La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/11/2005 | CANADA | N°2005_CSC_66

Canada | R. c. Pires; R. c. Lising, 2005 CSC 66 (17 novembre 2005)


COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Pires; R. c. Lising, [2005] 3 R.C.S. 343, 2005 CSC 66

Date : 20051117

Dossier : 30151, 30240

Entre:

Francisco Batista Pires

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la

Colombie-Britannique et Criminal Lawyers’ Association

(Ontario)

Intervenants

et entre :

Ronaldo Lising

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procu

reur général de l’Ontario, procureur général de la

Colombie-Britannique et Criminal Lawyers’ Association

(Ontario)

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et ...

COUR SUPRÊME DU CANADA

Référence : R. c. Pires; R. c. Lising, [2005] 3 R.C.S. 343, 2005 CSC 66

Date : 20051117

Dossier : 30151, 30240

Entre:

Francisco Batista Pires

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la

Colombie-Britannique et Criminal Lawyers’ Association

(Ontario)

Intervenants

et entre :

Ronaldo Lising

Appelant

et

Sa Majesté la Reine

Intimée

‑ et ‑

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la

Colombie-Britannique et Criminal Lawyers’ Association

(Ontario)

Intervenants

Traduction française officielle

Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron

Motifs de jugement :

(par. 1 à 70)

La juge Charron (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish et Abella)

______________________________

R. c. Pires; R. c. Lising, [2005] 3 R.C.S. 343, 2005 CSC 66

Francisco Batista Pires Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la

Colombie‑Britannique et Criminal Lawyers’ Association

(Ontario) Intervenants

- et -

Ronaldo Lising Appelant

c.

Sa Majesté la Reine Intimée

et

Procureur général de l’Ontario, procureur général de la

Colombie‑Britannique et Criminal Lawyers’ Association

(Ontario) Intervenants

Répertorié : R. c. Pires; R. c. Lising

Référence neutre : 2005 CSC 66.

Nos du greffe : 30151, 30240.

2005 : 18 mai; 2005 : 17 novembre.

Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Bastarache, Binnie, Deschamps, Fish, Abella et Charron.

en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique

POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (le juge en chef Finch et les juges Southin et Newbury) (2004), 193 B.C.A.C. 42, 316 W.A.C. 42, 183 C.C.C. (3d) 232, 116 C.R.R. (2d) 100, [2004] B.C.J. No. 83 (QL), 2004 BCCA 33, qui a confirmé les déclarations de culpabilité prononcées contre les accusés relativement à des accusations de complot et à des infractions liées à la drogue. Pourvois rejetés.

Kenneth S. Westlake et Eric V. Gottardi, pour l’appelant Pires.

Gregory P. DelBigio, pour l’appelant Lising.

S. David Frankel, c.r., et Ronald C. Reimer, pour l’intimée.

Alexander D. Smith et Scott C. Hutchison, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.

M. Joyce DeWitt‑Van Oosten, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.

Michael Code, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).

Version fran—aise du jugement de la Cour rendu par

La juge Charron —

1. Introduction

1 Les appelants ont été déclarés coupables relativement à plusieurs chefs d’accusation liés à la drogue. Leur procès devant juge et jury a duré 77 jours. La seule question en litige dans le présent pourvoi est de savoir si les appelants se sont vu refuser à tort la permission de contre‑interroger le déposant qui avait souscrit l’affidavit à l’appui de la première d’une série d’autorisations d’écoute électronique utilisées durant l’enquête. Les appelants souhaitaient contre‑interroger l’agent de la paix pour appuyer leur contestation de l’admissibilité de la preuve obtenue par écoute électronique grâce à l’autorisation judiciaire. Appliquant les règles énoncées dans l’arrêt R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, le juge du procès a conclu que les appelants n’avaient pas établi de fondement justifiant le contre‑interrogatoire. Il leur a refusé le droit de contre‑interroger l’agent de la paix et a confirmé, au terme de l’audience, la validité de l’autorisation. Sa décision a été confirmée en appel ((2004), 193 B.C.A.C. 42, 2004 BCCA 33).

2 Les appelants invitent notre Cour à abandonner l’approche adoptée dans l’arrêt Garofoli et à statuer que, en cas de contestation de l’admissibilité d’une preuve obtenue par écoute électronique, l’accusé peut de plein droit contre‑interroger le déposant qui a témoigné à l’appui de la demande d’autorisation. D’une part, ils prétendent que l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger prescrite dans Garofoli n’est plus justifiée et constitue une restriction inconstitutionnelle du droit à une défense pleine et entière. D’autre part, ils font valoir que les juridictions inférieures ont interprété trop strictement la norme fixée dans l’arrêt Garofoli en leur refusant le droit de contre‑interroger le déposant, et ce, même si selon le juge du procès une partie de l’affidavit contenait ce qui [traduction] « sembl[ait] être » des éléments de preuve trompeurs.

3 Le droit de contre‑interroger revêt incontestablement une importance fondamentale dans les procès criminels. Cependant, ce droit n’est ni illimité ni absolu. La mesure dans laquelle il devient un complément indispensable du droit à une défense pleine et entière dépend du contexte. Selon le critère préliminaire énoncé dans l’arrêt Garofoli, la défense doit démontrer qu’il existe une probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire du déposant apporte un témoignage probant à l’égard de la question soumise à l’appréciation du juge siégeant en révision. Ce critère repose sur deux principes de base en matière de preuve : la pertinence et le caractère substantiel. Il découle également de préoccupations relatives à la longueur des procédures et, dans bien des cas, à la nécessité de protéger l’identité des informateurs. La règle ne porte pas atteinte au droit à une défense pleine et entière. Il n’existe aucun droit constitutionnel de produire des éléments de preuve non pertinents ou non substantiels. En outre, l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger établit un juste équilibre entre le droit au contre‑interrogatoire en tant qu’élément du droit à une défense pleine et entière, et l’intérêt du public dans l’utilisation équitable mais efficace des ressources judiciaires et le règlement diligent des instances criminelles.

4 Je conclus donc que le critère préliminaire énoncé dans l’arrêt Garofoli est conforme aux normes constitutionnelles. De plus, je ne suis pas convaincue que, dans les circonstances de l’espèce, le juge du procès a commis une erreur en refusant aux appelants la permission de contre‑interroger le déposant. Je suis par conséquent d’avis de rejeter le pourvoi.

5 J’analyserai d’abord les principes établis dans l’arrêt Garofoli. Je me pencherai ensuite sur l’argument relatif à l’inconstitutionnalité de l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger. Enfin, j’examinerai les procédures qui ont eu lieu devant les juridictions inférieures et j’expliquerai pourquoi notre Cour ne devrait pas, à mon avis, modifier la décision du juge du procès.

2. L’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger prescrite dans Garofoli

6 Dans les années ayant précédé l’arrêt Garofoli et les arrêts connexes, le droit en matière d’admissibilité de la preuve obtenue par écoute électronique était devenu, selon les termes du juge Sopinka, un « fouillis procédural » (Garofoli, p. 1445). Les diverses procédures, dont chacune concernait une contestation procédurale distincte et reposait sur des assises juridictionnelles différentes, portaient généralement le nom des affaires dans lesquelles elles avaient été engagées. Il s’agissait des procédures suivantes :

(1) un voir‑dire de type Parsons devant le juge du procès pour déterminer si, à la lecture de son texte, l’autorisation est valide, si l’interception a été effectuée conformément aux modalités prévues et si les conditions prescrites par la loi ont été respectées, la réparation en cas de manquement étant l’exclusion en vertu de l’ancien art. 178.16 du Code criminel (R. c. Parsons (1977), 37 C.C.C. (2d) 497 (C.A. Ont.), conf. par [1980] 1 R.C.S. 785 (sub nom. Charette c. La Reine));

(2) une demande de type Wilson devant le tribunal ayant accordé l’autorisation pour déterminer si l’affidavit est valide quant au fond, la réparation étant l’annulation de l’autorisation (Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594);

(3) une audience de type Garofoli devant le juge du procès pour déterminer si l’autorisation est conforme à l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, la réparation étant une décision concernant l’opportunité d’exclure la preuve en vertu du par. 24(2) de la Charte;

(4) une audience de type Vanweenan devant le juge du procès pour déterminer si l’autorisation identifie toutes les personnes « connues », comme l’exigeaient les anciens al. 178.12(1)e) et 178.13(2)c) du Code criminel, la réparation étant l’exclusion en vertu de l’ancien art. 178.16 (R. c. Chesson, [1988] 2 R.C.S. 148).

7 Dans l’arrêt Garofoli, notre Cour a regroupé ces procédures et éliminé une bonne partie de la complexité engendrée par la jurisprudence antérieure en se servant du caractère constitutionnel prépondérant de la contestation de l’admissibilité de la preuve comme cadre d’analyse pertinent. Cette approche a permis de résoudre les questions de compétence, de sorte que tout tribunal habilité à connaître d’une contestation fondée sur la Charte a désormais compétence pour procéder à un examen au fond complet de l’autorisation.

8 L’admissibilité de la preuve recueillie par écoute électronique est donc régie par les principes suivants.

(1) L’écoute électronique constitue une perquisition ou une saisie au sens de l’art. 8 de la Charte (R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30). En conséquence, les dispositions législatives en vertu desquelles elle est autorisée doivent respecter les exigences constitutionnelles minimales de l’art. 8.

Dans l’arrêt Duarte, p. 60, la Cour a conclu que la disposition du Code criminel permettant l’interception de communications privées en vertu d’une autorisation judiciaire (l’ancien art. 178.12, devenu l’art. 185 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46), était conforme aux droits garantis par l’art. 8 de la Charte. Elle a toutefois statué que l’interception de communications privées par l’État, avec le consentement de l’auteur de la communication ou de la personne à laquelle elle est destinée mais sans autorisation judiciaire préalable, violait l’art. 8. Par suite de l’arrêt Duarte, l’art. 184.2 a été adopté pour permettre l’interception de communications privées avec le consentement d’un des interlocuteurs sur autorisation judiciaire. Comme nous le verrons plus loin, l’autorisation a en l’espèce été obtenue en vertu de l’art. 184.2. Au procès, les appelants ont contesté la constitutionnalité de cette disposition; le juge du procès a rejeté leur argument, et sa décision n’a pas été contestée en appel.

(2) Si elle n’est pas conforme pour l’essentiel au régime établi par la loi, l’écoute électronique est illégale et, vu la correspondance entre les dispositions législatives et les exigences constitutionnelles, elle est également inconstitutionnelle.

Les conditions légales préalables à la délivrance d’une autorisation d’écoute électronique varient selon le libellé de la disposition pertinente. Les demandes d’autorisation sont présentées ex parte et par écrit à un juge, lequel doit être convaincu, sur la foi d’une preuve par affidavit, que les conditions prescrites par la loi sont remplies.

