COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Daley, [2007] 3 R.C.S. 523, 2007 CSC 53
Date : 20071213
Dossier : 31616
Entre :
Wayne Joseph Daley
Appelant
et
Sa Majesté la Reine
Intimée
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 107)
Motifs dissidents :
(par. 108 à 164)
Le juge Bastarache (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Deschamps, Abella et Rothstein)
Le juge Fish (avec l’accord des juges Binnie, LeBel et Charron)
______________________________
R. c. Daley, [2007] 3 R.C.S. 523, 2007 CSC 53
Wayne Joseph Daley Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
Répertorié : R. c. Daley
Référence neutre : 2007 CSC 53.
No du greffe : 31616.
2007 : 18 mai; 2007 : 13 décembre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, LeBel, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de la saskatchewan
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Saskatchewan (les juges Vancise, Gerwing et Smith) (2006), 285 Sask. R. 225, [2006] 11 W.W.R. 1, 212 C.C.C. (3d) 290, [2006] S.J. no 529 (QL), 2006 SKCA 91, qui a confirmé la déclaration de culpabilité de l’accusé. Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel, Fish et Charron sont dissidents.
Hersh E. Wolch, c.r., pour l’appelant.
Anthony B. Gerein, pour l’intimée.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Deschamps, Abella et Rothstein rendu par
Le juge Bastarache —
1. Introduction
[1] Dans la soirée du 23 avril 2004, Wayne Daley et sa conjointe de fait, Teanda Manchur, sont sortis faire la fête. Ils ont pris quelques verres chez un ami, puis ils sont allés jouer aux quilles avec leurs amis. Le couple et la plupart des personnes qui les accompagnaient se sont ensuite rendus dans un bar du coin, où ils ont bu jusqu’à la fermeture, et sont finalement retournés chez le couple vers 4 h. Après avoir bu et bavardé encore dans le garage du couple, M. Daley et un ami sont partis à motocyclette à la recherche d’une autre fête. M. Daley est revenu chez lui vers cinq heures du matin. La maison était fermée à clef et des voisins l’ont entendu proférer des jurons et tenter d’entrer dans la maison et dans ses véhicules qui étaient garés autour de la maison. Le lendemain matin, la belle‑sœur de Mme Manchur l’a découverte gisant dans une mare de sang, dans le coin cuisine et salle à manger de la maison. Elle était morte d’un coup de couteau et nue de la taille aux pieds. M. Daley a été trouvé ivre dans une chambre à coucher. Il a été accusé de meurtre au premier degré.
[2] M. Daley a subi son procès devant juge et jury. L’audience a duré sept jours en tout. Il a alors soutenu être incapable de se rappeler les événements survenus après son retour à la maison à 5 h, en raison de l’alcool qu’il avait consommé dans la nuit du 23 au 24 avril 2004. Un expert a témoigné pour la défense au sujet de l’effet de la consommation d’alcool sur le jugement et sur les fonctions cérébrales. Le ministère public a fait entendre 19 témoins, dont l’équipe d’urgence et les policiers qui se sont rendus sur les lieux le matin du 24 avril 2004, des experts en criminalistique et des personnes qui se trouvaient avec M. Daley, ou qui l’ont vu ou entendu au cours de la soirée du 23 ou aux petites heures du matin le 24 avril 2004. Après avoir entendu la preuve pendant cinq jours, le jury a reçu les directives du juge du procès le 9 mai 2005 et a prononcé un verdict de culpabilité de meurtre au deuxième degré le 10 mai 2005.
[3] M. Daley a interjeté appel devant la Cour d’appel de la Saskatchewan. Il a soutenu que le juge du procès n’avait pas donné des directives adéquates au jury sur la notion de preuve hors de tout doute raisonnable, y compris par rapport à la crédibilité, sur la défense d’ivresse et sur le degré de culpabilité et les verdicts possibles, et qu’il avait commis une erreur en ne soumettant pas à l’appréciation du jury la possibilité que quelqu’un d’autre que l’appelant ait causé la mort de la victime. Le juge Vancise (avec l’appui de la juge Gerwing) a confirmé sa déclaration de culpabilité. La juge Smith était dissidente. Elle aurait accueilli l’appel et ordonné la tenue d’un nouveau procès au motif que le juge du procès a donné des directives inadéquates au jury sur la défense d’ivresse.
[4] Il s’agit d’un pourvoi de plein droit fondé sur une dissidence en Cour d’appel au sujet d’une question de droit seulement en vertu de l’al. 691(1)a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46. La juge dissidente a soulevé plusieurs irrégularités dans l’exposé sur la défense d’ivresse. Toutefois, dans l’ensemble, la dissidence de la juge Smith tient essentiellement à son désaccord avec la majorité à propos de la nature et de la portée du témoignage de M. Richardson, l’expert cité par la défense. On pourrait soutenir qu’il s’agit, au pire, d’un désaccord sur une question de fait ou, au mieux, d’une question mixte de fait et de droit. Ce désaccord a conduit à des conclusions très différentes de la part de la majorité et de la juge dissidente quant à l’application correcte de la règle selon laquelle le juge du procès doit rattacher la preuve au droit dans ses directives au jury. À mon avis, la divergence d’opinions à la Cour d’appel sur la nature et la portée du témoignage de l’expert a joué un rôle tellement crucial dans la dissidence de la juge Smith que cela nous porte à nous demander s’il y a effectivement dissidence sur une question de droit. Il me semble que, s’il n’y avait pas eu de désaccord sur la teneur du témoignage de M. Richardson, aucune erreur n’aurait été reprochée au juge quant à la façon dont il a rattaché la preuve au droit. Si l’affaire soulève une question de droit, il doit s’agir de la mesure dans laquelle le juge du procès doit récapituler et interpréter la preuve soumise lors du procès, en particulier la preuve d’expert, à l’intention du jury. À cet égard, j’estime que la juge Smith a imposé une plus grande obligation au juge du procès que la loi ne l’exige et qu’elle a dépassé les limites de l’examen en appel en introduisant dans le témoignage de M. Richardson des éléments qui ne s’y trouvaient manifestement pas. C’est ce qui l’a amenée, à tort selon moi, à conclure que les directives du juge étaient erronées.
2. Les faits
[5] Le 23 avril 2004, l’appelant et Teanda Manchur sont sortis pour la soirée. Un de leurs enfants séjournait sur le bord d’un lac avoisinant tandis que l’autre passait la nuit chez la sœur de l’appelant. Vers 21 h 30, ils se sont rendus chez des amis de celui‑ci, Tyler Sanjenko et sa compagne, Amanda Weger. La sœur de cette dernière, ainsi que Larry Hubick et sa femme Chantel Huel étaient présents. Ils ont bavardé et bu ensemble jusqu’à environ 22 h 15, heure à laquelle ils sont partis jouer aux quilles. Ils ont joué et bu à la salle de quilles jusqu’à environ minuit. Ensuite, la plupart d’entre eux sont allés non loin de là au bar Crown and Hand et y ont bu jusqu’à la fermeture à 3 h 30. Puis, ils sont passés chercher de l’alcool chez Tyler Sanjenko avant de se rendre chez l’appelant et Teanda Manchur. Ils sont arrivés avant 4 h et ont passé un certain temps à boire, à regarder les motocyclettes de l’appelant dans son garage et à visiter sa maison.
[6] Vers 4 h, Larry Hubick et Chantel Huel sont partis fêter rue Winnipeg. Teanda Manchur se trouvait alors dans la maison et dansait seule au son d’une musique qui jouait sur l’ordinateur.
[7] L’appelant et Tyler Sanjenko ont décidé de suivre Larry Hubick et sa femme sur deux des motocyclettes de l’appelant. Selon le témoignage de Tyler Sanjenko, l’appelant semblait d’abord conduire correctement, mais il a ensuite commencé à zigzaguer. Malgré tout, il a réussi à se rendre chez James Beamish, un ami, et à entrer dans la maison le temps de lui faire une courte visite et de boire une bière. M. Beamish a témoigné que l’appelant était [traduction] « pas mal soûl », qu’il avait du mal à garder l’équilibre, avait trébuché en montant les escaliers, avait dû s’accrocher à un comptoir pour se tenir debout et n’arrivait pas à articuler. Au moment de partir, l’appelant a mis son casque à l’envers et a eu de la difficulté à enfiler ses bottes; il a toutefois réussi à sortir sa motocyclette de l’entrée et à rejoindre Larry Hubick là où devait se tenir la fête, ou tout près. Chemin faisant, l’appelant est toutefois tombé en motocyclette alors qu’il roulait à environ cinq milles à l’heure; il s’en est tiré avec quelques bosses et éraflures mineures. Il a eu besoin d’aide pour relever sa motocyclette. Après avoir constaté qu’il n’y avait pas de fête, les Hubick sont rentrés chez eux tandis que l’appelant est retourné chez lui en compagnie de Tyler Sanjenko. En arrivant, il a laissé tomber à nouveau sa motocyclette, devant le garage.
[8] Après avoir garé les motocyclettes, Tyler Sanjenko a vu l’appelant uriner sur la clôture du voisin. L’appelant aurait eu ensuite de la difficulté à remonter son pantalon et se serait promené le pantalon baissé. Selon la description de M. Sanjenko, l’appelant était [traduction] « vraiment chaud » à ce moment‑là. Malgré tout, les deux hommes ont été capables de parler pendant plusieurs minutes de leur projet de visiter ensemble une exposition d’automobiles le lendemain. Par la suite, Tyler Sanjenko a laissé l’appelant à la porte de la maison et est retourné chez lui.
[9] Après le départ de Tyler Sanjenko, l’appelant s’est présenté chez son nouveau voisin, James Clarke, de l’autre côté de la rue. Manifestement ivre et chancelant, il a réveillé son voisin pour lui souhaiter la bienvenue dans le voisinage. Il était visiblement en état d’ébriété, il a monté et descendu les escaliers à plusieurs reprises en répétant ses salutations, puis il est parti en trébuchant.
[10] D’autres voisins ont observé l’appelant. M. Jack Mohr a été réveillé par le bruit des motocyclettes et a ensuite entendu l’appelant crier [traduction] « Laisse‑moi entrer maudite salope. » Vers 5 h, Mme Mohr, qui était en train de lire, a vu l’appelant à l’extérieur qui essayait, semble‑t‑il, de rentrer chez lui. Elle l’a entendu crier la même phrase environ cinq fois. Elle l’a aussi observé qui tentait en vain de monter dans chacun de ses quatre véhicules. Elle a dit qu’il paraissait [traduction] « vraiment soûl » et l’a vu tomber une fois. Elle est alors retournée à sa lecture.
[11] La sœur de l’appelant a déclaré être arrivée chez lui avec les enfants vers 7 h 30 ou 7 h 40 le matin du 24 avril et avoir découvert Teanda sans vie dans la salle à manger. La victime portait un chemisier relevé jusqu’en dessous des seins. Elle était nue de la taille aux pieds, ses jambes étaient écartées et ses genoux étaient remontés. La sœur de l’appelant l’a couverte avec une serviette. Ensuite, elle a suivi des traces de sang qui l’ont conduite jusqu’à la salle de bain; elle a trouvé l’appelant inerte, sentant l’alcool, dans une chambre à coucher au bout du couloir.
[12] La sœur de l’appelant a téléphoné à son père, qui est arrivé peu après. Ce dernier a vérifié si la victime respirait et a conclu que non. D’après son témoignage, il a tenté de réveiller l’appelant qui empestait l’alcool, mais n’y est pas arrivé. Craignant que son fils soit mort, il a demandé à un ami qui l’avait accompagné d’appeler de l’aide.
[13] Les ambulanciers sont arrivés et ont confirmé le décès de la victime. Ils ont remarqué que le père de l’appelant allait et venait dans les traces de sang. Une ambulancière a entendu l’appelant et son père parler dans la chambre pendant qu’elle et son partenaire s’occupaient de la victime. L’autre ambulancier a remarqué, dans le salon, deux couteaux dont les lames étaient brisées.
[14] L’ambulancière, Mme Ackles, est allée voir si l’appelant allait bien. Elle l’a trouvé étendu sur le lit, caché en partie par une couverture et fixant le plafond. Il semblait nu. Constatant qu’il y avait du sang sur lui et sur la literie, elle lui a demandé s’il était blessé. Elle a affirmé croire l’avoir entendu dire qu’il [traduction] « souffrait seulement mentalement ».
[15] Les policiers sont arrivés vers 7 h 50. L’agente Decterow a fait des observations semblables à celles du personnel ambulancier en ce qui concerne la victime et les traces de sang. Elle a vu un couteau brisé dans le salon. Elle a trouvé l’appelant ivre, mais éveillé, dans la chambre arrière, les yeux fixés au plafond. Après une brève conversation avec lui au cours de laquelle il lui a marmonné son nom et dit qu’il n’était pas blessé, elle l’a arrêté pour meurtre. L’appelant a fait la déclaration suivante qui a été admise comme déclaration volontaire lors du procès :
[traduction] Il a dit : « Teanda et moi, on s’est disputés, mais je ne lui ai pas fait mal. » J’ai demandé : « Qui lui a fait mal? » M. Daley a répondu : « Quelqu’un qui s’en est mêlé. » Il a ensuite ajouté : « Je suis désolé, » et j’ai demandé : « À propos de quoi? » M. Daley a répliqué : « Je vais en assumer la responsabilité. Je vais prendre le blâme. » J’ai demandé : « Pourquoi? » « Pourquoi pas? » a‑t‑il répondu. Il a ajouté : « Désolé. » Je lui ai demandé « De quoi êtes‑vous désolé? » Il a déclaré : « Bien, [juron], de m’être disputé avec elle. C’est vraiment des conneries. On se dispute et c’est des conneries. T’as des enfants, t’sais. » J’ai demandé : « Est‑ce que la dispute concernait les enfants? » Il n’a rien rétorqué et c’est à ce moment‑là que l’échange a pris fin. [d.a., p. 129]
Après avoir fait cette déclaration, l’appelant a demandé aux policiers à plusieurs reprises si sa femme allait bien et si elle pouvait le faire libérer sous caution. En outre, selon les témoignages, il a paru surpris en apprenant plus tard le décès de sa femme.
[16] Une autopsie pratiquée sur le corps de Teanda a révélé qu’elle avait une plaie d’une profondeur de deux centimètres à l’arrière de la jambe et que cette plaie avait été causée par un coup de couteau. Il y avait un trou correspondant à sa blessure dans son jean couvert de sang trouvé dans une autre pièce de la maison. Cette blessure n’était pas mortelle. Teanda est décédée d’une perte de sang imputable à une deuxième blessure, d’une profondeur d’environ 21 centimètres, causée par un coup de couteau qui lui a été asséné de haut en bas, au flanc droit entre la neuvième et la dixième côte, et qui lui a traversé un poumon et le foie. La mort est probablement survenue en moins d’une demi‑heure, mais Teanda aurait pu avoir la vie sauve si elle avait reçu promptement des soins médicaux.
[17] L’appelant a témoigné et a affirmé ne rien se rappeler de ce qui s’était passé après son arrivée chez lui vers 5 h. Il a essentiellement confirmé ce que d’autres personnes ont raconté des événements survenus dans la soirée, jusqu’au moment où il est retourné chez lui la première fois vers 4 h. Ses souvenirs de ce qu’il a fait ensuite étaient un peu vagues. Il ne se rappelle pas avoir sorti sa motocyclette du garage, mais il se souvient l’avoir démarrée dans l’entrée. Il a déclaré ne pas se souvenir du trajet qui l’a mené jusqu’à la résidence de son ami James Beamish, de l’autre côté de la ville, sauf d’être tombé avec sa motocyclette. Par la suite, son premier souvenir est son arrivée aux cellules du poste de police. Il ne se rappelle absolument pas son retour à la maison ni sa conversation avec son voisin, M. Clarke. M. Daley a prétendu n’être qu’un buveur occasionnel et éviter les boissons fortement alcoolisées. Selon les estimations des témoins, il avait bu 30 consommations (Tyler Sanjenko), entre 36 et 40 onces (l’appelant) et jusqu’à 49 onces (Larry Hubick), principalement du whisky. Les alcootests qu’on lui a fait subir le 24 avril ont révélé une alcoolémie de 0,10 à 11 h 54, puis de 0,09 à 12 h 13. Il ne se souvient pas d’avoir parlé ou d’avoir fait une déclaration aux policiers.
[18] M. Richardson, un pharmacologue, a témoigné pour la défense en qualité d’expert concernant les effets des boissons alcoolisées sur le corps humain, sur les fonctions cérébrales et sur le comportement. Il a déclaré que certaines cellules du cerveau, comme celles responsables du jugement et de l’évaluation de l’acceptabilité des comportements, sont plus sensibles à l’alcool que d’autres :
[traduction]
Le cerveau — les cellules du cerveau responsables de différentes fonctions dans notre — dans notre cerveau ont une sensibilité variable aux perturbations causées par un facteur extérieur. Les — certaines cellules continuent de fonctionner normalement tandis que d’autres sont neutralisées. Les — pour des raisons encore inconnues de la science neurologique, les cellules du cerveau qui se trouvent dans les régions du cerveau responsables du jugement et de l’évaluation de l’acceptabilité des comportements et des pensées sont plus sensibles à la dépression — ou au bouleversement causé par des facteurs tels que les boissons alcoolisées ou de nombreux médicaments et les variations du volume d’eau dans le corps humain qui affectent la nature chimique ou l’environnement chimique de ces cellules. Divers facteurs modifient le fonctionnement des cellules du cerveau qui interviennent dans le jugement et l’évaluation de l’acceptabilité — alors que d’autres cellules du cerveau associées à d’autres fonctions continuent de fonctionner normalement. [Je souligne; d.a., p. 419‑420.]
Il a aussi précisé qu’une personne peut perdre la mémoire et le jugement en ingérant une quantité importante d’alcool, tout en gardant la faculté de formuler des idées et d’accomplir des tâches complexes, ce qu’il a décrit comme un état d’« amnésie alcoolique » :
[traduction]
R : Donc, au fur et à mesure que le taux d’alcool dans le sang augmente, la perturbation de la fonction cérébrale de la cellule — de l’activité des cellules augmente quand la quantité d’alcool dans le sang augmente.
Q : En consommant ou en ingérant de l’alcool, est‑il possible d’atteindre un point où les cellules responsables de la mémoire sont neutralisées?
R : Oui. Le — il y a une concentration de boissons alcoolisées ou de tout autre dépresseur qui interrompra le fonctionnement de toutes les cellules excitables — toutes les cellules qui — qui ont les caractéristiques de l’excitabilité, les cellules responsables du jugement et de l’évaluation étant plus sensibles à cet effet neutralisant que d’autres cellules du cerveau. Il s’agit des cellules qui sont neutralisées par une concentration moindre d’alcool que la concentration nécessaire pour interrompre le fonctionnement des — des cellules responsables du mouvement.
Q : Ce que vous dites c’est que les cellules responsables de la mémoire ou celles responsables du jugement d’une personne peuvent être neutralisées, mais la personne peut tout de même marcher, parler ou bouger. Est‑ce —
R : Oui, c’est exact. Il y a — et cette concentration seuil d’alcool dans le sang diffère d’une personne à l’autre, mais il y a une concentration qui neutralisera complètement les neurones responsables du jugement et de l’évaluation, mais ne fera qu’affaiblir ceux responsables du mouvement et du traitement sensoriel. Une personne est toujours capable de marcher, de parler, de répondre à des questions, de bouger, de formuler des idées et d’adopter des comportements assez complexes, mais elle agit sans exercer son jugement.
Q : Les cellules qui sont neutralisées, sont‑elles — sont‑elles responsables de la transmission de la mémoire à long ou à court terme ou —
R : C’est — il s’agit d’une autre fonction des — de ces neurones. Il existe, eh bien, plus ou moins deux — deux types de mémoire. L’une est appelée la mémoire à court terme, ce qui signifie jusqu’à 30 minutes environ. La mémoire à court terme regroupe les renseignements qui sont gardés en mémoire pendant environ 30 minutes. Il s’agit de la — la première mise en mémoire. Les renseignements qui sont stockés dans la mémoire à court terme et que les neurones responsables du jugement et de l’évaluation de l’acceptabilité jugent assez importants pour occuper une place dans la mémoire à long terme sont ensuite transférés dans la mémoire à long terme. La mémoire à court terme est principalement située dans la région du cerveau appelée l’hippocampe. En ce qui concerne la mémoire à long terme, nous ne savons pas exactement où elle est située. Le fonctionnement de la mémoire à long terme constitue toujours un mystère. Par contre, les mêmes cellules qui interviennent dans le jugement et l’acceptabilité — l’évaluation de l’acceptabilité des comportements, des pensées et des idées jouent également un rôle dans le transfert de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme. L’information qui n’est pas transférée de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme est ensuite oubliée, elle est — est perdue.
