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10/11/2000 | CANADA | N°2000_CSC_56

Canada | R. c. Avetysan, 2000 CSC 56 (10 novembre 2000)


R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745

Arthur Avetysan Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Avetysan

Référence neutre: 2000 CSC 56.

No du greffe: 27279.

2000: 28 janvier; 2000: 10 novembre.

Présents: Les juges Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de terre‑neuve

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre‑Neuve (1999), 174 Nfld. & P.E.I.R. 34, 533 A.P.R. 34, [1999] N.J. No. 104 (QL), qui a rejeté l’appel de l’accusé contre sa déclaration d

e culpabilité de voies de fait et d’extorsion. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné, le juge Bastarache est dissident.

Der...

R. c. Avetysan, [2000] 2 R.C.S. 745

Arthur Avetysan Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

Répertorié: R. c. Avetysan

Référence neutre: 2000 CSC 56.

No du greffe: 27279.

2000: 28 janvier; 2000: 10 novembre.

Présents: Les juges Major, Bastarache, Binnie, Arbour et LeBel.

en appel de la cour d’appel de terre‑neuve

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de Terre‑Neuve (1999), 174 Nfld. & P.E.I.R. 34, 533 A.P.R. 34, [1999] N.J. No. 104 (QL), qui a rejeté l’appel de l’accusé contre sa déclaration de culpabilité de voies de fait et d’extorsion. Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné, le juge Bastarache est dissident.

Derek Hogan, pour l’appelant.

Wayne Gorman, pour l’intimée.

Version française du jugement des juges Major, Binnie, Arbour et LeBel rendu par

1 Le juge Major — Le présent pourvoi soulève encore une fois la question du caractère satisfaisant de l’exposé d’un juge à un jury et de la norme de contrôle appliquée par la cour d’appel. Les exposés des juges aux jurés varient. Il n’y a pas de formule magique obligatoire. Les juges ont à bon droit une grande latitude dans le choix de ce qu’ils disent au jury mais, selon l’infraction reprochée, ils doivent dire un certain nombre de choses. La façon de les exprimer est laissée au juge. Si l’exposé explique adéquatement aux jurés ce qu’ils doivent considérer, les cours d’appel n’interviendront pas pour la simple raison qu’elles estiment que l’exposé aurait pu être meilleur.

2 Au Canada, les cours d’appel tranchent la vaste majorité des appels civils et criminels. Lorsqu’elle examine les conclusions des cours d’appel, notre Cour n’intervient pas lorsqu’elles concluent, selon les par. 23 et 24 de R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731, 2000 CSC 55, qu’indépendamment de leur formulation, les directives au jury étaient pour l’essentiel conformes au droit existant. C’est seulement lorsque la cour d’appel s’est écartée des principes établis que notre Cour exerce son contrôle.

3 L’exposé au jury en l’espèce fait l’objet de deux contestations qui relèvent de sujets traités dans les arrêts R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, et R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742. L’arrêt Lifchus énonce ce que le juge doit dire au jury sur la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable. L’arrêt W. (D.) prescrit les directives à donner lorsque le jury est confronté à des témoignages contradictoires sur «ce qui s’est produit». Il est important de souligner que nous sommes en présence ici d’une affaire similaire à R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40, en ce que l’exposé au jury est attaqué sur plusieurs fronts, ce qui n’est pas le cas dans Russell, précité, et R. c. Beauchamp, [2000] 2 R.C.S. 720, 2000 CSC 54, où le litige portait uniquement sur la définition du doute raisonnable par le juge. Dans le présent pourvoi, les deux erreurs alléguées se rapportent aux directives données au jury et ont pu avoir une incidence sur la conclusion du jury quant à l’existence d’un doute raisonnable; par conséquent, c’est la totalité de l’exposé qui est en cause. Si les directives au jury étaient satisfaisantes, il n’était pas nécessaire que l’exposé reprenne mot pour mot les formulations proposées dans Lifchus et W. (D.).

4 Avec égards, je suis d’avis que l’exposé en l’espèce est défectueux et qu’un nouveau procès s’impose.

I. Les faits

5 L’appelant, Arthur Avetysan, a été déclaré coupable d’extorsion et de voies de fait à la suite d’un procès conjoint avec celui de Oleg Velitchko. Ce dernier a été déclaré coupable des mêmes infractions mais s’est désisté de son pourvoi devant notre Cour avant le prononcé du présent jugement. Slivko Paval Valerievich, le plaignant, est un citoyen russe qui cherchait à obtenir le statut de réfugié à St. John’s (Terre‑Neuve). Il a témoigné que l’appelant et Velitchko étaient entrés dans son appartement le 17 octobre 1996 et qu’ils l’avaient agressé pendant deux ou trois heures. Selon le plaignant, l’appelant et Velitchko lui ont demandé de leur verser 1 000 $ dans un délai de trois jours et l’ont menacé de le tuer et de faire du mal à son épouse et à son enfant en Russie s’il ne versait pas la somme.

6 L’appelant et Velitchko donnent cependant une version complètement différente des événements. Selon eux, le plaignant les a invités dans son appartement où ils ont eu une conversation amicale sur l’immigration, les sports et le chômage. L’appelant et Velitchko ont nié avoir agressé et menacé le plaignant. Le jury les a reconnus coupables.