(3) Lorsque l’accusé soutient par la suite que l’écoute électronique a porté atteinte au droit que lui garantit l’art. 8 de la Charte, le juge siégeant en révision doit déterminer si l’interception constitue une perquisition ou une saisie abusive, ce qui implique de vérifier s’il y a eu respect des conditions légales préalables.

La révision porte sur les documents relatifs à l’autorisation (que la défense peut obtenir sur demande suivant le par. 187(1.4) du Code criminel) et les observations des avocats, ainsi que sur les éléments de preuve additionnels qui peuvent y être présentés. Si le juge qui préside l’audience estime que, vu les documents dont disposait le juge ayant accordé l’autorisation et le complément de preuve présenté, rien ne permettait d’établir la présence des conditions préalables à la délivrance de l’autorisation, il conclura que la fouille, perquisition ou saisie contrevenait à l’art. 8 de la Charte. La révision ne constitue pas une nouvelle audition de la demande. La norme de contrôle applicable a été expliquée comme suit dans l’arrêt Garofoli :

Le juge qui siège en révision ne substitue pas son opinion à celle du juge qui a accordé l’autorisation. Si, compte tenu du dossier dont disposait le juge qui a accordé l’autorisation et complété lors de la révision, le juge siégeant en révision, conclut que le juge qui a accordé l’autorisation pouvait le faire, il ne devrait pas intervenir. Dans ce processus, la fraude, la non‑divulgation, la déclaration trompeuse et les nouveaux éléments de preuve sont tous des aspects pertinents, mais au lieu d’être nécessaires à la révision leur seul effet est d’aider à décider s’il existe encore un fondement quelconque à la décision du juge qui a accordé l’autorisation. [p. 1452]

(4) Dans les cas où il estime que l’écoute électronique contrevenait à l’art. 8 de la Charte, le juge siégeant en révision décide si la preuve doit être écartée en application du par. 24(2) de la Charte.

La règle d’exclusion absolue que comportait l’ancien art. 178.16 rendait inutile l’examen fondé sur le par. 24(2). L’exclusion automatique a été abrogée en 1993, et toute réparation découlant d’une conclusion d’inconstitutionnalité doit désormais être déterminée conformément au par. 24(2) de la Charte. Les appelants se fondent en partie sur ces modifications de 1993 pour étayer leur prétention selon laquelle il convient de revoir l’arrêt Garofoli. J’examinerai cet argument plus loin.

9 C’est dans le cadre de cette revue complète du « fouillis procédural » que la question du contre‑interrogatoire a été examinée dans Garofoli. Dans cette affaire, tout comme en l’espèce, la défense avait fait valoir que, dans le cadre d’une audience en révision, l’accusé pouvait contre‑interroger de plein droit le déposant ayant souscrit l’affidavit à l’appui d’une demande d’autorisation judiciaire. S’appuyant sur l’arrêt de principe Franks c. Delaware, 438 U.S. 154 (1978), p. 155-156, le ministère public avait soutenu pour sa part que l’accusé devait d’abord faire [traduction] « une solide démonstration préliminaire que le déposant avait fait une fausse déclaration dans l’affidavit relatif au mandat, et ce, sciemment et volontairement ou en manifestant une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vérité ». Notre Cour a résolu la question en établissant un moyen terme entre les deux positions opposées défendues par les parties.

10 Les juges majoritaires de la Cour ont rejeté l’approche restrictive américaine. Sous réserve de la protection de l’identité des informateurs et des préoccupations relatives à la prolongation des procédures, le juge Sopinka ne voyait aucune raison de restreindre si sévèrement le droit de contre‑interroger. La position de la défense a également été rejetée. S’agissant des informateurs, la Cour a conclu qu’il n’existe aucun droit de les contre‑interroger. L’informateur n’est pas un témoin et on ne peut, dans le cas d’un informateur confidentiel, l’identifier à moins que ne s’applique l’exception relative à la « démonstration de l’innocence de l’accusé ». Pour ce qui est du déposant, la Cour a reconnu la nécessité de circonscrire le contre‑interrogatoire à l’intérieur de limites raisonnables. D’abord, il devait y avoir une démonstration préalable de l’existence de motifs justifiant une enquête, ensuite, une fois autorisé, le contre‑interrogatoire devait se limiter aux questions touchant au point soumis à l’appréciation du tribunal. Le juge Sopinka a décrit ainsi le critère :

Quant à l’argument de la longueur du contre‑interrogatoire, je suis en faveur de limites raisonnables. Il faut obtenir l’autorisation de contre‑interroger. Cette autorisation relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge du procès et devrait être accordée lorsqu’il est convaincu que le contre‑interrogatoire est nécessaire pour permettre à l’accusé de préparer une défense complète. L’accusé doit démontrer qu’il y a des motifs de penser que le contre‑interrogatoire apportera un témoignage tendant à réfuter la présence d’une des conditions préalables à l’autorisation, dont par exemple l’existence de motifs raisonnables et probables.

Une fois autorisé, le contre‑interrogatoire devrait être limité par le juge du procès aux questions qui visent à établir qu’il n’y avait aucun fondement justifiant la délivrance de l’autorisation. Il conviendrait de ne pas intervenir en appel dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire du juge du procès, sauf dans les cas où il n’a pas été exercé de façon judiciaire. Bien que l’autorisation de contre‑interroger ne soit pas la règle générale, elle est justifiée dans ces circonstances pour prévenir un abus de ce qui équivaut essentiellement à une décision sur la recevabilité de la preuve. [p. 1465]

3. Constitutionnalité de l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger

3.1 L’argumentation des appelants

11 Comme nous l’avons vu, les appelants affirment que l’obligation, prescrite dans Garofoli, de démontrer qu’il existe des motifs de contre‑interroger un déposant n’est plus justifiée, et qu’on devrait pouvoir procéder de plein droit à ce contre‑interrogatoire. Ils invoquent trois arguments principaux à l’appui de leur position. Je vais les examiner à tour de rôle.

3.1.1 Les modifications apportées au Code criminel en 1993 ont‑elles remodelé le cadre juridique?

12 Premièrement, les appelants soutiennent que le régime actuel, prévu à la partie VI du Code criminel, est [traduction] « très différent » du régime législatif qui était en vigueur au moment où l’arrêt Garofoli a été prononcé. Sous l’ancien régime, l’exclusion était la règle générale en matière d’écoute électronique. La preuve était inadmissible à moins que le ministère public ne prouve qu’elle relevait d’une des exceptions prévues par la loi et ne démontre que « l’interception [avait] été faite légalement ». Ainsi, si l’écoute électronique ne satisfaisait pas aux conditions préalables prévues par la loi, la preuve ne pouvait être admise contre l’accusé. Dans le régime actuel, c’est l’accusé qui, dans le cadre d’une demande fondée sur l’art. 24 de la Charte, a le fardeau de prouver qu’on a porté atteinte à ses droits, et la réparation, au lieu d’être l’exclusion automatique, doit être déterminée au regard du par. 24(2) de la Charte. Les appelants font valoir que l’abrogation de l’ancienne règle d’exclusion a eu pour effet de déplacer — du ministère public à l’accusé — le fardeau en matière d’admissibilité de la preuve d’écoute électronique. En conséquence, ils affirment que sous le régime législatif actuel, où le fardeau de la preuve incombe à l’accusé, lui faire porter également le fardeau de démontrer la nécessité de contre‑interroger le déposant relativement à son affidavit est incompatible avec le droit à une défense pleine et entière.

13 Cet argument ne me convainc pas. Comme je l’explique plus loin, le prétendu effet de ces modifications sur le fardeau ultime en matière d’admissibilité de la preuve est plus illusoire que réel.

14 La suppression de l’« interception légale » comme condition préalable à l’admissibilité des communications interceptées a fait disparaître la nécessité pour le ministère public de prouver deux des trois éléments qui faisaient l’objet du voir‑dire de type Parsons : la validité apparente de l’autorisation et le respect de ses modalités d’exécution (voir Garofoli, p. 1445). (L’obligation de prouver qu’un préavis raisonnable de l’intention de produire l’élément de preuve a été donné demeure en vertu du par. 189(5) du Code criminel.)

15 Pour ce qui est de la validité apparente de l’autorisation, les modifications de 1993 n’ont aucune incidence concrète sur le fardeau de preuve de l’accusé. La première question qui se pose dans une contestation fondée sur la Charte est de savoir si la fouille ou perquisition est autorisée par la loi. Pour répondre à cette question, le juge siégeant en révision doit décider si les dispositions du Code criminel ont été respectées. Alors que l’accusé est tenu de prouver la violation de la Charte qu’il invoque, il revient inévitablement au ministère public d’établir la validité apparente de l’autorisation pour répondre à la contestation de l’accusé, faute de quoi l’accusé se sera facilement acquitté de sa charge de persuasion sur ce point.

16 La deuxième modification (éliminant la nécessité de prouver, comme condition préalable à l’admissibilité, que l’autorisation a été exécutée conformément à ses modalités) ne peut aucunement influer sur la question de savoir s’il convient de permettre le contre‑interrogatoire du déposant. L’affidavit déposé à l’appui de l’autorisation se rapporte nécessairement à la période précédant la demande d’autorisation, et non à son exécution. Un contre‑interrogatoire sur l’affidavit ne serait donc d’aucune utilité à l’accusé sur ce point.

17 La manière dont l’autorisation a été exécutée peut évidemment, dans le cadre d’une contestation fondée sur la Charte, être examinée par le tribunal de révision. Pour être jugée raisonnable, et donc constitutionnelle, la fouille ou perquisition doit non seulement avoir été menée conformément à un pouvoir légal qui soit lui‑même raisonnable, mais elle doit aussi avoir été effectuée d’une manière raisonnable : Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145. En ce qui concerne la question de savoir si l’autorisation a été exécutée d’une manière raisonnable, les modifications apportées au Code en 1993 n’ont pas laissé la défense les mains vides. Comme le ministère public le souligne si justement, le progrès le plus important survenu dans la foulée de l’arrêt Garofoli tient au fait qu’il est désormais nécessaire, par suite de l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, de procéder à une communication complète des documents d’enquête. L’arrêt Stinchcombe impose à ce chapitre un degré de transparence si élevé qu’il met à la disposition de l’accusé les éléments de preuve pertinents quant à la manière dont l’autorisation a été exécutée, ainsi que d’autres détails de l’enquête. Ce progrès n’a pu qu’accroître la capacité de l’accusé de satisfaire à l’exigence préliminaire établie dans l’arrêt Garofoli en matière de contre‑interrogatoire.