Q : Elle est perdue. Bon, vous avez indiqué que — que l’atteinte au jugement ou à la capacité d’évaluer qui relèvent de ces cellules s’accentue au fur et à mesure que le taux d’alcool augmente dans le système. Vous avez affirmé qu’il est possible d’atteindre un point où ces neurones seront neutralisés. Dans quelle mesure, le cas échéant, est‑ce que cela affecte la capacité d’une personne de déterminer si des comportements sont acceptables, y a‑t‑il un effet?
R : Oui, il y en a un. Au fur et à mesure que l’alcoolémie augmente, les cellules responsables du jugement sont perturbées. Au début, la personne peut encore exercer son jugement, mais il n’est pas aussi éclairé ou judicieux que si elle n’avait pas pris d’alcool. Son jugement est alors faussé, jusqu’au moment où son alcoolémie atteint le seuil qui, je le répète, varie d’une personne à l’autre, au‑delà duquel le sang — l’alcool neutralise complètement les neurones responsables du jugement et de l’acceptabilité. Donc, la personne n’a pas — la capacité d’exercer un jugement disparaît. À ce stade, la capacité — la capacité de son cerveau à transférer de l’information de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme, cette capacité disparaît aussi. Donc, la personne serait frappée d’amnésie pour ce qui s’est produit une fois que son alcoolémie a dépassé ce seuil.
Q : La personne qui atteint le seuil où les cellules sont neutralisées, peut‑elle déterminer si — son comportement ou ses activités sont acceptables?
R : Non, les — les — les cellules ne fonctionnent tout simplement pas.
Q : D’accord. Maintenant, vous avez indiqué que cela peut se produire dans le système et — et une personne peut atteindre un point où ces cellules sont neutralisées, où elle n’est plus apte à déterminer si ses comportements sont acceptables. Elle ne peut plus distinguer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas dans une situation particulière, mais elle peut toujours marcher et parler. Est‑ce exact?
R : Oui, c’est exact.
Q : Et —
R : Sa — sa — sa — sa capacité à marcher et à parler serait atteinte, elle ne serait pas normale, —
Q : Bien sûr.
R : — elle marche et parle, mais elle est toujours — les cellules du cerveau qui sont responsables de l’activité motrice, de la verbalisation, de la formation d’idées et de l’exécution d’instructions fonctionnent toujours. Elles ne fonctionnent pas normalement, mais elles peuvent encore accomplir leurs — leurs — leurs tâches.
Q : Bon, vous avez expliqué qu’une personne peut atteindre le stade de — de ce que vous appelez l’amnésie alcoolique. Et, qu’est‑ce que l’amnésie alcoolique?
R : D’accord. Bien, l’amnésie induite par l’alcool est un état où la personne a consommé suffisamment d’alcool pour atteindre une concentration d’alcool dans le sang qui interrompt — l’activité des cellules qui jouent un rôle dans le transfert de l’information de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme, mais n’a pas encore — n’a pas consommé une quantité suffisamment importante d’alcool pour interrompre l’activité des cellules qui — qui gardent — gardent la personne éveillée ou apte à bouger. Si la personne continue à boire de l’alcool et que son taux d’alcool dans le sang atteint le seuil nécessaire pour arrêter le moteur — c’est‑à‑dire les cellules responsables du mouvement ou celles responsables de la garder éveillée, la personne s’évanouit.
Q : Alors, physiquement, elle est — elle est —
R : Elle est comateuse.
Q : — comateuse.
R : Elle est inconsciente, oui. [Je souligne; d.a., p. 424‑429.]
Ensuite, l’avocat de la défense a exposé un scénario hypothétique à M. Richardson, mettant en scène un individu du même âge et du même poids que l’appelant, qui aurait bu environ la quantité d’alcool consommé par l’appelant et qui aurait un comportement similaire à celui décrit par les autres à propos de l’appelant. On a demandé à l’expert si cet individu aurait des symptômes correspondant à l’amnésie alcoolique. M. Richardson a répondu par l’affirmative ajoutant que, dans cet état, le jugement et le « filtre de l’acceptabilité » de la personne peuvent être neutralisés par l’alcool :
[traduction]
Q : Le scénario ou l’hypothèse que je vous ai exposés correspondent‑ils ou non à l’amnésie induite par l’alcool?
R : Oui, tout à fait. À 8 h, le taux d’alcool serait encore d’environ 230, ce qui se situe dans les valeurs de l’amnésie induite par l’alcool. Je répète que, pour différentes personnes, cela peut — peut être ou ne pas être suffisant pour mener à un taux d’alcool dans le sang — ou pour entraîner l’amnésie induite par l’alcool chez une personne en particulier.
Q : Vous avez indiqué précédemment qu’une personne en état d’amnésie alcoolique, vous avez dit qu’elle était — qu’elle était incapable d’exercer son jugement et ne pouvait pas arriver à déterminer si ce qu’elle fait est acceptable ou non. Est‑ce exact?
R : Oui, pour certaines personnes, une alcoolémie supérieure à 200 mg par 100 ml interrompt complètement le fonctionnement de ces — des neurones qui jouent le rôle de filtre de l’acceptabilité dans le — dans le cerveau. Encore une fois, ce filtre agit automatiquement. Ce n’est pas quelque chose que nous faisons consciemment, les cellules du cerveau le font pour nous. Il s’agit d’une de nos activités cérébrales inconscientes.
Q : Alors, que se produit‑il dans le système pour qu’une personne qui se trouve dans cet état soit incapable de déterminer quel comportement est acceptable ou d’exercer son jugement de façon judicieuse? Est‑ce la neutralisation des — des cellules du cerveau?
R : Oui. L’activité cérébrale est tout simplement interrompue, complètement interrompue par les dépresseurs chimiques tels que les boissons alcoolisées ou les pilules anxiolytiques, toutes sortes de choses.
Q : En ce qui concerne l’amnésie induite par la consommation d’alcool, la mémoire de ce qui s’est produit revient‑elle un jour ou est‑elle perdue?
R : Elle est perdue. Elle n’est tout simplement pas — elle disparaît — l’information qui n’est pas transférée de la mémoire à court terme à la mémoire à long terme est perdue.
Q : Et elle ne reviendra jamais.
R : C’est exact. [d.a., p. 450‑452]
3. Décision de la Cour d’appel de la Saskatchewan
[19] Les juges majoritaires et la juge dissidente de la Cour d’appel ne divergeaient d’avis que sur la justesse des instructions formulées par le juge du procès concernant la défense d’intoxication et sur l’existence de son obligation de donner des directives précises sur la preuve hors de tout doute raisonnable relativement à la crédibilité de l’accusé ((2006), 212 C.C.C. (3d) 290). Je me contenterai donc d’exposer succinctement leur divergence d’opinions sur ces questions et j’examinerai plus en détail, dans l’analyse qui suivra, les subtilités de l’opinion de la juge Smith.
[20] Devant la Cour d’appel, l’appelant a présenté en deux volets les vices qui entachaient les directives données au jury à propos de la défense d’intoxication. Premièrement, il a soutenu que le juge a mal présenté la preuve relative à ce moyen de défense, en particulier le témoignage de l’expert, M. Richardson. Deuxièmement, comme ce témoignage portait sur la capacité de former une intention, il aurait fallu que le juge procède à l’exposé en deux temps préconisé dans R. c. MacKinlay (1986), 28 C.C.C. (3d) 306 (C.A. Ont.), qui comporte des directives à la fois sur la capacité de former une intention et sur l’intention véritable, et non à l’exposé en un temps proposé dans R. c. Canute (1993), 80 C.C.C. (3d) 403 (C.A.C.‑B.), qui ne s’intéresse qu’à l’intention véritable.
[21] Le juge Vancise a estimé que le juge du procès avait dûment souligné les éléments de preuve relatifs aux événements survenus avant et après l’homicide qui étayaient la thèse de chacune des parties quant à la question de savoir si l’accusé avait ou non l’intention requise pour commettre un meurtre. Selon le juge Vancise, le juge du procès n’avait pas à pousser plus loin sa récapitulation de la preuve offerte par M. Richardson, puisque son témoignage d’expert ne concernait pas la question fondamentale en l’espèce, soit celle de savoir si l’accusé avait l’intention requise pour commettre un meurtre :
[traduction] Le témoignage de M. Richardson n’a pas nié l’intention, la détermination ni la capacité de prévoir de l’accusé. Ses propos ont porté sur la perte de la mémoire, et non sur l’intention. Il n’a pas assimilé la perte de mémoire à l’absence d’intention. Il ne s’agit pas de savoir si le jugement de l’accusé était faussé, mais de savoir s’il n’avait pas d’intention. [Je souligne; par. 34.]
Le juge Vancise a pris le témoignage de M. Richardson tel quel, sans y inclure autre chose que son véritable contenu.
[22] Parce que, selon lui, le témoignage de l’expert ne se rapportait pas à la capacité de l’appelant de former l’intention requise, le juge Vancise a conclu qu’un exposé en deux temps selon le modèle MacKinlay n’était pas justifié. Quant à l’obligation du juge du procès de donner des directives particulières sur le doute raisonnable relativement à la crédibilité de l’accusé, il a conclu que le droit ne l’obligeait à établir ce lien que dans les cas où la crédibilité revêt de l’importance. En l’espèce, le juge Vancise était d’avis que la crédibilité de M. Daley n’était pas un enjeu. Dans son témoignage, M. Daley avait seulement déclaré qu’il n’avait aucun souvenir de ce qui était survenu après 5 h; il n’a offert aucune preuve concernant la question qui était au cœur du procès, soit celle de savoir s’il avait l’intention requise pour commettre un meurtre ou pour causer des lésions corporelles, sachant qu’elles étaient de nature à entraîner la mort.
[23] La juge Smith avait une perception très différente du témoignage de M. Richardson. C’est pourquoi elle a conclu à l’existence de plusieurs irrégularités dans l’exposé du juge Kyle au jury. Selon elle, une preuve accablante démontrait que M. Daley était très ivre :
[traduction] . . . il est clair que cette preuve [le témoignage de M. Richardson] visait à démontrer que, au moment où la femme de l’appelant a été tuée, ce dernier était extrêmement intoxiqué, au point de pouvoir être frappé d’amnésie relativement à ce qui s’est passé et, fait plus important, au point de ne pouvoir exercer le jugement nécessaire pour comprendre les conséquences de ce qu’il faisait. . .
. . .
. . . à mon avis, la portée factuelle du témoignage de M. Richardson est claire : dans les cas d’intoxication extrême, la capacité d’évaluer ou d’apprécier les conséquences de ses actes est, tout au moins, gravement atteinte, voire totalement annihilée. [Je souligne; par. 126‑127.]
[24] En attribuant cette portée au témoignage de M. Richardson, la juge Smith semble avoir estimé que la défense d’intoxication de l’appelant était particulièrement solide. Elle a donc conclu que le juge du procès ne l’avait pas présentée correctement au jury. Selon elle, le juge Kyle n’a pas bien expliqué la question de l’intoxication au jury, a fait un résumé partial de la preuve, notamment en omettant d’expliquer la portée véritable du témoignage d’expert, a induit le jury en erreur sur la portée de l’amnésie alcoolique, a semé la confusion dans l’esprit des jurés au sujet du degré d’intoxication nécessaire pour que ce moyen de défense soit retenu, aurait dû présenter un exposé en deux temps selon le modèle MacKinlay et aurait dû prendre davantage de précautions pour empêcher le jury d’appliquer d’emblée la déduction conforme au bon sens. Enfin, il n’aurait pas donné des directives adéquates au jury sur l’exigence de la preuve hors de tout doute raisonnable en ne liant pas expressément cette exigence à la question de la crédibilité, étant donné que la déclaration de l’appelant qu’il ne pouvait se souvenir des événements de la soirée était capitale pour sa défense.
[25] Comme je l’ai signalé en introduction, la dissidence de la juge Smith repose presque entièrement sur son interprétation du témoignage de M. Richardson, de sorte qu’on peut se demander si elle porte véritablement sur une question de droit ainsi que l’exige l’al. 691(1)a) du Code criminel. Je répète que je doute sérieusement qu’il s’agisse d’une dissidence sur une question de droit, mais puisque la juge Smith diffère profondément d’avis avec ses collègues majoritaires et fait état de plusieurs raisons de douter de la justesse de l’exposé au jury, je traiterai directement des points qu’elle soulève.
4. Dispositions législatives pertinentes
[26] Les dispositions pertinentes du Code criminel sont reproduites en annexe.
5. Analyse
5.1 Principes juridiques applicables aux exposés au jury
5.1.1 Principes généraux
[27] Dans un procès criminel devant jury, celui‑ci se prononce sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé. Les questions de fait relèvent exclusivement du jury, et c’est lui qui tire la conclusion finale, en s’appuyant sur les faits qu’il estime démontrés par la preuve. Le juge du procès doit établir quelles sont les règles de droit applicables, les exposer et conduire le procès conformément à la loi : voir C. Granger, The Criminal Jury Trial in Canada (2e éd. 1996), p. 6.
[28] Le tribunal d’appel appelé à déterminer si le jury a reçu des directives adéquates doit garder à l’esprit les rôles distincts que jouent les divers intervenants dans l’ensemble du procès : voir R. c. Jacquard, [1997] 1 R.C.S. 314, par. 33 et 35. Le jury est le maître des faits et le juge, le maître du droit. C’est aux avocats qu’incombe l’obligation de présenter au jury toute la preuve se rapportant à leur thèse et de défendre efficacement les intérêts de l’accusé, dans le cas de l’avocat de la défense, et ceux de l’État, dans le cas de l’avocat de la poursuite. Le procès se déroule suivant une procédure accusatoire et contradictoire. Le juge ne plaide pas, il ne mène pas d’enquête ni d’interrogatoire, il n’accuse ni ne défend et il ne rend pas de décision sur les faits ou sur la culpabilité de l’accusé : Granger.
[29] Les questions soulevées en l’espèce concernent l’exposé final du juge au jury. Dans The Jury — A Handbook of Law and Procedure (feuilles mobiles), p. 14‑1, B. Q. H. Der énumère huit éléments qui doivent figurer dans l’exposé :
[traduction]
1. des directives sur les questions de droit pertinentes, dont les accusations portées contre l’accusé;
2. une explication de la thèse de chaque partie;
3. une récapitulation des faits saillants à l’appui des prétentions et de la thèse de chaque partie;
4. une récapitulation de la preuve rattachée au droit;
5. une directive précisant au jury qu’il est le maître des faits et que c’est lui qui doit statuer sur les faits;
6. des directives au sujet du fardeau de la preuve et de la présomption d’innocence;
7. les verdicts possibles;
8. les exigences relatives à l’unanimité du verdict.
[30] En déterminant si le juge du procès a donné des directives adéquates sur ces éléments dans son exposé au jury, le tribunal d’appel ne doit pas oublier ce qui suit. La règle cardinale veut que ce qui importe soit le message général que les termes utilisés ont transmis au jury, selon toutes probabilités, et non de savoir si le juge a employé une formule particulière. Le choix des mots et l’ordre des différents éléments relèvent du pouvoir discrétionnaire du juge et dépendront des circonstances.
[31] Pour établir le message général qui a vraisemblablement été transmis au jury par les termes utilisés, le tribunal d’appel considérera l’exposé dans son ensemble. Le juge du procès n’est pas tenu à la perfection dans la formulation de ses directives. L’accusé a droit à un jury qui a reçu des directives appropriées, et non des directives parfaites : voir Jacquard, par. 2. C’est l’effet global de l’exposé qui compte.
5.1.2 Directives sur les questions de droit pertinentes lorsque la défense d’intoxication est invoquée
[32] Le juge du procès doit exposer aux jurés, dans un langage simple et compréhensible, les règles de droit qu’ils doivent appliquer en appréciant les faits. C’est ce qu’on entend par l’obligation du juge du procès d’expliquer les questions de droit pertinentes dans ses directives.
[33] En l’espèce, il existait des preuves claires d’intoxication que l’appelant a fait valoir pour se défendre contre l’accusation de meurtre. C’était là la question fondamentale. Pour l’analyse qui suit, j’estime utile d’examiner maintenant le droit relatif à la défense d’intoxication volontaire et la façon dont le juge du procès doit expliquer cette question au jury.
5.1.2.1 Évolution de la défense d’intoxication volontaire
[34] La défense d’intoxication invoquée de nos jours découle de la décision rendue par la Chambre des lords dans Director of Public Prosecutions c. Beard, [1920] A.C. 479. Concluant que l’intoxication pouvait constituer une défense dans certains cas, la Chambre des lords a énoncé les principes suivants (p. 500-502) :
(1) L’intoxication peut fonder une défense d’aliénation mentale si elle a causé une maladie mentale.
(2) La preuve de l’ivresse qui rend l’accusé incapable de former l’intention spécifique qui constitue un élément essentiel du crime doit être examinée, avec le reste de la preuve, pour déterminer s’il a eu ou non cette intention.
(3) Si la preuve de l’ivresse n’est pas suffisante pour établir que l’accusé était incapable de former l’intention nécessaire pour commettre le crime et ne fait qu’établir que son esprit était affecté par ce qu’il avait bu, de sorte qu’il s’est laissé aller plus facilement à un violent accès de passion, la présomption qu’une personne veut les conséquences naturelles de ses actes n’est pas repoussée.
[35] Tant en Angleterre qu’au Canada, les tribunaux ont considéré que la mention de la capacité de [traduction] « former l’intention spécifique qui constitue un élément essentiel du crime » dans Beard établissait une distinction entre les crimes d’intention spécifique et les crimes d’intention générale, de sorte que la défense d’intoxication ne pouvait traditionnellement être invoquée que pour la première catégorie de crimes. Pour perpétrer une infraction d’intention spécifique, il faut viser un objectif qui dépasse l’objectif immédiat, tandis que les infractions d’intention générale n’exigent que la conscience d’accomplir l’acte interdit : voir R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, et R. c. George, [1960] R.C.S. 871.
[36] Dans Leary c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 29, la Cour, qui devait déterminer s’il était possible d’invoquer la défense d’intoxication pour un crime d’intention générale, a accepté la position controversée adoptée en Angleterre, selon laquelle un accusé qui s’intoxique volontairement possède la mens rea requise pour un crime d’intention générale. Suivant ce raisonnement, l’indifférence dont on faisait preuve en s’enivrant suffisait à former l’élément fautif nécessaire pour la perpétration d’une infraction d’intention générale.
[37] Toutefois, dans R. c. Daviault, [1994] 3 R.C.S. 63, la règle énoncée dans Leary a été jugée contraire à la Charte canadienne des droits et libertés. En effet, la Cour a estimé que, dans de rares cas, un accusé pouvait invoquer son intoxication extrême en défense à l’encontre d’infractions d’intention générale comme les voies de fait ou l’agression sexuelle. En outre, elle a statué que, dans de tels cas, l’intention minimale requise pour un crime d’intention générale ne pouvait s’inférer de la perpétration de l’acte interdit parce que « l’aspect volontaire ou conscient de cet acte peut être mis en doute en raison de l’intoxication extrême de l’accusé » (p. 87).
[38] L’accusé ne peut invoquer le moyen de défense envisagé dans Daviault que s’il était dans un état d’intoxication extrême. Comme l’a signalé le juge Cory :
Étant donné la nature minimale de l’élément moral requis pour les crimes d’intention générale, même les personnes dont l’état d’ébriété est avancé peuvent habituellement former la mens rea requise et être jugées avoir agi volontairement. . .
Il est évident que la preuve d’un tel état d’extrême intoxication ne peut être faite qu’en de rares occasions, et qu’elle n’est susceptible de réussir qu’encore plus rarement. [p. 99-100]
Il faut avoir été intoxiqué au point d’être réduit à l’état d’automate pour bénéficier de ce moyen de défense. Dans R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290, la Cour a indiqué que, dans Daviault, elle avait « examiné la question de l’intoxication extrême s’apparentant à un état d’automatisme » (par. 162) et elle a proposé une méthode unifiée applicable à la preuve relative aux défenses d’automatisme.
[39] Neuf mois après le prononcé de Daviault, le législateur a réagi en édictant l’art. 33.1 du Code criminel afin que ceux qui pouvaient se prévaloir de la défense décrite dans cet arrêt continuent d’être reconnus coupables des mêmes crimes violents d’intention générale qu’avant la décision. Cette disposition semble modifier le droit de manière à ce que l’intoxication extrême entraînant l’automatisme ou l’absence de volonté ne puisse être invoquée qu’à l’égard des infractions ne comportant pas « [d]’atteinte ou [de] menace d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou toute forme de voies de fait » : par. 33.1(3) du Code.