7 L’exposé du juge du procès au jury est antérieur à l’arrêt Lifchus qui a été rendu en 1997. Voici ce qu’il dit:

[traduction] La présomption d’innocence — Dans notre pays, on présume dans les affaires criminelles que l’accusé est innocent jusqu’à ce que le ministère public établisse sa culpabilité hors de tout doute raisonnable. L’accusé n’a pas la responsabilité d’établir, de démontrer ou de prouver son innocence. Si le ministère public ne parvient pas à établir hors de tout doute raisonnable que l’accusé est coupable, vous devez l’acquitter. En quoi consiste un doute raisonnable? Un «doute raisonnable» c’est simplement cela, un doute qui est raisonnable. Je le décris habituellement comme un doute réel, si vous avez un doute réel, un doute sérieux. Il ne s’agit pas d’un doute imaginaire ou fictif dont se sert une personne pour échapper à sa responsabilité.

Plus loin, le juge du procès dit:

[traduction] La preuve, membres du jury, n’est donc pas une question complexe. Il s’agit d’une question assez claire et simple. En fin de compte, vous devez déterminer si vous être convaincus hors de tout doute raisonnable que cet homme a fait l’objet de menaces et de voies de fait dans son appartement ce soir‑là. Vous devez évaluer la preuve, toute la preuve. Il ne s’agit pas de prendre des éléments, ici et là. Il s’agit pour vous de prendre l’ensemble de la preuve. Vous considérez la preuve dans son ensemble, vous l’examinez, et vous déterminez si, compte tenu de tous les éléments de preuve, vous êtes convaincus ou non hors de tout doute raisonnable que ces deux accusés sont coupables. Si vous avez un doute raisonnable, vous devez trancher en faveur des accusés. Si, cependant, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable qu’ils sont coupables, qu’ils ont agressé M. Slivko et qu’ils ont tenté de lui extorquer une somme d’argent, vous avez le devoir de les déclarer coupables.

8 En appel, la Cour suprême de Terre‑Neuve (Cour d’appel) conclut que l’exposé du juge du procès au jury était suffisant: (1999), 174 Nfld. & P.E.I.R. 34. Les juges majoritaires reconnaissent que l’exposé ne reprend pas mot pour mot la description du concept de «preuve hors de tout doute raisonnable» dans l’arrêt Lifchus. Ils disent que cependant la norme applicable est le caractère adéquat, et que l’exposé en cause n’aurait pas induit le jury en erreur sur la norme de preuve applicable. Sur la deuxième question, la majorité conclut de la même façon que le jury a reçu des directives adéquates sur la façon de traiter deux versions différentes des événements. Le juge Green étant dissident, le pourvoi nous est soumis de plein droit.

II. Analyse

9 La façon d’expliquer le doute raisonnable dans un exposé au jury est établie dans Lifchus, précité. Le juge du procès a une certaine latitude dans la façon de donner des directives au jury sur le doute raisonnable et il n’est pas tenu d’utiliser une formulation précise. On peut dire la même chose des directives qu’énonce W. (D.) sur les témoignages contradictoires. Les cours d’appel n’interviennent pas lorsque le jury a reçu des directives adéquates. Cependant, pour être adéquates, les directives doivent respecter certaines normes.

A. L’exposé au jury sur le doute raisonnable

10 Notre Cour a appliqué les principes de l’arrêt Lifchus dans plusieurs pourvois: Starr, Russell et Beauchamp, précités. Le juge Cory résume les éléments indispensables d’un exposé au jury dans Lifchus (aux par. 36 à 38). Il faut essentiellement donner les explications suivantes:

∙ la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est inextricablement liée au principe fondamental de tous les procès pénaux, c’est‑à‑dire la présomption d’innocence;

∙ le fardeau de la preuve incombe à la poursuite tout au long du procès et ne se déplace jamais sur les épaules de l’accusé;

∙ un doute raisonnable ne peut être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé;

∙ il repose plutôt sur la raison et le bon sens;

∙ il a un lien logique avec la preuve ou l’absence de preuve;

∙ la norme n’exige pas une preuve correspondant à la certitude absolue; il ne s’agit pas d’une preuve au‑delà de n’importe quel doute; il ne peut s’agir non plus d’un doute imaginaire ou frivole;

∙ il faut davantage que la preuve que l’accusé est probablement coupable — le jury qui conclut seulement que l’accusé est probablement coupable doit acquitter l’accusé.

Par contre, certaines mentions concernant la norme de preuve requise doivent être évitées. Par exemple:

∙ le fait de décrire l’expression «doute raisonnable» comme étant une expression ordinaire, qui n’a pas de sens spécial dans le contexte du droit pénal;

∙ le fait d’inviter les jurés à appliquer la même norme de preuve que celle qu’ils utilisent, dans leur propre vie, pour prendre des décisions importantes, voire les plus importantes de ces décisions;

∙ le fait d’assimiler preuve «hors de tout doute raisonnable» à une preuve correspondant à la «certitude morale»;

∙ le fait de qualifier le mot «doute» par d’autres adjectifs que «raisonnable», par exemple «sérieux», «substantiel» ou «obsédant», qui peuvent induire le jury en erreur;

∙ le fait de dire aux jurés qu’ils peuvent déclarer l’accusé coupable s’ils sont «sûrs» de sa culpabilité, avant de leur avoir donné une définition appropriée du sens des mots «hors de tout doute raisonnable».

