrêt Venneri de notre Cour. Le juge a remis aux avocats des parties une ébauche de ses directives finales au jury. Des modifications ont été discutées et apportées, mais le procureur de la défense n’a soulevé aucune préoccupation relativement à l’explication du juge sur ce qui constitue une organisation criminelle au sens de l’infraction.
[18]                          Dans son exposé au jury, le juge a fait référence à la preuve et aux positions des parties concernant le chef de participation à une organisation criminelle; cela comprenait un résumé du témoignage du détective Kerr à l’égard des « gangs de rue urbains » à Toronto. Le juge a traité des éléments essentiels de l’infraction vers la fin de son exposé. Il a dit au jury que trois éléments étaient requis : (1) l’existence d’une organisation criminelle; (2) la participation de l’accusé ou sa contribution, en toute connaissance de cause, à quelque activité de l’organisation criminelle; (3) l’intention de l’accusé d’accroître la capacité de l’organisation criminelle de faciliter ou de commettre un acte criminel. Le juge a expliqué ce qui suit à l’égard du premier élément :
                        [traduction] Le premier élément est l’existence d’une organisation criminelle. Une organisation criminelle est :
                    a) un groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation, composé d’au moins trois personnes se trouvant au Canada ou à l’étranger;
                    b) dont un des objets principaux ou une des activités principales est de commettre ou de faciliter une ou plusieurs infractions graves qui, si elles étaient commises, pourraient lui procurer — ou procurer à une personne qui en fait partie —, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier.
                        Il est nécessaire de préciser chacun des éléments de cette définition. L’exigence requérant qu’il s’agisse d’un groupe d’au moins trois personnes n’est pas respectée si le groupe d’au moins trois individus a été formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction. La formation du groupe ne doit pas être le fruit du hasard. Elle ne doit pas avoir pour objet la perpétration d’une infraction.
                    (d.a., vol. I, p. 203‑204)
[19]                          Le reste de l’exposé du juge au jury sur les éléments de l’infraction de participation à une organisation criminelle a porté sur les deuxième et troisième éléments : la question de savoir si l’accusé avait participé aux activités de l’organisation et dans quel but.
[20]                          Le procureur de la défense n’a soulevé aucune objection à l’égard de l’exposé au jury. Les délibérations des jurés se sont poursuivies le lendemain. Le jury a demandé et obtenu des réponses à plusieurs questions non liées au chef de participation à une organisation criminelle. Il a fait connaître ses verdicts en soirée : l’appelant a été déclaré coupable de toutes les accusations. Le jury a aussi déclaré sa coaccusée coupable de plusieurs accusations, dont celle de participation aux activités d’une organisation criminelle.
[21]                          Dans ses plaidoiries sur la peine, la Couronne a affirmé que la désignation « HNIC » était une abréviation de [traduction] « Principal [mot en N] en charge » (d.a., vol. XXXV, p. 27), et que l’appelant était le leader de l’organisation criminelle. Le juge a considéré cet aspect comme un facteur aggravant dans ses motifs sur la peine (2015 ONSC 4163).
II.            Cour d’appel de l’Ontario, 2021 ONCA 82, 399 C.C.C. (3d) 397
[22]                          L’appelant a interjeté appel des déclarations de culpabilité en invoquant trois moyens. La Cour d’appel a rejeté deux de ces moyens à l’unanimité, mais s’est divisée à l’égard du troisième — celui concernant le chef de participation aux activités d’une organisation criminelle. Concernant ce moyen, l’appelant a fait valoir que le juge du procès avait omis de donner des directives adéquates au jury sur la définition d’« organisation criminelle »; pour cette raison, il a sollicité la tenue d’un nouveau procès à l’égard de cette infraction. Les juges majoritaires n’ont pas retenu ce moyen d’appel. Le juge Paciocco, dissident, aurait accueilli l’appel sur la base de ce moyen et ordonné la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ce chef.
[23]                          Les juges majoritaires ont commencé leur examen des directives au jury sur le chef de participation à une organisation criminelle en exposant [traduction] « [l]es principes de base qui régissent le contrôle en appel de directives données au jury par le juge du procès » (par. 61), tels qu’ils sont résumés au par. 39 de l’arrêt R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581, notamment que l’erreur alléguée doit être examinée dans le contexte de tout l’exposé au jury et du procès dans son ensemble. Ils ont également passé en revue l’arrêt Venneri de notre Cour ainsi que les décisions de leur cour dans les affaires R. c. Beauchamp, 2015 ONCA 260, 326 C.C.C. (3d) 280, et R. c. Saikaley, 2017 ONCA 374, 135 O.R. (3d) 641, relativement au sens de l’expression « organisation criminelle ». Les juges majoritaires ont estimé que l’existence d’une organisation criminelle doit être appréciée [traduction] « de manière souple », et que « [b]ien que le groupe doive [. . .] présenter une structure quelconque et une certaine continuité, “même un degré minimal peut suffire” » (par. 69‑70, citant Beauchamp, par. 155). Ils ont conclu que, [traduction] « appréciées dans le contexte du procès dans son ensemble » (par. 72), les directives du juge sur la définition d’organisation criminelle ne constituaient pas une erreur de droit.
[24]                          Au soutien de cette conclusion, les juges majoritaires ont mentionné trois aspects du « procès dans son ensemble ». Premièrement, il y avait le témoignage du détective Kerr sur les « gangs de rue urbains » à Toronto et les surnoms « H », « HNI » et « HNIC », lesquels [traduction] « désignaient l’appelant comme étant au sommet de la hiérarchie du gang en tant que “chef”, “n**’ en chef” ou encore “n** en chef au Canada” » (par. 74). Deuxièmement, il y avait les plaidoiries finales des procureurs. La Couronne a dit aux jurés que les conversations interceptées appuyaient les allégations concernant la hiérarchie et le territoire du gang, et qu’elles révélaient « une cohésion caractéristique des gangs de rue urbains ». Le procureur de la défense a mentionné aux jurés l’exigence concernant la structure et la continuité et a soutenu que le groupe s’était formé au hasard pour la perpétration d’une seule infraction. Par conséquent, les plaidoiries finales présentées par les procureurs ont toutes deux indiqué qu’une organisation criminelle requiert une structure ou une cohésion, ainsi qu’une continuité. Troisièmement, il y avait le fait que le procureur de la défense n’avait soulevé aucune objection à l’égard des directives du juge. Les juges majoritaires ont conclu que, même si l’absence d’objection de la part du procureur de la défense n’est pas déterminante, elle indiquait que les directives du juge concernant la définition d’organisation criminelle étaient adéquates compte tenu de la preuve ainsi que des plaidoiries finales tant de la Couronne que de la défense.
[25]                          De l’avis du juge Paciocco, dissident, bien que l’existence d’une organisation criminelle doive être appréciée de manière souple et qu’un faible degré d’organisation suffise, le groupe en cause doit néanmoins présenter une structure et une continuité. Il s’agissait de questions importantes en l’espèce, et pourtant le juge du procès n’a pas fourni d’explications à leur égard au jury; il s’est plutôt contenté de répéter la définition figurant dans le Code criminel, sans aucune mention de ce qui a été établi dans l’arrêt Venneri.
[26]                          Le juge Paciocco a considéré que les trois aspects du « procès dans son ensemble » sur lesquels s’appuyaient les juges majoritaires ne compensaient pas l’omission du juge de donner des directives au jury sur l’exigence relative à la structure et à la continuité. L’existence d’éléments de preuve se rapportant à la structure et à la continuité ne pouvait, en soi, informer le jury que la présence de ces éléments est requise pour qu’il puisse rendre un verdict de culpabilité. En indiquant, dans ses plaidoiries finales, que la structure et la continuité étaient des questions en litige, le procureur de la défense a fait ressortir la nécessité pour le juge de donner des directives au jury à ce sujet. De l’avis du juge Paciocco, il n’arrive que rarement, voire jamais, que les observations formulées par les procureurs peuvent compenser l’omission du juge du procès de fournir une directive nécessaire. Quoique le procureur de la défense aurait dû s’opposer à l’exposé au jury, rien n’indique que l’absence d’objection de sa part constituait une stratégie; la seule inférence raisonnable était que le procureur de la défense n’avait pas remarqué le problème. En fin de compte, l’appelant avait droit à un jury ayant reçu des directives appropriées et ce ne fut pas le cas.
III.         Question en litige
[27]                          La question en litige dans le présent pourvoi consiste à déterminer si, dans ses directives au jury relativement au chef de participation aux activités d’une organisation criminelle, le juge du procès a commis une erreur telle qu’un nouveau procès devrait être ordonné à l’égard de ce chef.
IV.         Analyse
[28]                          Tant les juges majoritaires que le juge dissident en Cour d’appel ont cherché à donner effet aux indications de notre Cour concernant l’approche appropriée pour contrôler en appel des directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit. Ils ont également fait référence aux exigences juridiques de la définition d’organisation criminelle, telles qu’énoncées par notre Cour dans Venneri. Toutefois, bien que les juges se soient appuyés sur les mêmes sources, ils sont arrivés à des conclusions nettement différentes. Cela démontre l’importance de réexaminer et de réitérer les indications données par notre Cour sur la façon dont les cours d’appel doivent contrôler des directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit, ainsi que les principes énoncés par la Cour dans Venneri relativement à la structure et à la continuité pour l’application du par. 467.1(1) du Code criminel.
[29]                          Je vais commencer mon analyse par l’examen du cadre juridique applicable au contrôle en appel de directives au jury. Les cours d’appel doivent se concentrer sur la question de savoir si les directives ont convenablement outillé le jury pour qu’il tranche l’affaire. Je vais expliquer pourquoi il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes pour trancher l’affaire, et comment les circonstances du procès peuvent éclairer l’analyse. Ensuite, je vais me pencher sur la définition d’organisation criminelle. Enfin, je vais examiner si les directives données par le juge en l’espèce ont convenablement outillé le jury pour qu’il statue sur le chef de participation aux activités d’une organisation criminelle.
A.           Le cadre juridique applicable au contrôle en appel de directives au jury
(1)         Le rôle des cours d’appel dans le cadre du contrôle de directives au jury
[30]                          En cas d’appel d’une déclaration de culpabilité, la cour d’appel peut accueillir l’appel en vertu de l’al. 686(1)a) du Code criminel si elle juge qu’une erreur de droit a été commise, qu’un verdict déraisonnable a été rendu ou qu’il y a eu erreur judiciaire. Les présents motifs portent uniquement sur le premier moyen justifiant l’intervention d’une cour d’appel, puisque les contestations reprochant la formulation de directives erronées au jury sont analysées en tant qu’erreurs de droit (R. c. Illes, 2008 CSC 57, [2008] 3 R.C.S. 134, par. 21).
[31]                          Les cours d’appel qui contrôlent les directives données au jury par le juge du procès afin de voir si elles comportent des erreurs de droit doivent garder à l’esprit la répartition des tâches dans les procès devant juge et jury. Le jury est le seul juge des faits. Toutefois, il n’est pas présumé connaître le droit qu’il doit appliquer pour rendre son verdict. Le juge régit les procédures et veille à leur déroulement ordonné, notamment en rendant toute décision nécessaire sur des questions de droit au cours de l’instance, et il donne au jury des directives à l’égard du droit applicable. Les procureurs de la Couronne et de la défense présentent la preuve au jury, font valoir les conclusions qui devraient être tirées des faits à la lumière de la preuve et plaident en faveur d’un verdict donné (voir R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 27‑28; R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, par. 30).
[32]                          Les cours d’appel doivent respecter le rôle que jouent les jurés en tant que juges des faits (voir R. c. White, 2011 CSC 13, [2011] 1 R.C.S. 433 (« White 2011 »), par. 56; R. c. Corbett, 1988 CanLII 80 (CSC), [1988] 1 R.C.S. 670, p. 692). Comme la responsabilité de décider de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé appartient au jury (R. c. White, 1998 CanLII 789 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 72, par. 27), les cours d’appel doivent faire montre de retenue et ne pas intervenir de façon routinière à l’égard des verdicts rendus par les jurys en l’absence d’une erreur de droit. Cependant, les cours d’appel doivent également garder à l’esprit que le juge du procès a la responsabilité de donner au jury des directives quant au droit applicable (R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314, par. 37; R. c. Khill, 2021 CSC 37, par. 144). Qui plus est, les jurés ne possèdent pas l’expérience qu’ont les juges à l’égard de certaines questions; à titre d’exemple, une mise en garde de type Vetrovec pourrait être nécessaire afin de « transmettre aux jurés profanes la sagesse acquise grâce à l’expérience judiciaire relative aux témoins douteux » (R. c. Khela, 2009 CSC 4, [2009] 1 R.C.S. 104, par. 4; voir aussi Rodgerson, par. 34; White 2011, par. 44 et 55‑56). Le juge qui préside un procès doit faire en sorte que le jury comprenne sa tâche et soit convenablement outillé pour prendre sa décision. La cour d’appel doit s’assurer que le juge du procès a rempli son rôle consistant à donner au jury des directives appropriées (Jacquard, par. 14, 32 et 62; R. c. Ménard, 1998 CanLII 790 (CSC), [1998] 2 R.C.S. 109, par. 27; R. c. Cooper, 1993 CanLII 147 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 146, p. 163).