[40] Ainsi, dans l’état actuel du droit, la défense d’intoxication ne peut être invoquée, à l’égard d’une accusation de meurtre, que pour nier l’existence de l’intention spécifique et réduire l’accusation à celle d’homicide involontaire coupable. La Cour a examiné la question du degré d’intoxication pouvant soulever un doute raisonnable quant à l’absence d’intention spécifique dans R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683. Cette affaire mettait en cause la validité du troisième principe énoncé dans Beard, selon lequel ce moyen de défense exigerait la preuve d’une intoxication rendant l’accusé incapable de former l’intention spécifique requise. Selon l’interprétation qu’en ont fait de nombreux tribunaux, ce principe exige que le juge des faits ait un doute raisonnable sur la capacité de l’accusé de former une intention, alors que les principes généraux en matière de mens rea indiquent que c’est l’intention véritable, et non la capacité de former une intention qui doit être établie. Dans Robinson, la Cour a statué que les règles énoncées dans Beard violaient l’art. 7 et l’al. 11d) de la Charte parce qu’elles obligeaient le jury à rendre un verdict de culpabilité même en présence d’un doute raisonnable quant à l’intention véritable de l’accusé. Pourtant, il est possible qu’un accusé dont l’intoxication n’a pas annihilé la capacité de former une intention n’ait pas exercé cette capacité et n’ait pas formé d’intention spécifique. La question fondamentale reste toujours celle de l’intention véritable de l’accusé.
5.1.2.2 Les degrés d’intoxication pertinents en droit
[41] Notre jurisprudence établit trois degrés d’intoxication pertinents en droit. Il y a d’abord ce que nous pourrions appeler l’intoxication « légère ». C’est l’état où l’alcool provoque un relâchement des inhibitions et du comportement socialement acceptable. Cet état n’a jamais été reconnu comme facteur ou excuse lorsqu’il s’agit de déterminer si l’accusé avait la mens rea requise : voir Daviault, p. 99. Vient en deuxième lieu l’intoxication « avancée ». Il s’agit d’un état d’intoxication tel que l’accusé n’a pas d’intention spécifique, lorsque l’atteinte à sa capacité de prévoir les conséquences de ses actes est suffisante pour susciter un doute raisonnable concernant l’existence de la mens rea requise. Dans Robinson, la Cour a indiqué qu’il s’agit du degré d’intoxication avec lequel les jurys seront le plus souvent aux prises :
Dans la plupart des affaires de meurtre, le juge des faits se concentre sur le volet « prévisibilité » du sous‑al. 229a)(ii) du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, c’est-à-dire sur la question de savoir si l’accusé a prévu que ses actes seraient de nature à causer la mort de la victime. Par exemple, prenons le cas où l’accusé et une autre personne se bagarrent à l’extérieur d’un bar. Au cours de la bagarre, l’accusé jette l’autre personne par terre et lui assène un coup de pied mortel à la tête. Dans ce type d’affaire, le jury, en supposant qu’il rejettera toute allégation de légitime défense ou de provocation, sera vraisemblablement aux prises avec la question de savoir si l’accusé a prévu que ses actes seraient de nature à causer la mort de l’autre personne. [par. 49]
On ne peut invoquer de défense fondée sur ce degré d’intoxication qu’à l’égard d’infractions d’intention spécifique.
[42] Il faut comprendre que le degré d’intoxication nécessaire pour qu’une défense d’intoxication de ce type soit retenue peut varier suivant l’infraction. C’est ce que la Cour a reconnu dans Robinson quant à certains types d’homicide, au par. 52 :
[D]ans les cas où il s’agit seulement de savoir si l’accusé a voulu tuer la victime (sous‑al. 229a)(i) du Code), bien que l’accusé ait le droit d’invoquer toute preuve d’intoxication pour faire valoir qu’il n’avait pas l’intention requise, et qu’il ait droit à ce que le juge du procès donne une directive en ce sens (en supposant bien sûr que le moyen de défense est vraisemblable), je suis d’avis que, dans la plupart des cas, l’intoxication qui n’est pas suffisante pour engendrer une incapacité fera rarement naître un doute raisonnable dans l’esprit du jury. Par exemple, dans le cas où un accusé pointe un fusil de chasse à quelques pouces de la tête de quelqu’un et appuie sur la gâchette, il est difficile de concevoir comment l’intoxication peut être invoquée avec succès comme moyen de défense, à moins que le jury ne soit convaincu que l’accusé était ivre au point d’être incapable de former l’intention de tuer.
J’hésiterais à parler de capacité de former une intention, de crainte de faire perdre de vue la question fondamentale (à savoir, celle de l’intention véritable), mais je crois que ce passage signifie qu’il se peut que l’accusé ait à établir un degré d’intoxication particulièrement avancé pour opposer une telle défense d’intoxication à certains types d’homicides où la mort est la conséquence évidente des actes commis.
[43] Le troisième et dernier degré d’intoxication pertinent en droit est celui de l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme, qui exclut tout caractère volontaire et qui, de ce fait, constitue un moyen de défense exonérant totalement de toute responsabilité criminelle. Comme on l’a vu, toutefois, ce moyen ne peut être invoqué que très rarement et, aux termes de l’art. 33.1 du Code criminel, qu’à l’égard d’infractions non violentes.
5.1.2.3 Quand le juge du procès est‑il tenu de donner des directives sur l’intoxication?
[44] Puisque la preuve d’une intoxication légère n’a jamais constitué un moyen de défense, il est clair que le juge du procès n’a pas à donner de directives au jury à ce sujet; en effet, la défense ne serait pas vraisemblable. C’est au par. 48 de Robinson qu’est décrite la condition préalable pour que le juge ait l’obligation de donner au jury des directives sur l’intoxication : « pour que le juge du procès soit tenu en droit de donner au jury des directives sur l’intoxication, il doit être convaincu que l’intoxication a eu un effet qui pourrait avoir vicié la prévision des conséquences par l’accusé d’une manière suffisante pour susciter un doute raisonnable » (soulignement omis). Voilà la condition préalable pour qu’il soit nécessaire de donner des directives au jury sur l’ivresse avancée.
[45] S’agissant de l’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme, les principes adoptés dans Daviault et confirmés dans Stone imposent à l’accusé le fardeau de convaincre le juge du procès de l’existence d’éléments de preuve sur la foi desquels un jury ayant reçu les directives appropriées pourrait conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les gestes posés par l’accusé étaient involontaires. Dans tous les cas, l’accusé devra invoquer qu’il a agi involontairement, en présentant à l’appui une preuve d’expert en psychiatrie : voir Stone, par. 182‑184; Daviault, p. 101‑102.
[46] Le moyen de défense fondé sur un degré d’intoxication s’apparentant à l’automatisme n’a manifestement pas été invoqué en l’espèce, ce que la juge Smith a reconnu au par. 108 :
[traduction] [C]e degré d’intoxication n’a jamais été invoqué en défense en l’espèce et, l’eût‑il été, la preuve de la conduite de l’appelant avant le meurtre ne l’aurait pas étayé. En effet, avant que Mme Manchur ne soit poignardée, cette conduite indiquait clairement que, même très ivre, il pouvait agir de façon consciente et volontaire.
5.1.2.4 Éléments de directives adéquates sur l’intoxication
[47] Puisque le degré d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme n’est pas en cause, je me bornerai à dire que les directives à donner au sujet de ce degré d’ivresse doivent obéir aux règles applicables aux directives en matière d’automatisme sans aliénation mentale. En l’espèce, la question véritable est celle de savoir en quoi consistent des directives adéquates en matière d’ivresse avancée.
[48] Dans Robinson, la Cour a statué que, lorsqu’est remplie la condition préalable à son obligation de donner des directives sur la défense d’intoxication, le juge du procès « doit alors indiquer clairement au jury que la question à trancher est de savoir si le ministère public l’a convaincu hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’intention requise. Dans une affaire de meurtre, il s’agit de savoir si l’accusé avait l’intention de tuer ou de causer des lésions corporelles, en prévoyant que la mort s’ensuivrait probablement » (par. 48). La Cour y a également indiqué que le modèle de directives proposé dans Canute, p. 419, est celui qu’elle préconise en règle générale (voir par. 49). Il peut être éclairant de se reporter à ce modèle :
[traduction] L’effet d’intoxication qu’engendrent l’alcool et les drogues est bien connu. L’intoxication qui a fait perdre ses inhibitions à une personne et l’a poussée à agir autrement que si elle avait été sobre ne peut servir d’excuse à un crime perpétré alors qu’elle était dans cet état, si elle avait l’intention requise pour commettre le crime. L’intention formée par une personne ivre n’en demeure pas moins une intention.
L’accusé n’a pas commis l’infraction [décrire l’infraction d’intention spécifique en cause] s’il n’avait pas l’intention nécessaire pour la commettre [décrire l’intention spécifique requise pour commettre l’infraction en cause]. Le ministère public doit prouver cette intention hors de tout doute raisonnable. Pour déterminer si le ministère public a prouvé hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’intention requise, vous devriez prendre en considération sa consommation d’alcool ou de drogue, de même que les autres faits qui révèlent quelle était son intention au moment où l’infraction aurait été commise.
[Règle générale, il serait souhaitable que le juge mentionne ici la preuve relative à la consommation d’alcool ou de drogue et les autres faits révélateurs de l’intention de l’accusé au moment pertinent.]
Si, après avoir pris en considération la preuve de sa consommation d’alcool ou de drogue et les autres faits qui révèlent quelle était son intention, vous avez un doute raisonnable sur la question de savoir si l’accusé avait l’intention requise, vous devez l’acquitter de [décrire l’infraction d’intention spécifique reprochée] et le déclarer coupable de [décrire l’infraction incluse d’intention générale]. Par contre, si, en dépit de la preuve de sa consommation d’alcool ou de drogue, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable qu’au moment où l’accusé a [décrire les actes formant l’actus reus de l’infraction reprochée], il avait l’intention de [décrire l’intention requise pour commettre l’infraction reprochée], vous devez le déclarer coupable de l’infraction dont il est accusé.
[49] Bien qu’elle ait statué que le juge du procès devrait généralement utiliser le modèle d’exposé décrit dans Canute, la Cour n’a pas écarté la possibilité qu’il formule ses directives selon le modèle proposé dans MacKinlay, p. 321-322. La différence entre ces deux modèles tient essentiellement à ce que l’exposé de type MacKinlay établit expressément une distinction entre les conclusions relatives à la capacité et les conclusions relatives à l’intention véritable. Suivant ce modèle, on explique au jury que, s’il doute raisonnablement que l’accusé ait eu la capacité de former l’intention nécessaire, en raison de son intoxication, l’existence de l’intention nécessaire n’est pas établie. Le juge doit alors poursuivre son exposé en indiquant au jury que, même s’il est convaincu hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait la capacité de former l’intention nécessaire, il doit se demander si, compte tenu de la consommation de spiritueux et des autres faits, le ministère public l’a convaincu hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait en fait l’intention requise. En revanche, le modèle proposé dans Canute porte exclusivement sur l’existence de l’intention véritable, sans mention de la capacité. Mis à part cette différence, les deux modèles sont identiques. De fait, pour formuler le modèle Canute, le juge Wood a simplement adopté le modèle proposé par le juge Martin dans MacKinlay, en y supprimant toutes les mentions de la capacité et tous les mots y faisant allusion : [traduction] « [L]orsque la preuve soulève la question de l’intoxication, il me semble difficile de trouver meilleur exposé au jury que celui proposé par le juge Martin aux p. 321-322 de MacKinlay, dans la mesure où l’on en retire toutes les mentions de la capacité et tous les mots y faisant allusion » (p. 419).
[50] L’arrêt R. c. Seymour, [1996] 2 R.C.S. 252, a apporté un changement supplémentaire aux directives de type Canute. La Cour y a précisé que, si le juge du procès doit expliquer au jury la déduction conforme au bon sens relativement aux infractions d’intention spécifique, il doit aussi, en présence d’une preuve d’intoxication, établir un lien direct entre l’effet de l’intoxication et la déduction conforme au bon sens :
Lorsque l’on donne au jury des directives sur une infraction exigeant la preuve de l’existence d’une intention spécifique, il sera toujours nécessaire d’expliquer que, pour déterminer l’état d’esprit de l’accusé au moment de l’infraction, les jurés peuvent déduire que les personnes saines et sobres veulent les conséquences naturelles et probables de leurs actes. Le bon sens veut que les personnes soient habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes. Par conséquent, si une personne agit d’une façon qui est susceptible de produire un certain résultat, il sera généralement raisonnable de déduire que celle‑ci a prévu les conséquences probables de son acte. En d’autres termes, si une personne a agi de manière à produire certaines conséquences, on peut en déduire que cette personne a voulu ces conséquences.
. . .
Toutefois, des considérations différentes s’appliquent en présence d’une preuve que l’accusé était intoxiqué au moment de l’infraction. La déduction conforme au bon sens quant à l’intention, qui peut être faite à partir des actes de l’accusé, n’est qu’un moyen de déterminer l’intention véritable de l’accusé. Il est évident, selon le même bon sens, que la preuve d’intoxication constitue un facteur pertinent dans tout examen de cette déduction. Il s’ensuit que le jury doit être invité à tenir compte de la preuve de la consommation d’alcool ou de drogue par l’accusé de même que des autres éléments de preuve qui sont pertinents relativement à l’intention de l’accusé, pour déterminer si, compte tenu de toutes les circonstances, il conviendrait de faire la déduction acceptable que l’accusé a voulu les conséquences naturelles de ses actes.
. . .
Il est notoire qu’un degré avancé d’intoxication peut avoir un effet sur l’état d’esprit d’une personne et, partant, sur sa capacité de prévoir les conséquences de ses actes. Il est donc essentiel que le juge du procès établisse un lien entre les directives visant l’intoxication et celles portant sur la déduction conforme au bon sens, de manière à informer expressément le jury que la preuve d’intoxication peut réfuter cette déduction. Voir l’arrêt Robinson, au par. 65. Le juge du procès doit s’assurer que le jury comprend deux conditions importantes : (1) la déduction conforme au bon sens ne peut être faite qu’après l’appréciation de toute la preuve, y compris celle de l’intoxication, et (2) la déduction ne peut s’appliquer si le jury conserve un doute raisonnable quant à l’intention de l’accusé. [Soulignement omis; par. 19, 21 et 23.]
[51] Enfin, les tribunaux d’instance inférieure ont abordé la question de savoir si le juge du procès devrait établir un lien entre l’effet de l’intoxication et la capacité de prévoir les conséquences de ses actes, dans un procès où l’accusé invoque l’intoxication à l’encontre d’une accusation d’homicide fondée sur le sous‑al. 229a)(ii) du Code criminel. La question se pose du fait que l’élément moral dont le ministère public doit alors faire la preuve comprend des éléments d’intention et de prévision subjective. C’est le juge Martin qui a recommandé, en 1986, dans MacKinlay, que le juge du procès fasse le lien entre l’intoxication et la capacité de prévision dans ses directives au jury (p. 322) :
[traduction] L’état d’esprit requis par le sous‑al. 212a)(ii) comporte la capacité de l’accusé d’apprécier ou de prévoir les conséquences de ses actes : McAskill c. The King, [[1931] R.C.S. 330, p. 334]. Lorsque l’accusation de meurtre portée par le ministère public est fondée sur l’intention décrite au sous‑al. 212a)(ii) du Code, il serait utile de rappeler au jury que cette disposition exige chez l’accusé un état d’esprit comportant la connaissance que ses actes sont « de nature à » causer la mort et que le jury doit prendre en compte les effets de l’intoxication ainsi que les autres faits pour décider si l’accusé avait l’intention de causer à la victime des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer sa mort ou si l’intoxication avait altéré sa capacité de prévoir les conséquences de ses actes. [Italique omis.]
[52] Des décisions plus récentes vont jusqu’à conclure que l’absence de directives sur le lien entre la prévisibilité et l’intoxication constitue une erreur justifiant annulation : voir R. c. Berrigan (1998), 127 C.C.C. (3d) 120 (C.A.C.‑B.), par. 13-14, et R. c. Hannon (2001), 159 C.C.C. (3d) 86, 2001 BCCA 566. Dans ce dernier cas, la Cour d’appel a statué que [traduction] « lorsque, de façon réaliste, une question fondamentale consiste à déterminer si l’intoxication de l’accusé lui permettait de savoir que les lésions corporelles étaient de nature à causer la mort, il faut établir explicitement et clairement un lien dans l’exposé au jury » (par. 9). Pour fonder leur conclusion qu’il est obligatoire de faire le lien entre l’intoxication et la prévisibilité, ces décisions s’appuient sur le passage suivant de Seymour :
L’un des effets de l’intoxication grave est l’incapacité de prévoir, et encore moins de vouloir, les conséquences de ses actes. C’est pour cette raison que la Cour d’appel de l’Ontario a, dans l’arrêt MacKinlay, précité, à la p. 322, conclu que l’état d’esprit requis pour commettre le crime décrit au sous‑al. 229a)(ii) comporte la capacité de l’accusé d’évaluer ou de prévoir les conséquences de ses actes et que, par conséquent, le jury devrait se demander si l’intoxication a eu une incidence sur cette capacité. [par. 22]
[53] Je conviens que, pour l’application du sous‑al. 229a)(ii), il faut déterminer si l’accusé avait la capacité de prévoir les conséquences de ses actes, que la principale question à trancher dans les cas où l’accusé présente une défense d’intoxication contre une accusation de meurtre au deuxième degré est de savoir si son degré d’intoxication a eu des effets sur cette capacité et qu’il est très important que le jury comprenne cet enjeu. Toutefois, je ne crois pas que la jurisprudence de la Cour aille jusqu’à exiger qu’une formulation particulière établissant expressément ce lien soit incluse dans les directives au jury, sous peine d’annulation pour erreur. Comme je l’ai déjà indiqué, les tribunaux d’appel doivent vérifier si l’exposé, dans son ensemble, donne les directives nécessaires au jury, et non si des mots précis ont été prononcés ou si un ordre donné a été suivi. Sur ce point, j’approuve la méthode fonctionnelle adoptée dans R. c. Simpson (1999), 125 B.C.A.C. 44, 1999 BCCA 310, par. 38, concernant l’établissement d’un lien entre la prévisibilité et l’intoxication :
[traduction] Comme cinquième moyen d’appel, l’appelant fait valoir que le jury n’a reçu aucune directive sur la prévisibilité des conséquences probables des actes de l’appelant en raison de son intoxication. Cet argument ne peut être retenu car le juge du procès a bel et bien donné une telle directive au jury. Voici ce qu’il a dit :
En l’espèce, des éléments de preuve, si vous les acceptez, indiquent que l’accusé a consommé de l’alcool avant le meurtre. Vous devez savoir que, pour qu’un accusé soit reconnu coupable de meurtre au deuxième degré, le ministère public doit, comme je vous l’ai signalé maintes et maintes fois, prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’intention d’infliger des lésions corporelles et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non, mais aussi, qu’en dépit de sa consommation d’alcool, il savait que ce qu’il faisait était de nature à causer la mort. [Soulignement omis.]
5.1.3 Établissement d’un lien entre la preuve et les questions à trancher
5.1.3.1 Obligation générale
[54] Un des énoncés classiques de l’obligation du juge du procès de récapituler la preuve dans son exposé au jury figure dans l’arrêt de notre Cour, Azoulay c. The Queen, [1952] 2 R.C.S. 495, p. 497-498, dont les motifs ont été rédigés par le juge Taschereau :
[traduction] La règle qui a été établie et constamment suivie veut que, dans un procès devant jury, le juge qui préside l’audience doive, sauf dans les rares cas où il serait inutile de le faire, passer en revue les parties essentielles de la preuve et exposer au jury la thèse de la défense, afin de lui permettre d’apprécier la valeur et l’incidence de cette preuve, et la façon d’appliquer le droit aux faits constatés. [Je souligne.]
Cependant, il importe de replacer cet énoncé dans son contexte. En effet, dans cette affaire, le juge du procès n’avait fait aucune récapitulation de la preuve, se contentant d’indiquer que les avocats en avaient assez parlé. Les juges majoritaires de notre Cour ont conclu que cet exposé était insuffisant parce que l’ensemble de la preuve était laissé en vrac à l’appréciation du jury.