Un exposé conforme aux principes énoncés dans les présents motifs suffira, quels que soient les mots utilisés par le juge du procès. [Souligné dans l’original.]

11 Le contrôle de la conformité de l’exposé avec ces principes n’est pas un exercice machinal mais un examen au fond. Le fait que l’exposé ne contient pas un des éléments mentionnés dans le premier groupe, ou qu’il inclut un des éléments du second groupe, n’est pas généralement déterminant quant à la validité de l’ensemble de l’exposé.

12 Selon l’arrêt Starr, précité, le critère de contrôle applicable à un exposé au jury antérieur à l’arrêt Lifchus est sa conformité pour l’essentiel avec les principes énoncés dans cet arrêt. Il est utile de souligner que les principes développés dans l’arrêt Lifchus doivent être appliqués d’une façon visant à améliorer la formulation des exposés au jury, mais ne rendent pas invalides des exposés antérieurs qui, même s’ils utilisent des expressions qui ne devraient plus avoir cours, satisfont pour l’essentiel au critère applicable. Un exposé au jury antérieur ou postérieur à l’arrêt Lifchus ne devrait pas être jugé défectueux pour la seule raison que sa formulation est imprécise. Il s’agit plutôt, comme le dit l’arrêt Starr de déterminer s’il est essentiellement conforme aux principes de Lifchus. Comme dans les affaires Russell et Beauchamp, précitées, la question de base demeure celle de savoir si l’exposé, pris dans son ensemble, donne lieu à une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable. Si la réponse est négative, l’exposé est adéquat.

13 Il est établi que la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable est une norme spéciale. Elle exige davantage qu’une preuve selon la prépondérance des probabilités, ou la probabilité de culpabilité, mais moins que la certitude absolue de la part des jurés. Dans Lifchus, le juge Cory conclut que les jurés «doivent savoir que même si la norme de preuve est plus exigeante que celle appliquée dans les litiges civils [. . .] elle n’exige toutefois pas une preuve correspondant à la certitude absolue» (par. 14). Au même paragraphe, il souligne l’importance de ce principe en disant: «Peu importe que les directives aient été données de façon exemplaire à tous autres égards, si elles sont défectueuses sur ce point, le procès ne peut que manquer d’équité». Voir également Starr, aux par. 241 et 242. (Pour situer la norme de preuve criminelle, «elle se rapproche davantage de la certitude absolue que de la preuve selon la prépondérance des probabilités»: Starr, au par. 242, le juge Iacobucci.)

14 L’exposé en l’espèce était défectueux. On n’a pas dit clairement au jury que la norme de preuve exigeait plus que la prépondérance des probabilités mais moins que la certitude absolue. De la même façon, on n’a pas dit au jury qu’il devait acquitter les accusés s’il concluait seulement que les accusés étaient «probablement coupables», une norme qui, selon le juge Cory dans l’arrêt Lifchus, pouvait compromettre l’équité du procès.

15 De même, l’arrêt Lifchus insiste sur le fait que la norme de preuve nécessaire pour déclarer l’accusé coupable d’une infraction criminelle est une norme spéciale et qu’elle doit être décrite comme telle. Il ne s’agit pas d’une norme ordinaire, et l’explication qui en est donnée ne doit pas inviter les jurés à appliquer la norme qu’ils appliquent à des décisions de tous les jours, même à des décisions importantes: voir R. c. Bisson, [1998] 1 R.C.S. 306. L’exposé en l’espèce n’a pas exprimé la nature particulière de la norme de preuve pénale. Le jury n’a pas été avisé que la «preuve hors de tout doute raisonnable» est un concept spécial qui a un sens précis. On a dit au jury qu’«Un «doute raisonnable» c’est simplement cela, un doute qui est raisonnable». Cette phrase laissait entendre que ces mots étaient utilisés dans un sens ordinaire, de tous les jours, plutôt que comme une expression spéciale ayant un sens précis en droit pénal. Cela étant, je conclus que l’exposé au jury était défectueux parce qu’il n’indiquait pas clairement que l’expression «doute raisonnable» a un sens spécial en droit pénal.

16 L’arrêt Lifchus dit aussi que l’exposé devrait dire aux jurés qu’ils doivent rester objectifs lorsqu’ils déterminent si la preuve constitue une preuve hors de tout doute raisonnable. En d’autres termes, on ne doit pas inviter les jurés à définir individuellement ce que signifie le concept de preuve hors de tout doute raisonnable. Ceci est lié au fait qu’il s’agit d’une norme spéciale. Ceci est également lié à l’idée que, pour décider la question de la culpabilité, les jurés ne doivent pas se fonder sur leur sens individuel de la moralité mais doivent se fonder sur un examen objectif de la preuve: Lifchus, au par. 25. En l’espèce, le fait de laisser entendre que les mots «doute raisonnable» étaient employés dans leur sens ordinaire suscitait le risque que les jurés définissent individuellement le contenu de cette norme de preuve. En outre, le juge du procès a utilisé des adjectifs comme «sérieux» et «réel», pour qualifier le mot «doute». L’arrêt Lifchus désapprouve ce type de qualificatifs parce qu’ils peuvent entraîner, parmi les jurés, des différences de point de vue sur les exigences de la norme.