[33]                          Enfin, il faut distinguer le rôle de la cour d’appel lors du contrôle de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit de la question de l’application de la disposition réparatrice prévue au sous‑al. 686(1)b)(iii) du Code criminel. L’approche décrite dans les présents motifs sert à déterminer si une erreur de droit a été commise dans des directives données au jury par un juge. En revanche, l’application de la disposition réparatrice ne doit être envisagée que dans les cas où une erreur de droit a au préalable été identifiée; il s’agit alors de déterminer si l’erreur peut être « réparée » de manière qu’il n’est pas justifié pour la cour d’appel d’annuler le verdict et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès. Bien que certaines considérations puissent permettre de déterminer à la fois si une erreur a été commise et si elle peut être « réparée », les deux analyses doivent demeurer distinctes sur le plan conceptuel. L’accusé doit démontrer l’existence d’une erreur de droit. Une fois qu’il s’est acquitté de ce fardeau, la Couronne, si elle invoque la disposition réparatrice, a le fardeau d’établir l’une ou l’autre des conditions d’application de cette disposition : (1) l’erreur de droit était « inoffensive », (2) malgré la présence d’une erreur de droit potentiellement préjudiciable, la preuve contre l’accusé est « accablante » (R. c. Sarrazin, 2011 CSC 54, [2011] 3 R.C.S. 505, par. 25). La disposition réparatrice impose un lourd fardeau à la Couronne. L’accusé a « droit à ce que le verdict soit prononcé par un jury ayant reçu des directives appropriées, et les cours d’appel doivent faire preuve de prudence afin de ne pas empiéter sur ce droit fondamental » (par. 23).
(2)         L’approche fonctionnelle au contrôle en appel de directives au jury
[34]                          Il n’est pas possible d’établir un cadre d’analyse étape par étape exhaustif pour les besoins du contrôle en appel de directives au jury — chaque affaire étant tributaire de la nature des erreurs alléguées. Au lieu de cela, la Cour a fourni aux cours d’appel des indications pour qu’elles adoptent une « approche fonctionnelle » lorsqu’elles contrôlent des directives au jury afin de voir si elles comportent des erreurs de droit.
[35]                          Je me permets ici de réitérer les principes qui sous‑tendent cette approche fonctionnelle. L’accusé a le droit d’être jugé par un jury qui a reçu des directives appropriées, et non des directives parfaites (Jacquard, par. 2 et 62; Daley, par. 31; Araya, par. 39; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 9). L’exposé au jury doit être considéré dans son ensemble (Cooper, p. 163; Daley, par. 31 et 53; Calnen, par. 8). C’est la teneur de l’exposé qui importe, et non la question de savoir s’il respecte une formule préétablie ou une séquence donnée (Daley, par. 30 et 53; Calnen, par. 8). Il faut examiner l’exposé non pas isolément, mais plutôt dans le contexte du procès dans son ensemble (Daley, par. 58; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32). La question essentielle consiste à déterminer si le jury comprenait le droit qu’il devait appliquer à la preuve ou s’il était « convenablement outillé » à cet égard pour trancher l’affaire (Calnen, par. 9; Jacquard, par. 14). Chacun de ces principes illustre un aspect de l’approche fonctionnelle. La façon dont les cours d’appel y ont donné effet a occasionnellement manqué d’uniformité.
[36]                          La cour d’appel doit s’acquitter de sa tâche en se concentrant sur la « fonction » principale des directives au jury : outiller convenablement celui‑ci pour trancher l’affaire. En d’autres mots, lorsque la cour d’appel contrôle des directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit, elle doit considérer l’exposé au jury dans son ensemble et décider si, eu égard aux circonstances du procès, l’exposé a eu pour effet global d’outiller convenablement le jury pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve.
[37]                          Que signifie être « convenablement » outillé dans le cas d’un jury? Bon nombre d’expressions ont été utilisées dans la jurisprudence pour décrire les erreurs que renferment des directives au jury ayant pour effet d’outiller inadéquatement celui‑ci, particulièrement les expressions « directives erronées » et « absence de directives ». À mon avis, il est plus facile de saisir le concept de « directives erronées » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension exacte du droit pour trancher l’affaire. De même, il est plus facile de saisir le concept d’« absence de directives » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire. Par conséquent, il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois a) exactes et b) suffisantes. Cela requiert que la cour d’appel examine à la fois ce que le juge a dit et n’a pas dit dans ses directives. Il convient de préciser que les allégations d’inexactitude et les allégations d’insuffisance ne constituent pas deux motifs distincts de contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit, et elles ne remplacent pas non plus les autres expressions qui ont été utilisées dans la jurisprudence pour décrire les erreurs dans les directives au jury, ni ne s’écartent de celles‑ci. Selon la manière dont elle est formulée, l’erreur reprochée peut soulever tant des préoccupations d’inexactitude que des préoccupations d’insuffisance. En définitive, ces concepts sont des outils utiles au moyen desquels une cour d’appel peut répondre à la question ultime de savoir si, suivant une interprétation fonctionnelle, les directives ont convenablement outillé le jury pour qu’il s’acquitte de son rôle.
a)            Le jury a‑t‑il reçu des directives exactes?
[38]                          Dans certaines affaires, on allègue que ce qu’a dit le juge dans son exposé a transmis au jury une compréhension inexacte du droit. Ce serait le cas, par exemple, si une directive du juge tendait à indiquer que la prépondérance des probabilités est la norme de preuve requise pour prononcer un verdict de culpabilité (R. c. Starr, 2000 CSC 40, [2000] 2 R.C.S. 144, par. 243). Un autre exemple serait le cas où le juge donnerait aux jurés une directive leur indiquant que, pour pouvoir prononcer un acquittement, ils doivent être unanimes relativement à leur doute, plutôt qu’unanimes à l’égard de leur verdict (R. c. Brydon, 1995 CanLII 48 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 253, par. 24). Il est également possible qu’un exposé au jury prête à ce point confusion qu’il constitue une erreur de droit (R. c. Hebert, 1996 CanLII 202 (CSC), [1996] 2 R.C.S. 272, par. 8; voir aussi Rodgerson, par. 42).
[39]                          De telles erreurs ont généralement été qualifiées de « directives erronées » (voir, p. ex., Rodgerson, par. 37; Ménard, par. 29‑30; R. c. Lifchus, 1997 CanLII 319 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 320, par. 9; R. c. Morin, 1988 CanLII 8 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 345, p. 354‑355; Boucher c. The Queen, 1954 CanLII 3 (SCC), [1955] R.C.S. 16). Comme je l’ai expliqué précédemment, il est plus facile de saisir en quoi consistent ces erreurs en considérant la question de savoir si le jury a été outillé avec une compréhension exacte du droit lui permettant de trancher l’affaire. Cette façon de faire permet d’axer l’examen sur la compréhension globale par le jury d’une question donnée.
[40]                          Une directive n’est pas inexacte simplement parce que certains mots n’y sont pas employés ou parce qu’elle ne reprend pas une formule de façon stricte; « ce qui importe [c’est] le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités » (Daley, par. 30; voir aussi Khela, par. 53; R. c. Avetysan, 2000 CSC 56, [2000] 2 R.C.S. 745, par. 11; Starr, par. 233). La question consiste à déterminer si le jury a reçu des directives exactes lui permettant de trancher l’affaire conformément au droit et à la preuve (Jacquard, par. 32).
[41]                          L’exposé au jury doit être considéré dans son ensemble. Comme l’a indiqué la Cour, « le droit d’un accusé à un jury ayant reçu des directives appropriées n’équivaut pas au droit à un jury ayant reçu des directives parfaites » (Jacquard, par. 32). Une seule ambiguïté ou déclaration problématique dans une partie de l’exposé ne constitue pas nécessairement une erreur de droit lorsque l’exposé dans son ensemble a permis de transmettre au jury une compréhension exacte de la question de droit pertinente (R. c. Goforth, 2022 CSC 25, par. 35 et 40; Jaw, par. 32; Cooper, p. 163‑164). Une déclaration inexacte peut être compensée par une déclaration exacte ailleurs dans l’exposé, pourvu que le jury ait compris avec exactitude le droit qu’il doit appliquer (White 2011, par. 82 et 84; Ménard, par. 30; Jacquard, par. 20).
[42]                          L’organisation de l’exposé et l’endroit où se trouvent les inexactitudes alléguées dans celui‑ci permettent d’apprécier l’exactitude globale de cet exposé (Jaw, par. 33). Par exemple, un énoncé problématique dans une partie de l’exposé risque moins de miner un énoncé approprié formulé dans une partie plus importante de l’exposé (voir, p. ex., Khela, par. 55; R. c. Athwal, 2017 ONCA 222, par. 2‑3 (CanLII)). À l’inverse, il y a potentiellement davantage de risques que le jury soit induit en erreur lorsque le juge énonce le droit correctement dans une partie plus générale de son exposé, mais le reformule ensuite de manière inexacte dans une partie plus importante ou substantielle de son exposé (voir, p. ex., R. c. Subramaniam, 2022 BCCA 141, 413 C.C.C. (3d) 56, par. 73‑77; R. c. Bryce (2001), 2001 CanLII 24103 (ON CA), 140 O.A.C. 126, par. 13‑15 et 20). Il existe un risque plus grand que le jury ait une compréhension inexacte du droit lorsque l’énoncé inexact est formulé dans un exposé supplémentaire en réponse à une question du jury (Brydon, par. 19; R. c. Naglik, 1993 CanLII 64 (CSC), [1993] 3 R.C.S. 122, p. 139); cela peut fort bien exacerber l’effet d’une telle erreur et, de ce fait, sa gravité.
[43]                          L’examen doit à tout moment être axé sur la question de savoir si le jury avait une compréhension exacte du droit sur la base de l’exposé.
b)            Le jury a‑t‑il reçu des directives suffisantes?
[44]                          Dans certaines affaires, on allègue que le juge n’a pas dit quelque chose qui devait être dit afin que le jury soit outillé convenablement pour trancher l’affaire. On prétend alors que le jury n’a pas reçu de directives suffisantes. Dans certains cas, le fait de ne pas donner une directive, ou de ne pas en donner une suffisamment détaillée, peut constituer une erreur de droit.
[45]                          Ces situations ont généralement été qualifiées d’« absence de directives » (voir, p. ex., Khill, par. 145; Lifchus, par. 9; R. c. Bevan, 1993 CanLII 101 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 599, p. 619). Comme je l’ai expliqué plus tôt, il est plus facile de saisir le concept d’« absence de directives » en considérant la question de savoir si les directives étaient aptes à outiller le jury avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire. Cette façon de faire indique à la cour d’appel d’axer son examen sur la fonction des directives.
[46]                          Le caractère suffisant d’une directive peut être défini au moyen de deux questions interreliées : (i) La directive était‑elle requise? (ii) S’il s’agissait d’une directive requise, a‑t‑elle été donnée avec suffisamment de détails?
(i)            Une directive était‑elle requise?
[47]                          Certaines directives doivent être données dans tous les procès devant jury. D’autres sont requises dans certaines circonstances, mais pas dans d’autres. Les cours d’appel saisies d’allégations de directive insuffisante doivent se demander s’il s’agissait d’une directive obligatoire ou d’une directive conditionnelle aux circonstances de l’affaire.
[48]                          Parmi les directives obligatoires qui doivent être données dans chaque affaire, mentionnons par exemple une explication de la norme de preuve hors de tout doute raisonnable (Lifchus, par. 22). Les directives doivent aussi inclure, entre autres, une explication des accusations portées contre l’accusé, y compris les éléments constitutifs de chaque infraction devant être soumise à l’appréciation du jury, une explication de la thèse de chaque partie, une récapitulation de la preuve rattachée au droit, les verdicts ouverts au jury et les exigences relatives à l’unanimité du verdict (Daley, par. 29). L’omission d’une directive obligatoire constitue nécessairement une erreur de droit.
[49]                          Les directives conditionnelles sont des directives qui peuvent être requises dans certaines affaires, mais non dans d’autres. Il peut s’agir, par exemple, d’une mise en garde de type Vetrovec en présence d’une déposition d’un témoin douteux qui n’est pas étayée par la preuve (Khela, par. 11), ou d’une directive restrictive interdisant le recours à un raisonnement fondé sur la propension générale (Calnen, par. 5). Les moyens de défense possibles et les infractions incluses ne sont soumis à l’appréciation du jury que s’ils sont vraisemblables au regard de la preuve (R. c. Cinous, 2002 CSC 29, [2002] 2 R.C.S. 3, par. 50; R. c. Aalders, 1993 CanLII 99 (CSC), [1993] 2 R.C.S. 482, p. 504‑505). Le fait que de telles directives ne sont pas requises dans tous les cas ne signifie pas qu’elles doivent être considérées comme facultatives. Lorsque les circonstances de l’affaire font qu’une directive particulière est requise, l’omission de la donner constitue une erreur de droit.