[55] Azoulay ne pose pas le principe que le juge doit exposer dans ses directives tous les faits allégués en défense. D’ailleurs, le juge Taschereau a nuancé quelques lignes plus loin l’énoncé précité : [traduction] « Les questions qui sont au centre de la défense doivent être présentées clairement au jury. Certes, il n’est pas nécessaire que le juge du procès passe en revue tous les faits ni que son exposé au jury relate la preuve produite dans les menus détails . . . » (p. 498 (je souligne)). De plus, dans des arrêts subséquents, la Cour a adopté le raisonnement énoncé par la Cour d’appel de l’Ontario dans R. c. Demeter (1975), 25 C.C.C. (2d) 417 (C.A. Ont.), p. 436, confirmé pour d’autres motifs par [1978] 1 R.C.S. 538, selon lequel l’absence de directive sur une question de preuve ne constitue une erreur justifiant annulation que si la défense est fondée sur ce seul élément de preuve : voir Young c. La Reine, [1981] 2 R.C.S. 39, p. 56, et Thériault c. La Reine, [1981] 1 R.C.S. 336, p. 344 (le juge Dickson). Le juge du procès n’est pas tenu de faire état de témoignages qui ne se rapportent qu’accessoirement aux questions principales : voir Thériault, p. 342.
[56] Ainsi, le juge du procès n’est pas tenu de procéder à une revue exhaustive de la preuve. Dans certains cas, cela pourrait d’ailleurs embrouiller les jurés relativement à la question fondamentale. Il est souhaitable que l’exposé au jury soit concis. À cet égard, on peut se reporter au commentaire suivant du juge Proulx dans R. c. Girard, [1996] R.J.Q. 1585 (C.A. Qué.), p. 1598 :
Au lieu de livrer au jury un résumé fastidieux et sans fin de chaque élément de preuve, le premier juge aurait été bien avisé de se limiter aux éléments de preuve dont le jury doit tenir compte pour trancher les questions en litige.
. . .
Rien n’oblige un juge à exposer en détail l’ensemble de la preuve : c’est ce que rappelait le juge en chef du Canada d’alors, le juge Dickson, dans R. c. Thatcher, (1987) 1 R.C.S. 652. Ce qui est essentiel, comme cela fut rappelé dans l’arrêt Cooper, consiste à exposer la position du ministère public et de la défense, les questions juridiques qui sont soulevées et les éléments de preuve qui peuvent être appliqués pour trancher les questions juridiques et, en fin de compte, pour déterminer la culpabilité ou l’innocence de l’accusé.
Il est donc inutile de résumer la totalité de la preuve.
[57] L’étendue de la récapitulation de la preuve [traduction] « variera en fonction des cas, et le critère à appliquer est celui de l’équité. L’accusé a droit à un procès équitable et à une défense pleine et entière. Dans la mesure où l’exposé présente la preuve d’une façon qui permette au jury de bien comprendre les questions à trancher et la défense soumise, il est adéquat » : voir Granger, p. 249. Dans R. c. Jack (1993), 88 Man. R. (2d) 93 (C.A.), conf. par [1994] 2 R.C.S. 310, le juge en chef Scott a décrit succinctement l’obligation du juge du procès qui : [traduction] « consiste à expliquer les éléments de preuve déterminants ainsi que les règles de droit et à les rattacher aux questions fondamentales en des termes simples et intelligibles » (par. 39).
[58] Enfin, il faut se souvenir que l’exposé au jury ne constitue pas une étape isolée; il s’inscrit dans le déroulement général du procès. L’examen en appel de l’exposé au jury portera aussi sur les plaidoiries des avocats qui pourraient en combler les lacunes : voir Der, p. 14‑26. En outre, on attend des avocats qu’ils assistent le juge du procès, en relevant les aspects des directives au jury qu’ils estiment problématiques. Bien qu’elle ne soit pas déterminante, l’omission d’un avocat de formuler une objection est prise en compte en appel. L’absence de plainte contre l’aspect de l’exposé invoqué plus tard comme moyen d’appel peut être significative quant à la gravité de l’irrégularité reprochée. Voir Jacquard, par. 38 : « À mon avis, l’omission de l’avocat de la défense de s’opposer à l’exposé est révélatrice quant à la justesse générale des directives au jury et à la gravité de la directive qui serait erronée. »
5.1.3.2 Témoignage d’expert
[59] Au Canada, les témoignages d’experts sont monnaie courante dans les procès criminels et sont souvent donnés dans un langage très technique et complexe. La difficulté pour le juge du procès est la suivante : Comment cette preuve peut‑elle être communiquée au jury? Si l’avocat n’a pas obtenu une explication formulée en termes simples et intelligibles sur un point se rapportant à une question fondamentale, le juge du procès doit‑il essayer d’interpréter le témoignage dans ses directives au jury? Dans Thériault, p. 342, la Cour a statué qu’il n’est ni nécessaire, ni même souhaitable, que le juge du procès explique un témoignage d’expert ou une preuve technique.
[60] Dans cette affaire, l’accusé avait été déclaré coupable de meurtre au premier degré à l’issue d’un procès tenu devant un juge et un jury. La Cour d’appel du Québec avait rejeté son appel, mais le juge Kaufman avait formulé une opinion dissidente, estimant que le juge du procès aurait dû expliquer les témoignages d’experts en des termes plus compréhensibles que ceux qu’avaient employés les témoins. La Cour a unanimement conclu que le juge du procès n’était pas tenu d’interpréter ces témoignages pour le jury. S’exprimant au nom de huit membres de la Cour, le juge Dickson a déclaré que les risques inhérents à l’interprétation d’un témoignage d’expert l’emportent sur les bénéfices :
[L]e juge du procès n’est pas tenu d’interpréter la déposition des experts. Le juge Kaufman parle du risque [traduction] « d’être moins précis ». Tout aussi grave est le danger d’erreur dans la transposition du langage technique en langage de tous les jours. Si la déposition est de nature très technique, l’avocat qui a cité le témoin expert devrait lui demander de s’expliquer en des termes que le profane peut comprendre. Le juge peut décider, à sa discrétion, qu’il est souhaitable de simplifier un peu les explications; mais son omission d’entreprendre cette tâche difficile et potentiellement périlleuse ne constitue pas, à mon avis, une erreur donnant lieu à la cassation. [p. 342]
Le juge Lamer (dissident sur d’autres points) a exprimé la même opinion à la p. 358 :
[U]n juge n’est pas obligé de vulgariser ce qu’un expert a dit. Il lui est loisible comme il l’est aux avocats d’inviter le témoin à le faire. Le juge peut le faire lorsqu’il s’adresse aux jurés, mais il lui faut alors les avertir que son interprétation quant au sens et la portée de ce que le témoin a dit n’est qu’une opinion et qu’il leur revient, en fin de compte, à l’exclusion de tous autres, y compris le juge lui‑même, de tirer leurs propres conclusions sur ce qu’a voulu dire le témoin. Ici le juge s’est servi des passages des témoignages les plus faciles à comprendre. On ne peut à mon avis lui faire le reproche de n’avoir pas vulgarisé, encore moins l’obliger à le faire, au delà de ce que les témoins ont dit.
[61] Les tribunaux d’appel hésitent à imposer au juge du procès l’obligation d’interpréter un témoignage d’expert, surtout parce qu’ils craignent un empiétement direct sur la fonction d’arbitre des faits qui relève du jury. C’est un principe reconnu de longue date dans notre système de justice criminelle que c’est au jury qu’il appartient de tirer des conclusions à partir de la preuve et que les juges ne doivent pas se hasarder à intervenir dans cette fonction, si ce n’est avec la plus grande circonspection. Ainsi, dans R. c. Collins (1907), 38 N.B.R. 218 (C.S.), le juge Hanington a écrit, à la p. 222 :
[traduction] Suivant les principes de notre droit criminel, les jurés sont seuls juges des faits et en déterminent la véracité. Eux seuls peuvent en tirer des déductions et conclusions [. . .] et, à mon avis, le juge qui indiquerait à un jury non seulement ce qu’il doit déduire des faits mais également qu’un fait important ou une déduction en découlant ne suscite aucun doute commettrait indiscutablement une erreur. La question du doute appartient au jury. [Je souligne.]
[62] L’interprétation du témoignage d’expert par le juge du procès pose problème, notamment parce que le jury peut avoir l’impression qu’il est tenu d’accepter cette interprétation. La façon dont le juge récapitule un témoignage d’expert ne doit pas avoir pour effet de retirer aux jurés la question de fait qu’il leur appartient de trancher : voir Cooper c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 1149, p. 1171. C’est pourquoi il n’est pas souhaitable que le juge du procès se hasarde à interpréter le témoignage d’un expert. S’il décide de le faire, il doit s’assurer de faire comprendre aux jurés que son interprétation n’est qu’une opinion qu’ils peuvent accepter ou rejeter.
5.2 Application des principes à l’espèce
5.2.1 Le juge du procès a‑t‑il bien exposé la question à trancher au jury?
[63] Le juge Kyle a manifestement utilisé le modèle d’exposé proposé dans Canute, en y ajoutant la modification concernant la déduction conforme au bon sens recommandée dans Seymour. Plus précisément, il semble qu’il ait suivi de près l’exposé type en matière d’intoxication figurant dans Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions (voir Final 71, p. 827-828), qui intègre toutes les recommandations formulées dans la jurisprudence récente de la Cour et fournit même des directives supplémentaires sur la façon de rattacher la preuve d’intoxication à la question à trancher. Le juge a d’abord indiqué que la principale question en l’espèce était de savoir si Wayne Daley avait l’intention de tuer Teanda Manchur. Il a ensuite expliqué comment cela devait être prouvé :
[traduction] L’intoxication qui fait perdre ses inhibitions à une personne et la pousse à agir autrement que si elle était sobre ne peut lui servir d’excuse à une infraction si elle avait l’état d’esprit requis pour commettre l’infraction. Si Wayne Joseph Daley n’avait ni l’intention de tuer Teanda Manchur, ni l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer sa mort, il n’a pas commis de meurtre.
Pour prouver l’infraction de meurtre, le ministère public doit démontrer hors de tout doute raisonnable que Wayne Daley avait l’intention de tuer ou de causer des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer la mort. Pour déterminer s’il avait cette intention, vous devez prendre en considération la preuve de sa consommation d’alcool, de même que les autres éléments de preuve qui révèlent quel était son état d’esprit au moment où l’infraction aurait été commise. [Je souligne; d.a., p. 15.]
[64] Le juge a alors mentionné les éléments de preuve qui pourraient aider le jury à déterminer si M. Daley avait l’intention requise. Puis, il a expliqué ce qu’est la déduction conforme au bon sens et a rattaché cette notion à la preuve d’intoxication, comme le préconise l’arrêt Canute :
[traduction] En examinant l’ensemble de la preuve, vous devez vous servir de votre bon sens. Vous pouvez conclure qu’il est conforme au bon sens que, si une personne saine et sobre accomplit des actes dont les conséquences sont prévisibles, elle a habituellement l’intention ou la volonté de produire ces conséquences. Mais ce n’est là qu’une façon de déterminer l’état d’esprit véritable d’une personne, ce qu’elle voulait. Toutefois, vous ne pouvez tirer cette conclusion qu’après avoir examiné toute la preuve, y compris les éléments de preuve relatifs à sa consommation d’alcool. Vous n’êtes pas tenus de tirer cette conclusion. C’est à vous qu’il revient de décider si vous allez tirer ou non cette conclusion, la conclusion qu’il avait l’intention de produire les conséquences qui ont résulté de ses actes. Si vous avez un doute raisonnable à propos de son état d’esprit, vous ne devez pas conclure qu’il avait l’intention de produire les conséquences prévisibles de ce qu’il a fait. [Je souligne; d.a., p. 17.]
[65] Le juge Kyle a ensuite relevé les éléments de preuve pertinents pour que le jury détermine s’il convenait ou non d’appliquer la déduction conforme au bon sens. Puis, comme le recommandent les modèles élaborés dans Canute et dans Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions, il a de nouveau donné des directives aux jurés sur les conclusions de droit qu’ils pouvaient tirer après avoir évalué la preuve :
[traduction] Si vous concluez que, peu importe son intention, il a tué Teanda illégalement, vous devez à tout le moins le déclarer coupable d’homicide involontaire coupable. Si vous concluez qu’il avait l’intention nécessaire, c’est‑à‑dire l’intention de tuer ou de causer des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer la mort de Teanda, il est coupable de meurtre et vous devez alors déterminer s’il s’agit d’un meurtre au premier degré ou d’un meurtre au deuxième degré. [Je souligne; d.a., p. 19.]
Voilà l’essentiel des directives données au jury par le juge Kyle sur la question de l’intoxication.
[66] Bien que sa dissidence ait été principalement fondée sur ce qu’elle considérait comme des lacunes dans l’exposé du juge Kyle concernant la preuve de l’intoxication, la juge Smith y a aussi exprimé l’opinion que le juge n’avait pas donné de directives adéquates au jury au sujet des effets de l’intoxication sur la capacité de l’appelant de prévoir les conséquences de ses actes comme le préconise l’arrêt Hannon de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (voir par. 162). Cependant, une analyse fonctionnelle de l’exposé m’a convaincu que le jury comprenait bien que l’une des principales questions qu’il devait trancher était celle de savoir si M. Daley était intoxiqué au point de ne pouvoir prévoir que les coups de couteau portés à Mme Manchur entraîneraient sa mort. Le juge Kyle l’a signifié aux jurés en leur mentionnant plus d’une fois que l’état d’esprit dont le ministère public devait faire la preuve était [traduction] « l’intention de tuer ou de causer des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer la mort », et en leur soulignant qu’ils ne pouvaient se prononcer sur cet état d’esprit qu’après avoir pris en compte la consommation d’alcool de M. Daley et les autres éléments de preuve qui révèlent quel était son état d’esprit. L’expression [traduction] « qu’il savait de nature à causer [l]a mort » n’est qu’une autre façon de dire qu’il pouvait prévoir que ses actes entraîneraient la mort. Ce sont des termes usuels employés pour décrire l’intention requise par le sous‑al. 229a)(ii) : voir CRIMJI : Canadian Criminal Jury Instructions (4e éd. 2005), Special Direction 4 — Second Degree Murder — Intent — Knowledge — Drunkenness, p. 8.36‑11.
[67] Je suis également d’avis que la directive modifiée portant sur la déduction conforme au bon sens devrait aussi avoir contribué à faire comprendre au jury que la question pertinente était celle de savoir si l’intoxication a empêché l’accusé de prévoir les conséquences de ses actes. Le juge a expressément dit aux jurés que s’ils avaient un doute raisonnable à propos de l’état d’esprit de M. Daley, ils ne pouvaient pas conclure qu’il avait l’intention de produire les conséquences prévisibles de ce qu’il a fait.
[68] Je le répète, il n’est pas nécessaire de faire clairement et expressément le lien entre la capacité de prévoir et l’intoxication comme l’exige l’arrêt Hannon, dans la mesure où l’exposé dans son ensemble fait bien comprendre la nécessité de prendre en considération l’effet de l’ivresse sur la capacité de prévoir. Après avoir procédé à l’analyse fonctionnelle des directives du juge Kyle, je suis d’avis, comme la majorité de la Cour d’appel, qu’elles répondent à ce critère :
[traduction] Selon moi, le juge Kyle a indiqué comme il se doit au jury que le degré d’intoxication était tel qu’il pouvait avoir suffisamment atteint la capacité de l’accusé de prévoir les conséquences de ses actes pour soulever un doute raisonnable. Il a averti correctement le jury que, la question de l’ivresse ayant été soulevée, à bon droit compte tenu de la preuve, il incombait au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable que l’appelant avait l’intention requise. [par. 80]
5.2.2 Le juge du procès a‑t‑il fait une revue partiale de la preuve?
[69] Le juge Kyle a relaté la preuve à l’intention du jury à divers moments dans son exposé. D’abord, après avoir passé en revue les tâches du jury, la présomption d’innocence, ainsi que le fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable qui incombe au ministère public et après avoir donné des directives au jury sur la façon dont il devait apprécier la preuve, le juge a récapitulé les faits. En guise de préambule, il a rappelé ce qui suit aux jurés :
[traduction] Vous avez entendu le résumé des faits de l’avocat du ministère public et celui de l’avocat de la défense. Comme je vous l’ai déjà dit, le plus important est ce dont vous vous rappelez, mais je tenterai de vous indiquer quels sont les éléments qui, à mon avis, doivent être au centre de vos préoccupations pendant vos délibérations. [d.a., p. 13]
[70] Voici le résumé général qu’il a fait de la preuve :
[traduction] Dans la soirée du 23 et jusqu’aux petites heures du matin le 24 avril 2004, Teanda et Wayne se sont joints à quelques connaissances pour aller d’un endroit à l’autre, boire, jouer aux quilles et boire encore. L’atmosphère était à la fête et les personnes présentes ont trop bu, en particulier Wayne qui, si vous croyez Larry Hubick, aurait bu jusqu’à 49 onces ou l’équivalent de 49 onces de spiritueux. J’ai peine à le croire, mais il n’y a aucun doute que Wayne était ivre, très ivre, au point où conduire une motocyclette, ce qui ne lui pose habituellement aucun problème, est devenu presque trop difficile pour lui. Il l’a conduite malgré tout et a discuté du lendemain matin avec un ami, juste avant que cet ami ne le quitte vers 5 h, au moment où il cognait à la porte du 1228, rue McTavish. Il a rendu visite à un voisin, a vérifié quelques véhicules et est ensuite entré chez lui, apparemment, par effraction. Ses voisins l’ont entendu injurier Teanda pour qu’elle le laisse entrer. Le lendemain matin, Elissa, la sœur de Wayne, est entrée dans la maison et a trouvé Teanda sans vie sur le plancher de la salle à manger dans les circonstances qui vous ont été décrites en détail. Elissa et son père George, une fois celui‑ci arrivé, ont trouvé Wayne endormi; George a eu beaucoup de mal à le réveiller. Les policiers ont été appelés et une ambulance est arrivée. Il se peut qu’en raison de la présence des policiers, des ambulanciers, de George et d’Elissa, les lieux ne soient pas demeurés intacts, mais ils ont apparemment tous fait attention. Les experts ont agi avec professionnalisme et nous disposons d’une preuve assez détaillée de ce qu’ils ont trouvé. Rien n’indique qu’une autre personne que Teanda et Wayne se soit trouvée dans la maison; la mort violente de Teanda a été causée par un coup de couteau dans des circonstances qui laissent fortement penser que Wayne a causé sa mort et qu’il a alors commis un acte illégal. La question la plus difficile à trancher demeure : avait‑il l’intention de la tuer? [Je souligne; d.a., p. 13‑15.]
[71] Le juge Kyle a mentionné la preuve une deuxième fois lorsqu’il a expliqué aux jurés qu’ils devaient déterminer l’état d’esprit de M. Daley en tenant compte de l’ensemble de la preuve. Il a indiqué quels éléments en particulier les aideraient à s’acquitter de cette tâche :
[traduction] Vous devez tenir compte de ce qu’il a fait, de la façon dont il l’a fait et de ce qu’il en a dit. Vous devez aussi examiner les propos et le comportement de Wayne Daley avant, pendant et après l’événement, notamment les activités auxquelles il a participé au cours de la soirée, ses relations avec ses amis jusqu’à environ 5 h du matin, tous les éléments de preuve quant à ce qui s’est produit au cours des deux heures suivantes, y compris la preuve photographique, le témoignage de l’expert, etc. Vous devez considérer l’état dans lequel il se trouvait au moment où le crime a été découvert et ce qu’il a dit aux policiers. La preuve concernant la quantité d’alcool qu’il avait consommée et la période sur laquelle s’est échelonnée sa consommation vous fournit des indications sur son état d’esprit au moment où il aurait commis les infractions dont il est accusé. Tous ces éléments de preuve devraient vous aider à déterminer ce qu’il avait ou non l’intention de faire. [Je souligne; d.a., p. 15-16.]
[72] Après avoir abordé la question de la déduction conforme au bon sens et l’avoir rattachée à l’intoxication, il a exposé la preuve une troisième fois. Il a donné la directive suivante au jury : [traduction] « Si vous avez un doute raisonnable à propos de son état d’esprit, vous ne devez pas conclure qu’il avait l’intention de produire les conséquences prévisibles de ce qu’il a fait », puis il a rattaché les éléments de preuve suivants à la question en litige :
[traduction] La seule preuve que nous détenons concernant son état mental immédiatement avant les événements en question est qu’il a discuté avec Tyler Sanjenko, vers 5 h, de l’exposition d’automobiles qui avait lieu le lendemain matin. Il est allé voir M. Clarke et lui a tenu une conversation intelligible, même s’il était en état d’ébriété. Il a vérifié les quatre véhicules, y compris un Winnebago, apparemment avec l’intention d’y dormir, puis il est entré dans la maison. Il a aussi hurlé à sa femme : « Laisse‑moi entrer maudite salope. » Ces événements se sont déroulés après son aller et retour à motocyclette jusqu’à l’autre bout de la ville au cours duquel il s’est d’abord rendu chez un ami, puis à l’endroit où était censée avoir lieu une fête. Durant le trajet, il a aussi eu plusieurs petits accidents, sans aucun doute à cause de son état d’ébriété. Selon l’avocat du ministère public, ces faits démontrent qu’il n’était pas si ivre que ça.