17 Je fais incidemment remarquer que l’exposé du juge du procès au jury liait la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable à la présomption d’innocence, mais qu’il n’a pas souligné que le fardeau de la preuve incombait toujours au ministère public.

B. Les directives sur la crédibilité et le mystère relatif à «ce qui s’est produit»

18 L’appelant conteste l’exposé du juge au jury pour un deuxième motif: il soutient qu’il n’a pas convenablement expliqué au jury comment apprécier la crédibilité, en présence de deux versions inconciliables des événements dans les témoignages.

19 Le juge Cory a traité de cette situation dans deux arrêts distincts qui portent des noms similaires: W. (D.), précité, et R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521. Dans W. (D.), il dit (aux pp. 757 et 758):

Dans une affaire où la crédibilité est importante, le juge du procès doit dire au jury que la règle du doute raisonnable s’applique à cette question. Le juge doit dire aux jurés qu’il n’est pas nécessaire qu’ils ajoutent fermement foi à la déposition de l’un ou l’autre témoin ou qu’ils rejettent entièrement cette déposition. Plus précisément, le juge doit dire aux jurés qu’ils sont tenus d’acquitter l’accusé dans deux cas. Premièrement, s’ils croient l’accusé. Deuxièmement, s’ils n’ajoutent pas foi à la déposition de l’accusé, mais ont un doute raisonnable sur sa culpabilité après avoir examiné la déposition de l’accusé dans le contexte de l’ensemble de la preuve. . .

Le juge du procès pourrait donner des directives aux jurés au sujet de la crédibilité selon le modèle suivant:

Premièrement, si vous croyez la déposition de l’accusé, manifestement vous devez prononcer l’acquittement.

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l’accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l’acquittement.

Troisièmement, même si vous n’avez pas de doute à la suite de la déposition de l’accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l’accusé. [Souligné dans l’original.]

Dans l’autre arrêt, S. (W.D.), le juge Cory dit qu’il n’est pas nécessaire de donner ces directives «mot [pour] mot comme une incantation» (p. 533). Ce qu’il importe vraiment de déterminer, c’est essentiellement si les directives du juge du procès ont donné au jury l’impression qu’il devait choisir entre les deux versions des événements.

20 Le présent pourvoi ressemble à l’affaire W. (D.) en ce sens que le jury faisait face à deux versions contradictoires des événements. Le plaignant a témoigné qu’il a été agressé et menacé par l’appelant et Velitchko sur une durée de deux ou trois heures. L’appelant et Velitchko ont tous les deux témoigné qu’ils avaient simplement eu une conversation amicale dans l’appartement du plaignant. Ces deux versions étaient diamétralement opposées, mais le juge n’a pas donné au jury les directives de l’arrêt W. (D.). Le juge du procès a décrit la preuve globalement, demandant au jury d’«évaluer la preuve, toute la preuve». Ailleurs dans son exposé, le juge du procès a fait remarquer que le jury avait entendu «deux versions» des événements. Il a passé en revue les deux versions et a clairement indiqué qu’il préférait le témoignage du plaignant, qu’il considérait comme [traduction] «un témoin franc». Il a offert deux options aux jurés: acquitter les accusés s’il subsistait un doute raisonnable, ou les déclarer coupables si la preuve les avaient convaincus de leur culpabilité hors de tout doute raisonnable. Il a également expliqué son propre raisonnement en disant qu’il avait [traduction] «comparé le témoignage des accusés et celui [du plaignant]». Cette dernière explication laissait entendre aux jurés qu’ils devaient eux aussi «comparer» les deux versions des événements et choisir l’une d’elles.

21 Je suis d’accord avec le juge Green de la Cour d’appel que l’exposé sur ce point avait le tort d’inviter le jury à résoudre la question factuelle de ce qui s’était produit. Le jury était confronté à deux versions inconciliables des événements. Il se peut que les jurés aient eu l’impression qu’ils avaient la responsabilité de déterminer «quelle version» croire. Cela pouvait logiquement les amener à penser qu’ils n’avaient le choix qu’entre ces deux propositions. Il était important que le juge du procès attire l’attention des jurés sur la troisième possibilité que décrit l’arrêt W. (D.), c’est‑à‑dire, qu’ils pouvaient acquitter les accusés, même s’ils n’ajoutaient pas foi à leur déposition mais qu’un doute subsistait. Il se peut que le jury ait gardé l’impression qu’il lui fallait choisir une des deux versions contradictoires des événements. Il fallait lui offrir le troisième choix que décrit l’arrêt W. (D.).