18 Enfin, rien dans le raisonnement de notre Cour dans Garofoli ne permet d’affirmer que la règle d’exclusion automatique qui existait alors a influé sur la décision d’imposer une exigence préliminaire en matière d’audition de la preuve. Soulignons également que la règle d’exclusion automatique en vigueur sous l’ancien régime n’était pas absolue. L’élément de preuve était tout de même admissible si le juge était d’avis qu’il était pertinent à l’égard d’une question soulevée dans l’instance et que son inadmissibilité tenait uniquement à un vice de forme ou de procédure de nature non substantielle : voir l’ancien par. 178.16(3). De plus, les preuves découlant directement ou indirectement de l’interception d’une communication privée n’étaient pas inadmissibles du seul fait que celle‑ci l’était : ancien par. 178.16(1).

19 Je conclus donc que la prétention des appelants selon laquelle les modifications apportées au Code criminel en 1993 ont eu [traduction] « un effet important et durable sur la capacité des accusés de contester la validité quant au fond des autorisations d’écoute électronique » ne peut être retenue.

3.1.2 Le processus d’autorisation prévu par la loi offre‑t‑il des garanties procédurales suffisantes?

20 Deuxièmement, les appelants soutiennent que le processus d’autorisation d’écoute électronique ex parte et à huis clos n’offre pas suffisamment de garanties procédurales, et que la procédure prévue à la partie VI du Code criminel (contenant les dispositions relatives aux atteintes à la vie privée) ne permet pas d’établir un juste équilibre entre le droit d’une personne au respect de sa vie privée et l’intérêt du public en matière de détection des crimes. Ils font donc valoir que permettre au demandeur de contre‑interroger de plein droit le souscripteur d’un affidavit déposé à l’appui d’une demande d’autorisation d’écoute électronique ferait contrepoids et renforcerait l’apparence d’équité.

21 Essentiellement, cet aspect de l’argumentation des appelants touche à la constitutionnalité de l’ensemble du régime législatif autorisant l’interception de communications privées. De manière générale, une autorisation judiciaire préalable peut être obtenue à l’égard de la surveillance « traditionnelle » par un tiers et, depuis 1993, à l’égard de la surveillance « participative » ou « consensuelle », c.‑à‑d. l’interception de communications avec le consentement de l’auteur de la communication ou de la personne à qui elle est destinée. Comme je l’ai mentionné, les dispositions permettant la surveillance participative sur autorisation judiciaire ont été adoptées en réponse à l’arrêt Duarte de notre Cour. Dans Garofoli, les exigences légales applicables à la surveillance traditionnelle par un tiers ont été jugées identiques à celles imposées par l’art. 8 de la Charte et, de ce fait, constitutionnelles. La constitutionnalité des dispositions relatives à la surveillance participative a été maintenue par la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt R. c. Bordage, [2000] J.Q. no 2045 (QL). Au procès, les appelants ont contesté la constitutionnalité de ces dispositions. On n’a pas indiqué clairement à notre Cour sur quels fondements reposaient cette contestation. Leur demande a toutefois été rejetée au procès et la question n’a été reprise ni devant la Cour d’appel ni dans leur demande d’autorisation de pourvoi devant notre Cour. Par conséquent, dans la mesure où l’argumentation des appelants se veut une attaque contre la constitutionnalité de la législation sous‑jacente, nous ne sommes pas saisis de la question et j’estime inutile de la commenter davantage.

22 Cependant, je tiens à souligner que la description que font les appelants du processus d’autorisation et du rôle passif que le juge est censé y jouer est inexacte. En ce qui concerne le rôle du juge saisi d’une telle demande, il convient de rappeler les commentaires formulés par le juge LeBel dans l’arrêt R. c. Araujo, [2000] 2 R.C.S. 992, 2000 CSC 65 :

Le juge saisi d’une demande d’autorisation joue donc un rôle de gardien du droit et des principes constitutionnels qui protègent le droit à la vie privée. Il ne doit pas se contenter d’approuver la demande machinalement; il lui incombe de scruter les documents que lui présente le requérant. Il ne doit pas hésiter à poser des questions à celui‑ci, à discuter des faits exposés, à demander un complément d’information ou à circonscrire la portée de l’autorisation demandée lorsqu’elle semble trop étendue ou trop imprécise. Il ne devrait accorder l’autorisation que dans la mesure où sa nécessité est établie dans les documents présentés à l’appui de la demande. [par. 29]

3.1.3 L’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger prescrite par l’arrêt Garofoli est‑elle compatible avec la jurisprudence subséquente relative à la Charte?

23 Troisièmement, les appelants font valoir que trois principes importants, maintes fois appliqués par notre Cour dans ses décisions relatives à la Charte, appuient l’abolition ou, dans l’alternative, l’assouplissement de l’obligation de justification du contre‑interrogatoire prescrite dans Garofoli. Ces principes sont les suivants : l’importance reconnue d’un droit général de contre‑interroger; la norme moins rigoureuse généralement applicable à la recevabilité de la preuve de la défense; la nécessité de garantir l’accès au régime de réparation prévu par la Charte.

24 Personne ne conteste la pertinence de ces principes, tant à l’égard de la formulation d’une norme appropriée en matière de droit au contre‑interrogatoire qu’à l’égard de l’application de cette norme. Cependant, le droit de l’accusé à une audition de la preuve doit être examiné dans son contexte. Il doit également être mis en balance avec les intérêts opposés, dont la nécessité de veiller à ne pas entraver le processus judiciaire criminel par de longues procédures qui n’aident en rien à la résolution des questions pertinentes. Comme je l’explique plus loin, l’argumentation des appelants ne tient pas compte de facteurs contextuels importants. Dans le contexte d’une audience en révision dont l’objet est limité, j’estime que l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger un déposant, prescrite dans Garofoli, établit un juste équilibre entre ces intérêts opposés.

3.2 Facteurs contextuels pertinents

25 Le premier facteur contextuel omis dans l’argumentation des appelants a déjà été mentionné — il s’agit du droit à une communication complète. Selon le par. 187(1.4) du Code criminel, la défense a accès à tous les documents relatifs à l’autorisation. Il lui suffit d’affirmer que l’admissibilité de la preuve est contestée et qu’il est nécessaire d’avoir accès aux documents pour préparer le procès : Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505, p. 1517. Les documents comprennent l’affidavit déposé au soutien de la demande d’autorisation. Sous réserve de toute suppression nécessaire pour protéger les informateurs, l’affidavit fournit généralement un compte rendu complet de l’enquête ayant conduit à la demande d’écoute électronique, un exposé des motifs invoqués à l’appui de la demande et des renseignements concernant la vraisemblance raisonnable des éléments de preuve obtenus des informateurs. L’affidavit déposé en l’espèce sera examiné en détail plus loin dans les présents motifs.

26 En outre, selon les principes énoncés dans l’arrêt Stinchcombe, la défense a droit à tous les documents potentiellement pertinents en la possession du ministère public ou relevant de lui, qu’ils soient favorables ou non à l’accusé. Elle peut donc comparer le contenu du dossier d’enquête reçu du ministère public avec les documents étayant l’autorisation pour vérifier s’il y a quoi que ce soit qui jette un doute sur la vraisemblance raisonnable de ceux‑ci. De plus, les documents communiqués peuvent également fournir à la défense d’autres pistes d’enquête auprès de tiers.

27 Ainsi, la défense ne se présente pas les mains vides à l’audition de la preuve. Facteur plus important, toutefois, si les documents communiqués ne permettent pas d’établir l’existence de motifs justifiant de mettre en doute la validité de l’autorisation, il est généralement peu probable que le contre‑interrogatoire du déposant fournisse d’autres renseignements substantiels. Si je dis peu probable, c’est à cause de l’objet restreint de l’enquête effectuée dans le cadre de cette audition de la preuve. Cela m’amène à l’autre facteur contextuel important.

28 L’argument des appelants, plus particulièrement en ce qui concerne le droit général de contre‑interroger, ne fait aucune distinction entre le droit de vérifier au fond la validité de la preuve présentée au procès et l’audition préliminaire de la preuve pour déterminer l’admissibilité de celle‑ci.

29 Au procès, la culpabilité ou l’innocence de l’accusé est en jeu. Le ministère public a le fardeau d’établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Dans ce contexte, le droit de contre‑interroger les témoins cités par le ministère public « sans se voir imposer d’entraves importantes et injustifiées » devient un élément essentiel du droit à une défense pleine et entière : R. c. Lyttle, [2004] 1 R.C.S. 193, 2004 CSC 5, par. 41. Si la défense parvient, lors du contre‑interrogatoire, à susciter un doute raisonnable à l’égard de l’un ou l’autre des éléments essentiels de l’infraction, l’accusé a droit à l’acquittement. De même, la preuve de la défense ne peut en règle générale être écartée que si son effet préjudiciable l’emporte substantiellement sur sa valeur probante : R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577, p. 611. Les appelants se fondent en grande partie sur ces principes pour étayer leur prétention selon laquelle ils possèdent un droit constitutionnel leur permettant de contre‑interroger le déposant ayant souscrit l’affidavit à l’appui de la demande d’autorisation d’écoute électronique.

30 Cependant, l’audience en révision de type Garofoli n’a pas pour objet de vérifier le bien‑fondé de l’une ou l’autre des allégations du ministère public concernant l’infraction. La véracité des allégations relatives aux éléments essentiels de l’infraction contenues dans l’affidavit reste à être prouvée par le ministère public au procès proprement dit. Au contraire, cette révision n’est qu’une simple audition de la preuve visant à déterminer l’admissibilité de la preuve pertinente relative à l’infraction obtenue en vertu d’une ordonnance du tribunal présumée valide. (Je parle de preuve « pertinente », parce que si la preuve n’est pas pertinente, on peut facilement en déterminer l’inadmissibilité sans avoir à examiner le processus d’autorisation.) Comme je l’ai déjà indiqué, les conditions légales préalables qui doivent être respectées pour obtenir une autorisation d’écoute électronique varient selon le libellé de la disposition en régissant la délivrance. La seule question que se pose le juge siégeant en révision à l’occasion d’une audience de type Garofoli est de savoir s’il existait des motifs qui permettaient au juge ayant accordé l’autorisation d’être convaincu de la présence des conditions légales préalables pertinentes. Par exemple, dans la présente espèce où l’autorisation se rapporte à une surveillance participative ou consensuelle, le juge siégeant en révision doit déterminer s’il existait un fondement permettant au juge qui a accordé l’autorisation d’être convaincu :

a) qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été ou sera commise;

b) que l’auteur de la communication privée ou la personne à qui elle est destinée a consenti à l’interception;

c) qu’il existe des motifs raisonnables de croire que des renseignements relatifs à l’infraction seront obtenus au moyen de l’interception.