Lorsque sa sœur et son père sont arrivés, ils ont eu de la difficulté à le réveiller, bien qu’il semble qu’une ambulancière qui se trouvait dans la maison l’ait entendu parler avec son père.
L’agente Decterow qui l’a conduit jusqu’aux cellules du poste de police a eu de la difficulté à le convaincre que Teanda était morte.
Vous avez entendu le témoignage de Wayne selon lequel il avait consommé beaucoup d’alcool ce soir‑là et ne se rappelle pas ce qui s’est passé après ou même pendant ses déplacements en motocyclette, sauf d’être tombé une fois. Toutefois, votre tâche ne consiste pas à déterminer son état d’esprit après les événements cruciaux, mais plutôt durant ces événements. Le fait qu’il ne se souvienne pas de ce qui s’est passé dans la maison ne constitue qu’une partie du problème.
L’amnésie, bien qu’elle puisse témoigner d’une ivresse extrême, ne constitue pas un moyen de défense. Vous devez vous concentrer sur sa capacité de former l’intention criminelle requise à ce moment‑là. À cet égard, vous devez vous rappeler mes propos sur le fardeau de la preuve. Il n’incombe pas à l’accusé de prouver qu’il était ivre au point de ne pas pouvoir former l’intention requise. La question de l’ivresse ayant été soulevée, et ce, à bon droit compte tenu de la preuve, il incombe au ministère public de prouver hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait l’intention requise, malgré son ivresse. [d.a., p. 17‑19]
[73] Le juge Kyle a ensuite répété les conclusions de droit que pouvait tirer le jury après avoir apprécié la preuve que je viens de citer. Puis, il a expliqué la thèse du ministère public selon laquelle M. Daley devrait être déclaré coupable de meurtre au premier degré et précisé de quelle façon le jury pouvait arriver à cette conclusion. Par la suite, le juge Kyle a récapitulé le témoignage des trois experts qui ont comparu lors du procès. C’est à ce moment qu’il a résumé le témoignage de M. Richardson :
[traduction] M. Richardson, l’expert en alcool, si je peux l’appeler ainsi, a parlé de l’effet du type d’ivresse dont il est question ici. Il altère le jugement ainsi que la capacité motrice, et il peut causer l’amnésie si la mémoire à court terme ne se transforme pas en mémoire à long terme. En l’espèce, Wayne Daley affirme simplement n’avoir aucun souvenir de ce qui s’est passé après qu’il a quitté son garage sur sa motocyclette, sauf d’avoir eu un accident. Toutefois, au moment de son arrestation, il a dit que lui et Teanda s’étaient disputés. [d.a., p. 21]
[74] La juge Smith a reproché au juge du procès d’avoir omis plusieurs faits dans sa récapitulation de la preuve (par. 155). Elle a notamment signalé les témoignages suivants qui n’avaient pas été mentionnés. (1) Le témoignage additionnel de Tyler Sanjenko qui a affirmé que M. Daley [traduction] « tombait partout, t’sais, il était vraiment — vraiment chaud » pendant qu’il conduisait sa motocyclette et que, lorsqu’ils avaient parlé ensemble à 5 h 30, chez M. Daley, ce dernier avait uriné sur la clôture d’un voisin et avait eu beaucoup de difficulté à remonter son pantalon (par. 115‑116). (2) Le témoignage de James Beamish, un ami que M. Daley ne se souvenait pas avoir visité à 4 h 30, selon qui M. Daley était très ivre, n’arrivait pas à garder son équilibre, avait dû s’accrocher au comptoir pour se tenir debout et avait eu de la difficulté à mettre son casque et à enfiler ses bottes au moment de partir (par. 114). (3) Le témoignage de Jim Clarke, le voisin à qui M. Daley a rendu visite après 5 h 30, selon qui l’appelant était [traduction] « vraiment soûl », « baragouinait des choses qui n’avaient ni queue ni tête » et était « ivre mort » (par. 117). (4) Le témoignage de la voisine, Mme Mohr, qui a vu l’appelant essayer d’entrer chez lui et a déclaré qu’il [traduction] « avait l’air vraiment ivre » et qu’il était tombé en marchant (par. 118). (5) Un autre témoignage de M. Sanjenko relativement à sa conversation avec M. Daley à propos de leur visite de l’exposition d’automobiles le lendemain. Selon la juge Smith, le juge du procès aurait dû, d’une part, préciser que M. Sanjenko était moins ivre que l’appelant et qu’on ne pouvait déterminer avec certitude qui avait dit quoi et, d’autre part, insister sur le fait que cela n’établissait pas l’existence d’une réelle « planification » (par. 132‑133). Selon elle, en omettant tous ces témoignages, le juge du procès a insisté exagérément sur la preuve qui tendait à minimiser le degré d’intoxication de l’accusé : [traduction] « il ne serait pas injuste de dire que la description de l’état d’intoxication de l’appelant faite par le juge du procès indiquait presque exclusivement “qu’il n’était pas si ivre que ça” » (par. 153).
[75] Outre la façon dont il a traité le témoignage de ces témoins profanes, la juge Smith a notamment reproché au juge du procès son résumé du témoignage d’expert de M. Richardson. Je traiterai de cette question séparément dans les paragraphes qui suivent.
[76] Comme je l’ai expliqué précédemment, le juge du procès n’était pas tenu de procéder à une récapitulation exhaustive de la preuve. Son obligation consistait à faire un résumé concis et équitable de la preuve, en insistant sur les éléments essentiels permettant de déterminer si M. Daley était ivre au point d’être incapable de prévoir les conséquences de ses actes.
[77] Je retiens l’argument du ministère public selon lequel les reproches de la juge Smith font abstraction du fait que l’obligation du juge Kyle se limitait à résumer la preuve. Le procès a été relativement court puisqu’il n’a duré que sept jours. Les jurés devaient avoir encore bien en mémoire les dépositions des témoins et les avocats avaient passé en revue la preuve à l’appui de leur thèse juste avant l’exposé au jury. Le juge Kyle n’était pas tenu de passer en revue tous les éléments de preuve présentés lors du procès.
[78] Quant à savoir si la présentation de la preuve était inéquitable, je suis d’accord avec l’avocat du ministère public pour dire que l’exposé ne portait pas sur le fait que [traduction] « M. Daley n’était pas si ivre que ça », mais plutôt sur la teneur véritable de la preuve. Comme l’a dit l’avocat du ministère public, la preuve entendue lors du procès « allait dans les deux sens ». Tout comme certains éléments de preuve étayaient la thèse selon laquelle M. Daley était très ivre, d’autres indiquaient qu’il était moins ivre qu’on le prétendait et qu’il était capable d’agir rationnellement. Le juge Kyle a mentionné de nombreux faits essentiels étayant la position de M. Daley, par exemple qu’il avait consommé une quantité importante d’alcool, qu’il avait eu de la difficulté à conduire sa motocyclette et qu’il avait eu plusieurs accidents mineurs, qu’on avait eu de la difficulté à le réveiller le lendemain matin et que les policiers avaient eu de la difficulté à le convaincre du décès de Teanda. Parallèlement, le juge Kyle a aussi fait état d’éléments qui discréditaient ou contredisaient cette preuve, comme le fait que M. Daley était toujours capable d’entretenir une conversation avant l’incident, qu’il avait traversé la ville en motocyclette pour rendre visite à un ami, qu’il avait discuté avec un voisin et tenté de s’abriter dans ses voitures après avoir constaté que sa maison était fermée à clé, et enfin qu’une ambulancière l’avait entendu parler avec son père alors qu’il prétendait être inconscient. Il fallait présenter les deux côtés de la preuve.
[79] Je tiens à préciser que, si le juge du procès n’a pas mentionné tous les éléments de preuve tendant à démontrer l’ivresse de M. Daley, il n’a pas fait état non plus de tous les éléments favorables à la thèse du ministère public. Par exemple, le juge Kyle n’a pas relevé que, selon l’agent d’identification qui s’est occupé de l’appelant à 9 h 55 le matin du 24 avril, M. Daley n’était pas aussi ivre qu’on le prétendait. L’avocat du ministère public a assez bien exposé le problème dans les observations qu’il a faites de vive voix à l’audience :
[traduction] [Le juge du procès] relate‑t‑il que M. Daley a dû s’appuyer sur la rampe quand il est allé parler à M. Clarke? Ou qu’on l’avait vu trébucher? Non, il ne le signale pas. Mais il ne mentionne pas non plus que, malgré son intoxication, M. Daley était conscient que M. Clarke avait déménagé environ une semaine auparavant, ce sur quoi il avait raison. Et il s’est approché de M. Clarke et l’a salué : « Bonjour voisin. »
Alors le ministère public soutient, si nous voulons parler des omissions, que cela joue dans l’autre sens. Il s’agit d’une très bonne indication que le cerveau de cet homme fonctionne. . .
Alors, qu’avons-nous ici? Nous avons un résumé. Ce résumé exclut‑il certains éléments que Me Wolch aurait voulu y voir figurer? Sans aucun doute. Exclut‑il certains éléments que j’aurais voulu y voir figurer? Absolument.
Il convient également de souligner que le juge du procès n’a fait état ni des efforts de M. Daley pour entrer dans la maison après avoir découvert qu’elle était fermée à clé, ni de sa capacité de former une intention, compte tenu de son degré d’intoxication.
[80] De plus, j’estime pertinent de mentionner que la défense n’a soulevé aucun problème concernant la justesse du résumé de la preuve offerte par les témoins profanes après la communication des directives. En outre, les inquiétudes relatives aux omissions du résumé sont tempérées par le fait que le juge du procès a commencé son résumé en disant aux jurés qu’ils devaient se fonder sur ce qu’ils avaient retenu de la preuve pour trancher l’affaire et qu’il leur a mentionné à plusieurs reprises qu’ils devaient tenir compte de l’ensemble de la preuve pour déterminer si M. Daley avait l’intention requise.
5.2.3 Le juge du procès a‑t‑il omis d’expliquer la véritable portée du témoignage de M. Richardson?
[81] La juge Smith a conclu que le témoignage de M. Richardson visait à établir l’intoxication extrême de l’appelant, au point où il pouvait être frappé d’amnésie et incapable d’exercer suffisamment son jugement pour apprécier les conséquences de ses actes. Elle a donc conclu que le résumé fait par le juge du procès ainsi que ses directives sur la façon dont la preuve devait être utilisée étaient totalement inadéquats :
[traduction] Le témoignage de M. Richardson n’a pas été expressément rattaché à la question de l’intention et a été mentionné dans une autre partie de l’exposé, essentiellement pour indiquer au jury qu’il n’était pas vraiment pertinent pour trancher les questions qui lui étaient soumises. Bien que le juge du procès ait souligné la déclaration de M. Richardson selon laquelle « le type d’ivresse dont il est question ici [. . .] altère le jugement », dans ses directives, il n’a pas rattaché cet élément de preuve à la question de savoir si l’appelant savait que ses actes étaient de nature à entraîner la mort. Le juge du procès a mésestimé la pertinence de la preuve de l’amnésie induite par l’alcool relativement à cette question, et s’est contenté de dire : « L’amnésie, bien qu’elle témoigne d’une ivresse extrême, ne constitue pas un moyen de défense. » [Je souligne; par. 138.]
[82] Le problème, non négligeable, que pose le témoignage de M. Richardson, tient au fait qu’il n’est pas du tout certain que cette interprétation corresponde au message qu’il a voulu transmettre. Selon les juges Vancise et Gerwing, sa déposition ne permettait pas cette interprétation :
[traduction] Nulle part dans son témoignage, que j’ai exposé en détail, M. Richardson ne traite du fait que l’alcool aurait pour effet de porter atteinte à la capacité de former une intention spécifique. Il a déclaré que la personne fictive décrite par l’appelant, c’est‑à‑dire une personne ayant une alcoolémie de 0,230, serait incapable d’exercer un jugement ou de déterminer si ses actes sont acceptables. En revanche, il n’a pas parlé de la capacité de cette personne de former une intention spécifique ni de la possibilité qu’elle puisse, compte tenu de l’ensemble de la preuve, former l’intention spécifique requise.
. . .
Il a témoigné au sujet de l’effet de l’alcool sur la capacité d’exercer son jugement de façon judicieuse. Dans son témoignage, il n’a pas assimilé la perte de mémoire à l’absence d’intention. [Je souligne; par. 70 et 76.]
[83] Je suis du même avis. Il est vrai, comme le souligne la juge Smith, que M. Richardson n’a pas affirmé que l’alcool aurait pour effet [traduction] « de porter atteinte à la capacité de former une intention spécifique » et que pareille affirmation constituerait une conclusion de droit sur laquelle on ne s’attendrait pas à ce qu’un expert se prononce (par. 127). Je pense néanmoins que ce raisonnement, en quelque sorte, simplifie exagérément le problème. Pour que le témoignage de M. Richardson soit pertinent quant à la question qui est au cœur du litige, il n’était pas nécessaire qu’il précise qu’une personne dans le même état d’intoxication que M. Daley n’aurait pas l’« intention spécifique » requise pour commettre un meurtre, mais il devait expliquer clairement que cette personne ne pouvait prévoir les conséquences de ses actes, ce qu’il n’a pas fait. D’ailleurs, la juge Smith a reconnu que son témoignage était loin d’être clair : [traduction] « Il est malheureux que l’essentiel des explications offertes par M. Richardson ne soit pas ressorti plus clairement de son témoignage, en particulier de son interrogatoire principal » (par. 129).
[84] M. Richardson n’a abordé la question de la capacité de prévoir les conséquences qu’une seule fois, en contre‑interrogatoire, alors qu’il traitait de la capacité d’élaborer des projets et de planifier des actes, et non de la conscience immédiate :
[traduction]
Q : Qu’en est‑il — qu’en est‑il des projets pour le lendemain? Serait — serait‑il typique pour une personne dans un état d’ivresse aussi flagrant de ne pas planifier sa journée du lendemain, de ne pas penser plus loin? Serait‑ce une manifestation typique d’une atteinte au jugement que de ne pas penser plus loin?
R : Bien, elle ne — n’anticipe pas les conséquences de ses actes, effectivement.
Q : D’accord.
R : Encore une fois, ça fait partie du filtre d’acceptabilité d’anticiper les conséquences de ce qui arrive — des gestes qu’on accomplit.
Q : Ou — ou même, seulement ce qu’une personne va faire le lendemain.
R : Bien, c’est — c’est bien possible car la — la mémoire — ou — les régions du cerveau qui donnent naissance à des idées continuent d’en générer. Alors, ce serait possible qu’une personne amnésique parle de — ait des idées de ce qu’elle pourrait faire dans le futur —
Q : D’accord.
R : — et qu’elle en parle avec d’autres personnes, mais pour ce qui est de savoir si ces projets sont acceptables ou si cette personne les mettrait réellement à exécution, c’est une autre question, une —
Q : Une autre histoire.
R : — tout autre question. [d.a., p. 463‑464]
On ne retiendrait pas nécessairement de cet échange qu’une personne dans l’état de M. Daley est incapable de savoir quelles seront les conséquences probables de ses actes. On pourrait simplement en conclure qu’une personne amnésique n’a pas la capacité de planifier à long terme.
[85] Il y a lieu de se demander si la perte de la capacité d’exercer son jugement et d’évaluer l’acceptabilité de ses actes est assimilable à la perte de la capacité de prévoir les conséquences de ses actes. Si on se reporte au par. 42, où j’ai cité Robinson, il est difficile d’admettre qu’une personne qui en poignarderait une autre au flanc, comme en l’espèce, ne serait pas en mesure de réaliser qu’un tel geste peut causer la mort. On pourrait difficilement assimiler le témoignage d’un expert selon lequel une personne était dans un état d’intoxication tel qu’elle ne pouvait juger de l’acceptabilité de ses actes à une preuve d’intoxication suffisante pour établir l’incapacité alléguée en l’espèce. Voilà pourquoi, selon moi, l’interprétation donnée par la juge Smith au témoignage de l’expert pose problème.
[86] La juge Smith a justifié sa conclusion en se reportant à une autre affaire d’intoxication, R. c. Tipewan, [1998] S.J. No. 681 (QL) (B.R.), dans laquelle M. Richardson, appelé à témoigner en qualité d’expert pour la défense, a expressément établi un lien entre la perte de la capacité d’exercer son jugement et la perte de la capacité de prévoir les conséquences de ses actes. Je reconnais que la juge Smith a d’abord précisé qu’il [traduction] « faut faire preuve d’une extrême prudence en établissant une comparaison avec la preuve présentée dans une autre affaire » (par. 140), mais je suis d’avis qu’il était inapproprié qu’elle recoure à la preuve soumise dans le cadre d’une autre affaire pour pallier les lacunes de la preuve présentée en l’espèce. Le sens du témoignage de M. Richardson dans le présent dossier est une question de fait. Sous réserve de la connaissance d’office, on ne peut présumer que la réponse à une question de fait, qui repose entièrement sur la preuve propre à chaque cause, vaut pour quelque situation que ce soit hormis celle dont était saisi le tribunal de première instance. De plus, on pourrait difficilement reprocher au juge du procès d’avoir traité uniquement de la preuve présentée devant lui, puisque c’est la seule preuve qui peut être validement soumise à l’appréciation du jury.
[87] En outre, comme il s’agit d’une décision qui doit être prise en fonction de la preuve présentée au procès, seuls les jurés, en tant qu’arbitres ultimes des faits, peuvent apprécier la portée du témoignage de M. Richardson. Comme je l’ai mentionné précédemment, un principe bien établi veut qu’il soit hasardeux et, dans la plupart des cas, inapproprié pour le juge du procès d’interpréter le témoignage d’un expert à l’intention des jurés. Il doit simplement résumer et présenter au jury ce qui a été dit clairement par le témoin expert, sans plus, et ce uniquement lorsque ce témoignage est essentiel, et non accessoire, à une question fondamentale de l’affaire. Voir Thériault, p. 342.
[88] Subsidiairement, l’avocat de M. Daley a soutenu pendant sa plaidoirie que, si l’essentiel du témoignage de M. Richardson n’était pas clair, le juge du procès aurait dû profiter de sa présence à la barre des témoins pour chercher à obtenir des précisions en lui posant des questions supplémentaires. Même si le juge du procès avait assurément le pouvoir discrétionnaire de le faire, je suis d’avis qu’il n’en avait pas l’obligation. Je répète que la présentation de la preuve relève des parties et non du juge du procès. Bien entendu, le juge du procès peut avoir une certaine réticence à soutirer des éléments de preuve de peur d’obtenir des déclarations que l’avocat ne souhaitait pas voir émettre et que son intervention soit par la suite contestée en appel.
[89] Quant à savoir si le juge du procès a résumé adéquatement le témoignage de M. Richardson, compte tenu de ma conclusion selon laquelle le juge n’avait pas l’obligation d’interpréter la preuve à l’intention du jury ni de la compléter par des éléments implicites, j’estime que son résumé n’était pas incomplet ni favorable à une thèse plutôt qu’à l’autre au point de comporter une erreur justifiant annulation. M. Richardson a expliqué qu’il y avait une corrélation entre, d’une part, l’amnésie induite par l’alcool et, d’autre part, la perte de la capacité de juger et d’évaluer l’acceptabilité des comportements. Le juge Kyle a bien résumé ces propos avec les autres témoignages d’experts, dans une partie de l’exposé distincte de celle qui traitait spécifiquement de l’intoxication. Comme les renseignements qui ressortaient clairement du témoignage de M. Richardson n’étaient pas vraiment utiles pour trancher la question fondamentale de savoir si M. Daley avait ou non l’intention requise, et comme l’ordre dans lequel le juge donne ses directives au jury relève généralement de son pouvoir discrétionnaire, j’estime qu’aucune erreur n’a été commise. Si M. Richardson s’était exprimé en des termes aussi clairs que ceux que lui attribue la juge Smith, je douterais sérieusement de la justesse du résumé et de la façon dont son témoignage a été présenté. Toutefois, ce témoignage présentait des manques et une cour d’appel ne doit pas tenter de combler les lacunes de la preuve ou de tirer des inférences qui, en bout de ligne, modifient la preuve soumise au jury.