22 On aurait dû dire aux jurés qu’ils pouvaient acquitter les accusés même s’ils n’ajoutaient pas foi à leur déposition pourvu que, sur le fondement de la preuve acceptée, subsiste un doute raisonnable quant à leur culpabilité. On aurait dû les mettre en garde de ne pas automatiquement condamner l’appelant et Velitchko s’ils concluaient que le plaignant était plus crédible qu’eux. Il y avait un certain risque que les jurés comprennent mal les exigences de la preuve hors de tout doute raisonnable à l’égard des deux versions inconciliables des événements. La directive leur enjoignant de tenir compte de «toute la preuve» ne pouvait remédier à ce défaut: S. (W.D.), à la p. 535.

III. Conclusion

23 L’exposé, pris dans son ensemble, faisait naître la probabilité que le jury se méprenne sur le sens de «preuve hors de tout doute raisonnable» et son application à deux versions contradictoires des événements. En fin de compte, il subsiste un risque que le verdict de culpabilité repose sur une norme de preuve autre que celle de la «preuve hors de tout doute raisonnable».

24 Le ministère public intimé a soutenu que les observations faites au procès par le substitut au sujet de la norme du doute raisonnable pouvaient avoir remédié aux défauts de l’exposé. Cet argument est mal fondé. Même s’il se peut que le substitut ait convenablement décrit la norme du doute raisonnable, cela ne remédie pas au défaut du juge du procès de le faire. La règle est établie depuis longtemps que c’est le juge du procès qui donne des directives au jury sur les questions de droit. Cette responsabilité incombe au juge du procès, et si le juge peut corriger les erreurs des avocats dans son exposé, l’inverse n’est pas vrai.

25 Il ressort clairement de la jurisprudence que la tenue d’un nouveau procès est nécessaire lorsque le jury a pu se méprendre sur la norme de preuve applicable et sur la façon d’aborder des témoignages contradictoires. La justification de cet énoncé a sa source dans le principe de l’équité du procès. Voici ce que dit le juge Cory dans Lifchus (au par. 13):

Les affaires Marshall, Morin et Milgaard sont un constant rappel que notre système, malgré toutes les mesures de protection qu’il comporte en faveur de l’accusé, peut néanmoins donner lieu à des erreurs tragiques. L’objectif de la justice pénale doit être la tenue d’un procès équitable. Il ne peut y avoir de procès équitable si les jurés ne comprennent pas clairement le concept de base et fondamentalement important de la norme de preuve que le ministère doit respecter pour obtenir une déclaration de culpabilité.

IV. Dispositif

26 Le pourvoi est accueilli et la tenue d’un nouveau procès est ordonnée.

Version française des motifs rendus par

27 Le juge Bastarache (dissident) — Dans le présent pourvoi, l’appelant demande à notre Cour d’invalider sa condamnation pour voies de fait et extorsion par l’application rétrospective de l’arrêt R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320, et par l’extension de la portée de l’arrêt R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742. Je suis d’avis de rejeter le pourvoi essentiellement pour les mêmes raisons que les juges majoritaires de la Cour d’appel.

28 Dans l’arrêt W. (D.), le juge Cory décrit comment le jury doit traiter deux versions diamétralement opposées des événements dans les témoignages (aux pp. 157 et 158):

Dans une affaire où la crédibilité est importante, le juge du procès doit dire au jury que la règle du doute raisonnable s’applique à cette question. Le juge doit dire aux jurés qu’il n’est pas nécessaire qu’ils ajoutent fermement foi à la déposition de l’un ou l’autre témoin ou qu’ils rejettent entièrement cette déposition. Plus précisément, le juge doit dire aux jurés qu’ils sont tenus d’acquitter l’accusé dans deux cas. Premièrement, s’ils croient l’accusé. Deuxièmement, s’ils n’ajoutent pas foi à la déposition de l’accusé, mais ont un doute raisonnable sur sa culpabilité après avoir examiné la déposition de l’accusé dans le contexte de l’ensemble de la preuve. . .

Le juge du procès pourrait donner des directives aux jurés au sujet de la crédibilité selon le modèle suivant:

Premièrement, si vous croyez la déposition de l’accusé, manifestement vous devez prononcer l’acquittement.

Deuxièmement, si vous ne croyez pas le témoignage de l’accusé, mais si vous avez un doute raisonnable, vous devez prononcer l’acquittement.

Troisièmement, même si vous n’avez pas de doute à la suite de la déposition de l’accusé, vous devez vous demander si, en vertu de la preuve que vous acceptez, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable par la preuve de la culpabilité de l’accusé.

. . .

Néanmoins, l’omission de se servir de ce modèle n’est pas fatale si l’exposé, considéré dans son ensemble, indique clairement que le jury ne peut pas ne pas avoir compris quel fardeau et quelle norme de preuve s’appliquent; R. c. Thatcher, [[1987] 1 R.C.S. 652]. [Souligné dans l’original.]