Par conséquent, les motifs justifiant l’exclusion sont relativement restreints. Même s’il est établi que les renseignements contenus dans l’affidavit sont inexacts, ou qu’un fait substantiel n’a pas été communiqué, cela ne réfutera pas nécessairement la présence des conditions légales préalables. La probabilité que la contestation envisagée ait une incidence sur l’admissibilité de la preuve dépendra du contexte factuel particulier. En dernière analyse, l’admissibilité de la preuve d’écoute électronique ne sera aucunement affectée par l’art. 8 s’il subsiste un fondement suffisant pour justifier la délivrance de l’autorisation.

31 C’est dans ce contexte plus restreint qu’il faut examiner le droit de contre‑interroger en tant que complément du droit à une défense pleine et entière. Il ne sert à rien de permettre le contre‑interrogatoire s’il n’existe aucune probabilité raisonnable que celui‑ci ait une incidence sur la question de l’admissibilité de la preuve. Le critère préliminaire énoncé dans Garofoli n’est rien de plus qu’un moyen de s’assurer que, une fois la contestation fondée sur l’art. 8 engagée, l’instance demeure sur la bonne voie. Même au procès proprement dit, le droit de contre‑interroger n’est pas illimité. Dans l’arrêt Lyttle, la Cour a réaffirmé le principe selon lequel les avocats « sont liés par les règles de la pertinence et [qu’]il leur est interdit de harceler le témoin, de faire des déclarations inexactes, de se répéter inutilement ou, de façon plus générale, de poser des questions dont l’effet préjudiciable excède la valeur probante » (par. 44 (je souligne)). La pertinence est l’essence du critère préliminaire de l’arrêt Garofoli. Si le contre‑interrogatoire projeté n’est pas pertinent à l’égard d’une question substantielle, dans le cadre limité de la révision concernant l’admissibilité, il n’y a alors aucune raison de le permettre.

32 L’accusé demeure libre de présenter des observations et d’obtenir des éléments de preuve pertinents relativement à la question de savoir si l’interception constitue une fouille, perquisition ou saisie abusive au sens de l’art. 8.

3.3 Mise en balance des intérêts opposés

33 Ainsi, si elle est appliquée correctement, la seule chose que l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger empêche la défense d’obtenir par voie de contre‑interrogatoire est un élément de preuve qui serait peu susceptible d’éclairer le juge siégeant en révision ou la défense elle‑même sur la question de l’admissibilité. Alors pourquoi, demandent les appelants, ne permet‑on pas tout simplement le contre‑interrogatoire de plein droit et n’en limite‑t‑on pas plutôt la portée? La réponse à cette question réside dans la reconnaissance, à la lumière de l’expérience judiciaire, de deux intérêts importants militant contre cette solution — les préoccupations relatives à la longueur des procédures et, dans bien des cas, la nécessité de protéger les informateurs.

34 Comme nous l’avons vu, les préoccupations relatives à la longueur des procédures ont été expressément invoquées dans l’arrêt Garofoli (p. 1465) pour justifier l’imposition de limites raisonnables au contre‑interrogatoire. Les cours d’appel provinciales ont souvent exprimé des inquiétudes au sujet de l’allongement des procédures judiciaires. À titre d’exemple, on nous a renvoyés à l’arrêt R. c. Vukelich (1996), 108 C.C.C. (3d) 193 (C.A.C.‑B.), autorisation d’appel refusée, [1997] 2 R.C.S. xvi, où le juge en chef McEachern a souligné l’importance d’éviter d’utiliser de manière inefficiente le temps des tribunaux et a proposé la démarche suivante, au par. 17 :

[traduction] D’une façon générale, je crois que la raison pour laquelle il convient de tenir, ou de ne pas tenir, un voir‑dire, ainsi que la conduite de cette procédure devraient, si possible, être fondées sur les déclarations des avocats et déterminées en fonction de celles‑ci. C’est la façon la plus rapide de résoudre ces problèmes : voir R. c. Dietrich (1970), 1 C.C.C. (2d) 49 (C.A. Ont.), p. 62; R. c. Hamill (1984), 14 C.C.C. (3d) 338 (C.A.C.‑B.); et R. c. Kutynec (1992), 70 C.C.C. (3d) 289 (C.A. Ont.), p. 301. J’estime que les juges doivent faire preuve de plus de fermeté qu’auparavant à cet égard parce que ce type d’enquête gruge une partie beaucoup trop grande du temps des tribunaux.

Dans R. c. Durette (1992), 72 C.C.C. (3d) 421 (C.A. Ont.), le juge Finlayson a exprimé la même inquiétude avec force et concision :

[traduction] La Cour suprême du Canada et les tribunaux d’appel canadiens se sont efforcés, au cours des dernières années, de restreindre les questions soumises au jury à celles qui, selon la preuve, paraissent vraisemblables. Tout comme nous avons tenté de restreindre le procès au fond d’un accusé aux questions factuelles directement soulevées dans une affaire donnée, nous devons tâcher, dans les cas où l’avocat de la défense est en mesure d’établir le fondement d’une allégation de violation d’un droit, de limiter aux questions de fond les requêtes préalables au procès fondées sur la Charte. Si nous, les tribunaux, ne réussissons pas à trouver une façon de sortir le processus judiciaire criminel du bourbier procédural, digne de l’époque de Dickens, dans lequel il s’est enfoncé, le public se détournera du système de justice accusatoire qui a été traditionnellement le nôtre. Comme l’aurait dit Jonathan Swift, nous sommes en train de sacrifier la justice sur l’autel de la procédure. [p. 440]

35 Les préoccupations touchant l’utilisation judicieuse des ressources judiciaires sont tout aussi légitimes aujourd’hui, et peut‑être même davantage, qu’elles ne l’étaient il y a 15 ans, à l’époque où l’arrêt Garofoli a été prononcé. Pour que notre système de justice fonctionne, les juges qui président les procès doivent être en mesure de veiller au bon déroulement des instances. L’un des mécanismes leur permettant d’y arriver est le pouvoir de refuser de procéder à une audition de la preuve lorsque la partie qui en fait la demande est incapable de démontrer qu’il est raisonnablement probable que cette audience aidera à résoudre les questions soumises au tribunal.

36 Le deuxième intérêt militant contre le contre‑interrogatoire de plein droit tient à la nécessité de protéger l’identité des informateurs. Comme le signale la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt Garofoli (dissidente, mais non sur ce point), le contre‑interrogatoire du déposant accroît le risque de révéler l’identité des informateurs :

La divulgation de détails sur les activités d’enquête et sur l’identité d’informateurs est beaucoup plus probable en contre‑interrogatoire que dans des affidavits, qu’on peut soigneusement rédiger dans le but d’éviter ces écueils. Comment peut‑on contre‑interroger un agent sur la crédibilité d’un informateur sans scruter des détails qui peuvent révéler son identité, par exemple? Quand une réponse préjudiciable a été donnée au cours d’un contre‑interrogatoire, il est impossible de la censurer. [p. 1485]

La juge McLachlin souligne en outre combien il est difficile pour le juge du procès de limiter la portée du contre‑interrogatoire :

Les limites que l’on tente de fixer à la portée d’un contre‑interrogatoire sont reconnues pour leur faiblesse. Puisque l’efficacité du contre-interrogatoire dépend ordinairement de la grande latitude laissée quant aux questions, un contre‑interrogatoire limité peut se révéler peu utile. De plus, il est souvent difficile de prévoir quand une question précise suscitera une réponse qui déborde sur les sujets interdits. [p. 1485]

37 Enfin, comme l’a à juste titre fait valoir l’intervenant, le procureur général de la Colombie‑Britannique, l’obligation faite à la défense de satisfaire à un critère préliminaire donné avant de pouvoir procéder à un contre‑interrogatoire, de poser certaines questions ou d’obtenir des éléments de preuve en vue de présenter une défense pleine et entière ne constitue pas une anomalie au sein du système de justice criminelle. Quelques exemples suffisent: la preuve par ouï‑dire, même si c’est la défense qui cherche à la présenter, doit satisfaire aux conditions de nécessité et de fiabilité; la preuve d’expert que l’on se propose de présenter doit être conforme aux critères énoncés dans l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; l’accès à des communications protégées par le privilège avocat‑client ou le contre‑interrogatoire relatif à celles‑ci doivent satisfaire au critère de la « démonstration de l’innocence de l’accusé »; le contre‑interrogatoire relatif au comportement sexuel antérieur d’un plaignant est interdit, sous réserve du critère énoncé au par. 276(1) du Code criminel; la pertinence vraisemblable, à l’égard d’une question en litige ou de l’habilité d’une personne à témoigner, de dossiers détenus par des tiers relativement à certaines infractions énumérées à l’art. 278.2 doit être établie avant que ces dossiers puissent être produits; les moyens de défense doivent avoir une certaine « vraisemblance » pour pouvoir être soumis au jury. En l’espèce, la défense doit simplement démontrer la pertinence vraisemblable à l’égard de l’élément de preuve concerné d’une question substantielle soumise à la cour.

38 En conclusion, j’estime que l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger, prescrite dans l’arrêt Garofoli, est tout à fait compatible avec les principes de la Charte. Point n’est besoin de revoir cet arrêt comme le prétendent les appelants. De fait, je suis d’avis qu’il ne serait pas sage de permettre le contre‑interrogatoire de plein droit du déposant.

4. Application de la norme énoncée dans l’arrêt Garofoli

39 Dans leur argument subsidiaire, les appelants prétendent que la norme énoncée dans Garofoli a généralement été interprétée de façon trop restrictive et appliquée de manière incohérente, et qu’elle doit être clarifiée. Plus particulièrement, ils affirment que, en l’espèce, les juridictions inférieures ont commis une erreur dans l’application du critère préliminaire. Avant d’analyser la façon dont celles‑ci ont appliqué le critère, il n’est pas inutile de faire quelques observations sur son application générale par les juges qui président les procès et sur la norme de contrôle applicable en appel.

4.1 Le critère préliminaire n’est pas exigeant

40 Comme nous l’avons vu, l’obligation faite dans Garofoli d’obtenir la permission de contre‑interroger n’est qu’un moyen d’éliminer les instances inutiles, qui n’aideraient vraisemblablement pas à la résolution des questions pertinentes. La raison pour laquelle le critère laisse généralement peu de place au contre‑interrogatoire ne tient pas à sa rigueur, mais plutôt à la gamme restreinte des motifs justifiant l’annulation d’une autorisation. Par conséquent, pour déterminer s’il y a lieu de permettre un contre‑interrogatoire, les avocats et le juge doivent s’attacher strictement à la question à trancher dans le cadre d’une révision de type Garofoli — soit celle de savoir s’il existait des motifs permettant au juge qui a accordé l’autorisation de rendre l’ordonnance. S’il est peu probable que le contre‑interrogatoire projeté aide à trancher cette question, il ne doit pas être autorisé. Par contre, si ce contre‑interrogatoire se situe dans les limites restreintes de cette procédure de révision, la défense n’est pas tenue d’aller plus loin et de démontrer qu’il permettra de réfuter une ou plusieurs des conditions légales préalables à la délivrance de l’autorisation. Une telle norme aussi stricte a été rejetée dans l’arrêt Garofoli. Tout ce qu’il suffit d’établir, c’est la probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire aidera le tribunal à trancher une question substantielle.