(ii)         La directive a‑t‑elle été donnée avec suffisamment de détails?
[50]                          Lorsqu’une directive est requise (qu’elle soit obligatoire ou conditionnelle), les cours d’appel doivent déterminer si elle a été donnée avec suffisamment de détails pour outiller le jury afin qu’il tranche l’affaire.
[51]                          À titre d’exemple, l’explication de la norme de preuve nécessitera davantage que la simple mention de l’expression « hors de tout doute raisonnable » (Lifchus, par. 22). Cette explication est obligatoire dans toutes les affaires. Toutefois, la preuve peut requérir la formulation d’une directive spécifique. Un exemple d’une telle situation est l’affaire Rodgerson, dans laquelle les éléments de preuve relatifs à la dissimulation et au nettoyage étaient pertinents à l’égard de deux questions en litige : l’argument de légitime défense plaidé par l’accusé, et l’intention de ce dernier de commettre un meurtre. Le juge du procès a donné au jury la directive de considérer ces éléments de preuve liés au comportement de l’accusé après l’infraction avec tous les autres éléments de preuve présentés au procès. Notre Cour a conclu qu’une directive plus spécifique était requise relativement à l’utilisation restreinte qui pouvait être faite de ces éléments de preuve à l’égard de la question de l’intention, parce que ces éléments ne pouvaient pas être utilisés de la même manière qu’à l’égard de l’argument de légitime défense. L’omission de donner cette directive plus spécifique constituait une erreur de droit (par. 27‑29; voir aussi Khill, par. 125‑127 et 129‑130). La nécessité de cette directive conditionnelle était due aux circonstances de l’affaire.
[52]                          Lorsqu’on demande au jury d’appliquer des dispositions qui ont été interprétées par les tribunaux, il sera souvent insuffisant pour le juge de simplement citer les dispositions pertinentes aux jurés, sans leur expliquer le sens que la jurisprudence leur a donné (C. Granger, The Criminal Jury Trial in Canada (2e éd. 1996), p. 246; voir, p. ex., R. c. Maxwell (1975), 1975 CanLII 1251 (ON CA), 26 C.C.C. (2d) 322 (C.A. Ont.)). Il n’est pas inhabituel que les tribunaux considèrent que des dispositions du Code criminel incluent des exigences ou des restrictions qui ne ressortent pas de façon évidente du texte de ces dispositions. Par exemple, dans R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157, notre Cour a jugé que le libellé de l’infraction relative à la garde ou au contrôle d’un véhicule à moteur par une personne dont les capacités sont affaiblies — infraction qui était prévue au par. 253(1) du Code criminel (maintenant abrogé) — exigeait qu’il existe un risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien. Dans de telles circonstances, le simple fait de citer au jury le texte de la disposition serait insuffisant.
[53]                          Comme c’est le cas pour l’exactitude, le caractère suffisant d’une directive doit être évalué dans le contexte de l’exposé au jury dans son ensemble. Il est possible qu’une directive insuffisamment détaillée dans une partie de l’exposé soit toutefois complétée dans une autre partie de l’exposé, et qu’en conséquence le jury ait été outillé avec une compréhension suffisante du droit pour trancher l’affaire (Calnen, par. 6; Daley, par. 31; Jacquard, par. 14 et 20).
[54]                          Il n’existe pas de règle stricte pour déterminer le niveau de détail que doit comporter une directive pour être suffisante. Le niveau de détail requis dépendra des circonstances de chaque affaire (Rodgerson, par. 30; R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 50; Daley, par. 57 et 76). De plus, les juges ne sont pas obligés de respecter une formulation spécifique; ce qui importe, c’est la teneur de la directive et non le fait qu’elle respecte une formule consacrée ou s’en écarte (Daley, par. 30 et 53; Mack, par. 48).
[55]                          Les modèles de directives au jury sont des guides importants, mais ils ne sont pas déterminants quant au caractère suffisant d’une directive. D’une part, les juges ne sont pas obligés de donner leurs directives suivant des formules convenues, et une directive moins détaillée pourrait être suffisante si les circonstances de l’affaire ne requièrent pas autant de détails que ceux énoncés dans le modèle. D’autre part, il est possible que les circonstances de l’affaire exigent une directive comportant davantage de détails que ceux fournis dans le modèle. La Cour a mis en garde contre le recours excessif aux modèles de directives; ce sont des outils précieux, mais non le produit final (R. c. R.V., 2021 CSC 10, par. 64; Rodgerson, par. 51 et 54).
[56]                          Les cours d’appel doivent également être conscientes que la concision est une vertu dans les directives au jury (Daley, par. 56). Le juge a l’obligation « de clarifier et de simplifier » le droit (Jacquard, par. 13). Si l’exposé au jury outille suffisamment ce dernier à l’égard de ce qu’il a besoin de considérer, le fait de ne pas avoir dit tout ce qui aurait pu être dit ne constitue pas une erreur de droit (Mack, par. 59).
c)            L’examen de l’exposé à la lumière des circonstances du procès
[57]                          La question centrale en cas de contrôle en appel consiste à déterminer si les directives ont convenablement outillé le jury pour trancher l’affaire. Pour répondre à cette question, l’approche fonctionnelle exige que les cours d’appel examinent les directives non pas isolément, mais plutôt dans le contexte du procès. Chaque procès est différent. Une directive qui outille convenablement le jury dans un procès donné ne le fera pas nécessairement dans un autre. Pour outiller le jury, il faut lui fournir uniquement ce qui lui est nécessaire pour trancher l’affaire dont il est saisi.
[58]                          Bien que les directives doivent être examinées à la lumière des circonstances du procès, les cours d’appel doivent considérer attentivement de quelle manière ces circonstances sont pertinentes à l’égard de la question centrale du contrôle en appel : soit déterminer si les directives du juge ont convenablement outillé le jury pour trancher l’affaire. Une fois de plus, je le rappelle, un jury convenablement outillé peut être décrit comme un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes. Les circonstances du procès doivent être considérées pour déterminer si les directives sont exactes et suffisantes et ne doivent pas être utilisées pour remplacer les directives; autrement, cela aurait pour effet de supplanter l’obligation du juge du procès de donner des directives exactes et suffisantes au jury.
[59]                          À la lumière de ce qui précède, je vais maintenant examiner les trois considérations du « procès dans son ensemble » sur lesquelles les juges majoritaires se sont appuyés pour conclure que les directives ne révélaient pas d’erreur de droit : (i) la preuve; (ii) les plaidoiries finales des procureurs; et (iii) l’absence d’objection de la part du procureur de la défense. Il ne s’agit pas là d’une liste exhaustive des considérations susceptibles d’être pertinentes au regard de la jurisprudence de notre Cour; ce sont plutôt celles qui sont en litige dans le présent pourvoi.
(i)            La preuve
[60]                          La preuve produite au procès permet de déterminer ce que le jury a besoin de comprendre afin d’être convenablement outillé pour trancher l’affaire. En conséquence, la preuve peut permettre de déterminer le caractère suffisant de certaines directives. Par exemple, la question de savoir si une mise en garde de type Vetrovec est nécessaire dépendra des témoins; s’il n’y a pas de témoin douteux, alors le fait d’omettre une telle mise en garde ne constitue pas une erreur de droit. Dans Rodgerson, une directive plus spécifique était nécessaire en raison de la nature de la preuve présentée au procès. Pour les directives de ce genre, la question de savoir s’il est nécessaire d’en donner une et quel doit être son niveau de détail dépend de la preuve qui a été produite.
[61]                          La preuve ne permet pas dans tous les cas de déterminer le caractère suffisant d’une directive. Par exemple, pour être suffisamment détaillée, une directive sur la norme de preuve doit expliquer l’expression « hors de tout doute raisonnable » conformément à la jurisprudence, indépendamment de la preuve qui est produite. Le jury doit comprendre le droit qu’il est appelé à appliquer à cette preuve. L’existence d’éléments de preuve pertinents à l’égard d’une question litigieuse donnée ne saurait remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Si un jury est outillé avec une compréhension inexacte du droit, il est permis de s’attendre qu’il appliquera ce cadre juridique inexact à la preuve, quelle que soit cette preuve. Si la directive est insuffisante, la cour d’appel ne peut pas s’assurer que le jury a entrepris sa tâche à l’intérieur du cadre juridique requis.
[62]                          La solidité globale de la preuve de la Couronne n’est pas une considération pertinente pour les besoins du contrôle d’une directive au jury afin de déterminer si elle comporte des erreurs de droit. Le poids à accorder aux éléments de preuve est une question de fait qui relève du jury. La solidité de la preuve de la Couronne peut être une considération pertinente pour l’application de la disposition réparatrice, mais il s’agit là d’une question distincte (Araya, par. 53).
(ii)         Les plaidoiries finales des procureurs
[63]                          Tout comme la preuve, les plaidoiries finales des procureurs font partie des circonstances globales du procès; dans certaines circonstances, elles peuvent permettre de déterminer le caractère suffisant des directives du juge. Les plaidoiries finales des procureurs peuvent notamment être pertinentes pour déterminer si une directive conditionnelle était requise. Par exemple, dans Khill, l’insistance répétée du procureur de la défense sur la « fraction de seconde » finale de l’incident étayait la nécessité pour le juge du procès de donner une directive spécifique sur le « rôle joué par la personne [accusée] lors de l’incident » dans son exposé sur la légitime défense (par. 134‑135). Par ailleurs, si un procureur fait une déclaration problématique dans ses plaidoiries finales, il peut incomber au juge de la corriger et d’avertir le jury de faire abstraction de cette déclaration; l’omission de le faire peut constituer une erreur (R. c. Rose, 1998 CanLII 768 (CSC), [1998] 3 R.C.S. 262, par. 63 et 126‑127).
[64]                          Notre Cour a déclaré que les plaidoiries finales des procureurs peuvent « combler les lacunes » de l’exposé du juge (Daley, par. 58). Cet énoncé doit cependant être considéré à la lumière de la nature de l’erreur alléguée. Les cours d’appel ont estimé que les plaidoiries finales étaient en mesure de combler les lacunes de la récapitulation de la preuve par le juge (voir, p. ex., R. c. Connors, 2007 NLCA 55, 269 Nfld. & P.E.I.R. 179, par. 15; R. c. Smith, 2010 BCCA 35, 282 B.C.A.C. 145, par. 41 et 46; R. c. Krasniqi, 2012 ONCA 561, 291 C.C.C. (3d) 236, par. 81). C’est le cas parce que les juges ne sont pas tenus de récapituler en détail l’ensemble de la preuve; ils ont seulement l’obligation de récapituler les éléments cruciaux, et de veiller à ce que le jury comprenne l’importance de ces éléments eu égard aux questions en litige dans l’affaire (Daley, par. 56‑57; R. c. P.J.B., 2012 ONCA 730, 298 O.A.C. 267, par. 47).
[65]                          Je suis d’accord avec l’intervenante, la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, pour dire que les plaidoiries finales des procureurs ne peuvent pas remplacer une directive exacte et suffisante sur le droit. Le fait que les procureurs peuvent avoir expliqué convenablement un principe juridique ne remédie pas à l’omission du juge du procès de le faire (Avetysan, par. 23‑24; R. c. Gray, 2012 ABCA 51, 522 A.R. 374, par. 19). Les jurés sont invariablement avisés d’appliquer le droit tel qu’il est énoncé par le juge et non par les procureurs ou d’autres sources. Une telle directive témoigne de l’obligation du juge du procès d’exposer le droit au jury. Elle empêche aussi le jury de glaner des explications disparates et potentiellement incohérentes sur le droit. Le fait de se fonder sur de multiples sources pourrait fort bien avoir pour effet non seulement de créer de la confusion chez les jurés, mais également de nuire au contrôle en appel de directives au jury afin de déterminer si elles comportent des erreurs de droit. En effet, dans un tel cas, les cours d’appel ne sauraient pas quels principes juridiques le jury a appliqués.
(iii)        Le silence des procureurs
[66]                          Les juges qui président des procès organisent souvent une discussion préalable à leur exposé au jury, comme le prévoit l’art. 650.1 du Code criminel. Lors de cette procédure, le juge remet habituellement aux procureurs une ébauche de son exposé au jury et les invite à le commenter. Cela se veut un échange utile. Les procureurs doivent dévoiler leur jeu, et le juge doit prêter attention à ce que disent les procureurs, tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’un processus contradictoire. Après que le juge a donné ses directives au jury, les procureurs ont l’occasion de soulever des objections à l’égard de l’exposé ou de demander des clarifications ou des directives additionnelles avant que le jury ne commence ses délibérations. Tout comme dans le cas de la discussion préalable à l’exposé, ce processus se veut un échange utile où les procureurs dévoilent leur jeu. Enfin, lorsque les jurés posent des questions durant leurs délibérations, les procureurs ont l’occasion de formuler des observations au juge sur la manière de répondre à ces questions. Lorsque les procureurs omettent, à ces diverses occasions, de demander l’inclusion d’une directive ou de soulever une objection à l’égard de l’exposé tel qu’il a été présenté, les cours d’appel estiment souvent que le silence des procureurs est une considération importante.