5.2.4 Le juge du procès a‑t‑il induit le jury en erreur sur la portée de l’amnésie alcoolique?
[90] Cette question touchant l’exposé au jury se rattache à la section précédente. Compte tenu de son interprétation du témoignage de M. Richardson, la juge Smith a estimé que le juge Kyle risquait d’induire sérieusement le jury en erreur quant à la portée de ce témoignage, lorsqu’il a indiqué à la fin de la partie de son exposé sur l’intoxication que [traduction] « [l]’amnésie, bien qu’elle puisse témoigner d’une ivresse extrême, ne constitue pas un moyen de défense. » Selon la juge Smith, il aurait été plus juste de résumer la pertinence de la preuve de l’amnésie comme suit : [traduction] « l’amnésie, bien qu’elle ne constitue pas une défense en soi, peut témoigner d’un degré d’ivresse tel que la capacité d’exercer son jugement est annihilée ou gravement atteinte » (par. 139).
[91] Dans sa plaidoirie devant notre Cour, l’avocat de M. Daley a fait valoir que cette erreur d’appréciation de la portée de l’amnésie équivalait à une absence de directive sur la thèse de la défense. Je comprends de ses arguments que la défense cherchait à faire valoir la thèse suivante : (1) M. Daley ne pouvait se rappeler les événements entourant l’homicide. (2) Cela prouve qu’il se trouvait dans un état d’amnésie alcoolique. (3) Les personnes en état d’amnésie alcoolique perdent totalement la capacité d’exercer leur jugement et d’évaluer l’acceptabilité de leurs actes. (4) Les personnes qui sont dans l’incapacité d’exercer leur jugement ne peuvent pas prévoir les conséquences probables de leurs actes. (5) Les personnes qui ne peuvent prévoir les conséquences probables de leurs actes n’ont pas l’intention spécifique requise pour être déclarées coupable de meurtre au deuxième degré. L’avocat de M. Daley affirme que si toutes les propositions sur lesquelles repose cette thèse sont établies, la preuve de l’amnésie doit revêtir une importance capitale. En effet, en suivant les étapes du raisonnement que je viens d’exposer, la preuve démontrant l’amnésie, si elle était retenue, mènerait à la conclusion que M. Daley n’avait pas l’intention requise.
[92] Toutefois, comme je l’ai expliqué dans la section précédente, les éléments de cette thèse n’ont pas tous été établis en preuve. Principalement, M. Richardson n’a jamais parlé, dans son témoignage, du lien entre la perte de la capacité de juger et d’évaluer l’acceptabilité de ses actes et la perte de la capacité de prévoir les conséquences de ses actes, et le juge Kyle n’avait pas l’obligation de lui soutirer cette information. Si ce lien avait été établi, l’argument selon lequel les explications du juge Kyle sur la portée de l’amnésie étaient défaillantes serait plus convaincant. Cependant, ce lien n’ayant pas été établi en preuve, je conclus qu’il était acceptable pour le juge Kyle d’affirmer que l’amnésie ne constitue pas un moyen de défense.
5.2.5 Le juge du procès a‑t‑il semé la confusion dans l’esprit des jurés au sujet du degré d’intoxication nécessaire pour que ce moyen de défense soit retenu?
[93] Selon la juge Smith, tant l’avocat de M. Daley que l’avocat du ministère public ont mal interprété la nature de la défense d’intoxication et cette erreur s’est reproduite dans les directives du juge du procès (par. 105). À son avis, dans sa présentation de la preuve, le juge du procès a confondu le degré d’intoxication nécessaire pour établir un état d’automatisme et le degré d’intoxication suffisant pour soulever un doute raisonnable quant à savoir si l’accusé avait l’intention spécifique requise pour commettre un meurtre. Elle estimait que le juge Kyle a pu donner aux jurés l’impression que la défense d’intoxication n’avait plus aucune pertinence s’ils étaient convaincus hors de tout doute raisonnable que l’appelant était capable d’un acte volontaire :
[traduction] En résumé, j’estime que les jurés auraient pu comprendre des propos du juge du procès au sujet de la défense d’intoxication que, s’ils étaient convaincus hors de tout doute raisonnable que l’appelant était capable d’un acte volontaire, la question était réglée. [Le fait que le juge du procès ait décrit le] comportement de l’appelant (qui a « discuté » de l’exposition d’automobiles du lendemain matin, rendu visite à M. Clarke et lui a tenu « une conversation intelligible, même s’il était en état d’ébriété », et tenté de monter dans des véhicules dont les portes étaient fermées à clef « apparemment pour y dormir ») comme démontrant « qu’il n’était pas si ivre que ça », laisse entendre que s’il pouvait faire toutes ces choses, il était probablement aussi capable de former l’intention requise. [par. 152]
[94] Il semblerait que, pour la juge Smith, les éléments de preuve mentionnés par le juge Kyle qui discréditaient ou contredisaient la thèse selon laquelle l’appelant était dans un état d’intoxication avancé, n’auraient été pertinents que si M. Daley avait présenté une défense d’intoxication extrême s’apparentant à l’automatisme. Elle paraît suggérer que ces éléments de preuve n’étaient pas pertinents quant à la question de savoir si M. Daley était ivre au point de ne pouvoir prévoir les conséquences probables de ses actes. En toute déférence, je ne suis pas d’accord.
[95] À mon avis, l’énumération des activités de M. Daley ne visait pas à établir qu’il les avait accomplies, mais à déterminer si elles démontraient qu’il les avait accomplies avec le désir manifeste d’arriver à une fin logique, ce qui est pertinent pour la question de l’intention. Certains indices témoignent de la conscience réelle qu’avait l’appelant de ses actes : il ne s’est pas écarté du sujet en discutant de ses projets pour le lendemain avec son ami, M. Sanjenko; même s’il a eu quelques accidents mineurs, il a été capable de conduire sa motocyclette pour se rendre chez un ami, à une fête et pour revenir chez lui; il a crié pour alerter sa femme en constatant que la maison était fermée à clef et il a cherché un véhicule pour s’abriter. Je pense, comme le ministère public, que le juge du procès n’a pas fait ressortir le caractère volontaire de ces actes, mais leur rationalité.
[96] Comme je l’ai expliqué précédemment, le juge du procès a l’obligation de présenter équitablement les éléments de preuve soumis par les deux parties. J’estime que c’est ce que le juge Kyle a fait. Il me semble que la juge Smith aurait préféré qu’il omette la plupart de ces éléments importants dans son exposé et qu’il insiste démesurément sur la preuve de l’ivresse de M. Daley. Un tel exposé n’aurait pas été plus équitable.
5.2.6 Le juge du procès aurait‑il dû présenter un exposé en deux temps?
[97] Comme je l’ai dit plus tôt, la Cour a recommandé l’usage de directives de type Canute, règle générale, lorsque l’intoxication est invoquée comme moyen de défense à une infraction d’intention spécifique. Toutefois, dans Robinson, elle n’a pas écarté la possibilité de formuler des directives inspirées du modèle décrit dans MacKinlay. Rappelons que la différence principale entre ces deux modèles tient essentiellement au fait que, suivant le modèle MacKinlay, le juge traite d’abord de la capacité de former l’intention requise, puis il explique aux jurés que, s’ils concluent hors de tout doute raisonnable que l’accusé avait la capacité de former l’intention requise, ils doivent déterminer si ce dernier avait véritablement cette intention. Le modèle proposé dans Canute ne porte que sur l’intention véritable de l’accusé.
[98] Dans Robinson, la Cour a affirmé que le juge du procès pouvait faire un exposé suivant le modèle MacKinlay « lorsqu’une preuve d’expert a été présentée sur des questions de capacité, lorsque la preuve révèle que l’accusé a consommé une quantité considérable d’alcool ou lorsque l’accusé demande expressément, dans le cadre de sa défense, que des directives soient données sur la question de la “capacité” » (par. 53). Dans R. c. Lemky, [1996] 1 R.C.S. 757, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef), s’exprimant pour la majorité, a précisé ce principe : « Bien que l’exposé en deux temps soit parfois utile, des directives distinctes sur la capacité ne sont pas une exigence légale et leur absence ne constituera pas généralement une erreur justifiant annulation. » (par. 15) Toutefois, dans Seymour, où le juge du procès avait fait un exposé de type Canute et l’expert avait témoigné notamment sur la capacité, la Cour a conclu à une erreur justifiant annulation parce que le juge n’avait pas formulé ses directives suivant le modèle MacKinlay.
[99] Vu son interprétation du témoignage de M. Richardson, la juge Smith a conclu, à l’instar de la Cour dans Seymour, que des directives de type MacKinlay auraient été les plus appropriées :
[traduction] De plus, en l’espèce, l’expert a témoigné sur l’absence de capacité de l’appelant d’exercer son jugement (et par conséquent, au sens de sa capacité de prévoir les conséquences de ses actes, sur sa capacité de former l’intention requise pour commettre un meurtre) . . .
. . . l’exposé au jury n’a pas non plus établi de distinction entre la question de l’absence de capacité de former l’intention requise et la question de savoir si, compte tenu de son degré d’intoxication, l’accusé n’avait pas, de fait, l’intention requise.
. . .
On peut soutenir que, comme dans R. c. Seymour, précité, la présente affaire en était une où il aurait été préférable de suivre le modèle en deux temps. [En italique dans l’original; par. 156‑157 et 159.]
[100] Toutefois, l’expert n’a clairement témoigné que sur l’absence de la capacité de juger et d’évaluer l’acceptabilité des comportements, et non sur l’absence de la capacité de former une intention spécifique, plus précisément la capacité de prévoir les conséquences de ses actes. L’expert n’a donc pas témoigné sur la « capacité » pertinente et cet argument ne pouvait servir à justifier un exposé de type MacKinlay. Il est vrai que l’avocat de M. Daley a demandé que des directives de type MacKinlay soient données dans un exposé supplémentaire et que le juge Kyle n’a pas accédé à cette demande, essentiellement parce qu’il croyait que de telles directives ne serviraient qu’à semer la confusion dans l’esprit du jury. Cependant, compte tenu du témoignage de l’expert, j’estime que le refus du juge Kyle ne constitue pas une erreur justifiant annulation et, qui plus est, j’ai tendance à croire, comme lui, qu’un exposé en deux temps n’aurait servi qu’à embrouiller le jury. Dans Canute, p. 418‑419, le juge Wood a bien expliqué le problème que pose le modèle MacKinlay :
[traduction] L’avocat du ministère public a plaidé devant nous que la totalité de l’exposé proposé dans MacKinlay devrait maintenant être approuvé dans cette province, signalant que le processus en deux temps est une formule simple à appliquer pour le jury. Lorsqu’on lui a demandé les raisons pour lesquelles une formule en deux temps serait plus simple à appliquer qu’un critère unique, l’avocat n’a pas su répondre.
En fait, comme on l’a souligné dans Korzepa, le processus en deux temps énoncé dans MacKinlay est déroutant en soi. Pourquoi devrait‑on demander aux jurés de peiner sur le concept nébuleux de la « capacité de former une intention » si, en définitive, ils ne sont tenus de considérer que la véritable question de droit, c.‑à‑d. celle de l’intention véritable de l’accusé? La question de l’intention véritable rend nécessairement redondante la question de la capacité de former cette intention. En toute déférence, il semble que le maintien de l’approche en deux temps préconisée dans MacKinlay, avec sa mention de la « capacité », aurait probablement pour seul résultat de dérouter le jury en l’amenant à prendre en considération autre chose que l’intention véritable de l’accusé . . . [Je souligne.]
[101] Je suis d’avis que le fait de ne pas écarter, dans Robinson, le recours à un exposé de type MacKinlay a engendré plus de problèmes que de bienfaits. L’accusé ne subit aucune injustice si le jury reçoit seulement pour directive d’examiner l’intention véritable. C’est ce que la Cour a reconnu dans Seymour, par. 26 : « Ce n’est que si le jury est bien informé qu’il doit conclure que l’accusé avait l’intention requise, qu’il ne lui sera manifestement pas possible de statuer que l’accusé qui était incapable de former l’intention spécifique nécessaire pour commettre l’infraction a formé cette intention » (soulignement omis). Néanmoins, malgré cette affirmation et la déclaration qu’elle avait faite dans Lemky, la Cour a conclu, dans Seymour, que le juge du procès avait commis une erreur justifiant annulation pour avoir omis de faire un exposé en deux temps. Malheureusement, cette décision a créé un incitatif à interjeter appel chaque fois qu’un juge a recours à un exposé en un temps de type Canute, même s’il s’agit du modèle généralement préconisé par la Cour.
[102] L’exposé de type MacKinlay a été maintenu dans Robinson par souci d’assurer une certaine souplesse, mais je crois que l’adoption de ce modèle s’est faite aux dépens de la simplicité et de la clarté. Je suis d’accord avec la critique formulée par Don Stuart contre cet aspect de l’arrêt Robinson :
[traduction] Il est vraiment regrettable que la Cour n’ait pas écarté la possibilité que, dans certains cas, un exposé en deux temps se rapportant à la capacité soit approprié. De nombreux arguments militent en faveur de la clarté et de la simplicité de l’approche adoptée par la Colombie‑Britannique dans tous les cas. L’anomalie créée par l’arrêt Beard aurait dû être complètement éliminée du droit canadien, comme elle l’a été par les tribunaux d’Angleterre, de Nouvelle‑Zélande et d’Australie.
(D. Stuart, Canadian Criminal Law : A Treatise (4e éd. 2001), p. 427)
Je recommanderais donc que toutes les directives sur l’intoxication soient formulées à l’avenir selon le modèle en un temps de type Canute.
5.2.7 Le juge du procès aurait‑il dû prendre des précautions supplémentaires pour empêcher le jury d’appliquer d’emblée la déduction conforme au bon sens?
[103] La juge Smith était également d’avis que, devant la preuve d’intoxication, le juge du procès aurait dû insister davantage pour faire comprendre aux jurés qu’ils n’étaient pas tenus d’appliquer la déduction conforme au bon sens :
[traduction] En l’espèce, dans le passage tiré de son exposé au jury cité précédemment, le juge du procès a fait référence à la « déduction conforme au bon sens », encourageant les jurés à se « servir de [leur] bon sens ». Bien qu’il les ait aussi mis en garde en leur précisant qu’ils ne pouvaient faire la déduction conforme au bon sens qu’après avoir examiné l’ensemble de la preuve, y compris la preuve de la consommation d’alcool de l’appelant, je crois que cette directive n’a pas suffisamment bien expliqué la pertinence de la preuve d’intoxication dans ce contexte. Par conséquent, le jury n’a pas été informé du fait que la « déduction conforme au bon sens » pourrait ne pas s’appliquer dans les cas où, en raison d’une intoxication grave, la faculté de l’accusé de prévoir les conséquences de ses actes a été compromise. [En italique dans l’original; par. 161]
[104] J’estime que le juge du procès n’avait qu’à établir un lien entre la déduction conforme au bon sens et la preuve d’intoxication, comme l’exige Seymour. Il me semble que, dans la plupart des cas, il faudra expliquer au jury la déduction conforme au bon sens, puisque cela l’aide à comprendre comment déterminer si l’accusé avait ou non l’intention nécessaire : voir Seymour, par. 19. Dans la mesure où les jurés sont informés qu’ils ne sont pas tenus de faire cette déduction, en particulier compte tenu de la preuve d’intoxication, comme le juge Kyle les en a informés en l’espèce, je ne vois rien de répréhensible dans les directives sur la déduction conforme au bon sens. Je ne crois pas que le juge du procès doive s’évertuer à dire aux jurés qu’ils ne sont pas tenus de faire cette déduction quand un degré avancé d’intoxication est mis en preuve, puisqu’il s’agit d’une question de bon sens. À cet égard, je souscris aux propos tenus par la juge Huddart dans R. c. Courtereille (2001), 40 C.R. (5th) 338 (C.A.C.‑B.), par. 32 :
[traduction] [La déduction conforme au bon sens] ne disparaît pas à la première consommation. Le bon sens collectif et l’expérience de la vie que possèdent les douze jurés sont d’une importance capitale et confèrent une valeur exceptionnelle aux jurys [. . .] Il relève également du bon sens et de l’expérience commune que l’effet de l’alcool sur le processus de la pensée est progressif [. . .] Plus une personne devient ivre, plus il est probable qu’elle perdra d’abord ses inhibitions, et qu’elle finira par perdre la maîtrise de ses actes. Il convient de rappeler aux jurés qu’ils peuvent faire appel à leur bon sens à cet égard, même si le degré d’intoxication est avancé, pourvu qu’on les avertisse que la déduction est facultative et assujettie à un examen de la preuve d’intoxication.
5.2.8 Le juge du procès a‑t‑il donné des directives adéquates au jury sur le lien entre la crédibilité et le doute raisonnable?
[105] Enfin, compte tenu de son interprétation du témoignage de M. Richardson et plus particulièrement de la portée de l’amnésie alcoolique sur la question de savoir si M. Daley pouvait prévoir les conséquences de ses actes, la juge Smith a conclu que le juge du procès a mis en cause la crédibilité de l’appelant lorsqu’il a déclaré : [traduction] « En l’espèce, Wayne Daley affirme simplement n’avoir aucun souvenir de ce qui s’est passé après qu’il a quitté son garage sur sa motocyclette, sauf d’avoir eu un accident. Toutefois, au moment de son arrestation, il a dit que lui et Teanda s’étaient disputés » (par. 137 (je souligne)). Par conséquent, elle a estimé qu’il incombait au juge Kyle d’informer le jury que, selon la décision de la Cour dans R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742, la règle du doute raisonnable s’appliquait à cette question de crédibilité.
[106] La mise en garde formulée dans W. (D.) est obligatoire uniquement dans les cas où la question de la crédibilité est fondamentale ou importante. Voir R. c. Good (1998), 102 B.C.A.C. 177, p. 180 : [traduction] « [W. (D.)] s’applique principalement dans les cas qui se résument à un conflit simple et décisif quant à la crédibilité du témoignage du plaignant par rapport à celui de l’accusé, notamment lorsque la preuve ne révèle aucun autre facteur extrinsèque pertinent. » Comme le juge Vancise, j’estime que la crédibilité n’était pas un enjeu en l’espèce :
[traduction] En l’espèce, la crédibilité n’était pas un enjeu. Il n’existait aucun conflit entre le témoignage de l’appelant et ceux des autres témoins. Il n’avait tout simplement aucun souvenir. Il n’a présenté aucun élément de preuve sur ce qui était au cœur du litige — soit sur la question de savoir s’il avait ou non l’intention requise pour tuer ou causer des lésions corporelles, en prévoyant que la mort s’ensuivrait probablement.
. . . Il n’y avait aucun conflit entre le témoignage de l’accusé et celui d’une autre personne. L’appelant ne pouvait ou ne voulait pas témoigner sur les événements entourant le décès de sa conjointe. Le juge du procès a dit expressément : « Si vous avez un doute raisonnable à propos de son état d’esprit, vous ne devez pas conclure qu’il avait l’intention de produire les conséquences prévisibles de ce qu’il a fait. » [par. 46‑47]
Par conséquent, le juge Kyle n’avait aucune obligation de donner des directives spécifiques établissant un lien entre la crédibilité de l’appelant et le doute raisonnable.
6. Dispositif
[107] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Version française des motifs des juges Binnie, LeBel, Fish et Charron rendus par
Le juge Fish (dissident) —
I
[108] L’appelant a été déclaré coupable de meurtre. Il a fait valoir comme moyen de défense qu’il était intoxiqué au point de ne pas avoir l’intention coupable — plus particulièrement, la prévision subjective — qui constitue un élément essentiel de cette infraction. Nul ne conteste que l’appelant avait consommé une énorme quantité d’alcool et qu’il se trouvait, au moment pertinent, dans un état d’intoxication avancé.
[109] Selon un témoin, l’appelant était [traduction] « ivre mort » et « pouvait à peine tenir debout ». Selon un autre témoin, il « tombait partout » et il était « vraiment chaud ». Un pharmacologue cité comme témoin expert a déclaré qu’« une personne dans un état d’ivresse aussi flagrant » ne pouvait « anticipe[r] [. . .] les conséquences de ses actes ».
[110] Nulle part dans son exposé au jury le juge du procès n’a‑t‑il fait état d’un seul de ces éléments de preuve. Nulle part n’a‑t‑il, ne serait‑ce que brièvement, exposé la thèse de la défense sur cette question décisive. Nulle part n’a‑t‑il attiré l’attention du jury, même sommairement, sur la preuve susceptible d’étayer cette thèse. Nulle part dans l’« arbre décisionnel » que le juge du procès a remis au jury n’est‑il fait quelque mention que ce soit de l’état d’intoxication de l’appelant ou de l’incidence de celle‑ci sur le critère de la prévision qui constituait un élément essentiel de l’accusation. Au contraire, le juge n’a fait allusion à ces éléments de preuve que pour discréditer la défense de l’appelant. J’y reviendrai, exemples à l’appui.