41 Dans certains cas, le contre‑interrogatoire projeté peut porter sur la crédibilité ou la fiabilité d’un informateur. Toutefois, un contre‑interrogatoire qui ne fait que démontrer la fausseté de certains des renseignements sur lesquels se fonde le déposant est peu susceptible d’être utile à moins qu’il ne permette également d’étayer l’inférence que le déposant savait ou aurait dû savoir que ces renseignements étaient faux. Il ne faut pas oublier que l’autorisation d’écoute électronique constitue un outil d’enquête. À ce stade, une croyance raisonnable en l’existence des motifs légaux requis suffit pour justifier la délivrance de l’autorisation. Il se peut qu’une enquête plus poussée révèle la fausseté de ces motifs, mais ce fait n’invalide pas rétroactivement une autorisation par ailleurs valide.

42 Les faits dans l’affaire Garofoli elle‑même constituent un bon exemple d’une situation où le contre‑interrogatoire projeté portait non seulement sur le peu de crédibilité de l’informateur, mais aussi sur la probabilité que le déposant ait été conscient de ce fait. L’informateur avait allégué que Garofoli et une autre personne l’avaient abordé à Hamilton pour lui offrir deux kilos de cocaïne. Dans son affidavit, Garofoli déclarait qu’il vivait en Floride au moment pertinent. Il ajoutait que le policier chargé du dossier savait qu’il vivait en Floride et ne se rendait à Hamilton que pour comparaître devant le tribunal. En outre, les renseignements fournis par l’informateur étaient essentiels à l’établissement des motifs raisonnables requis. S’exprimant pour la majorité, le juge Sopinka a conclu que l’appelant avait justifié son droit au contre‑interrogatoire :

À mon avis, l’appelant a justifié son droit au contre‑interrogatoire en l’espèce. Compte tenu de l’importance donnée par les policiers à l’informateur en l’espèce, si celui‑ci est discrédité, le fondement factuel de l’autorisation est vicié. Si on concluait que l’informateur a menti, on pourrait alors en déduire que les policiers savaient ou auraient dû savoir qu’il avait menti. Si les policiers n’étaient pas justifiés de croire que les renseignements étaient vrais, leur raison de croire qu’un crime allait être commis n’existait donc pas. Par conséquent, l’appelant aurait dû être autorisé à contre‑interroger. Le contre‑interrogatoire ayant été refusé, il doit y avoir un nouveau procès. [p. 1466]

43 Dans d’autres circonstances, c’est la crédibilité même du déposant qui joue un rôle essentiel dans l’établissement de la présence des conditions légales préalables. Dans R. c. Lachance, [1990] 2 R.C.S. 1490, par exemple, le contre‑interrogatoire projeté concernait la condition légale préalable de nécessité pour les besoins de l’enquête. (L’obligation de prouver que d’autres mesures d’enquête ont été essayées mais sans succès ou encore ont peu de chance de réussir ne constitue pas une condition légale préalable à l’octroi d’une autorisation d’écoute électronique consensuelle.) Le contre‑interrogatoire a été justifié par la démonstration que l’affidavit déposé à l’appui de l’autorisation ne mentionnait pas qu’un informateur clé avait agi comme agent d’infiltration.

44 L’insuffisance apparente de l’affidavit peut suffire à établir le droit de contre‑interroger. Dans R. c. Williams (2003), 181 C.C.C. (3d) 414, les affirmations contenues dans l’affidavit relativement à l’utilité des opérations d’infiltration constituaient de simples assertions péremptoires et paraissaient minimiser les progrès de l’enquête. Considérant la question du point de vue de la stricte obligation légale de prouver la nécessité pour les besoins de l’enquête, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le juge du procès avait commis une erreur en refusant la permission de contre‑interroger le déposant :

[traduction] Bref, l’appelant a démontré qu’il existait des motifs de penser que le contre‑interrogatoire apporterait un témoignage tendant à réfuter la présence d’une des conditions préalables à la délivrance de l’autorisation, soit celle de la nécessité pour les besoins de l’enquête. La nécessité pour les besoins de l’enquête constitue une exigence stricte, qui commande que l’on établisse que, « [s]ur le plan pratique, il [n’existe] aucune autre méthode d’enquête raisonnable, dans les circonstances de l’enquête criminelle considérée » (en italique dans l’original) : R. c. Araujo (2000), 149 C.C.C. (3d) 449 (C.S.C.), par. 29. Or il existait des motifs de croire que cette norme exigeante n’avait pas été respectée. On peut en dire autant, en l’espèce, du recours à des agents d’infiltration et à des mandataires de la police. [par. 14]

4.2 La portée du contre‑interrogatoire une fois la permission accordée

45 Comme il est précisé dans l’arrêt Garofoli, une fois permis, « le contre‑interrogatoire devrait être limité par le juge du procès aux questions qui visent à établir qu’il n’y avait aucun fondement justifiant la délivrance de l’autorisation » (p. 1465). Ainsi, l’enquête peut demeurer axée sur les questions substantielles. Dans R. c. Silvini (1997), 96 O.A.C. 310, par exemple, la défense a fait valoir que, une fois la permission de contre‑interroger accordée par le juge du procès, les seules limites que l’on pouvait imposer au contre‑interrogatoire étaient celles visant à réduire la longueur des procédures, et que le juge du procès avait donc commis une erreur en restreignant à l’avance les points sur lesquels l’avocat de la défense pouvait contre‑interroger le déposant. La Cour d’appel de l’Ontario a exprimé son désaccord avec cette position et, après avoir cité le passage pertinent de l’arrêt Garofoli, a affirmé ce qui suit au par 9 :

[traduction] À notre avis, cet extrait [. . .] donne au juge le pouvoir discrétionnaire de fixer à l’avance la portée du contre‑interrogatoire s’il considère souhaitable de le faire. Il ne fait aucun doute que si le juge se rend compte, pendant le contre‑interrogatoire, que les limites imposées nuisent à la capacité de l’accusé d’établir l’existence des motifs pour lesquels il conteste l’autorisation, il devrait revoir ces limites. L’autre solution consiste à rendre des décisions en cours de contre‑interrogatoire. Cependant, à moins qu’on ne puisse démontrer que ce pouvoir discrétionnaire n’a pas été exercé de façon judiciaire, notre cour ne peut intervenir.

C’est là, à mon avis, une solution sage.

4.3 La norme de contrôle applicable en appel

46 La cour d’appel qui révise la décision du juge du procès d’accorder ou de refuser la permission de contre‑interroger ne peut simplement substituer son opinion à celle du juge du procès. La décision de ce dernier sur la question de savoir s’il existe une probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire projeté apporte un élément de preuve probant à l’égard des questions soulevées implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Le juge du procès est mieux placé pour apprécier les documents, les observations des avocats et les éléments de preuve, s’il en est, dans le contexte du procès et du voir‑dire concernés. La nécessité, en appel, d’une norme de contrôle empreinte de déférence a été reconnue dans Garofoli, où le juge Sopinka a affirmé qu’« [i]l conviendrait de ne pas intervenir en appel dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire du juge du procès, sauf dans les cas où il n’a pas été exercé de façon judiciaire » (p. 1465).

47 Cette norme empreinte de déférence est importante. Si elle n’est pas respectée, il est probable que, par souci de prudence, les juges présidant les procès tiennent bon nombre d’audiences inutiles, de peur de compromettre un procès tout entier. Le pouvoir des tribunaux sur la conduite des procès en première instance devient alors plus illusoire que réel et, dans le contexte d’une audience de type Garofoli, l’objet même de l’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger est contrecarré.

48 Je vais maintenant examiner les procédures devant les juridictions inférieures.

5. Les procédures devant les juridictions inférieures

49 Les appelants ont été accusés d’un certain nombre d’infractions liées à la drogue. Essentiellement, le ministère public leur reproche d’avoir distribué de la cocaïne aux portiers et barmans de différents bars et clubs du centre‑ville de Vancouver. Les appelants ont été pris pour cible par la police lorsque Robert Molsberry qui, de son propre aveu, était un trafiquant de drogue et un petit délinquant ayant travaillé comme portier dans un club de Vancouver, s’est plaint à des policiers de Vancouver que les appelants et d’autres personnes étaient à ses trousses pour des dettes de drogue et qu’il craignait pour sa sécurité. Molsberry a accepté de [traduction] « porter un micro‑émetteur » et d’agir comme mandataire de la police. En échange de sa collaboration, le service de police de Vancouver lui a donné 1 000 $ pour rembourser ses dettes de drogue et lui a promis une allocation mensuelle durant l’enquête, un paiement en espèces à la fin de toutes les procédures et l’admission au programme de protection des témoins.

50 Sur la base de son entente avec Molsberry, la police a présenté une demande d’autorisation d’écoute électronique avec consentement en vertu de l’art. 184.2 du Code criminel. Cette disposition, adoptée par suite de l’arrêt Duarte de notre Cour, permet l’interception de communications privées avec le consentement d’un des interlocuteurs moyennant autorisation judiciaire. La demande fondée sur cette disposition peut être présentée ex parte par un agent de la paix et doit être accompagnée d’un affidavit indiquant ce qui suit :

a) le fait qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été ou sera commise;

b) les détails relatifs à l’infraction;

c) le nom de la personne qui a consenti à l’interception;

d) la période pour laquelle l’autorisation est demandée;

e) les modalités de toute autorisation déjà accordée, s’il en est.

Le détective Andrew Richards a souscrit l’affidavit requis. Le contenu de cet affidavit, qui est au cœur de la question qui nous occupe, sera examiné en détail plus loin. L’autorisation de procéder à l’interception de communications privées peut être accordée si le juge saisi de la demande est convaincu :

a) qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été ou sera commise;

b) que l’auteur de la communication privée ou la personne à laquelle il la destine a consenti à l’interception;

c) qu’il existe des motifs raisonnables de croire que des renseignements relatifs à l’infraction seront obtenus au moyen de l’interception.

Le juge Oppal, plus tard juge à la Cour d’appel, a accordé l’autorisation permettant l’interception des communications privées des appelants et de leurs associés lorsque l’un d’eux parlait avec Molsberry.

51 Au procès, le témoignage de Molsberry a constitué un élément important de la preuve de la poursuite contre les appelants. Les accusations se rapportaient à une période commençant avant — et se terminant après — l’implication de celui‑ci en tant que mandataire de la police. Son témoignage concernant les événements survenus durant la période où il agissait à ce titre était complété par les conversations interceptées. À l’ouverture du procès, les appelants ont contesté l’admissibilité des enregistrements des conversations interceptées grâce à l’autorisation judiciaire accordée en vertu de l’art. 184.2. Le témoignage de Molsberry au sujet des conversations était tout de même admissible, mais il n’aurait pas été appuyé par les enregistrements.