[67]                          Quoique le silence des procureurs puisse être une considération pertinente, il ne faut pas oublier que l’exposé au jury est une responsabilité qui incombe au juge du procès et non aux procureurs. La Cour a déclaré à maintes reprises que, bien que pertinent, le silence des procureurs n’est pas déterminant (voir, p. ex., Thériault c. La Reine, 1981 CanLII 180 (CSC), [1981] 1 R.C.S. 336, p. 343‑344; Daley, par. 58; Mack, par. 60). Conclure autrement pourrait « nettement porter atteinte au droit d’appel d’un accusé dans les cas où son avocat manquerait d’expérience en matière de procès devant un jury » (Jacquard, par. 37). Le silence des procureurs est simplement l’une des nombreuses considérations à prendre en compte dans une approche fonctionnelle.
[68]                          Le silence des procureurs peut être particulièrement pertinent relativement à la question de savoir si une directive conditionnelle était requise. À titre d’exemple, l’omission du procureur de la défense de demander une directive restrictive interdisant de recourir à un raisonnement fondé sur la propension générale peut renforcer la conclusion qu’une telle directive n’était pas nécessaire dans les circonstances de l’affaire (Calnen, par. 41). Le silence du procureur peut aussi suggérer que la directive qui a été donnée était suffisamment détaillée. Par exemple, l’absence d’objection peut indiquer le caractère suffisant d’une mise en garde de type Vetrovec (Khela) ou de directives sur l’intoxication avancée (Daley) formulées par un juge. Le silence des procureurs peut également étayer la conclusion que, considéré dans son ensemble, l’exposé énonce avec exactitude le droit sur une question en litige donnée. Dans l’affaire Goforth, par exemple, l’absence d’objection du procureur de la défense n’avait pas rendu exact l’exposé au jury, mais elle appuyait la conclusion selon laquelle l’effet global de l’exposé avait donné au jury des directives exactes sur la norme de prévisibilité applicable à l’égard de l’infraction (par. 39). Il est permis de penser qu’une directive suffisante pour les procureurs était vraisemblablement suffisante pour le jury (voir, p. ex., Jaw, par. 36), mais les impressions du moment peuvent être mal comprises, en particulier dans les affaires complexes soulevant de multiples questions de droit.
[69]                          Le silence des procureurs peut être particulièrement significatif en présence d’indications qu’il s’agissait d’une décision stratégique. Si l’absence d’une directive au procès était susceptible de procurer un avantage à la partie qui plaide ensuite en appel que cette directive était requise, alors la cour d’appel pourrait se demander si le procureur concerné a pris la décision stratégique de ne pas demander la directive au procès (Calnen, par. 41; voir aussi R. c. Royz, 2009 CSC 13, [2009] 1 R.C.S. 423, par. 3). Il peut s’agir d’une considération importante. Les procureurs ne peuvent pas s’abstenir de formuler une objection au procès et la réserver en vue d’un appel. En outre, les cours d’appel hésitent à juste titre à remettre en question les décisions stratégiques des procureurs, sauf pour prévenir une erreur judiciaire (Calnen, par. 67; R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, par. 34). Inversement, si l’omission d’une directive ne présentait pas d’avantage apparent pour la partie appelante, cela peut suggérer que l’erreur était le résultat d’une inattention plutôt qu’une décision stratégique (Khill, par. 144; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 48).
[70]                          Les cours d’appel peuvent également être amenées à se demander si le silence des procureurs est pertinent pour l’application de la disposition réparatrice. Le silence des procureurs peut indiquer, par exemple, que même si l’omission dans les directives du juge constituait une erreur de droit, cette erreur était inoffensive dans les circonstances (R. c. Arcangioli, 1994 CanLII 107 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 129, p. 143; Jaw, par. 44). Comme je l’ai souligné précédemment, il s’agit d’une analyse distincte.
(iv)        Les plaidoiries et les motifs concernant la peine
[71]                          Les plaidoiries des procureurs sur la peine ainsi que les motifs exposés par le juge à l’égard de la peine qu’il inflige surviennent nécessairement après que le jury a rendu un verdict de culpabilité. En conséquence, les éléments qui doivent être considérés pour la première fois lors de la détermination de la peine ne sauraient être pertinents relativement à la question de savoir si le jury était convenablement outillé pour décider si l’accusé devait être déclaré coupable ou non coupable.
(3)         Résumé
[72]                          En résumé, lorsque les cours d’appel contrôlent un exposé au jury afin de déterminer s’il comporte des erreurs de droit potentielles, elles doivent considérer l’exposé dans son ensemble et déterminer si l’effet global de celui‑ci lui a permis de réaliser sa fonction : outiller convenablement le jury eu égard aux circonstances du procès pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve. La tâche de la cour d’appel doit en tout temps être axée sur cette fonction. Il est utile de considérer qu’un jury convenablement outillé est un jury qui a reçu des directives à la fois exactes et suffisantes. La cour d’appel doit se demander si le jury avait, à la lumière de ce que le juge a dit dans l’exposé, une compréhension exacte du droit, tout en gardant à l’esprit qu’une directive n’a pas besoin de satisfaire à un modèle idéal, ni d’être formulée suivant une formule consacrée. La cour d’appel doit aussi se demander si le juge a commis une erreur, soit en donnant une directive qui n’était pas suffisamment détaillée, soit en omettant entièrement de donner une directive. Bien que certaines directives soient obligatoires et que leur omission constitue une erreur de droit, la nécessité d’autres directives est conditionnelle aux circonstances de l’affaire. Chaque fois qu’une directive est requise, le juge doit la donner, et ce, avec suffisamment de détails pour permettre au jury de s’acquitter de sa tâche. Les circonstances du procès ne sauraient remplacer l’obligation du juge de veiller à ce que le jury soit convenablement outillé, mais elles permettent effectivement de déterminer ce que le jury devait comprendre pour trancher l’affaire.
B.            La définition d’organisation criminelle
[73]                          Je vais maintenant examiner la directive au jury litigieuse dans le présent pourvoi ainsi que la définition d’organisation criminelle.
[74]                          Pour obtenir une déclaration de culpabilité à l’égard d’une infraction d’organisation criminelle, la Couronne doit d’abord prouver l’existence d’une organisation criminelle (voir Venneri, par. 25). Cette exigence est commune à toutes les infractions d’organisation criminelle. Les articles 467.11 à 467.13 du Code criminel établissent quatre infractions substantielles visant des degrés croissants d’implication dans une organisation criminelle. En plus de ces infractions, aux termes de l’art. 2, est également considérée une « infraction d’organisation criminelle » une infraction grave commise au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle. D’autres dispositions du Code criminel distinguent la perpétration (ordinaire) de certaines infractions de leur perpétration en lien avec une organisation criminelle, p. ex., la possession d’un explosif (par. 82(2)), et diverses infractions liées aux armes à feu (al. 239(1)a), 244(2)a), 244.2(3)a), 279(1.1)a), 279.1(2)a), 344(1)a) et 346(1.1)a)).
[75]                          Il est nécessaire de comprendre la définition d’organisation criminelle afin de déterminer si la directive du juge a convenablement outillé le jury pour qu’il décide si l’appelant a participé aux activités d’une organisation criminelle.
(1)         Les attributs distinctifs d’une organisation criminelle
[76]                          Ce ne sont pas tous les groupes composés d’au moins trois personnes qui facilitent ou commettent une infraction grave pour en tirer un avantage matériel qui constituent une organisation criminelle. Dans l’arrêt Venneri, notre Cour a interprété la directive donnée par le législateur au par. 467.1(1) du Code criminel quant au « mode d’organisation » de l’organisation criminelle comme requérant l’existence chez le groupe en question « d’une structure quelconque et d’une certaine continuité » avant que ne s’applique le « régime exceptionnel » des dispositions du Code criminel sur le crime organisé (par. 29).
[77]                          L’appelant affirme que le juge du procès a commis une erreur en omettant de donner des directives au jury sur l’exigence requérant qu’une « organisation criminelle » présente une structure et une continuité. Dans Venneri, notre Cour a adopté une approche téléologique et énoncé la justification qui sous‑tend cette exigence. Il est utile d’examiner cette justification, qui permet de déterminer ce que le jury a besoin de comprendre afin d’être convenablement outillé pour décider si une organisation criminelle existe ou non.
[78]                          Le régime prévu par le Code criminel à l’égard des organisations criminelles a pour objet d’identifier et de déstabiliser les groupes qui présentent un risque élevé pour la société en raison des avantages que procurent leur structure et leur continuité d’un point de vue institutionnel (Venneri, par. 40). Une entité criminelle structurée et continue comporte en effet des avantages pour ses membres par la consolidation et la rétention de l’information, le partage de la clientèle et des ressources, le développement de spécialités, la division du travail, la promotion d’un climat de confiance et de loyauté et la création de réputations — y compris fondées sur la violence — au sein de la collectivité (par. 36). Ces mêmes avantages permettent aux organisations criminelles d’éluder plus efficacement l’application de la loi.
[79]                          Pour contrer ces avantages, le législateur a non seulement édicté des infractions criminelles substantielles, mais il a également accentué les conséquences sur le plan des enquêtes, des procédures et des peines lorsqu’une organisation criminelle est impliquée ou serait, allègue‑t‑on, impliquée dans une une infraction. Ces conséquences incluent des pouvoirs policiers accrus à l’égard de certaines autorisations et de certains mandats (par. 185(1.1) et 186(1.1), art. 186.1, al. 492.1(6)a) et b) et 492.2(5)a) et b)), ainsi que le renversement du fardeau de la preuve en matière de libération conditionnelle (sous‑al. 515(6)a)(ii)). Lors de la détermination de la peine, la participation à une organisation criminelle constitue un facteur aggravant (sous‑al. 718.2a)(iv)), les peines d’emprisonnement avec sursis ne peuvent pas être ordonnées (al. 742.1d)), et la date de l’admissibilité à une libération conditionnelle peut être repoussée (par. 743.6(1.1)). Les peines infligées à l’égard de certaines infractions d’organisation criminelle doivent être purgées de manière consécutive à d’autres peines découlant des mêmes faits (art. 467.14). Le meurtre est assimilé au meurtre au premier degré lorsque la mort est causée au profit ou sous la direction d’une organisation criminelle, ou en association avec elle (par. 231(6.1)).
[80]                          Le risque élevé que les organisations criminelles présentent pour la société en raison de leur structure et de leur continuité explique pourquoi le régime applicable à leur égard est considéré comme exceptionnel. En l’absence de structure et de continuité, les groupes de personnes qui agissent de concert ne posent pas le même risque élevé pour la société que les organisations criminelles (Venneri, par. 27, 29 et 40). Comme l’a expliqué le juge Fish dans Venneri :
                    Amputé de ses caractéristiques de continuité et de structure, le « crime organisé » correspondrait simplement à tous les crimes graves commis par un groupe de trois personnes ou plus pour en tirer un avantage matériel. Le législateur a déjà criminalisé cette activité au moyen des dispositions du Code traitant des infractions de complot, de complicité et d’« intention commune » (voir, p. ex., l’art. 21 et le par. 465(1)). [par. 35]
Le fait de qualifier d’organisation criminelle un groupe qui ne possède pas les attributs requis au titre de la structure et de la continuité « conférerait à la définition une portée plus large que celle voulue par le législateur », et soumettrait ce groupe aux conséquences d’ordre procédural et substantiel exceptionnelles du régime applicable aux organisations criminelles (par. 31 et 35).
[81]                          La Couronne et les juges majoritaires de la Cour d’appel ne contestent pas qu’une organisation criminelle doit présenter une structure et une continuité. Toutefois, ils soulignent que la définition d’organisation criminelle doit être appliquée « de manière souple » et ne doit pas être limitée aux modèles stéréotypés du crime organisé. Avec égards, la Couronne et les juges majoritaires de la Cour d’appel confondent l’exigence juridique requérant qu’une organisation criminelle présente une structure et une continuité avec la souplesse nécessaire pour effectuer l’appréciation factuelle des circonstances de chaque espèce.
[82]                          Les organisations criminelles sont des entités opportunistes et adaptatives. Elles évoluent en fonction du « modèle d’affaires » qui se révèle fructueux. Elles peuvent prendre des formes qui, sans correspondre aux modèles stéréotypés du crime organisé, peuvent néanmoins présenter pour la société le type de risque élevé envisagé par le législateur. Par conséquent, la définition d’organisation criminelle doit être appliquée avec souplesse (voir Venneri, par. 28 et 36‑41; R. c. Terezakis, 2007 BCCA 384, 223 C.C.C. (3d) 344, par. 34; Beauchamp, par. 145‑148).