Quand il fait valoir que le juge du procès doit suivre cette procédure lorsque la preuve met en opposition la version de l’accusé et une autre version des événements, l’appelant semble ne pas tenir compte du dernier paragraphe de cet extrait, qui indique très clairement que l’omission du juge du procès de suivre le modèle de W. (D.) n’est pas une erreur justifiant l’annulation, tant que le juge du procès ne dit pas expressément au jury qu’il doit choisir entre la version de l’accusé et l’autre version. Dans R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521, le juge Cory dit qu’il n’était pas nécessaire de suivre la formule W. (D.) «mot [pour] mot comme une incantation» (p. 533). À mon avis, la question déterminante est de savoir si le jury a compris que, même s’il ne croyait pas l’accusé, il pouvait quand même l’acquitter s’il concluait que le ministère public n’avait pas prouvé l’accusation hors de tout doute raisonnable.

29 Il ressort de l’examen de l’exposé que le jury comprenait que le seul fait de ne pas croire l’accusé ne suffisait pas pour le déclarer coupable. Au début de son exposé, le juge du procès:

(1) a établi que l’appelant était présumé innocent;

(2) a dit qu’il n’incombait aucunement à l’appelant d’établir, de démontrer ou de prouver son innocence;

(3) a dit que si le ministère public ne parvenait pas à prouver la culpabilité hors de tout doute raisonnable, l’appelant devait être acquitté;

(4) a dit que le jury pouvait accepter une partie de la déposition d’un témoin et en rejeter d’autres parties.

Après cela, il a dit que la preuve comprenait «deux versions» de la rencontre, qu’il a ensuite résumées. Il a conclu de la façon suivante:

[traduction] La preuve, membres du jury, n’est donc pas une question complexe. Il s’agit d’une question assez claire et simple. En fin de compte, vous devez déterminer si vous être convaincus hors de tout doute raisonnable que cet homme a fait l’objet de menaces et de voies de fait dans son appartement ce soir‑là. Vous devez évaluer la preuve, toute la preuve. Il ne s’agit pas de prendre des éléments, ici et là. Il s’agit pour vous de prendre l’ensemble de la preuve. Vous considérez la preuve dans son ensemble, vous l’examinez, et vous déterminez si, compte tenu de tous les éléments de preuve, vous êtes convaincus ou non hors de tout doute raisonnable que ces deux accusés sont coupables. Si vous avez un doute raisonnable, vous devez trancher en faveur des accusés. Si, cependant, vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable qu’ils sont coupables, qu’ils ont agressé M. Slivko et qu’ils ont tenté de lui extorquer une somme d’argent, vous avez le devoir de les déclarer coupables.

L’appelant soutient qu’on aurait dû dire aux jurés qu’ils pouvaient acquitter même s’ils n’ajoutaient pas foi aux dépositions des deux accusés. Bien que le juge du procès n’ait pas donné cette directive expressément, je suis persuadé que cela ressortait très clairement de l’ensemble de l’exposé au jury. Ainsi, il n’y avait pas de danger que le jury condamne automatiquement l’appelant et Velitchko s’il concluait que le plaignant était plus crédible qu’eux. Le juge du procès a présenté clairement la question: le jury pouvait acquitter s’il subsistait un doute raisonnable, ou il pouvait rendre un verdict de culpabilité s’il était convaincu par la preuve hors de tout doute raisonnable. Il n’y a rien à reprocher à cette directive.

30 L’exposé en l’espèce ne laissait pas entendre que le jury devait résoudre le mystère de ce qui s’était réellement produit. On n’a jamais dit au jury qu’il devait choisir l’une ou l’autre de deux versions des événements; par conséquent, compte tenu de l’ensemble de l’exposé, il y a peu de risque que le jury ait cru qu’il avait la responsabilité de déterminer «quelle version» il devait croire. Bien que j’accepte qu’il est préférable de donner la directive explicite qu’un accusé peut être acquitté même si l’on n’ajoute pas foi à sa déposition, le juge du procès n’est pas obligé de le faire, pourvu qu’il ne laisse pas entendre que le jury doit accepter une seule version des événements.

31 À mon avis, la différence dans les faits permettent facilement de distinguer la présente affaire de l’affaire S. (W.D.). Premièrement, dans S. (W.D.), l’erreur dans l’exposé avait été commise en réponse directe à une question du jury, ce qui amplifiait le préjudice subi par l’accusé; voir W. (D.), précité. Deuxièmement, dans S. (W.D.), la directive selon laquelle le jury devait choisir l’une des deux versions était très explicite alors qu’en l’espèce, il n’a pas été dit spécifiquement qu’il fallait faire un choix. Troisièmement, la directive selon laquelle le jury devait examiner s’il existait un doute raisonnable dans le contexte de «toute la preuve» avait un sens en l’espèce puisque, contrairement à S. (W.D.), il y avait une preuve corroborante. La directive au jury de déterminer si, compte tenu de «toute la preuve», le ministère public avait établi la culpabilité hors de tout doute raisonnable atténuait donc l’allusion générale que le juge du procès avait faite aux «deux versions» des événements (voir S. (W.D.), précité, à la p. 535).