[111] Je ne crois pas utile de procéder à un examen détaillé des faits, si ce n’est pour appuyer ou illustrer mon propos : le juge Bastarache, dans des motifs étoffés et soigneusement rédigés, a exposé équitablement tous les principaux éléments de preuve produits au procès. Malheureusement, comme nous le verrons, le juge du procès n’en a pas fait autant. Pas plus qu’il n’a rattaché cette preuve à la défense qu’elle était susceptible d’étayer en droit. Le jury a de ce fait été empêché de bien exercer son droit et s’acquitter de son devoir — un droit et un devoir qui ne sont pas nôtres — d’apprécier les éléments de preuve pertinents et d’en déterminer la portée pour rendre un verdict qui, selon la loi, relève exclusivement du jury.
[112] À l’instar de la juge Smith, dissidente en Cour d’appel, je crois que l’exposé du juge [traduction] « n’a pas présenté adéquatement au jury la défense d’intoxication qui découlait de la preuve soumise en l’espèce et, en particulier, ne lui a pas donné de directives adéquates sur la question de savoir si l’intoxication aurait pu avoir une incidence sur la capacité de l’accusé de prévoir les conséquences probables de ses actes, au point de soulever un doute raisonnable quant à savoir s’il avait l’intention nécessaire pour être déclaré coupable de meurtre » ((2006), 212 C.C.C. (3d) 290, par. 104).
[113] Avec égards pour l’opinion contraire exprimée par le juge Bastarache, je suis donc d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité de l’appelant et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès relativement à l’accusation portée contre lui.
II
[114] Le juge Bastarache a dressé une liste des huit éléments essentiels que le juge du procès doit inclure dans son exposé au jury (par. 29). Par souci de commodité, je la reproduis ici :
1. des directives sur les questions de droit pertinentes, dont les accusations portées contre l’accusé;
2. une explication de la thèse de chaque partie;
3. une récapitulation des faits saillants à l’appui des prétentions et de la thèse de chaque partie;
4. une récapitulation de la preuve rattachée au droit;
5. une directive précisant au jury qu’il est le maître des faits et que c’est lui qui doit statuer sur les faits;
6. des directives au sujet du fardeau de la preuve et de la présomption d’innocence;
7. les verdicts possibles;
8. les exigences relatives à l’unanimité du verdict.
[115] Seuls les quatre premiers éléments sont en cause dans le pourvoi. L’obligation de les inclure dans tout exposé n’est pas contestée. Il s’agit plutôt de savoir s’il y a été satisfait en l’espèce.
[116] J’ai conclu que non. Pour expliquer ma conclusion, j’estime utile de mentionner d’abord certains arrêts de principe. Comme nous le verrons, ces arrêts mettent tous en relief l’obligation du juge du procès de définir les questions en litige dans l’affaire, de résumer clairement et équitablement les thèses (ou « positions ») respectives de la poursuite et de la défense, d’attirer l’attention du jury sur la preuve qui étaye chacune de ces thèses et, enfin, de rattacher les principaux éléments de preuve aux règles de droit applicables.
[117] Depuis plus de cent ans, il est établi en droit que [traduction] « [c]haque partie à un procès devant jury a un droit constitutionnel et reconnu par la loi de voir la preuve qu’elle a soumise, soit en poursuite, soit en défense, présentée équitablement à ce tribunal » (Bray c. Ford, [1896] A.C. 44 (H.L.), p. 49 (je souligne), approuvé par le juge Nesbitt dans Spencer c. Alaska Packers Association (1904), 35 R.C.S. 362, p. 367, et confirmé dans Azoulay c. The Queen, [1952] 2 R.C.S. 495, p. 497‑498).
[118] Rares sont les décisions judiciaires sur le sujet qui ont surpassé — en clarté, en simplicité et en concision — l’énoncé du droit formulé dans l’arrêt Azoulay :
[traduction] La règle qui a été établie et constamment suivie veut que, dans un procès devant jury, le juge qui préside l’audience doive, sauf dans les rares cas où il serait inutile de le faire, passer en revue les parties essentielles de la preuve et exposer au jury la thèse de la défense afin de lui permettre d’apprécier la valeur et l’incidence de cette preuve, et la façon d’appliquer le droit aux faits constatés.
(Le juge Taschereau, s’exprimant au nom des juges majoritaires, p. 497-498.)
[119] L’arrêt Azoulay a réaffirmé en des termes particulièrement heureux les principes applicables énoncés un demi‑siècle plus tôt dans les arrêts mentionnés précédemment. Ces principes ont ensuite été maintes fois reconnus au cours du demi‑siècle qui a suivi. Par exemple, dans R. c. MacKay, [2005] 3 R.C.S. 607, 2005 CSC 75, la juge en chef McLachlin, citant l’arrêt Azoulay, a souligné que « [l]es directives au jury ont pour but [traduction] “d’expliquer le droit applicable et d’établir le lien entre ce droit et la preuve de façon que le jury saisisse bien les questions auxquelles il doit répondre pour rendre un verdict de culpabilité ou d’acquittement” » (p. 607‑608 (je souligne)).
[120] Lorsqu’il est possible d’atteindre équitablement ce but en peu de mots, un exposé bref mais précis est sans aucun doute préférable à une récitation laborieuse et non épurée de la transcription des notes du juge. Mais la concision n’est pas une vertu lorsque l’exposé, pour cette raison ou pour une autre, ne donne pas de directives claires quant aux questions en litige, n’établit pas de lien entre ces questions et les faits pertinents, ne résume pas les thèses respectives des parties ou n’attire pas, clairement et équitablement, l’attention du jury sur les éléments de preuve précis qui étayent l’une et l’autre de ces thèses.
[121] Citant les propos du lord juge en chef Goddard dans R. c. Clayton‑Wright (1948), 33 Cr. App. R. 22, p. 29, l’arrêt Kelsey c. The Queen, [1953] 1 R.C.S. 220, p. 227, a résumé comme suit l’étendue de l’obligation qui incombe au juge d’expliquer les thèses respectives des parties et la façon dont il doit être satisfait à cette obligation :
[traduction] Le juge s’acquitte . . . adéquatement et convenablement de son devoir . . . s’il présente clairement et équitablement les prétentions des deux parties, n’omettant dans son exposé, en ce qui concerne la défense, aucun des fondements réels de la défense. Il doit présenter . . . une image juste de la défense . . .
La règle est simple et met en œuvre le principe fondamental selon lequel l’accusé a droit à un procès équitable, et à une défense pleine et entière contre l’accusation et, à ces fins, le jury doit recevoir du juge du procès des directives adéquates concernant sa défense. [Je souligne; italique dans l’original omis.]
[122] L’obligation qui incombe au juge d’attirer l’attention du jury sur les éléments de preuve importants susceptibles d’étayer une défense s’applique à tous les moyens de défense qui ressortent du dossier, que l’accusé les ait invoqués ou non : voir Pappajohn c. La Reine, [1980] 2 R.C.S. 120, où la Cour a conclu (p. 126) :
Il est bien établi que dans ses directives, le juge du procès a l’obligation d’attirer l’attention du jury sur la thèse de la défense et de la lui soumettre équitablement et en entier. Dans l’accomplissement de cette tâche, il est clair aussi que le juge doit soumettre au jury tous les moyens de défense que l’accusé peut faire valoir étant donné la preuve, que son avocat les ait soulevés ou non. Il doit lui donner toutes les directives nécessaires sur le droit relatif à ces moyens de défense, résumer la preuve pertinente et la relier au droit applicable. [Je souligne.]
[123] Ces principes étaient bien établis longtemps avant que l’arrêt Pappajohn ne soit rendu. En effet, des décennies auparavant, la Cour avait statué ainsi dans Wu c. The King, [1934] R.C.S. 609, p. 616 :
[traduction] Il ne fait aucun doute qu’au procès, l’accusé a normalement le droit d’invoquer tout moyen de défense subsidiaire dont le fondement factuel ressort du dossier et, selon moi, il importe peu que la preuve qui constitue ce fondement ait été présentée par les témoins du ministère public, par ceux de l’accusé, ou autrement. L’essentiel, c’est que le dossier contienne une preuve qui, si elle est retenue par le jury, constituerait une défense valide contre l’accusation qui a été déposée. En présence d’une telle preuve, le juge du procès a le devoir de la porter à l’attention des jurés et de leur donner des directives à son égard. [Je souligne.]
[124] Enfin, le juge du procès doit veiller à [traduction] « préserver l’équilibre, si essentiel à la tenue d’un procès équitable, entre la cause de la poursuite et celle de la défense » (A. E. Popple, dir., Canadian Criminal Procedure (Annotations), 1952 (1953), p. 16). De même, lorsqu’il récapitule la preuve, le juge doit s’efforcer d’éviter la présentation inexacte ou l’omission d’un fait pertinent, les erreurs d’interprétation de la preuve et les observations inopportunes sur les faits (ibid.).
[125] C’est en gardant à l’esprit ces principes bien établis, que j’examinerai maintenant l’exposé présenté par le juge en l’espèce.
III
[126] Je conviens avec le juge Bastarache (par. 33) que la question fondamentale en l’espèce était de savoir si l’appelant, du fait de son intoxication, n’avait pas l’intention coupable qui constitue un élément essentiel de l’infraction de meurtre. Plus précisément, il s’agissait de déterminer si le jury était convaincu hors de tout doute raisonnable que l’appelant, dans l’état d’ivresse où il se trouvait, avait l’intention soit de causer la mort de la victime, soit de lui infliger des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer sa mort, et qu’il lui était indifférent que la mort s’ensuive ou non.
[127] Il n’est donc guère étonnant que la plupart des éléments de preuve produits par la défense se soient rapportés à l’intoxication extrême de l’accusé et à l’incidence probable de celle‑ci sur sa capacité de former l’intention coupable requise — ou à son incidence sur son intention véritable, s’il avait effectivement cette capacité. En outre, l’appelant a cité un témoin expert pour qu’il explique l’effet de l’intoxication extrême sur son état d’esprit, y compris sur sa capacité de prévoir les conséquences de ses actes.
[128] Vu ce qui précède, j’estime fatal pour l’exposé du juge qu’il ne contienne aucune mention de la thèse de l’appelant selon laquelle il n’avait pas la mens rea requise pour commettre un meurtre parce que son intoxication extrême le rendait incapable de prévoir les conséquences de ses actes. D’ailleurs, le juge du procès a fait allusion à l’intoxication comme moyen de défense uniquement en termes généraux, sans jamais mentionner de faits précis susceptibles d’étayer ce moyen de défense en l’espèce. Voici la teneur de ses directives sur la défense d’intoxication invoquée par l’appelant :
[traduction] Pour prouver l’infraction de meurtre, le ministère public doit démontrer hors de tout doute raisonnable que Wayne Daley avait l’intention de tuer ou de causer des lésions corporelles qu’il savait de nature à causer la mort. Pour déterminer s’il avait cette intention, vous devez prendre en considération la preuve de sa consommation d’alcool, de même que tous les autres éléments de preuve qui révèlent quel était son état d’esprit au moment où l’infraction aurait été commise.
. . .
La preuve concernant la quantité d’alcool qu’il avait consommée et la période sur laquelle s’est échelonnée sa consommation vous fournit des indications sur son état d’esprit . . . [d.a., p. 15-16]
[129] À mon avis, ces allusions très générales à la défense d’intoxication invoquée par l’appelant ne sauraient résister à un examen fondé sur l’un ou l’autre des arrêts mentionnés précédemment ou dans les motifs du juge Bastarache.
[130] J’ajouterai, en toute déférence, que ce vice dans l’exposé du juge a été aggravé par une omission frappante dans l’arbre décisionnel détaillé qu’il a remis au jury pour le guider vers son verdict. Cet arbre ne contenait aucune mention de l’intoxication de l’accusé et de son rapport avec la décision des jurés quant à son innocence ou à sa culpabilité. Si, comme je le crois, les directives du juge n’expliquaient pas clairement et équitablement la position de la défense, son arbre décisionnel accentue encore le problème. Considérés cumulativement, l’exposé et l’arbre décisionnel ont transmis au jury une perception inexacte et incomplète des questions qu’il devait examiner pour rendre son verdict.
[131] Selon moi, les directives du juge ne respectaient donc pas les principes applicables à tous les exposés au jury : si on les considère dans leur ensemble, comme il se doit, elles n’étaient ni complètes, ni exactes, ni équilibrées (point sur lequel je reviendrai). Plus précisément, les directives ne satisfaisaient pas aux exigences particulières applicables à un procès pour meurtre fondé sur l’al. 229a) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, dans les cas où il y a preuve d’intoxication extrême, comme en l’espèce.
[132] Dans les affaires de ce genre, il incombe au juge du procès de donner des directives au jury quant à l’effet de l’intoxication extrême sur la mens rea requise pour l’infraction de meurtre décrite à l’al. 229a) et, plus précisément, quant à son incidence sur l’exigence de la prévision posée par le sous‑al. 229a)(ii) : R. c. Seymour, [1996] 2 R.C.S. 252. S’exprimant au nom de la Cour dans Seymour, le juge Cory a expliqué ceci (par. 22) :
L’un des effets de l’intoxication grave est l’incapacité de prévoir, et encore moins de vouloir, les conséquences de ses actes. C’est pour cette raison que la Cour d’appel de l’Ontario a, dans l’arrêt MacKinlay, précité, à la p. 322, conclu que l’état d’esprit requis pour commettre le crime décrit au sous‑al. 229a)(ii) comporte la capacité de l’accusé d’évaluer ou de prévoir les conséquences de ses actes et que, par conséquent, le jury devrait se demander si l’intoxication a eu une incidence sur cette capacité.
[133] Ainsi, lorsque l’intoxication a été soumise au jury à titre de moyen de défense contre une accusation fondée sur le sous‑al. 229a)(ii), le juge du procès doit dire expressément au jury « que le ministère public est tenu de prouver hors de tout doute raisonnable que, au moment de la perpétration de l’infraction, l’accusé prévoyait véritablement les conséquences naturelles de son acte, c’est‑à‑dire la mort de la victime » : R. c. Lemky, [1996] 1 R.C.S. 757, par. 15 (soulignement omis). C’est donc dire que le juge du procès doit expliquer d’une manière claire et précise que le ministère public est tenu de prouver « hors de tout doute raisonnable que l’accusé [. . .] avait l’intention de tuer ou de causer des lésions corporelles, en prévoyant que la mort s’ensuivrait probablement » : R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683, par. 48.
[134] Dans l’arrêt R. c. Berrigan (1998), 127 C.C.C. (3d) 120, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a annulé la déclaration de culpabilité prononcée contre l’appelant et ordonné la tenue d’un nouveau procès au motif que le juge du procès [traduction] « n’avait pas donné au jury de directive précise rattachant la preuve d’intoxication de l’appelant à la capacité de prévoir les conséquences de ses actes requise par le sous‑al. 229a)(ii) » (par. 14 (je souligne)). S’exprimant au nom d’une cour unanime, le juge Donald a conclu :
[traduction] J’estime qu’il s’agissait d’une omission importante parce que le jury pouvait conclure que tout le monde aurait su que 11 coups de couteau étaient de nature à causer la mort. Il aurait fallu informer le jury de l’effet possible d’une drogue intoxicante sur la capacité d’une personne de mesurer ou de prévoir les conséquences de ses actes. [par. 14]
Ce principe a été confirmé trois ans plus tard dans l’arrêt R. c. Hannon (2001), 159 C.C.C. (3d) 86, 2001 BCCA 566.
[135] À l’instar de la juge Smith, je crois que la démarche adoptée dans les arrêts Berrigan et Hannon est celle qui doit être retenue. Il ne suffit pas de dire au jury, en des termes généraux, que l’alcool peut avoir un effet sur l’intention. Une directive plus précise s’impose pour s’assurer que le jury comprenne l’incidence de l’intoxication sur l’exigence de la prévision posée par le sous‑al. 229a)(ii). Comme David Watt l’explique :
[traduction] Dans certains cas, par exemple celui du meurtre décrit au sous‑al. 229a)(ii) et à l’al. 229b), l’élément moral que P doit établir comporte des éléments d’intention et de prévision subjective. Dans ces cas‑là, il est important que les jurés comprennent que la preuve d’intoxication peut soulever un doute raisonnable quant à savoir si D a véritablement prévu les conséquences de sa conduite.
(Watt’s Manual of Criminal Jury Instructions (2005), p. 829)
[136] Je conviens avec le juge Bastarache que, pour transmettre ce message, les juges ne sont pas tenus de prononcer une formule consacrée. Je crois toutefois, en toute déférence, que le problème dont nous sommes saisis ne concerne pas les termes dans lesquels la directive requise a été donnée, mais réside dans l’absence totale d’une telle directive.
[137] L’exposé aux jurés ne leur expliquait nullement comment appliquer les règles de droit pertinentes aux faits qu’ils tiendraient pour avérés sur cette question déterminante. Le juge du procès n’a jamais dit aux jurés que l’intoxication extrême constituait un moyen de défense contre une accusation de meurtre, si elle soulevait dans leur esprit un doute raisonnable quant à la conscience qu’avait l’appelant du fait que la mort était une conséquence vraisemblable de ses actes. Il ne leur a pas non plus indiqué, comme il le devait, comment déterminer si ce moyen de défense devait être retenu. Comme je l’ai déjà mentionné et je m’apprête à le démontrer, le juge n’a pas attiré l’attention des jurés sur les éléments de preuve révélant le degré réel d’intoxication de l’appelant et il n’a pas précisé que les personnes extrêmement intoxiquées peuvent, pour cette raison, ne pas se rendre compte des conséquences de leur conduite. Enfin, le juge n’a pas mentionné que si l’appelant, en raison de son intoxication extrême, ne s’est pas rendu compte du fait que son comportement violent allait vraisemblablement causer la mort de sa conjointe, il n’avait manifestement pas l’intention coupable qui constitue un élément essentiel de l’accusation de meurtre.
[138] Le juge s’est contenté de réciter le texte du sous‑al. 229a)(ii) du Code criminel et de demander au jury, en des termes généraux, de prendre en considération la [traduction] « preuve de [la] consommation d’alcool [de M. Daley], de même que les autres éléments de preuve qui ré[vélaient] quel était son état d’esprit au moment où l’infraction aurait été commise ».
[139] Le droit tient pour acquises la sagesse et l’intelligence collectives des jurés, qui ont bien servi la cause de la justice depuis des siècles et continuent de le faire. Mais le droit ne présume pas de leur connaissance des principes juridiques qu’ils doivent appliquer. Pas plus qu’il ne tient pour acquis qu’ils peuvent — même en l’absence de directives appropriées de la part du juge qui préside — apprécier la portée juridique de la preuve qu’ils ont entendue. Voilà pourquoi le juge du procès leur donne des directives appropriées, et est tenu de le faire. Cela n’a malheureusement pas été fait en l’espèce.
[140] J’exprimerai une dernière préoccupation sur cet aspect de l’affaire. La directive du juge du procès selon laquelle les jurés [traduction] « [peuvent] conclure qu’il est conforme au bon sens que, si une personne saine et sobre accomplit des actes dont les conséquences sont prévisibles, elle a habituellement l’intention ou la volonté de produire ces conséquences » ne saurait avoir aidé le jury à bien examiner le moyen de défense invoqué par l’appelant. Le fait qu’une déduction peut raisonnablement être tirée des actes d’une « personne saine et sobre » ne peut guère constituer une indication fiable qu’une déduction semblable peut raisonnablement être tirée des actes de quelqu’un qui, comme l’appelant, était loin d’être sobre lorsqu’il a commis ces actes; en fait, il était alors dans un état d’intoxication extrême.
[141] Le juge du procès se devait à tout le moins d’expliquer le lien entre la « déduction conforme au bon sens » dont il avait fait état et la preuve d’intoxication extrême de l’appelant. Comme la Cour l’a clairement indiqué dans l’arrêt Seymour, il est « essentiel que le juge du procès établisse un lien entre les directives visant l’intoxication et celles portant sur la déduction conforme au bon sens, de manière à informer expressément le jury que la preuve d’intoxication peut réfuter cette déduction » (par. 23 (je souligne)). Voir, au même effet, l’arrêt Robinson, par. 65, et l’arrêt R. c. Canute (1993), 80 C.C.C. (3d) 403 (C.A.C.‑B.), p. 420. En outre, même si une directive portant sur une « déduction conforme au bon sens » peut à juste titre être jugée pertinente, le juge du procès doit dire au jury que, plus l’état d’intoxication des accusés qui a été établi était avancé, moins il est probable qu’ils aient prévu — et encore moins voulu — les « conséquences naturelles » de leurs actes.