[83]                          Cependant, la souplesse en ce qui a trait aux formes de structure et au degré de continuité acceptables ne signifie pas que la structure et la continuité sont facultatives (Venneri, par. 27‑31). Au contraire, le groupe doit présenter une structure et une continuité faisant naître le type de risque pour la société que le législateur cherche à combattre, tout en gardant à l’esprit les différences d’avec d’autres groupes de contrevenants tels que les conspirateurs.
(2)         Raisonnements inappropriés
[84]                          Je suis d’accord avec l’appelant et avec l’intervenante, la Criminal Lawyers’ Association of Ontario, pour dire qu’un examen minutieux de la structure et de la continuité d’un groupe est nécessaire afin d’éviter l’application de raisonnements inappropriés dans l’identification d’une organisation criminelle. Il faut procéder ainsi afin de prévenir le risque que les policiers, les procureurs, les jurés et les juges identifient un groupe en tant qu’organisation criminelle sur la base de caractéristiques communes à ses membres tels l’ethnicité, l’héritage culturel, le quartier, la religion, la langue ou un dialecte. Bien que de telles caractéristiques puissent indiquer une identité sociale ou culturelle commune entre des personnes qui commettent des infractions, elles ne sont pas pertinentes pour statuer sur l’existence ou non d’une organisation criminelle. Le fait de considérer de telles caractéristiques comme indicatives de la présence de crime organisé déroge à l’intention du législateur, et ce, d’une manière qui nuit à la réalisation d’un objectif clé de la société canadienne, la diversité culturelle.
[85]                          La souplesse avec laquelle la définition d’organisation criminelle est appliquée ne doit pas devenir une invitation à recourir à des considérations non pertinentes ou à des raisonnements inappropriés. Le risque de raisonnement inapproprié est particulièrement élevé lorsque la personne accusée est membre d’une communauté marginalisée, qui est sous‑représentée au sein des forces policières, du barreau, des jurys ou de la magistrature, et dont les caractéristiques et pratiques peuvent fort bien être peu connues et possiblement être l’objet de biais, préjugés ou stéréotypes au sein des personnes chargées d’appliquer la loi ou de rendre jugement. Les tribunaux ont reconnu les risques de préjugés raciaux ou de raisonnements stéréotypés, y compris de biais inconscients dans le système de justice pénale (voir, p. ex., R. c. Williams, 1998 CanLII 782 (CSC), [1998] 1 R.C.S. 1128, par. 21‑22; Barton, par. 195‑197). Tout comme la définition d’organisation criminelle ne doit pas être limitée aux modèles stéréotypés du crime organisé, il faut aussi prendre soin de ne pas identifier un groupe comme étant une organisation criminelle simplement parce que celui‑ci semble correspondre à certains modèles stéréotypés. Le juge des faits chargé de déterminer s’il est en présence d’une organisation criminelle doit en tout temps axer son analyse sur la question de savoir si le groupe particulier dont il est question possède les attributs distinctifs d’une organisation criminelle, c’est‑à‑dire la structure et la continuité.
[86]                          Les juges qui président les procès jouent un rôle important dans la lutte contre les biais, les préjugés et les stéréotypes en salle d’audience (Barton, par. 197). La formulation d’une directive appropriée sur les exigences relatives à l’existence d’une organisation criminelle fait partie de ce rôle. Selon les règles générales de la preuve, les tribunaux peuvent exclure les éléments de preuve qui ne sont pas pertinents à l’égard de cette question, ou encore lorsque l’effet préjudiciable d’un élément de preuve l’emporte sur sa valeur probante. Les juges présidant les procès doivent mettre les jurés en garde contre les risques de biais inconscients ou de raisonnements inappropriés, dans les cas où les circonstances justifient une telle mise en garde (par. 200).
C.            Application aux circonstances de l’espèce
[87]                          L’appelant allègue que le jury n’était pas convenablement outillé pour trancher l’affaire, parce que le juge n’a pas dit quelque chose qu’il était tenu de dire. Il s’agit d’une allégation de directives insuffisantes.
[88]                          L’existence d’une organisation criminelle est un élément essentiel de l’infraction de participation aux activités d’une organisation criminelle. Une directive portant sur cet élément est donc obligatoire. L’organisation criminelle alléguée doit présenter une structure et une continuité faisant naître le type de risque élevé pour la société que le législateur cherche à combattre. En conséquence, pour que le jury soit suffisamment outillé pour décider si une organisation criminelle existait, la directive doit inclure une explication concernant la structure et la continuité.
[89]                          Les directives données par le juge du procès dans la présente affaire n’ont pas suffisamment outillé le jury pour qu’il détermine si une organisation criminelle existait. Le juge s’est plutôt contenté de simplement citer la définition figurant au par. 467.1(1) du Code criminel. Cela ne permettait pas au jury de comprendre qu’une organisation criminelle doit présenter un risque élevé pour la société en raison de sa structure et de sa continuité. Cette exigence ne ressort pas de manière évidente du simple texte de la définition. Au contraire, dans Venneri, le juge Fish a fait état de décisions dans lesquelles certains tribunaux de première instance avaient conclu à tort qu’il ne fallait qu’un très faible degré d’organisation, voire pas du tout (par. 27). On ne saurait attendre des jurés qu’ils devinent une interprétation du texte de loi que même les juges ne pouvaient pas dégager avant les enseignements de notre Cour. Au passage, je souligne que les mots « structure » et « continuité » n’ont rien de magique; dans Venneri, le juge Fish a utilisé d’autres mots tels que « cohésion » et « longévité » (par. 41). Bien qu’il soit préférable d’utiliser une formulation uniforme (structure et continuité), quels que soient les mots qui sont utilisés par les juges, ces derniers doivent indiquer clairement au jury les attributs distinctifs d’une organisation criminelle.
[90]                          Les juges majoritaires se sont fondés sur des parties de la preuve présentée au procès, sur les plaidoiries finales des procureurs et sur l’absence d’objection de la part du procureur de la défense à titre d’indications que les directives étaient suffisantes. Soit dit en tout respect, le recours à ces considérations par les juges majoritaires était mal avisé. Ce faisant, les juges majoritaires ont détourné leur attention de la fonction ultime des directives au jury et de la question centrale du contrôle en appel — celle de savoir si le jury était convenablement outillé pour trancher l’affaire.
[91]                          Premièrement, l’existence d’éléments de preuve susceptibles de concerner la structure et la continuité n’aurait pas pu permettre au jury de comprendre qu’il devait être convaincu que le groupe présentait une structure et une continuité afin de pouvoir conclure à la culpabilité. En l’absence d’indications du juge, il est possible que le jury ait déclaré l’accusé coupable sans conclure que le groupe auquel appartenait ce dernier possédait les attributs distinctifs de structure et de continuité requis en droit.
[92]                          Les deux aspects de la preuve produite au procès sur lesquels les juges majoritaires se sont fondés appellent d’autres commentaires. Le témoignage du détective Kerr était, à mon humble avis, le genre de témoignage qui risquait d’entraîner un raisonnement inapproprié de la part du jury. Son témoignage ne portait pas sur la structure ou la continuité de quelque organisation criminelle particulière, mais traitait de façon générique [traduction] « de la nature, des coutumes, de la culture, des caractéristiques, des identifiants, de la terminologie, du comportement et des activités des gangs de rue urbains » (motifs de la C.A., par. 73). Lors de son contre‑interrogatoire, il a reconnu que bon nombre de ces supposés « indices » de criminalité organisée pouvaient tout aussi facilement être indicatifs de rapports sociaux ou de participation à la [traduction] « culture urbaine ». La nature générique de ce témoignage risquait d’amener le jury à conclure à l’existence d’une organisation criminelle sur la base d’un modèle stéréotypé de « gang de rue urbain » dont les caractéristiques et les pratiques peuvent refléter à certains égards les normes culturelles de communautés racialisées de Toronto, ou pire, peuvent être l’objet de biais, de préjugés et de stéréotypes. Plutôt que d’indiquer le caractère suffisant des directives du juge, cet aspect du témoignage vient renforcer l’importance d’une directive claire sur la structure et la continuité afin de prévenir les raisonnements inappropriés.
[93]                          L’autre aspect de la preuve sur lequel les juges majoritaires de la Cour d’appel se sont fondés était lui aussi problématique. La Couronne a mentionné la désignation « HNIC » uniquement aux fins d’identification de l’appelant comme étant l’une des personnes que l’on entend dans les conversations interceptées par écoute électronique. C’est lors de la détermination de la peine que la Couronne a avancé la thèse selon laquelle l’appelant était le leader de l’organisation criminelle alléguée, comme le démontrait, à son avis, le décodage qu’il proposait de la désignation. Vu le moment où ces observations ont été formulées, elles ne pouvaient pas être pertinentes à l’égard du caractère suffisant des directives au jury.
[94]                          Deuxièmement, les plaidoiries finales des procureurs ne peuvent pas avoir comblé les lacunes découlant de l’absence d’une directive du juge sur les attributs distinctifs d’une organisation criminelle. Je souligne que, conformément à la pratique acceptée, les procureurs de la défense et de la Couronne ont tous deux dit au jury dans leurs plaidoiries finales que le juge leur expliquerait la définition d’organisation criminelle; en outre, le juge a ordonné au jury de baser leur compréhension du droit sur ses directives plutôt que sur les observations des procureurs.
[95]                          Enfin, l’absence d’objection de la part de la défense ne peut pas compenser l’insuffisance des directives du juge dans la présente affaire. Comme l’a noté le juge Paciocco, rien ne suggère que l’absence d’objection était une stratégie. L’absence de structure et de continuité était un aspect central de la défense à l’égard de ce chef d’accusation; la défense n’avait rien à gagner en s’abstenant de formuler une objection, et il semble que ce fut le résultat d’une inattention de sa part. En définitive, l’omission du juge de donner cette directive obligatoire a eu pour conséquence que le jury était insuffisamment outillé pour trancher un élément essentiel de cette infraction.
[96]                          À la lumière de ce qui précède, le juge du procès a commis une erreur de droit dans sa directive au jury relativement au chef de participation aux activités d’une organisation criminelle. En l’espèce, les circonstances du procès sur lesquelles se sont fondés les juges majoritaires de la Cour d’appel pouvaient uniquement être pertinentes, si tant qu’elles pouvaient l’être, à l’égard de la disposition réparatrice. Toutefois, la Couronne n’a pas cherché à invoquer la disposition réparatrice dans la présente affaire, et je ne ferai donc aucun autre commentaire sur son application potentielle.
V.           Conclusion
[97]                          Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité prononcée contre l’appelant pour participation aux activités d’une organisation criminelle et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès à l’égard de ce chef d’accusation.
                  Version française des motifs rendus par
 
                  La juge Côté —
I.               Introduction
[98]                        Le présent pourvoi constitue une opportunité d’appliquer l’approche fonctionnelle au contrôle en appel d’exposés au jury (voir, p. ex., R. c. Goforth, 2022 CSC 25, par. 20‑22; R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 8‑9; R. c. Daley, 2007 CSC 53, [2007] 3 R.C.S. 523, par. 31; R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314, par. 32). Bien que mon collègue affirme confirmer cette approche, j’estime avec égards qu’il fait prévaloir la forme sur le fond et qu’il rend l’analyse contextuelle plus rigide de plusieurs façons.
[99]                        La seule question en litige dans la présente affaire consiste à déterminer si le jury a compris les éléments juridiques de la définition d’« organisation criminelle » qui figure au par. 467.1(1) du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46. Personne ne conteste que l’existence « d’une structure quelconque et d’une certaine continuité » est requise (R. c. Venneri, 2012 CSC 33, [2012] 2 R.C.S. 211, par. 29). Bien que l’exposé du juge au jury n’ait pas été parfait, l’emploi des mots précis « structure » et « continuité » dans son explication de la définition n’aurait rien changé. Le jury savait qu’il devait décider si l’appelant était membre d’un groupe qui (1) était organisé, (2) avait existé pendant un certain temps et (3) représentait davantage qu’un groupe formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction (d.a., vol. I, p. 203‑213) — et qui en conséquence présentait, en substance, une structure quelconque et une certaine continuité.
[100]                     Je suis convaincue que, examiné dans son ensemble et dans son contexte, l’exposé du juge a convenablement outillé le jury pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve. Je rejetterais le pourvoi et confirmerais la déclaration de culpabilité de l’appelant à l’égard du chef de participation aux activités d’une organisation criminelle.