52 Au procès, les appelants ont plaidé que l’art. 184.2 lui‑même était inconstitutionnel; le juge du procès a rejeté cet argument, et sa décision n’a pas été contestée en appel. Subsidiairement, les appelants ont prétendu que les conditions légales préalables à la délivrance de l’autorisation n’avaient pas été remplies et que, par conséquent, l’enregistrement de leurs conversations par Molsberry portait atteinte au droit que leur garantit l’art. 8 de la Charte. C’est pour appuyer cette demande fondée sur la Charte que les deux appelants ont demandé la permission de contre‑interroger le détective Richards relativement à son affidavit; Lising a également demandé la permission de contre‑interroger l’informateur Molsberry. Le juge du procès a refusé le contre‑interrogatoire tant du déposant que de l’informateur et a finalement déclaré la preuve d’écoute électronique admissible. Dans le présent pourvoi, nous nous intéressons uniquement au refus du juge du procès de permettre le contre‑interrogatoire du détective Richards pendant le voir‑dire.

53 Le contenu de l’affidavit du détective Richards est important pour décider, ultimement, si le juge du procès a commis une erreur en refusant la permission de contre‑interroger. Il est exposé en détail dans le jugement de la juge Newbury de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. Pour des raisons de commodité, je reprends sensiblement cet exposé en l’espèce.

54 De manière générale, l’affidavit du détective Richards explique comment Molsberry est entré en contact avec la police de Vancouver, fournit des informations générales sur l’informateur, y compris ses antécédents criminels, expose les renseignements fournis par Molsberry au sujet des appelants et d’autres personnes et décrit les mesures prises par la police pour vérifier la crédibilité de Molsberry en tant qu’informateur.

55 Plus particulièrement, Molsberry a informé la police que, en janvier 1996, il avait commencé à acheter de Pires et Lising de la cocaïne à l’once pour en faire à son tour le trafic au gramme. En avril 1996, à la suite d’une transaction de cocaïne, il s’est retrouvé avec une dette de 500 $ envers les appelants, qu’il n’a pas pu rembourser sur‑le‑champ. Molsberry a également dit à la police qu’il s’était endetté envers des associés des appelants relativement à une opération de culture de marijuana. Il a ensuite appris que les appelants et leurs associés avaient l’intention de s’en prendre à lui pour le punir de ne pas avoir remboursé ces dettes de drogue. Le 5 juillet 1996, les appelants se sont présentés à son appartement en donnant des coups de pieds dans la porte et en vociférant des menaces à son endroit. Craignant pour sa sécurité, il a appelé la police, mais à l’arrivée de celle‑ci les appelants avaient quitté les lieux. Molsberry a été arrêté sur la foi de mandats non exécutés pour conduite pendant une interdiction, défaut de comparaître et entrave d’un policier dans l’exécution de ses fonctions. C’est après cet événement qu’il a informé la police de la dette de drogue non remboursée et des craintes pour sa sécurité. Il a ultérieurement consenti à agir comme mandataire de la police à l’égard des activités illégales de certains membres ou associés du East End Chapter des Hell’s Angels, dont les deux appelants.

56 L’affidavit décrit ensuite l’enquête menée relativement aux allégations de Molsberry. Son passé criminel a été confirmé. On l’a soumis au test du polygraphe, dont les résultats ont été communiqués au détective Richards. Comme je l’expliquerai plus loin, cette partie de l’affidavit est au cœur de la demande de l’appelant de contre‑interroger le détective Richards. La partie pertinente de l’affidavit est ainsi rédigée :

[traduction] 11. QUE le 1er août 1996, j’ai été avisé par le sergent Peter FRASER de la section de la polygraphie du service de police de Vancouver (ci‑après appelé « sergent FRASER »), et je crois sincèrement, que, le 31 juillet 1996, il a fait subir le test du polygraphe à MOLSBERRY dans le cadre de la présente enquête policière. Le sergent FRASER m’a informé que, par suite du test, il croit sincèrement, comme moi, qu’à ce jour MOLSBERRY a dit toute la vérité dans ses rapports avec la police au cours de la présente enquête. [Je souligne.]

Le détective Richards déclare également avoir reçu des renseignements de l’agent de police Dalstrom, qui avait lui‑même reçu d’un informateur confidentiel des renseignements au sujet des activités illégales exercées par les appelants et d’autres personnes. Les renseignements reçus de l’informateur confidentiel comprenaient le fait que Pires assistait ses frères dans le trafic de la drogue et dans des activités connexes, en plus d’agir comme homme de main pour recouvrer des dettes de drogue au nom de ses frères. L’affidavit fait également mention de renseignements reçus de deux autres informateurs confidentiels qui confirmaient les activités illégales d’autres personnes nommées par Molsberry.

57 Le détective Richards parle ensuite d’une autre preuve corroborante. Il était présent, le 10 juillet 1996, lorsque l’agent de police Dalstrom a demandé à Molsberry d’appeler Lising pour reprendre contact avec lui. Molsberry a appelé Lising et lui a dit qu’il voulait rembourser sa dette. Après l’appel, Molsberry a informé le détective Richards que Lising était en colère, que la dette avait grimpé à 1 000 $ et qu’il allait mourir s’il ne la remboursait pas au plus tard le 15 juillet. La police a alors remis 1 000 $ comptant à Molsberry et, le 17 juillet, des membres du service de police de Vancouver ont observé Molsberry et l’ont vu rencontrer Lising et Pires et remettre l’argent à Lising. Molsberry a par la suite informé les policiers que, pendant la rencontre, Lising lui avait offert de la cocaïne au prix de 1 400 $ l’once. Lising a demandé à Molsberry de l’appeler la semaine suivante.

58 Le détective Richards fournit d’autres renseignements au sujet d’une rencontre entre Molsberry et un des associés. De plus, le 29 juillet 1996, Molsberry a dit au détective Richards qu’il avait été agressé par certains des associés en question deux jours auparavant. Le détective Richards a remarqué que Molsberry avait subi de graves blessures au visage.

59 Enfin, l’affidavit donne des détails sur l’entente conclue avec Molsberry, son consentement à l’interception de ses communications privées et la stratégie d’enquête proposée. Le détective Richards indique que, sur la foi de tous ces faits, il avait des motifs raisonnables de croire que l’interception des communications entre les appelants et d’autres personnes et Molsberry fournirait des renseignements sur des infractions précises liées à la drogue. D’autres détails nécessaires pour satisfaire aux exigences de l’art. 184.2 (sans pertinence à l’égard du présent pourvoi) sont également fournis.

60 Devant le juge du procès, les parties ont passé beaucoup de temps à débattre sur la demande de Lising de contre‑interroger Molsberry au cours du voir‑dire, pour appuyer la demande présentée conjointement par les appelants en vue d’être autorisés à contre‑interroger le détective Richards. La demande de Lising de contre‑interroger Molsberry reposait sur l’affirmation de l’avocat voulant que plusieurs personnes non identifiées lui aient fourni des renseignements sur la réputation générale de Molsberry, à savoir qu’il était malhonnête, prenait de la drogue et se livrait à des activités criminelles. Ces affirmations ne permettaient pas de procéder à une audition de la preuve. Rien n’indiquait que les opinions des personnes non identifiées étaient même connues de la police. De plus, aucun élément du témoignage projeté n’aurait contredit les allégations clés de Molsberry. Le juge du procès a à bon droit refusé cette demande, et sa décision n’a pas été contestée devant notre Cour. Je le répète, la seule question qui se pose dans le présent pourvoi concerne plutôt la demande de contre‑interroger le déposant lui‑même, le détective Richards. Je vais donc examiner plus en détail les motifs invoqués à l’appui de cette demande.

61 L’argumentation des appelants est entièrement axée sur le par. 11 précité de l’affidavit. Pour des raisons de commodité, je reproduis à nouveau la partie contestée de ce paragraphe :

[traduction] 11. [. . .] Le sergent FRASER m’a informé que, par suite du test, il croit sincèrement, comme moi, qu’à ce jour MOLSBERRY a dit toute la vérité dans ses rapports avec la police au cours de la présente enquête.

Devant le juge du procès, les appelants ont fait valoir que cette déclaration était trompeuse parce que, comme le révèlent les documents relatifs au polygraphe, Molsberry avait été soumis à ce test uniquement dans le but de déterminer s’il était un « agent double », et non pour vérifier s’il avait [traduction] « dit toute la vérité dans ses rapports avec la police au cours de la présente enquête ». (À un certain moment, la police avait envisagé de soumettre Molsberry à un autre test polygraphique, avec un éventail de questions plus large, mais elle y a renoncé, parce que l’efficacité de ce test diminue chez les sujets qui y ont déjà été soumis.) Le juge du procès a reconnu avec les appelants que la déclaration figurant au par. 11 était trompeuse [traduction] « dans la mesure » où elle indique que la croyance du sergent Fraser en la parfaite franchise de Molsberry reposait sur le test polygraphique. En outre, le juge du procès était d’avis que cette déclaration [traduction] « para[issait] viser à induire en erreur », du fait qu’elle semblait [traduction] « conçue de façon à donner l’impression que la croyance du détective Richard en la franchise de Molsberry était étayée par les résultats du test polygraphique ». Les appelants soutiennent que, à partir de ces conclusions, le juge du procès aurait dû permettre le contre‑interrogatoire du détective Richards. Or, il a plutôt décidé, pour les besoins de la révision, d’écarter l’élément de preuve contenu au par. 11. À la lumière du reste de l’affidavit, le juge du procès était convaincu que le juge saisi de la demande d’autorisation aurait été fondé à accorder celle‑ci. Il a donc refusé aux appelants l’autorisation de contre‑interroger le détective Richards.

62 La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a confirmé à l’unanimité la décision du juge du procès et conclu que l’autorisation de contre‑interroger avait à bon droit été refusée, chaque juge exposant dans des motifs distincts concourants les raisons pour lesquelles il arrivait à cette conclusion. Comme ce fut le cas devant notre Cour, l’accent a porté sur le par. 11. Deux des juges de la Cour d’appel, en l’occurrence le juge en chef Finch et la juge Newbury, ont expressément émis des doutes quant aux raisons ayant conduit le juge du procès à dire qu’une partie du par. 11 paraissait [traduction] « viser à induire en erreur ». (La juge Southin n’a pas abordé ce point qui n’était pas pertinent pour son analyse.) Après avoir examiné le dossier, chacun d’eux a conclu que le juge du procès ne pouvait avoir voulu dire que le détective Richards avait délibérément tenté d’induire en erreur le juge qui avait accordé l’autorisation. Mais comme a estimé le juge en chef Finch, les mots [traduction] « viser à » « ne sauraient être considérés comme ayant pour effet d’attribuer une intention malhonnête [. . .] mais doivent plutôt être considérés comme voulant dire propre à, de nature à ou apte à » (par. 81). Chacun des juges a conclu que le critère préliminaire n’avait pas été respecté et que le juge du procès avait eu raison de refuser le contre‑interrogatoire.