[142] En l’espèce, le juge du procès a omis d’expliquer adéquatement le lien entre la défense d’intoxication et la déduction conforme au bon sens. Il n’a pas non plus attiré l’attention du jury sur la preuve d’intoxication extrême de l’appelant ni sur son effet sur l’état d’esprit de l’appelant. À mon avis, cet aspect aussi était fatal à l’exposé : « une directive qui ne rattache pas la déduction conforme au bon sens à la preuve d’intoxication constitue une erreur justifiant annulation » : Robinson, par. 65.
IV
[143] Comme nous l’avons vu, le juge du procès est tenu d’exposer la thèse de la défense et d’attirer l’attention du jury sur tous les éléments de preuve importants susceptibles d’étayer cette thèse. En l’espèce, le juge du procès ne l’a pas fait. J’ai déjà dit que sa revue des éléments de preuve déterminants quant au degré d’intoxication de l’appelant n’était ni complète et ni équilibrée. En voici quelques exemples révélateurs :
(1) Tyler Sanjenko a relaté que l’appelant avait conduit en zigzaguant, avait heurté la bordure du trottoir, était tombé à plusieurs reprises, était [traduction] « vraiment chaud » et que « c’était comme si quelque chose l’avait frappé ». Il a également précisé dans son témoignage que l’appelant avait uriné sur la clôture du voisin, avait eu de la difficulté à remonter son pantalon et s’était promené le pantalon baissé. (Je souligne; d.a., p. 307‑312 et 324.)
Le juge du procès n’a fait état d’aucun des éléments de preuve soulignés. Son résumé du témoignage de M. Sanjenko s’est limité à ce qui suit :
[traduction] . . . il a discuté avec Tyler Sanjenko, vers 5 h, de l’exposition d’automobiles qui avait lieu le lendemain matin. [d.a., p. 17]
(2) Jim Clarke, le voisin de l’appelant, a témoigné que celui‑ci était [traduction] « ivre mort » et que la plupart de ce qu’il disait« n’avait ni queue ni tête, quant à [lui] ». (Je souligne; d.a., p. 330‑331.)
Le juge du procès a complètement passé sous silence les éléments de preuve soulignés et a résumé ainsi le témoignage de M. Clarke :
[traduction] [Monsieur Daley] est allé voir M. Clarke et lui a tenu une conversation intelligible, même s’il était en état d’ébriété. [d.a., p. 17]
(3) James Beamish, un ami de l’appelant qui a été réveillé par sa visite inopinée vers 4 h 30, a rendu le témoignage suivant :
[traduction] Ma belle‑mère était restée à coucher chez nous ce soir‑là et elle est allée répondre avant moi et lorsqu’elle a ouvert la porte, Wayne [l’appelant] a trébuché en entrant et en montant les escaliers [. . .] J’ai su qu’il était ivre en le voyant monter les escaliers. . .
Il [l’appelant] était soûl. Il, vous savez, il n’arrivait pas à garder son équilibre, il devait s’accrocher au comptoir pour se tenir debout . . .
. . . il a voulu remettre son casque de moto et il l’a mis à l’envers . . .
Oui, [il] n’arrivait pas à articuler. [Je souligne; d.a., p. 281, 284 et 290.]
Le juge du procès n’a pas du tout fait état de ce témoignage.
(4) Cynthia Lorraine Mohr, une voisine de l’appelant qui l’a vu vers 5 h, a relaté que
[traduction] Wayne [l’appelant] se tenait devant sa porte, celle de la maison voisine de la mienne, et il avait l’air vraiment ivre, il était — il n’arrêtait pas de frapper, puis il a descendu les escaliers et s’est dirigé vers la rue où des véhicules étaient stationnés. Ensuite, il est tombé . . . [Je souligne; d.a., p. 340.]
Là encore, le juge du procès n’a pas du tout mentionné les éléments de preuve soulignés.
(5) Fondant son opinion sur la preuve non contredite, J. S. Richardson, docteur en psychopharmacologie, a estimé l’alcoolémie de l’appelant et expliqué, en ces termes, l’effet de ce taux sur son état d’esprit :
[traduction] Vers 3 h, l’alcoolémie d’un homme de taille moyenne de 220 livres qui a consommé deux bouteilles de bière et quelque 22 onces de rye depuis environ 21 h 15 serait, à 3 h, d’environ 250 mg par 100 ml de sang, ce qui se trouve dans les valeurs de [. . .] qui entraînent l’amnésie induite par l’alcool chez une personne ordinaire.
. . .
À 4 h 20 [. . .] on s’attendrait à une alcoolémie d’environ 220 ou 280 mg %, ce qui, pour tout le monde sauf les alcooliques invétérés, constitue une concentration d’alcool dans le sang provoquant une intoxication extrême. Je m’attendrais à de l’amnésie, à une perte grave de capacité motrice, à une perturbation importante de la capacité de la personne à se livrer à des activités normales. Donc, le scénario que vous décrivez correspond bien à une alcoolémie de 280. [Je souligne; d.a., p. 438‑439 et 441‑442.]
[144] Dans son exposé au jury, le juge du procès n’a mentionné aucun des extraits de témoignage que j’ai soulignés — or, ils sont tous importants, favorables à l’appelant, susceptibles d’étayer sa défense et ils ne sont nullement contredits. D’ailleurs, les seules allusions à la preuve ayant trait au degré d’intoxication de l’accusé étaient empreintes de scepticisme ou de doute et tendaient à appuyer la position du ministère public selon laquelle l’accusé n’était pas ivre à ce point. Voici comment le juge du procès a résumé, au bénéfice du jury, la preuve relative au degré d’intoxication de l’appelant — preuve qu’il a qualifiée, à tort, de « seule preuve » de l’état mental de l’appelant au moment où il a poignardé sa conjointe Teanda Manchur :
[traduction] La seule preuve que nous détenons concernant son état mental immédiatement avant les événements en question est qu’il a discuté avec Tyler Sanjenko, vers 5 h, de l’exposition d’automobiles qui avait lieu le lendemain matin. Il est allé voir M. Clarke et lui a tenu une conversation intelligible, même s’il était en état d’ébriété. Il a vérifié les quatre véhicules, y compris un Winnebago, apparemment avec l’intention d’y dormir, puis il est entré dans la maison. Il a aussi hurlé à sa femme : « Laisse‑moi entrer maudite salope. » Ces événements se sont déroulés après son aller et retour à motocyclette jusqu’à l’autre bout de la ville au cours duquel il s’est d’abord rendu chez un ami, puis à l’endroit où était censée avoir lieu une fête. Durant le trajet, il a aussi eu plusieurs petits accidents, sans aucun doute à cause de son état d’ébriété. Selon l’avocat du ministère public, ces faits démontrent qu’il n’était pas si ivre que ça. [d.a., p. 17]
[145] Fait peut‑être le plus important, le juge du procès a fait totalement abstraction du témoignage de M. Richardson sur la question fondamentale qui se pose en l’espèce, soit celle de savoir si l’appelant, du fait de son intoxication extrême, n’avait pas la mens rea nécessaire à la commission d’un meurtre. Le juge du procès a bien fait allusion au témoignage de M. Richardson, mais en trois petites phrases et seulement à la toute fin de ses directives sur la preuve pertinente quant aux thèses respectives du ministère public et de la défense. Il en a traité complètement à part de son analyse de l’intention requise pour qu’il y ait meurtre et de la preuve s’y rattachant. Voici comment il a résumé l’ensemble du témoignage de M. Richardson :
[traduction] L’expert en alcool, si je peux l’appeler ainsi, Dr Richardson, a parlé de l’effet du type d’ivresse dont il est question ici. Il altère le jugement ainsi que la capacité motrice, et il peut causer l’amnésie si la mémoire à court terme ne se transforme pas en mémoire à long terme. En l’espèce, Wayne Daley affirme simplement n’avoir aucun souvenir de ce qui s’est passé après qu’il a quitté son garage sur sa motocyclette, sauf d’avoir eu un accident. Toutefois, au moment de son arrestation, il a dit que lui et Teanda s’étaient disputés. [Je souligne; d.a., p. 21.]
[146] J’ouvre ici une parenthèse pour signaler que M. Richardson, pharmacologue et professeur de psychiatrie, a été reconnu — sans opposition de la part du ministère public — [traduction] « comme un expert quant aux effets des boissons alcoolisées non seulement sur le corps humain, mais aussi sur les fonctions cérébrales et sur le comportement » (d.a., p. 412). Son témoignage occupe 53 pages de la transcription du procès. Le ministère public l’a contre‑interrogé quant à l’incidence de la consommation d’alcool sur le comportement et sur la capacité de planification et d’anticipation d’une personne.
[147] Bref, le témoignage de M. Richardson a été traité sommairement et cavalièrement par le juge du procès. Comme l’a signalé la juge Smith, il ne l’a pas rattaché à la question fondamentale — soit, celle [traduction] « de savoir si l’appelant savait que ses actes étaient de nature à entraîner la mort » (par. 138).
[148] Les juges majoritaires de la Cour d’appel ont conclu que le témoignage de M. Richardson avait peu de rapport avec la question de l’intention. À leur avis, nulle part dans son témoignage n’a‑t‑il traité [traduction] « du fait que l’alcool aurait pour effet de porter atteinte à la capacité de former une intention spécifique ». Il n’a témoigné, selon eux, qu’au sujet de la [traduction] « capacité d’exercer son jugement de façon judicieuse » (par. 70 et 79 (je souligne)).
[149] Comme la juge Smith, je ne partage pas cette opinion sur le témoignage de M. Richardson. Au contraire, je trouve le raisonnement de cette dernière beaucoup plus convaincant :
[traduction] Il est vrai que M. Richardson n’a pas expressément dit que, dans les cas d’intoxication extrême, comme celle décrite, l’alcool a pour effet « de porter atteinte à la capacité de former une intention spécifique ». Évidemment, il s’agit en partie d’une conclusion de droit et non d’une conclusion sur laquelle on s’attendrait à ce qu’un expert se prononce. Néanmoins, à mon avis, la portée factuelle du témoignage de M. Richardson est claire : dans les cas d’intoxication extrême, la capacité d’évaluer ou d’apprécier les conséquences de ses actes est, tout au moins, gravement atteinte, voire totalement annihilée. En outre, en réponse aux questions hypothétiques fondées sur la preuve soumise à la Cour quant à la quantité d’alcool consommée, M. Richardson s’est dit d’avis que l’appelant avait atteint ce degré d’intoxication au moment pertinent. Il est clair, également, que cet expert a expressément établi un lien entre la perte de la capacité d’exercer un jugement qui résulterait d’un état d’intoxication extrême et l’amnésie quant à l’événement qui s’est produit pendant qu’il était dans cet état.
De plus, selon le témoignage de M. Richardson, même dans cet état d’intoxication extrême, une personne serait encore capable de poser des gestes ordinaires comme marcher et parler, malgré une atteinte très importante à sa capacité motrice et d’élocution. [par. 127‑128]
[150] Comme il s’exprimait à titre d’expert quant aux effets de l’alcool, on peut difficilement reprocher à M. Richardson de ne pas avoir tiré de conclusion quant à savoir si l’appelant n’avait effectivement pas la capacité de former l’« intention spécifique » requise — question qu’il appartenait au jury de trancher. Pas plus qu’on ne peut lui reprocher de ne pas avoir employé des termes juridiques pour donner son opinion professionnelle en tant que psychopharmacologue.
[151] Le juge Bastarache convient que le témoin expert n’était pas tenu d’employer l’expression « intention spécifique ». Toutefois, il estime que le témoignage de M. Richardson était en grande partie non pertinent parce qu’il n’expliquait pas [traduction] « qu’une personne dans le même état d’intoxication que M. Daley [. . .] ne pouvait prévoir les conséquences de ses actes » (par. 83). En toute déférence, j’estime que tel était précisément l’objet du témoignage de M. Richardson.
[152] Une interprétation juste de l’interrogatoire principal de M. Richardson révèle ce qui suit, comme l’a conclu la juge Smith :
[traduction] . . . il est clair que cette preuve visait à démontrer qu’au moment où la femme de l’appelant a été tuée, ce dernier était extrêmement intoxiqué, au point de pouvoir être frappé d’amnésie relativement à ce qui s’est passé et, fait plus important, au point de ne pouvoir exercer le jugement nécessaire pour comprendre les conséquences de ce qu’il faisait. [par. 126]
[153] Et ce, malgré que l’avocat de la défense ait formulé ses questions à M. Richardson sous l’angle de la capacité d’une personne de déterminer quel comportement est « acceptable » (« appropriate ») ou d’exercer son jugement « de façon judicieuse » (« to form appropriate judgments »). Je suis d’accord avec la juge Smith pour dire que, s’il est vrai que le mot « inappropriate » renvoie parfois à ce qui est malséant socialement, le mot « appropriate » peut aussi être employé — comme l’a fait M. Richardson en l’espèce — pour décrire un comportement « correct » du point de vue de l’évaluation de ses conséquences probables.
[154] Comme la question fondamentale en l’espèce consistait à savoir si l’accusé avait la mens rea requise pour commettre un meurtre, le juge du procès aurait dû comprendre que M. Richardson témoignait à propos de l’effet de l’alcool sur la capacité d’une personne de mesurer les conséquences de ses actes, et aurait dû donner au jury des directives en conséquence.
[155] S’il subsistait un doute sur le sens du témoignage de M. Richardson, il a été dissipé lors du contre‑interrogatoire, lorsqu’il a affirmé qu’une personne en état d’intoxication extrême [traduction] « n’anticipe pas les conséquences de ses actes, [. . .] ça fait partie du filtre d’acceptabilité d’anticiper [. . .] les conséquences [de ce qui] arrive — des gestes qu’on accomplit » (d.a., p. 463 (je souligne)).
[156] À mon avis, dans son témoignage, M. Richardson a voulu exprimer — et a essentiellement exprimé — son opinion que les personnes en état d’intoxication extrême ne peuvent mesurer les conséquences de leurs actes. Et si une personne ne peut mesurer les conséquences, elle ne peut les prévoir. M. Richardson a offert ce témoignage lors du contre‑interrogatoire, en réponse à une question sur la capacité de planifier le lendemain. Si tant est qu’un éclaircissement était nécessaire, cette réponse donnée à l’avocat du ministère public a précisé le sens de l’interrogatoire principal de M. Richardson. Le juge du procès n’avait donc pas à interpréter le témoignage de M. Richardson, c’est‑à‑dire à déterminer ce qu’il signifiait à ses yeux. Il devait tout simplement attirer l’attention du jury sur ce témoignage, qui avait manifestement un rapport avec la question fondamentale en l’espèce.
[157] Monsieur Richardson a également expliqué qu’une personne dont l’alcoolémie est assez élevée [traduction] « n’observe pas ce qui l’entoure, ne prête attention à rien, et donc des choses se produisent autour d’elle auxquelles elle ne prête pas attention, et si vous ne prêtez pas attention à ces choses — vous ne savez pas qu’elles se sont produites » (d.a., p. 434). Il était donc loisible au jury de déduire de cet élément de preuve que l’appelant, du fait de son degré d’intoxication avancé, pouvait très bien ne pas avoir eu conscience des conséquences de ses actes. En effet, il est peu probable que les gens qui n’ont pas conscience du présent prévoient le futur, y compris les conséquences probables de leur comportement.
[158] Selon le juge Bastarache, « il est difficile d’admettre qu’une personne qui en poignarderait une autre au flanc, comme en l’espèce, ne serait pas en mesure de réaliser qu’un tel geste peut causer la mort » (par. 85). Cette réaction intuitive est tout à fait compréhensible. Toutefois, soit dit en toute déférence, elle ne tient pas compte de l’essentiel du témoignage de M. Richardson, savoir qu’il existe un seuil au‑delà duquel l’intoxication extrême rend la personne incapable d’envisager les conséquences de ses actes, et donc de prévoir que le fait d’en poignarder une autre sur le flanc entraînera vraisemblablement sa mort.
[159] Même si le témoignage de M. Richardson n’était pas aussi clair qu’il aurait pu l’être, l’interprétation qu’en a donnée la défense était pour le moins plausible et aurait dû être soumise à l’appréciation du jury. Quelles qu’en soient les lacunes, la preuve apportée par M. Richardson, si elle avait été retenue par le jury, était susceptible de soulever un doute raisonnable quant à la prévision par l’appelant des conséquences de ses actes. Si on l’avait présentée aux jurés équitablement, avec exactitude et dans son contexte — comme elle aurait dû l’être — ils lui auraient accordé l’attention qu’elle méritait. Il aurait ensuite appartenu au jury de décider du poids à lui accorder, le cas échéant, pour rendre son verdict.
[160] Quel que soit l’angle sous lequel on envisage l’affaire, le juge du procès était tenu d’aider le jury à apprécier le témoignage de M. Richardson. En résumant ce témoignage en trois lignes, complètement à part de son examen de ce qu’il a qualifié à tort de « seule preuve » de l’état mental de l’accusé, il l’a plutôt écarté de leur champ de réflexion.
[161] En outre, la déclaration du juge du procès selon laquelle [traduction] « [l]’amnésie, bien qu’elle témoigne d’une ivresse extrême, ne constitue pas un moyen de défense » (d.a., p. 18), pourrait bien avoir induit le jury en erreur quant à l’importance qu’il pouvait accorder au témoignage de M. Richardson. Aucun jury n’aurait pu raisonnablement comprendre que M. Richardson sous‑entendait que l’amnésie constituait un moyen de défense contre une accusation de meurtre. Il n’a pas témoigné au sujet des conséquences juridiques de l’amnésie, mais au sujet du lien entre l’amnésie induite par l’alcool et la défense invoquée par l’appelant.
[162] Ce lien est énoncé clairement par le juge Bastarache (par. 91). Mon collègue conclut néanmoins que le juge du procès n’était pas tenu d’expliquer la portée de l’amnésie alcoolique parce que M. Richardson n’a jamais établi le lien entre la « perte de la capacité de juger et d’évaluer l’acceptabilité de ses actes » et la « perte de la capacité de prévoir les conséquences de ses actes » (par. 92).
[163] Même si je partageais cet avis — ce qui, soit dit avec égards, n’est pas le cas — je pense comme la juge Smith que le juge du procès devait à tout le moins rappeler au jury l’opinion de M. Richardson selon laquelle l’amnésie témoigne d’une ivresse extrême qui amoindrit grandement, et peut même annihiler, la capacité d’une personne d’exercer son jugement de façon judicieuse. Il aurait ensuite appartenu au jury, encore une fois, de déterminer la portée du témoignage de M. Richardson compte tenu des autres éléments de preuve dont j’ai fait état.
V
[164] Pour tous ces motifs, je suis d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la déclaration de culpabilité de l’appelant et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46
33.1 (1) Ne constitue pas un moyen de défense à une infraction visée au paragraphe (3) le fait que l’accusé, en raison de son intoxication volontaire, n’avait pas l’intention générale ou la volonté requise pour la perpétration de l’infraction, dans les cas où il s’écarte de façon marquée de la norme de diligence énoncée au paragraphe (2).
(2) Pour l’application du présent article, une personne s’écarte de façon marquée de la norme de diligence raisonnable généralement acceptée dans la société canadienne et, de ce fait, est criminellement responsable si, alors qu’elle est dans un état d’intoxication volontaire qui la rend incapable de se maîtriser consciemment ou d’avoir conscience de sa conduite, elle porte atteinte ou menace de porter atteinte volontairement ou involontairement à l’intégrité physique d’autrui.
(3) Le présent article s’applique aux infractions créées par la présente loi ou toute autre loi fédérale dont l’un des éléments constitutifs est l’atteinte ou la menace d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou toute forme de voies de fait.
229. L’homicide coupable est un meurtre dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) la personne qui cause la mort d’un être humain :
(i) ou bien a l’intention de causer sa mort,
(ii) ou bien a l’intention de lui causer des lésions corporelles qu’elle sait être de nature à causer sa mort, et qu’il lui est indifférent que la mort s’ensuive ou non;
691. (1) La personne déclarée coupable d’un acte criminel et dont la condamnation est confirmée par la cour d’appel peut interjeter appel à la Cour suprême du Canada :
a) sur toute question de droit au sujet de laquelle un juge de la cour d’appel est dissident;
Pourvoi rejeté, les juges Binnie, LeBel, Fish et Charron sont dissidents.
Procureurs de l’appelant : Wolch, Ogle, Wilson, Hursh & deWit, Calgary.
Procureur de l’intimée : Procureur général de la Saskatchewan, Regina.