II.            Principes juridiques
[101]                     Tout comme mon collègue, je vais d’abord passer en revue les principes juridiques applicables au contrôle en appel de directives au jury. Je vais ensuite examiner les éléments requis en droit pour établir l’existence d’une organisation criminelle. Enfin, je vais appliquer ces principes à la présente affaire pour décider si l’exposé du juge a convenablement outillé le jury pour qu’il statue sur le chef de participation aux activités d’une organisation criminelle.
A.           Application d’une approche fonctionnelle au contrôle en appel de directives au jury
[102]                     Notre Cour considère depuis longtemps qu’un accusé a droit à un jury ayant reçu des directives appropriées — et non pas nécessairement parfaites (Goforth, par. 20, citant Daley, par. 31; Jacquard, par. 2 et 32). Cette « approche fonctionnelle » en cas de contrôle en appel de directives au jury a été confirmée de nouveau par notre Cour l’an dernier dans l’arrêt Goforth, où les juges majoritaires l’ont résumée de la façon suivante :
     Le juge du procès n’est pas tenu à la perfection dans la formulation de ses directives (Daley, par. 31). La cour d’appel doit plutôt adopter une approche fonctionnelle lorsqu’elle examine un exposé au jury, en considérant les erreurs reprochées dans le contexte de la preuve, de tout l’exposé et du procès dans son ensemble (R. c. Calnen, 2019 CSC 6, [2019] 1 R.C.S. 301, par. 8; R. c. Pickton, 2010 CSC 32, [2010] 2 R.C.S. 198, par. 10; R. c. Jaw, 2009 CSC 42, [2009] 3 R.C.S. 26, par. 32). C’est le fond de l’exposé — et non l’utilisation d’une formule consacrée ou l’écart par rapport à celle‑ci — qui est déterminant (R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2 R.C.S. 579, par. 54; R. c. Luciano, 2011 ONCA 89, 273 O.A.C. 273, par. 69). Comme l’a enseigné le juge Bastarache dans l’arrêt Daley, au par. 30 :
                           . . . le tribunal d’appel ne doit pas oublier ce qui suit. La règle cardinale veut que ce qui importe soit le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités, et non de savoir si le juge a employé une formule particulière. Le choix des mots et l’ordre des différents éléments relèvent du pouvoir discrétionnaire du juge et dépendront des circonstances. [Soulignement dans l’original; par. 21.]
[103]                     Dans l’affaire Calnen, le juge Moldaver a décrit l’approche en des termes similaires :
                        Lorsqu’elle examine l’exposé qui a été donné au jury, la juridiction d’appel entreprend une démarche fonctionnelle et se demande si, globalement, l’exposé permettait au juge des faits de trancher l’affaire selon la loi et la preuve . . .
                        En résumé, le test applicable consiste à se demander si le jury a reçu, non pas des directives parfaites, mais des directives appropriées : R. c. Jacquard, 1997 CanLII 374 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 314, par. 62. En fin de compte, la question essentielle est celle de savoir si le jury était convenablement outillé pour trancher l’affaire même s’il n’a pas reçu une directive restrictive le mettant en garde contre un raisonnement fondé sur la propension générale. [par. 8‑9]
[104]                     Ces principes ne sont pas contestés par l’appelant. Ils n’ont pas non plus fait l’objet d’un désaccord devant la Cour d’appel de l’Ontario. Bien que la Cour d’appel n’ait pas bénéficié des motifs exposés par notre Cour dans Goforth, tant les juges majoritaires que le juge dissident ont néanmoins procédé à un examen contextuel de l’exposé du juge conformément à la jurisprudence antérieure de la Cour. S’exprimant pour la majorité, le juge d’appel Brown a suivi les enseignements de notre Cour : il a examiné la partie contestée de l’exposé dans son contexte et au regard des circonstances du procès dans son ensemble.
[105]                     En dissidence, le juge d’appel Paciocco s’est lui aussi demandé si l’exposé du juge, [traduction] « examiné globalement et dans le contexte de tout le procès, [. . .] a “selon toutes probabilités” transmis ces éléments de l’infraction [(la structure et la continuité)] au jury » (2021 ONCA 82, 399 C.C.C. (3d) 397, par. 121, citant Daley, par. 30). Son désaccord avec les juges majoritaires portait non pas sur le cadre juridique applicable, c.‑à‑d. l’approche fonctionnelle, mais sur l’application de celui‑ci à l’exposé du juge dans la présente affaire.
[106]                     Mon collègue cherche néanmoins à donner des « indications » additionnelles au sujet du cadre établi (par. 1 et 30‑72). Ces indications ne sont pas nécessaires, et elles compliquent ou restreignent l’appréciation contextuelle à plusieurs égards.
[107]                     Premièrement, mon collègue catégorise les erreurs selon qu’elles se rapportent à « l’exactitude » des directives ou à leur « caractère suffisant », et dans la seconde catégorie, il distingue les directives selon qu’elles sont « obligatoires » ou « conditionnelles ». Cette caractérisation rigide n’est pas utile. Je reconnais qu’une directive au jury qui est inexacte peut se traduire par ce qu’on appelle traditionnellement une directive erronée; et qu’une directive qui n’est pas suffisante peut se traduire par une absence de directive. Mais dans tous les cas, comme le reconnaît mon collègue, la question pertinente consiste simplement à se demander si l’exposé a convenablement outillé le jury pour qu’il tranche l’affaire conformément au droit et à la preuve (par. 4, 29, 35‑37, 57 et 72; voir aussi Calnen, par. 8; R. c. Barton, 2019 CSC 33, [2019] 2. R.C.S. 579, par. 54; Goforth, par. 58). De même, une directive « conditionnelle » peut être requise dans une affaire particulière et devenir ainsi « obligatoire » dans les circonstances. À mon avis, une catégorisation détaillée de cette nature n’est pas nécessaire, et risque de créer de la confusion.
[108]                     Deuxièmement, mon collègue semble restreindre l’appréciation contextuelle en ce qui concerne les plaidoiries des procureurs. Bien qu’il admette que, « dans certaines circonstances, elles peuvent éclairer sur le caractère suffisant des directives du juge », il limite leur rôle à « combler les lacunes de la récapitulation de la preuve par le juge » (par. 63‑64 (en italique dans l’original)).
[109]                     Je ne suis pas convaincue que les plaidoiries des procureurs devraient jouer un rôle aussi limité. Dans l’arrêt Daley, notre Cour a statué comme suit :
         Enfin, il faut se souvenir que l’exposé au jury ne constitue pas une étape isolée; il s’inscrit dans le déroulement général du procès. L’examen en appel de l’exposé au jury portera aussi sur les plaidoiries des avocats qui pourraient en combler les lacunes . . . [Je souligne; par. 58.]
[110]                     Plus tard, dans l’arrêt R. c. Rodgerson, 2015 CSC 38, [2015] 2 R.C.S. 760, notre Cour s’est penchée sur la question de savoir si le plaidoyer final de la Couronne était suffisant pour combler les lacunes juridiques de l’exposé du juge au jury (par. 35). Dans cette affaire, étant donné que les observations de la Couronne étaient « disséminées un peu partout dans un long plaidoyer final », en plus d’être « vagues et indirectes » dans bien des cas, et que le « ministère public n’a jamais frappé juste » quant à la pertinence juridique des éléments de preuve en question, ces observations « ne suffisaient pas pour combler les lacunes et corriger l’erreur de droit que comportait l’exposé du juge au jury » (par. 36 (je souligne)). Le juge Moldaver a fourni des précisions sur la distinction entre les affaires concernant des allégations de directive erronée et celles concernant des allégations d’absence de directives :
     Je tiens également à faire observer, en ce qui concerne les directives relatives au fait que M. Rodgerson a tenté d’échapper aux policiers et leur a menti, que l’erreur de droit consistait en une directive erronée et non en une absence de directives. Le juge du procès a expliqué aux jurés qu’ils pouvaient utiliser les éléments de preuve en question pour en inférer que M. Rodgerson avait l’intention requise pour commettre un meurtre, alors qu’une telle inférence n’était pas possible. L’erreur n’avait rien à voir avec une lacune de l’exposé et pour cette raison, le principe visant à combler les lacunes dont il est question dans l’arrêt Daley ne pouvait s’appliquer. [Je souligne; par. 37.]
[111]                     Je suis d’accord pour dire que les plaidoiries des avocats ne peuvent servir à corriger un énoncé erroné ou une erreur de droit par le juge au procès. Cependant, comme l’a reconnu notre Cour dans Rodgerson, il est possible que les plaidoiries aident à combler une prétendue lacune dans l’exposé du juge. Bien entendu, cette possibilité doit être appréciée dans le contexte du procès dans son ensemble.
[112]                     Dans sa dissidence, le juge d’appel Paciocco a lui aussi reconnu que les plaidoiries finales peuvent être pertinentes relativement au caractère suffisant de l’exposé au jury (par. 143, se référant à R. c. Niemi, 2017 ONCA 720, 355 C.C.C. (3d) 344), bien qu’en de rares circonstances seulement. Dans Niemi, cela se rapportait à la nécessité d’un lien temporel et causal entre l’agression sexuelle et le meurtre, une exigence juridique pour établir l’infraction (par. 92‑109). Je tiens également à souligner la différence subtile, mais importante, entre les plaidoiries des procureurs et le résumé ou l’explication qu’en donne le juge du procès dans ses propres mots pour le jury. Comme je l’explique plus loin, le juge du procès en l’espèce a donné un aperçu de la position de la défense dans lequel il faisait directement référence à la [traduction] « structure organisationnelle » (ou l’absence de structure) de l’organisation criminelle alléguée.
[113]                     Bien que je sois substantiellement en accord avec le reste de l’analyse de mon collègue quant au cadre juridique applicable, je tiens à souligner de nouveau que l’approche fonctionnelle a toujours été — et doit demeurer — souple et contextuelle. La partie contestée d’un exposé au jury doit être interprétée dans le contexte de tout l’exposé et du procès dans son ensemble.
B.            La définition d’organisation criminelle
[114]                     La question en litige dans le présent pourvoi consiste à déterminer si le juge a convenablement exposé au jury les éléments requis en droit pour établir l’existence d’une organisation criminelle, expression que le par. 467.1(1) du Code criminel définit comme suit :
                    organisation criminelle Groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation :
                        a) composé d’au moins trois personnes se trouvant au Canada ou à l’étranger;
                        b) dont un des objets principaux ou une des activités principales est de commettre ou de faciliter une ou plusieurs infractions graves qui, si elles étaient commises, pourraient lui procurer — ou procurer à une personne qui en fait partie —, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier.
                    La présente définition ne vise pas le groupe d’individus formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction.
[115]                     Dans l’arrêt Venneri, le juge Fish, qui s’exprimait pour la Cour, a examiné assez longuement les objectifs du régime législatif visant les organisations criminelles. Il a fait remarquer qu’en insistant sur le fait que les groupes doivent être « organisés », le Parlement a clairement indiqué qu’une structure « quelconque » et une « certaine » continuité sont nécessaires :
         Je partage l’opinion du juge Mackenzie qu’une approche souple favorise la réalisation des objectifs du régime législatif. Dans le présent contexte, faire preuve de souplesse signifie adopter une approche téléologique qui exclut toute rigidité excessive. Cela dit, en insistant sur l’existence d’un « mode d’organisation » du groupe criminel, le législateur indique clairement que l’application des dispositions sur le crime organisé incluses dans le régime exceptionnel qu’il a établi dans le Code est assujettie à l’existence d’une structure quelconque et d’une certaine continuité. [Je souligne; par. 29.]
[116]                     Le juge Fish a ensuite conclu que le mot « organisation » sous‑entend nécessairement une certaine forme de structure et de coordination :
     Sur le plan linguistique ou logique, le concept d’« organisation » nuancé par les termes « quel qu’en soit le mode » figurant à l’art. 467.1 ne peut pas être considéré comme n’exigeant absolument aucun élément d’organisation. Le terme « organisation » sous‑entend nécessairement une certaine forme de structure et de coordination, comme le confirme Le Grand Robert de la langue française (version électronique), qui définit le terme « organisation » comme l’« [a]ction d’organiser (qqch.); son résultat » et selon lequel le terme « organiser » signifie « [d]oter d’une structure ou d’une constitution déterminée, d’un ordre, d’un mode de fonctionnement, d’administration ». En anglais, le Shorter Oxford English Dictionary on Historical Principles (6e éd. 2007), vol. 2, va dans le même sens, définissant ainsi le terme « organized » : [traduction] « Constitué de parties interdépendantes formant un ensemble; coordonné de façon à former une structure ordonnée; agencé de façon systématique » (p. 2023 (je souligne)). [Soulignement dans l’original; par. 30.]
[117]                     Le juge Fish a en outre fait remarquer que les termes « quel qu’en soit » et « le mode d’organisation » utilisés dans la définition statutaire se veulent complémentaires et non contradictoires :
                    Ainsi, l’expression « quel qu’en soit le mode d’organisation » vise à englober les organisations criminelles structurées de différentes façons. Le groupe doit toutefois, au moins dans une certaine mesure, avoir un mode d’organisation. Faire abstraction de cet élément d’organisation qui est essentiel conférerait à la définition une portée plus large que celle voulue par le législateur. [Je souligne; par. 31.]