63 On comprend fort bien pourquoi, en appel, les débats portent principalement sur les mots [traduction] « viser à induire en erreur ». En effet, l’existence de motifs raisonnables de croire qu’un déposant a délibérément tenté d’induire en erreur le juge saisi de la demande d’autorisation ouvre généralement la porte au contre‑interrogatoire, étant donné que cela peut entacher la fiabilité de l’affidavit en entier. Toutefois, en l’espèce comme dans tous les cas, il faut examiner les propos du juge du procès au regard de la preuve soumise au voir‑dire et de sa décision dans son ensemble. C’est l’approche qu’ont retenue les juges de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique. L’examen auquel ils se sont livrés n’a révélé aucun élément de preuve étayant la conclusion selon laquelle, au par. 11 de son affidavit, le détective Richards cherchait à induire en erreur le juge saisi de la demande d’autorisation. De plus, il ressort nettement de l’ensemble de la décision du juge du procès que, pour ce dernier, le contre‑interrogatoire n’aiderait pas l’enquête et que, indépendamment de toute déclaration concernant le test du polygraphe, l’autorisation était amplement justifiée et rien ne justifiait de l’annuler. La Cour d’appel de la Colombie‑Britannique n’a vu aucune raison de modifier cette décision.

64 Je souscris à la conclusion tirée par la Cour d’appel. Premièrement, après examen du dossier, je me demande également pourquoi, dans sa décision de vive voix, le juge du procès a commenté comme il l’a fait la déclaration relative au test polygraphique figurant au par. 11. Peut‑être réagissait‑il alors simplement aux observations des avocats. Au vu du dossier, il est difficile de comprendre en quoi il serait trompeur de dire que les résultats du test polygraphique ont fondé en partie la croyance du détective Richards en la franchise de Molsberry. Si le détective Richards avait fait la même déclaration mais que les résultats avaient démontré que Molsberry mentait, il va de soi que cette déclaration serait clairement trompeuse. Cependant, le polygraphiste a conclu que Molsberry disait la vérité lorsqu’il a répondu « non » aux trois questions suivantes :

[traduction]

1. En ce qui concerne la présente enquête policière, avez‑vous discuté de votre statut au sein de l’organisation visée?

2. En ce qui concerne la présente enquête policière, avez‑vous, de quelque façon que ce soit, fait de fausses déclarations vous concernant à la police?

3. En ce qui concerne la présente enquête policière, essayez‑vous d’agir comme mandataire des deux parties?

Indépendamment des limites inhérentes au test du polygraphe, je ne vois pas pourquoi ces résultats n’appuieraient pas la croyance du détective Richards en la franchise de Molsberry. Bien que le test ait semblé se limiter à la question de savoir si Molsberry était un agent double, il s’agissait, dans le contexte de l’enquête, d’une considération très pertinente. Le test polygraphique a été réalisé le 31 juillet 1996, soit environ trois semaines après que Molsberry eut donné à la police de Vancouver ses premiers renseignements concernant les appelants et d’autres personnes. Comme je l’ai déjà souligné, l’enquête avait progressé dans l’intervalle. Il y avait eu notamment la rencontre observée entre Molsberry et les deux appelants, où Molsberry avait remis à Lising une somme de 1 000 $ en remboursement de la prétendue dette de drogue. À moins que Molsberry ait été de mèche avec les appelants et qu’il se soit agi d’une mise en scène, cette rencontre constituait une corroboration importante de son récit. Partant, la confirmation subséquente par le polygraphiste que Molsberry n’était pas un agent double pouvait logiquement conforter la croyance du détective Richards dans la franchise de Molsberry.

65 Je partage également l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle le juge du procès a eu raison de ne pas permettre le contre‑interrogatoire du détective Richards. À mon avis, il n’existait aucune probabilité raisonnable qu’un contre‑interrogatoire sur la déclaration contestée au par. 11 apporte un élément de preuve probant quant à la question soulevée dans le cadre d’une révision de l’autorisation. La question substantielle à examiner dans le cadre du voir‑dire est de savoir s’il existait, au moment où l’autorisation a été accordée, des motifs raisonnables de croire : a) qu’une infraction avait été ou serait commise; b) que des renseignements relatifs à l’infraction seraient obtenus au moyen de l’interception envisagée. La source des renseignements présentés pour établir l’existence des motifs raisonnables n’était pas le détective Richards; c’était Molsberry. Nul ne prétend que les renseignements fournis par Molsberry, s’ils sont raisonnablement crédibles, ne suffisent pas à établir l’existence des motifs requis. Par conséquent, la question déterminante devient celle de savoir s’il existait des motifs de croire que Molsberry était un informateur fiable.

66 La croyance personnelle du détective Richards en la franchise de Molsberry, si tant est qu’il avait une opinion à cet égard, importe peu. L’article 184.2 du Code criminel n’exige pas que le déposant, ou tout agent de la paix, croie subjectivement à la véracité des renseignements présentés pour étayer les motifs raisonnables requis. (La situation est différente, par exemple, dans le cas du par. 254(3) du Code criminel, qui exige, pour qu’une demande d’échantillon d’haleine puisse être présentée, que l’agent de la paix croie subjectivement, pour des motifs objectifs, qu’un suspect est en train de commettre ou a commis, au cours des deux — maintenant trois — heures précédentes, une infraction de conduite avec facultés affaiblies : R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254.) La seule exigence est qu’il existe, objectivement, des motifs raisonnables de croire qu’une infraction a été ou sera commise et que des éléments de preuve relatifs à l’infraction seront obtenus au moyen de l’interception envisagée. Les motifs raisonnables sont souvent énoncés, comme c’est le cas en l’espèce, par un déposant qui atteste de sa croyance à cet égard et qui explique sur quels faits celle‑ci repose. Le juge saisi de la demande d’autorisation est alors en mesure d’examiner les faits et de décider, d’une manière indépendante, si l’existence des motifs raisonnables a été établie. C’est dans l’énonciation du fondement factuel de sa croyance en l’existence de motifs raisonnables que le détective Richards a relaté, au par. 11, les renseignements qui lui ont été fournis par le sergent Fraser au sujet du test polygraphique.

67 Indépendamment des limites inhérentes au test du polygraphe, les résultats de ce test étaient pertinents à l’égard de la question substantielle — ils faisaient partie des motifs permettant de croire que Molsberry était un informateur fiable. Il n’était toutefois pas nécessaire de contre‑interroger le détective Richards pour en savoir plus sur le test polygraphique. Les résultats de ce test, y compris la transcription de l’entrevue préliminaire, ont été communiqués à la défense et soumis à l’examen du juge siégeant en révision. Il n’existait aucune probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire du détective Richards relativement aux renseignements qu’il avait reçus au sujet des résultats du test polygraphique apporte quoi que ce soit de plus qui aurait une quelconque valeur probante. Le contre‑interrogatoire du détective Richards relativement à son par. 11 pouvait tout au plus servir à préciser davantage la mesure dans laquelle les renseignements qu’il avait reçus du polygraphiste avaient joué un rôle dans sa propre appréciation de la crédibilité de Molsberry à ce moment précis de l’enquête. En outre, et cela est plus important, le fondement de l’obtention d’une autorisation — les motifs de croire que les appelants faisaient le trafic de la cocaïne et le consentement de Molsberry à l’interception — n’était aucunement mis en doute par les renseignements invoqués par les appelants pour établir la nécessité de procéder à une audition de la preuve.

68 Les appelants soutiennent néanmoins que la déclaration contestée a jeté le doute sur la crédibilité du détective Richards lui‑même et que le contre‑interrogatoire de celui‑ci était nécessaire pour explorer davantage cette question. Il est indubitable que la crédibilité du déposant lui‑même peut être déterminante à l’occasion d’une audience de type Garofoli. D’ailleurs, si l’agent avait fait état d’un résultat contraire à la conclusion du polygraphiste, le contre‑interrogatoire aurait, doit‑on l’espérer, été permis. Cependant, comme le révèlent les documents soumis en l’espèce, le contre‑interrogatoire projeté pouvait tout au plus révéler que le détective Richards avait surestimé la valeur potentielle des résultats du test polygraphique. Sur ce point, je souscris à l’opinion suivante exprimée par le juge en chef Finch :

[traduction] À mon avis, les appelants n’ont pas satisfait à cette exigence préliminaire. Ils ont tout au plus démontré qu’il existait des motifs de croire que ce contre‑interrogatoire apporterait un témoignage tendant à miner la crédibilité du détective Richards quant à la question secondaire des résultats du test du polygraphe. Cela n’est toutefois pas suffisant. Les appelants n’ont pas démontré qu’il existait des motifs de conclure que le contre‑interrogatoire tendrait à mettre en doute la crédibilité du détective Richards à l’égard de l’une ou l’autre des déclarations dans son affidavit qui constituent le motif essentiel de la délivrance de l’autorisation. La déclaration trompeuse contenue au ¶ 11 n’établit pas non plus une probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire du détective Richards apporterait un témoignage jetant un tel doute sur la crédibilité de ce dernier que la fiabilité de l’ensemble de son affidavit serait entachée. Par conséquent, et contrairement à ce qui a été décidé dans l’arrêt Garofoli, précité, la déclaration trompeuse au ¶ 11 ne sape pas le fondement de l’autorisation. Il s’agit plutôt d’une déclaration qui, comme dans l’arrêt Vukelich, précité, n’a rien à voir avec « les éléments essentiels de l’affaire ». [par. 83]

69 Bien qu’il faille apprécier l’effet probable du contre‑interrogatoire projeté à la lumière de l’ensemble de l’affidavit, je conviens également avec le juge en chef Finch que le critère préliminaire applicable pour décider s’il y a lieu de permettre le contre‑interrogatoire est distinct de la question ultime de la validité de l’autorisation. En conséquence, pour déterminer si le critère préliminaire a été respecté, le juge du procès ne peut se contenter de vérifier si les autres parties de l’affidavit auraient étayé l’autorisation. Il doit s’attacher à l’effet probable du contre‑interrogatoire projeté et à la probabilité raisonnable que celui‑ci sape le fondement de l’autorisation. Si le critère est respecté, ce n’est qu’à la fin du voir‑dire que le juge du procès déterminera, sur la base d’un dossier étoffé par un complément de preuve, s’il reste un fondement à l’autorisation. Toutefois, la fusion des deux critères qu’a apparemment opérée le juge du procès n’a aucune incidence en l’espèce. Après avoir à juste titre refusé le contre‑interrogatoire, il devait passer à l’étape suivante et vérifier la validité de l’autorisation sur la foi des documents qui lui avaient été soumis. Qu’il l’ait fait sans tenir compte du par. 11 n’a aucune incidence pour les appelants. Je ne vois donc aucune raison de modifier la décision du juge du procès.