32 Vu les circonstances en l’espèce, le fait que le juge du procès n’ait pas suivi à la lettre la formule W. (D.) n’est pas une erreur justifiant l’annulation puisque l’exposé dans son ensemble établissait le fardeau et la norme de preuve applicables. L’erreur cruciale qui a motivé l’intervention dans l’affaire W. (D.) (la directive de choisir entre le témoignage de l’accusé et celui du plaignant) n’a pas été commise en l’espèce. Pour ce qui concerne l’exposé pris dans son ensemble, le fardeau et la norme étaient suffisamment clairs, et l’exposé en l’espèce était donc conforme à l’extrait de W. (D.) en cause. La mise en garde que le juge McLachlin (maintenant Juge en chef) faisait dans S. (W.D.), précité, aux pp. 544 et 545, mérite d’être répétée:

. . .quand les auteurs de doctrine en droit pénal se disputent au sujet de la façon dont le deuxième élément du critère de l’arrêt W. (D.) devrait être formulé, il serait incorrect d’annuler une déclaration de culpabilité uniquement parce que l’on n’a pas répété textuellement une formule particulière. Il ne faut pas oublier que les jurés sont des profanes, non pas des avocats, et qu’ils n’entendent ni n’interprètent chaque mot de l’exposé du juge avec toutes les connaissances juridiques que peut apporter une carrière en droit. Si on met un accent trop légaliste sur le texte pur et simple de l’exposé du juge, on ne tient pas compte de cette réalité d’une salle d’audience ni du fait que le juge puisse devoir formuler ses remarques de façons différentes pour faire comprendre au jury qu’il doit prononcer l’acquittement indépendamment du témoignage qu’il accepte ou écarte, s’il garde un doute raisonnable après avoir examiné l’ensemble de la preuve. Ce qu’il faut, selon les termes mêmes du juge Sopinka dans R. c. Morin, [1988] 2 R.C.S. 345, à la p. 362, c’est que la «directive [. . .] signale [au jury] que, si la preuve à décharge le laisse dans un état de doute une fois qu’il l’a examinée dans le contexte de l’ensemble de la preuve, il doit alors prononcer un acquittement».

En l’espèce, l’exposé indiquait clairement au jury que si la preuve à décharge le laissait dans un état de doute après l’avoir examinée dans le contexte de toute la preuve, il devait acquitter.

Dispositif

33 Je ne vois aucune raison d’infirmer le jugement majoritaire de la Cour d’appel sur la question de l’application de Lifchus (comme dans l’arrêt unanime de notre Cour dans R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731, 2000 CSC 55, qui est déposé en même temps que celui‑ci) et, compte tenu des motifs exprimés ci‑dessus sur l’application de W. (D.), je suis d’avis de rejeter le pourvoi et de confirmer le verdict de culpabilité.

Pourvoi accueilli et nouveau procès ordonné, le juge Bastarache est dissident.

Procureur de l’appelant: Derek Hogan, St. John’s.

Procureur de l’intimée: Le ministère de la Justice, St. John’s.


Synthèse
Référence neutre : 2000 CSC 56 ?
Date de la décision : 10/11/2000
Sens de l'arrêt : Le pourvoi est accueilli et la tenue d’un nouveau procès est ordonnée

Analyses

Droit criminel - Exposé au jury - Doute raisonnable - Accusé déclaré coupable de voies de fait et d’extorsion - L’exposé sur le doute raisonnable antérieur à Lifchus est‑il conforme pour l’essentiel aux principes de cet arrêt?.

Droit criminel -- Exposé au jury - Doute raisonnable - Versions différentes des événements - Les directives du juge au jury sur la façon de traiter des témoignages contradictoires étaient‑elles adéquates?.

L’appelant et un autre homme ont subi un procès conjoint pour voies de fait et extorsion. Au procès, les témoignages du plaignant et des deux accusés sur les événements qui avaient donné lieu aux accusations étaient contradictoires. Dans son exposé, le juge du procès, qui ne bénéficiait pas de l’arrêt rendu par notre Cour dans Lifchus, a décrit le doute raisonnable comme étant «réel», «sérieux», «un doute qui est raisonnable» et «pas un doute imaginaire ou fictif». Traitant des témoignages contradictoires, le juge du procès a décrit la preuve globalement, demandant au jury d’«évaluer la preuve, toute la preuve», et il a offert deux options aux jurés: acquitter les accusés s’il subsistait un doute raisonnable, ou les déclarer coupables s’ils étaient convaincus, sur le fondement de la preuve, de leur culpabilité hors de tout doute raisonnable. Il a également expliqué qu’il avait comparé les deux versions des événements dans les témoignages. L’appelant a été déclaré coupable et la majorité en Cour d’appel a rejeté son appel de la déclaration de culpabilité. Tout en reconnaissant que l’exposé sur le doute raisonnable ne reprenait pas mot pour mot l’arrêt Lifchus, la majorité a conclu que la norme applicable était le caractère adéquat de l’exposé et que l’exposé en cause n’aurait pas induit le jury en erreur sur la norme de preuve applicable. La majorité a également conclu que le jury avait reçu des directives adéquates sur la façon de traiter des témoignages contradictoires. La question dans ce pourvoi de plein droit était de savoir si le jury avait reçu des directives appropriées sur ces deux points.

Arrêt (le juge Bastarache est dissident): Le pourvoi est accueilli et la tenue d’un nouveau procès est ordonnée.