[118]                     Par conséquent, la question déterminante dans le présent pourvoi consiste à déterminer si le jury était convenablement outillé pour trancher l’affaire en l’absence de l’utilisation par le juge du procès des mots précis « structure » et « continuité » dans l’explication de la définition d’organisation criminelle (voir Calnen, par. 9). Dans ses motifs, mon collègue admet que ces mots n’ont rien de magique : « Bien qu’il soit préférable d’utiliser une formulation uniforme [. . .] quels que soient les mots qui sont utilisés par les juges, ces derniers doivent indiquer clairement au jury les attributs distinctifs d’une organisation criminelle » (par. 89). Toutefois, mon collègue s’appuie sur sa propre formulation de ces attributs : une organisation criminelle « doit présenter un risque élevé pour la société en raison de sa structure et de sa continuité » (ibid. (je souligne); voir aussi par. 5).
[119]                     Avec égards, cela diffère de ce que la Cour a dit dans Venneri, à savoir que le Parlement a voulu identifier les groupes qui présentent un risque élevé pour la société en raison des liens continus et organisés entre leurs membres :
         Il est de loin préférable de se concentrer sur l’objet de la loi, qui consiste à identifier et à déstabiliser les groupes de trois personnes ou plus qui présentent un risque élevé pour la société en raison des liens continus et organisés entre leurs membres. Tous les éléments de preuve utiles à cette identification doivent être pris en compte dans l’application de la définition d’une « organisation criminelle » adoptée par le législateur. Les groupes de personnes qui agissent de façon ponctuelle et qui ne sont que peu ou pas organisés ne posent pas véritablement le type de risque accru visé par le régime.
         Les tribunaux ne doivent pas limiter le champ d’application de la définition législative au modèle stéréotypé du crime organisé — c’est‑à‑dire, au modèle très complexe, hiérarchique et monopolistique. Certaines entités criminelles qui ne correspondent pas au paradigme classique du crime organisé peuvent néanmoins, en raison de leur cohésion et de leur longévité, représenter le genre de menace très sérieuse visée par le régime législatif. [Je souligne; par. 40‑41.]
[120]                     Il convient de noter que, dans Venneri, la Cour a employé les termes « continus et organisés » et « cohésion et [. . .] longévité » de façon interchangeable, et ce, sans faire directement référence à la « structure » et à la « continuité ». Dans R. c. Saikaley, 2017 ONCA 374, 135 O.R. (3d) 641, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé à l’unanimité que la [traduction] « question qui guide la détermination de l’existence ou non d’une organisation criminelle consiste à se demander si le groupe d’individus concerné “présent[e] un risque élevé pour la société en raison des liens continus et organisés entre [ses] membres” » (par. 119, citant Venneri, par. 40). Ce qui est pertinent, c’est la substance de cette exigence, et non sa formulation précise ou les mots exacts qui sont utilisés.
[121]                     Dans Saikaley, la Cour d’appel a également souligné que [traduction] « les tribunaux doivent adopter une approche souple, tenant compte du fait que “les organisations criminelles n’ont aucune raison de se conformer à une quelconque structure” » (par. 120, citant Venneri, par. 28). La cour a conclu à l’existence d’une organisation criminelle dans cette affaire qui concernait une [traduction] « opération de faible envergure ayant une structure peu définie » (par. 126). Dans d’autres affaires, des tribunaux ont déclaré que, bien qu’un groupe doive avoir une structure quelconque et une certaine continuité, même un degré minimal d’organisation peut suffire (voir, p. ex., R. c. Beauchamp, 2015 ONCA 260, 326 C.C.C. (3d) 280, par. 155).
[122]                     Ayant ces principes à l’esprit, je vais maintenant appliquer l’approche fonctionnelle à la présente affaire.
III.         Application
[123]                     Il n’est pas contesté que le juge du procès a énoncé avec exactitude la définition d’organisation criminelle figurant au par. 467.1(1) du Code criminel. En effet, il a commencé son exposé au jury à l’égard du chef d’accusation de participation aux activités d’une organisation criminelle comme suit :
                        [traduction] Le premier élément est l’existence d’une organisation criminelle. Une organisation criminelle est :
                    a) un groupe, quel qu’en soit le mode d’organisation, composé d’au moins trois personnes se trouvant au Canada ou à l’étranger;
                    b) dont un des objets principaux ou une des activités principales est de commettre ou de faciliter une ou plusieurs infractions graves qui, si elles étaient commises, pourraient lui procurer — ou procurer à une personne qui en fait partie —, directement ou indirectement, un avantage matériel, notamment financier.
                        Il est nécessaire de préciser chacun des éléments de cette définition. L’exigence requérant qu’il s’agisse d’un groupe d’au moins trois personnes n’est pas respectée si le groupe d’au moins trois individus a été formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction. [Je souligne.]
                    (d.a., vol. I, p. 203‑204)
[124]                     Mon collègue affirme que le juge du procès devait aller au‑delà du texte de la loi compte tenu de l’interprétation que notre Cour a donnée au terme « organisation criminelle » dans Venneri. À mon avis, en donnant au jury la directive suivant laquelle le groupe devait avoir un « mode d’organisation », le juge a clairement indiqué qu’une structure quelconque et une certaine continuité étaient requises. Ce qui importe c’est « le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités », et non de savoir si le juge a employé une formule particulière (Daley, par. 30; Goforth, par. 21). Les jurés ne laissent pas leur bon sens à la porte de la salle des délibérations (Goforth, par. 58). En l’espèce, le jury aurait compris que « mode d’organisation » sous‑entend nécessairement une certaine forme de structure et de coordination (Venneri, par. 30). Cela est encore plus manifeste ou évident lorsqu’on examine le contexte dans lequel les directives du juge ont été données.
[125]                     Premièrement, après avoir lu le texte de la disposition, le juge a précisé les éléments requis en droit pour établir l’existence d’une organisation criminelle :
                    [traduction] La formation du groupe ne doit pas être le fruit du hasard. Elle ne doit avoir pour objet la perpétration d’une infraction. [Je souligne.]
                    (d.a., vol. I, p. 204)
[126]                     Ces deux exigences traitent directement de structure et de continuité, même si ce n’est pas exactement en ces termes.
[127]                     Deuxièmement, le juge a demandé au jury de se rappeler l’aperçu de l’affaire présenté par la Couronne et la défense. Il a résumé la position du procureur de la défense selon laquelle un groupe formé au hasard pour la perpétration d’un crime ne répondrait pas aux exigences juridiques de l’infraction :
                    [traduction] Selon la preuve, ce que la Couronne a prouvé contre Abdullahi c’est tout au plus qu’il faisait partie d’un groupe formé au hasard pour la perpétration d’un crime le 31 mars 2013. Un tel groupe n’est pas une organisation criminelle. [Je souligne; p. 210‑211.]
[128]                     Cela complétait ce que le juge avait énoncé auparavant dans son exposé, en résumant la position de la défense sur l’absence de « structure organisationnelle » :
                        [traduction] Le premier chef reproche à Abdullahi d’avoir participé aux activités d’une organisation criminelle. Cette infraction ne vise pas un groupe formé au hasard pour la perpétration d’une infraction. La structure organisationnelle du groupe allégué n’a été discutée dans aucune des conversations. Les événements du 31 mars 2013 constituent, s’ils sont prouvés hors de tout doute raisonnable, un crime perpétré par deux personnes. Cela ne correspond pas à la définition d’une organisation criminelle. Vous devriez rejeter la position de la Couronne sur la question de l’organisation criminelle selon les plaidoiries de la défense. Rendez un verdict de non‑culpabilité à l’égard du premier chef d’accusation. [Je souligne; p. 151.]
[129]                     Troisièmement, le juge a mis l’accent sur le fait que l’appelant devait avoir été un membre de l’organisation alléguée pendant un certain temps, renforçant encore une fois la nature continue d’une organisation criminelle :
                    [traduction] Un défendeur ou une autre personne peut devenir [. . .] un membre du groupe et le quitter à n’importe quel moment par la suite pour quelque raison que ce soit. Ce qui essentiel c’est l’appartenance probable pendant un certain temps et non pas la durée de l’appartenance probable ou la raison de le quitter [Je souligne; p. 213.]
[130]                     Dans Venneri, le juge Fish a conclu que tout « groupe un tant soit peu organisé qui exerce ses activités pendant un certain temps tire forcément parti de ces avantages » — c.‑à‑d. ceux découlant du fait de travailler collectivement — et « atteint un niveau de complexité et d’expertise qui pose un risque plus élevé pour la collectivité environnante » (par. 36 (je souligne)). Bien que le juge en l’espèce n’ait pas décrit la structure et la continuité en ces termes, il a néanmoins dit de manière expressément claire que l’appelant devait être un membre d’un groupe qui présentait un « mode d’organisation » et qu’il devait avoir appartenu à celui‑ci pendant « un certain temps ».
[131]                     Quatrièmement, comme l’ont fait observer les juges majoritaires de la Cour d’appel (voir par. 79, le juge d’appel Brown), il n’y avait pas de désaccord entre les parties sur le fait qu’une organisation criminelle doit présenter « une cohésion et une continuité » (suivant les termes utilisés par la Couronne) ou « une structure et une continuité » (suivant ceux utilisés par la défense). Lors du procès, le procureur de la défense a déclaré ce qui suit relativement à la définition d’organisation criminelle :
                    [traduction] . . . j’aimerais vous relire ce passage une fois de plus. Le terme organisation criminelle « ne vise pas un groupe de personnes formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction ». Le droit nous enseigne que pour prouver une accusation liée à une organisation criminelle, il faut en tant que groupe une structure quelconque et une certaine continuité, structure et continuité. En conséquence, je vous soumets ceci, membres du jury; où sont la structure et la continuité de ce groupe qui, allègue‑t‑on, est une organisation criminelle? Vous avez un certain nombre de personnes parlant au téléphone d’apporter des shekos, des stories, qui sont des armes à feu selon ce que prétend la Couronne, à Toronto, en provenance de Windsor, durant la fin de semaine de Pâques, soit celle du 30 et 31 mars 2013. Aucune structure organisationnelle n’est discutée à quelque moment que ce soit au téléphone. En fait, je vous soumets que cela semble tout à fait être un groupe de personnes formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction. [Je souligne.]
                    (d.a., vol. XXXII, p. 18‑19)
[132]                     Je le répète, l’explication du droit par les procureurs ne peut pas, en soi, remplacer l’explication du juge. Cependant, les plaidoiries des procureurs sont l’un des nombreux facteurs à examiner en appel — y compris, notamment, ce que le juge a effectivement dit au jury, considéré dans le contexte de l’ensemble du procès.
[133]                     Cinquièmement, le procureur de l’appelant n’a pas formulé d’objection à l’égard de l’ébauche d’exposé du juge. Je souscris également à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel selon laquelle le terrain d’entente entre les parties explique l’absence d’objection de la part du procureur de la défense à l’égard de l’exposé (par. 80, le juge d’appel Brown). Dans Daley, notre Cour a tiré les conclusions suivantes :
                    L’examen en appel de l’exposé au jury portera aussi sur les plaidoiries des avocats qui pourraient en combler les lacunes : voir Der, p. 14‑26. En outre, on attend des avocats qu’ils assistent le juge du procès, en relevant les aspects des directives au jury qu’ils estiment problématiques. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission d’un avocat de formuler une objection est prise en compte en appel. L’absence de plainte contre l’aspect de l’exposé invoqué plus tard comme moyen d’appel peut être significative quant à la gravité de l’irrégularité reprochée. Voir Jacquard, par. 38 : « À mon avis, l’omission de l’avocat de la défense de s’opposer à l’exposé est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée. » [par. 58]
[134]                     En l’espèce, le juge a remis aux procureurs une ébauche de l’exposé et a sollicité leurs commentaires lors d’une conférence préalable de deux jours. Cela a donné lieu à de nombreuses observations sur d’autres questions, dont aucune ne portait sur la portion de l’exposé concernant l’organisation criminelle. Bien que ce fait ne soit d’aucune façon déterminant, l’absence d’objection de la part du procureur au procès appuie la conclusion que l’exposé était approprié dans les circonstances (voir R. c. Mack, 2014 SCC 58 (CanLII), 2014 CSC 58, [2014] 3 R.C.S. 3, par. 60).
[135]                     Sixièmement et finalement, après l’exposé, le jury a posé trois questions supplémentaires au juge (voir d.a., vol. XXXV, p. 3‑13). Deux d’entre elles concernaient la preuve alors que l’autre visait à clarifier les éléments de l’infraction reprochée dans un chef distinct, soit celui de possession de biens criminellement obtenus. Le jury n’a pas demandé de précisions sur le chef de participation aux activités d’une organisation criminelle. Cela tend également à indiquer qu’il n’y avait pas de confusion quant aux exigences de l’infraction en droit.