6. Dispositif

70 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter les pourvois.

Pourvois rejetés.

Procureurs de l’appelant Pires : Kenneth S. Westlake; Peck and Company, Vancouver.

Procureur de l’appelant Lising : Gregory P. DelBigio, Vancouver.

Procureur de l’intimée : Procureur général du Canada, Vancouver.

Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Procureur général de l’Ontario, Toronto.

Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.

Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Sack Goldblatt Mitchell, Toronto.


Sens de l'arrêt : Les pourvois sont rejetés

Analyses

Droit criminel - Interception de communications privées - Droit de l’accusé de contre‑interroger relativement aux affidavits - Refus aux accusés du droit de contre‑interroger le policier ayant souscrit l’affidavit à l’appui des autorisations d’écoute électronique - L’accusé peut‑il contre‑interroger de plein droit le déposant? - L’approche adoptée dans Garofoli doit‑elle être abandonnée?.

Droit constitutionnel - Charte des droits - Fouille, perquisition ou saisie abusive - Droit à une défense pleine et entière - Interception de communications privées - Refus aux accusés du droit de contre‑interroger le policier ayant déposé l’affidavit à l’appui des autorisations d’écoute électronique - L’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger le déposant est‑elle compatible avec les principes de la Charte?.

Au cours d’une enquête policière, M, de son propre aveu un trafiquant de drogue et un petit délinquant, a accepté de « porter un micro‑émetteur » et d’agir comme mandataire de la police. Sur la base de son entente avec M, la police a présenté une demande d’autorisation d’écoute électronique avec consentement en vertu de l’art. 184.2 du Code criminel. L’affidavit requis a été souscrit et un juge a accordé une autorisation permettant l’interception des communications privées des deux accusés et de leurs associés lorsque l’un d’eux parlait avec M. Les accusés ont par la suite été inculpés d’un certain nombre d’infractions liées à la drogue. Au procès, les accusés ont contesté l’admissibilité des enregistrements des conversations interceptées. Ils ont prétendu que les conditions légales préalables à la délivrance de l’autorisation n’avaient pas été remplies et que l’on avait porté atteinte au droit que leur garantit l’art. 8 de la Charte canadienne des droits et libertés. Pour appuyer cette demande fondée sur la Charte, les accusés ont demandé la permission de contre‑interroger le policier relativement à son affidavit. S’appuyant sur l’arrêt R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421, le juge du procès a refusé l’autorisation de contre‑interroger le déposant et a finalement déclaré la preuve d’écoute électronique admissible. La Cour d’appel a confirmé la décision du juge du procès et conclu que l’autorisation de contre‑interroger avait à bon droit été refusée.

Arrêt : Les pourvois sont rejetés.

L’approche adoptée dans l’arrêt Garofoli relativement au contre‑interrogatoire est compatible avec les principes de la Charte. Selon le critère préliminaire énoncé dans l’arrêt Garofoli, la défense doit démontrer qu’il existe une probabilité raisonnable que le contre‑interrogatoire du déposant apporte un témoignage probant à l’égard de la question soumise à l’appréciation du juge siégeant en révision. Ce critère repose sur deux principes de base en matière de preuve : la pertinence et le caractère substantiel. Il découle également de préoccupations relatives à la longueur des procédures et, dans bien des cas, à la nécessité de protéger l’identité des informateurs. La règle ne porte pas atteinte au droit à une défense pleine et entière. Il n’existe aucun droit constitutionnel de produire des éléments de preuve non pertinents ou non substantiels. Le critère préliminaire énoncé dans Garofoli n’est rien de plus qu’un moyen de s’assurer que, une fois la contestation fondée sur l’art. 8 engagée, l’instance demeure sur la bonne voie. [3] [31]

Il n’est pas nécessaire de revoir l’arrêt Garofoli au regard des modifications apportées depuis à la loi et de l’évolution de la jurisprudence. L’obligation d’obtenir la permission de contre‑interroger établit un juste équilibre entre le droit au contre‑interrogatoire en tant qu’élément du droit à une défense pleine et entière, et l’intérêt du public dans l’utilisation équitable mais efficace des ressources judiciaires et le règlement diligent des instances criminelles. Bien que le droit de contre‑interroger revête incontestablement une importance fondamentale dans les procès criminels, il n’est ni illimité ni absolu. La mesure dans laquelle il devient un complément indispensable du droit à une défense pleine et entière dépend du contexte. Le droit de l’accusé à une communication complète est un facteur contextuel important. La défense a non seulement accès à tous les documents relatifs à l’autorisation, elle a aussi droit à tous les documents potentiellement pertinents en la possession du ministère public ou relevant de lui. La distinction importante entre le droit de vérifier au fond la validité de la preuve présentée au procès et l’audition préliminaire de la preuve pour déterminer l’admissibilité de celle‑ci constitue un autre facteur contextuel pertinent. L’audience en révision de type Garofoli n’a pas pour objet de vérifier le bien‑fondé de l’une ou l’autre des allégations du ministère public concernant l’infraction. La véracité des allégations relatives aux éléments essentiels de l’infraction contenues dans l’affidavit reste à être prouvée par le ministère public au procès proprement dit. Au contraire, cette révision n’est qu’une simple audition de la preuve en vue de déterminer l’admissibilité de la preuve pertinente relative à l’infraction obtenue en vertu d’une ordonnance du tribunal présumée valide. Les conditions légales préalables qui doivent être respectées pour obtenir une autorisation d’écoute électronique varient selon le libellé de la disposition en régissant la délivrance. La seule question que se pose le juge siégeant en révision à l’occasion d’une audience de type Garofoli est de savoir s’il existait des motifs qui permettaient au juge ayant accordé l’autorisation d’être convaincu de la présence des conditions légales préalables pertinentes. Les motifs justifiant l’exclusion sont donc relativement restreints. Même s’il est établi que les renseignements contenus dans l’affidavit sont inexacts, ou qu’un fait substantiel n’a pas été communiqué, cela ne réfutera pas nécessairement la présence des conditions légales préalables. En dernière analyse, l’admissibilité de la preuve d’écoute électronique ne sera aucunement affectée par l’art. 8 s’il subsiste un fondement suffisant pour justifier la délivrance de l’autorisation. [3] [25‑30]

Dans les circonstances de l’espèce, le juge du procès n’a pas commis d’erreur en refusant aux accusés la permission de contre‑interroger le déposant. Il n’existait aucune probabilité raisonnable qu’un contre‑interrogatoire apporte un élément de preuve probant quant à la question soulevée dans le cadre d’une révision de l’autorisation. En l’espèce, la question substantielle à examiner dans le voir‑dire est de savoir s’il existait objectivement, au moment où l’autorisation a été accordée, des motifs raisonnables de croire : a) qu’une infraction avait été ou serait commise; b) que des renseignements relatifs à l’infraction seraient obtenus au moyen de l’interception envisagée. Nul ne prétend que les renseignements fournis au déposant par M, s’ils sont raisonnablement crédibles, ne suffisent pas à établir l’existence des motifs requis. Quoique la crédibilité du déposant lui‑même puisse être déterminante à l’occasion d’une audience de type Garofoli, le contre‑interrogatoire projeté pouvait tout au plus révéler que le déposant avait surestimé la valeur potentielle des résultats du test polygraphique à l’appui de sa croyance en la franchise de M. Cela ne suffit pas pour satisfaire au critère de l’arrêt Garofoli. [4] [61‑68]

Le critère préliminaire applicable pour décider s’il y a lieu de permettre le contre‑interrogatoire est distinct de la question ultime de la validité de l’autorisation. En conséquence, pour déterminer si le critère préliminaire a été respecté, le juge du procès ne peut se contenter de vérifier si les autres parties de l’affidavit auraient étayé l’autorisation. Il doit s’attacher à l’effet probable du contre‑interrogatoire projeté et à la probabilité raisonnable que celui‑ci sape le fondement de l’autorisation. Si le critère est respecté, ce n’est qu’à la fin du voir‑dire que le juge du procès déterminera, sur la base d’un dossier étoffé par un complément de preuve, s’il reste un fondement à l’autorisation. Toutefois, la fusion des deux critères qu’a apparemment opérée le juge du procès n’a aucune incidence en l’espèce. [69]


Parties
Demandeurs : Sa Majesté la Reine
Défendeurs : Pires; R.

Références :

Jurisprudence
Arrêt appliqué : R. c. Garofoli, [1990] 2 R.C.S. 1421
arrêts mentionnés : R. c. Parsons (1977), 37 C.C.C. (2d) 497, conf. par [1980] 1 R.C.S. 785 (sub nom. Charette c. La Reine)
Wilson c. La Reine, [1983] 2 R.C.S. 594
R. c. Chesson, [1988] 2 R.C.S. 148
R. c. Duarte, [1990] 1 R.C.S. 30
Franks c. Delaware, 438 U.S. 154 (1978)
Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145
R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326
R. c. Bordage, [2000] J.Q. no 2045 (QL)
R. c. Araujo, [2000] 2 R.C.S. 992, 2000 CSC 65
Dersch c. Canada (Procureur général), [1990] 2 R.C.S. 1505
R. c. Lyttle, [2004] 1 R.C.S. 193, 2004 CSC 5
R. c. Seaboyer, [1991] 2 R.C.S. 577
R. c. Vukelich (1996), 108 C.C.C. (3d) 193, autorisation d’appel refusée, [1997] 2 R.C.S. xvi
R. c. Durette (1992), 72 C.C.C. (3d) 421
R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9
R. c. Lachance, [1990] 2 R.C.S. 1490
R. c. Williams (2003), 181 C.C.C. (3d) 414
R. c. Silvini (1997), 96 O.A.C. 310
R. c. Bernshaw, [1995] 1 R.C.S. 254.
Lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, art. 8, 24.
Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, art. 184.2, 185, 187(1.4), 189(5), 254(3), 276(1), 278.2.
Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C‑34, art. 178.11(2)a), 178.12(1)e), 178.13(2)c), 178.16.

Proposition de citation de la décision: R. c. Pires; R. c. Lising, 2005 CSC 66 (17 novembre 2005)


Origine de la décision
Date de la décision : 17/11/2005
Date de l'import : 06/04/2012

Numérotation
Référence neutre : 2005 CSC 66 ?
Numéro d'affaires : 30240, 30151
Identifiant URN:LEX : urn:lex;ca;cour.supreme;arret;2005-11-17;2005.csc.66 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award