Les juges Major, Binnie, Arbour et LeBel: Le critère de contrôle applicable à un exposé au jury antérieur à l’arrêt Lifchus est sa conformité pour l’essentiel avec les principes énoncés dans cet arrêt. Un exposé au jury ne devrait pas être jugé défectueux pour la seule raison que sa formulation est imprécise. Les principes développés dans Lifchus doivent être appliqués d’une façon qui permettra d’améliorer la formulation des exposés au jury, mais ne rendent pas invalides des exposés antérieurs qui, même s’ils utilisent des expressions qui ne devraient plus avoir cours, satisfont pour l’essentiel au critère applicable. La question de base demeure celle de savoir si l’exposé, pris dans son ensemble, donne lieu à une probabilité raisonnable que le jury ait mal compris la norme de preuve applicable. En l’espèce, l’exposé était défectueux. On n’a pas dit clairement au jury que la norme de preuve exigeait plus que la prépondérance des probabilités mais moins que la certitude absolue. On n’a pas dit non plus au jury qu’il devait acquitter les accusés s’il concluait seulement qu’ils étaient «probablement coupables». De même, on n’a pas dit au jury que la «preuve hors de tout doute raisonnable» est un concept spécial qui a un sens précis en droit pénal. En outre, il y a un risque que les mots utilisés par le juge du procès pour décrire le «doute raisonnable» n’aient pas indiqué clairement aux jurés qu’ils doivent rester objectifs lorsqu’ils déterminent si la preuve constitue une preuve hors de tout doute raisonnable. Incidemment, l’exposé n’a pas souligné que le fardeau de la preuve incombait toujours au ministère public. De plus, si le juge peut corriger les erreurs des avocats dans son exposé, les observations des avocats ne peuvent pas remédier aux défauts de l’exposé.

L’exposé sur la façon d’aborder des témoignages contradictoires laissait entendre que le jury devait résoudre la question factuelle de ce qui s’était produit et peut lui avoir donné l’impression qu’il devait choisir entre les deux versions des événements. Le juge du procès aurait dû attirer l’attention des jurés sur une troisième possibilité que décrit l’arrêt W. (D.), c’est‑à‑dire, qu’ils pouvaient acquitter les accusés, même s’ils n’ajoutaient pas foi à leur déposition, mais qu’un doute raisonnable subsistait quant à leur culpabilité. On aurait également dû les mettre en garde de ne pas automatiquement condamner les accusés s’ils concluaient que le plaignant était plus crédible qu’eux. Il y avait un certain risque que les jurés comprennent mal les exigences de la preuve hors de tout doute raisonnable dans le cas où la preuve offrait deux versions inconciliables des événements. La directive leur enjoignant de tenir compte de «toute la preuve» ne pouvait remédier à ce défaut.

Le juge Bastarache (dissident): Le pourvoi devrait être rejeté essentiellement pour les mêmes raisons que celles de la majorité en Cour d’appel. L’omission du juge du procès de suivre le modèle de W. (D.) n’est pas une erreur justifiant l’annulation, tant que le juge du procès ne dit pas expressément au jury qu’il doit choisir entre la version de l’accusé et l’autre version. La question déterminante est de savoir si le jury a compris que, même s’il ne croyait pas l’accusé, il pouvait encore l’acquitter s’il concluait que le ministère public n’avait pas prouvé l’accusation hors de tout doute raisonnable. Bien qu’il soit préférable de donner la directive explicite qu’un accusé peut être acquitté même si l’on n’ajoute pas foi à sa déposition, le juge du procès n’est pas obligé de le faire, pourvu qu’il ne laisse pas entendre que le jury doit accepter une seule version des événements. En l’espèce, il ressort de l’examen de l’exposé que le jury comprenait que le seul fait de ne pas croire les accusés ne suffisait pas pour les déclarer coupables. On n’a jamais dit au jury qu’il devait choisir l’une ou l’autre de deux versions des événements et l’exposé indiquait clairement au jury que si la preuve à décharge le laissait dans un état de doute après l’avoir examinée dans le contexte de toute la preuve, il devait acquitter. Enfin, il n’y a aucune raison d’infirmer le jugement majoritaire de la Cour d’appel sur la question de l’application de Lifchus.


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Avetysan

Références :

Jurisprudence
Citée par le juge Major
Arrêts appliqués: R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320
R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
arrêts mentionnés: R. c. Starr, [2000] 2 R.C.S. 144, 2000 CSC 40
R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731, 2000 CSC 55
R. c. Beauchamp, [2000] 2 R.C.S. 720, 2000 CSC 54
R. c. Bisson, [1998] 1 R.C.S. 306
R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521.
Citée par le juge Bastarache (dissident)
R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320
R. c. W. (D.), [1991] 1 R.C.S. 742
R. c. Russell, [2000] 2 R.C.S. 731, 2000 CSC 55
R. c. S. (W.D.), [1994] 3 R.C.S. 521.

Proposition de citation de la décision: R. c. Avetysan, 2000 CSC 56 (10 novembre 2000)


Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2012
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2000-11-10;2000.csc.56 ?
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