[136]                     À mon avis, lorsqu’examiné dans son ensemble et en contexte, l’exposé du juge a convenablement communiqué au jury la nécessité de déterminer si l’appelant était membre d’un groupe qui présentait un risque élevé pour la société en raison des liens continus et organisés entre ses membres (Venneri, par. 40). Ces éléments sont les attributs distinctifs d’une organisation criminelle, attributs qui peuvent à leur tour être décrits par les mots « structure » et « continuité ».
[137]                     Mon collègue s’appuie sur l’arrêt R. c. Boudreault, 2012 CSC 56, [2012] 3 R.C.S. 157, pour affirmer qu’il n’est pas inhabituel pour les tribunaux d’assortir les dispositions du Code criminel de nouvelles exigences qui ne ressortent pas du libellé même de ces dispositions (par. 52). Dans Boudreault, par. 33 (italique omis), la Cour a considéré que l’ancien par. 253(1) du Code criminel incluait une exigence requérant l’existence d’un « risque réaliste de danger pour autrui ou pour un bien », exigence qui ne ressortait pas de manière claire ou évidente du libellé de cette disposition, laquelle était rédigée ainsi :
                    253 (1) Commet une infraction quiconque conduit un véhicule à moteur, un bateau [. . .] ou a la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur, d’un bateau, d’un aéronef ou de matériel ferroviaire, que ceux‑ci soient en mouvement ou non, dans les cas suivants :
                        a) lorsque sa capacité de conduire ce véhicule, ce bateau, cet aéronef ou ce matériel ferroviaire est affaiblie par l’effet de l’alcool ou d’une drogue;
                        b) lorsqu’il a consommé une quantité d’alcool telle que son alcoolémie dépasse quatre‑vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang.
[138]                     Ce qui précède se distingue des exigences de structure et de continuité que le Parlement a clairement énoncées dans le libellé de la disposition en cause. L’utilisation du mot « organisation » sous‑entend nécessairement une certaine forme de structure et de coordination (Venneri, par. 30); en revanche, dans Boudreault, les juges majoritaires de notre Cour ont « assorti l’infraction [d’un] nouvel élément essentiel restreignant le sens ordinaire de l’expression [“la garde ou le contrôle”] » (par. 86, le juge Cromwell, dissident).
[139]                     Mon collègue invoque aussi un seul exemple tiré d’une affaire dans laquelle il était « insuffisant que le juge cite simplement les dispositions pertinentes aux jurés, sans leur expliquer le sens que la jurisprudence leur a donné » (par. 52, citant R. c. Maxwell (1975), 1975 CanLII 1251 (ON CA), 26 C.C.C. (2d) 322 (C.A. Ont.)). Comme je l’ai expliqué précédemment, je ne suis pas d’accord pour dire que le juge en l’espèce a simplement cité le par. 467.1(1) du Code criminel. Selon moi, il a donné des précisions allant au‑delà du texte de la disposition, y compris sur la nécessité d’établir l’appartenance au groupe « pendant un certain temps ». Quoi qu’il en soit, j’estime que l’arrêt Maxwell peut lui aussi être distingué. Dans cette affaire, la question était de savoir si l’accusé avait participé à un vol qualifié dans un magasin. Dans son exposé au jury, le juge a déclaré ce qui suit :
                    [traduction] Un autre article du Code criminel que vous devez aussi garder à l’esprit et qui, selon les conclusions de fait que vous tirerez, peut ou non être pertinent, et comme je ne suis pas en mesure de savoir quelles conclusions de fait vous tirerez, je dois attirer votre attention sur cet article du Code criminel. [Je souligne; p. 323.]
[140]                     Le juge a ensuite lu les deux paragraphes de l’art. 21, qui portent sur la responsabilité des parties et l’intention commune. Il n’a donné aucune explication quant aux paragraphes qui pourraient s’appliquer, à la façon dont ils pourraient s’appliquer, ou au statut possible de l’accusé en tant que participant au vol qualifié (voir p. 323‑324). Dans la présente affaire, personne ne suggère que le juge a omis d’expliquer comment la définition d’organisation criminelle se rattache à l’infraction de participation aux activités d’une telle organisation.
[141]                     Dans les affaires impliquant des allégations d’absence de directives, comme cela a été discuté à l’audience, la question peut se résoudre en fonction du degré d’« évidence » du point de droit en litige. Bien que j’accepte que certaines exigences juridiques ne sont pas « évidentes » ou claires à la lecture du texte de loi — par exemple, les exigences relatives à la mens rea de diverses infractions — le point de droit litigieux en l’espèce était évident ou clair pour le jury, dans le contexte de tout l’exposé et du procès dans son ensemble.
[142]                     Avec égards, l’analyse de mon collègue sur les raisonnements stéréotypés ou inappropriés (aux par. 84‑86 et 92) est elle aussi mal avisée. Premièrement, la question litigieuse en l’espèce ne consiste pas à déterminer si la structure et la continuité servent de garde‑fous contre les raisonnements stéréotypés ou inappropriés. Il s’agit plutôt de savoir si le jury avait compris que la structure et la continuité sont des exigences juridiques de l’infraction, sur la base de ce que le juge lui a dit.
[143]                     Deuxièmement, cette question n’a pas été abordée par la Cour d’appel, y compris par le juge d’appel Paciocco dans ses motifs dissidents. L’appelant affirme lui‑même que [traduction] « le jury aurait pu inférer l’existence d’un groupe continu sur la base d’un voisinage commun, de la loyauté envers des amis et de la perpétration de crimes similaires — ou peut‑être même en combinaison avec les indices culturels communs — mais le juge du procès avait l’obligation d’outiller adéquatement les jurés pour apprécier cette preuve », obligation qui à son tour exigeait la formulation d’une directive sur les éléments de structure et de continuité (m.a., par. 35). Cela renforce la conclusion qu’en l’espèce la question en litige consiste simplement à déterminer si le jury a compris les éléments juridiques de la définition d’une organisation criminelle, même en l’absence de l’utilisation par le juge des mots précis « structure » et « continuité ».
[144]                     Troisièmement, le témoignage du détective Kerr n’a pas été contesté par la défense lors du procès (voir d.a., vol. I, p. 59; d.a., vol. XXXII, p. 15 et 20). Le juge du procès a rattaché le témoignage de ce dernier à des photographies de l’appelant montrant certains indices d’appartenance à un gang, ainsi qu’à certains comportements associés à des comportements de gangs de rue (voir d.a., vol. I, p. 99, 113, 151, 211 et 214). Je reconnais que la preuve d’une identité sociale ou culturelle commune ne détermine pas l’existence ou non d’une organisation criminelle. Cependant, il y a une grande différence entre cela, au sens générique du terme, et des indices plus spécifiques de l’appartenance de l’appelant à un gang, tels que l’affichage du signe de la main des Bloods. Bien qu’il découle nécessairement de la nature d’un procès avec jury que les raisons pour lesquelles celui‑ci rend un verdict de culpabilité sont incertaines, le témoignage du détective Kerr ne constituait qu’une partie de la preuve soumise par la Couronne pour établir l’existence d’une organisation criminelle. La Couronne s’est aussi fondée, de façon importante, sur des conversations téléphoniques interceptées dans lesquelles l’appelant discutait de plans pour transporter des armes à feu sur une base régulière.
[145]                     Enfin, je tiens à réitérer et à souligner qu’un accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées — et non pas nécessairement parfaites (Goforth, par. 20; Daley, par. 31; Jacquard, par. 2 et 32). Dans l’arrêt Jacquard, le juge en chef Lamer a conclu que les cours d’appel doivent s’« assurer que le critère [qu’elles utilisent] pour évaluer la justesse des directives du juge du procès au jury ne devienne pas trop exigeant » (par. 1). Il a statué comme suit :
                    Nous devons nous efforcer d’éviter la multiplication des exposés interminables au cours desquels les juges citent souvent de longs extraits des décisions rendues en appel dans le simple but de protéger les verdicts contre les appels. Ni le ministère public ni l’accusé n’ont intérêt à ce que la confusion soit semée dans l’esprit des membres du jury. En réalité, la justice en souffre.
                        Je ne veux pas, par ces commentaires, laisser entendre que nous approuvons les verdicts rendus à la suite de directives erronées. Notre Cour a affirmé, à maintes reprises, que l’accusé a droit à ce que le jury reçoive des directives appropriées. Il n’existe toutefois aucune obligation que les directives au jury soient parfaites. Comme je l’ai expressément indiqué lors de l’audition du présent pourvoi, s’il existait une norme de perfection, très peu de juges au Canada, y compris moi‑même, seraient capables de donner au jury des directives qui la respecteraient. [Soulignement dans l’original; par. 1‑2.]
[146]                     Dans R. c. Araya, 2015 CSC 11, [2015] 1 R.C.S. 581, la Cour a rappelé que l’on ne doit pas sans cesse disséquer les directives au jury, les soumettre à un examen détaillé et les critiquer (par. 39, citant R. c. Cooper, 1993 CanLII 147 (CSC), [1993] 1 R.C.S. 146, p. 163). Dans Goforth, les juges majoritaires de notre Cour ont confirmé un exposé au jury, considérant qu’il était fonctionnellement adéquat malgré que les juges minoritaires avaient identifié cinq occasions distinctes où le juge avait mal énoncé un élément essentiel de l’infraction (voir par. 62, le juge Brown).
[147]                     En l’espèce, personne ne suggère que le juge a mal exposé le droit ou donné des directives erronées au jury. La question est de savoir si le juge a suffisamment expliqué les éléments requis en droit pour établir l’existence d’une organisation criminelle, l’un des nombreux chefs d’accusation portés contre de multiples défendeurs et qui faisait partie d’un long exposé s’étendant sur plus de 200 pages de transcription.
[148]                     Certes, le juge aurait pu en dire davantage. Mais « [n]e pas avoir dit tout ce qui aurait pu l’être ne constitue pas une erreur de droit » (Mack, par. 59). Dans le contexte de tout l’exposé et du procès dans son ensemble, la nécessité d’une « certaine forme » de structure et de continuité a clairement été expliquée au jury. Le jury avait compris que le groupe devait être organisé, que l’appartenance à celui‑ci devait avoir duré un certain temps et que les exigences juridiques de l’infraction n’étaient pas rencontrées si le groupe avait été formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction (d.a., vol. I, p. 203‑213). J’ai peine à comprendre comment un groupe peut respecter ces exigences — conclusion à laquelle le jury a dû arriver afin de conclure à la culpabilité — mais néanmoins manquer d’une certaine forme de structure ou de continuité. Même si l’exposé du juge n’était pas parfait, le jury était convenablement outillé pour trancher l’affaire conformément au droit et à la preuve.
[149]                     Par conséquent, il n’est pas nécessaire de se pencher sur l’application de la disposition réparatrice. Je suis d’accord avec mon collègue pour dire que certains éléments de preuve sur lesquels se sont fondés les juges majoritaires de la Cour d’appel auraient pu être pertinents pour l’application de la disposition réparatrice, y compris ceux qui ont amené le juge chargé de la détermination de la peine à conclure que l’appelant était un membre principal et le leader de l’organisation criminelle (2015 ONSC 4163, p. 9 (CanLII); voir les motifs de la C.A., par. 73‑74 et 103, le juge d’appel Brown). Toutefois, compte tenu de la façon dont j’ai décidé de trancher la présente affaire et du fait que la Couronne n’a pas invoqué la disposition réparatrice, je ne ferai aucun autre commentaire quant à son application potentielle ou subsidiaire en l’espèce.
IV.         Dispositif
[150]                     Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais le pourvoi et confirmerais la déclaration de culpabilité de l’appelant à l’égard du premier chef, la participation aux activités d’une organisation criminelle. J’ajouterais que, d’un point de vue pratique, ce serait un gaspillage de ressources judiciaires que d’ordonner un nouveau procès, étant donné que l’accusé a été remis en liberté en raison du temps qu’il a passé en détention.
                    Pourvoi accueilli, la juge Côté est dissidente.
                    Procureurs de l’appelant : Edward H. Royle & Partners, Toronto.
                    Procureur de l’intimé : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne — Droit criminel, Toronto.
                    Procureurs de l’intervenante : Daniel Brown Law, Toronto; Kastner Lam, Toronto.

* Le juge Brown n’a pas participé au dispositif final du jugement.


Synthèse
Référence neutre : 2023CSC19 ?
Date de la décision : 14/07/2023

Parties
Demandeurs : R.
Défendeurs : Abdullahi
Proposition de citation de la décision: Canada, Cour suprême, 14 juillet 2023, R. c. Abdullahi, 2023 CSC 19


Origine de la décision
Date de l'import : 15/07/2023
Fonds documentaire ?: CAIJ
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2023-07-14;2023csc19 ?

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