COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. Nahanee, 2022 CSC 37
Appel entendu : 16 mars 2022
Jugement rendu : 27 octobre 2022
Dossier : 39599
Entre :
Kerry Alexander Nahanee
Appelant
et
Sa Majesté le Roi
Intimé
- et -
Directrice des poursuites pénales, procureur général de l’Ontario, procureur général de l’Alberta, Criminal Lawyers’ Association (Ontario), Trial Lawyers Association of British Columbia, Saskatchewan Trial Lawyers Association Inc., Conseil canadien des avocats de la défense, Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba et Independent Criminal Defence Advocacy Society
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal
Motifs de jugement :
(par. 1 à 70)
Le juge Moldaver (avec l’accord du juge en chef Wagner et des juges Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal)
Motifs dissidents :
(par. 71 à 110)
La juge Karakatsanis (avec l’accord de la juge Côté)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
Kerry Alexander Nahanee Appelant
c.
Sa Majesté le Roi Intimé
et
Directrice des poursuites pénales,
procureur général de l’Ontario,
procureur général de l’Alberta,
Criminal Lawyers’ Association (Ontario),
Trial Lawyers Association of British Columbia,
Saskatchewan Trial Lawyers Association Inc.,
Conseil canadien des avocats de la défense,
Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba et
Independent Criminal Defence Advocacy Society Intervenants
Répertorié : R. c. Nahanee
2022 CSC 37
No du greffe : 39599.
2022 : 16 mars; 2022 : 27 octobre.
Présents : Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Karakatsanis, Côté, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal.
en appel de la cour d’appel de la colombie‑britannique
Droit criminel — Détermination de la peine — Procédure de détermination de la peine — Plaidoyer de culpabilité — Audience de détermination de la peine contestée — Infliction par la juge d’une peine excédant la fourchette de peines proposée par la Couronne — Le cadre établi afin de décider s’il y a lieu de s’écarter de recommandations conjointes faisant suite à un plaidoyer de culpabilité s’applique‑t‑il aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité? — Les juges de la peine sont‑ils tenus d’aviser les parties et de leur donner une possibilité de présenter des observations additionnelles s’ils entendent infliger une peine excédant la fourchette de peines proposée par la Couronne?
À l’âge de 19 ans, N a commencé à agresser sexuellement sa nièce de 13 ans peu après qu’elle eut emménagé chez lui et ses parents. Les agressions ont continué à survenir fréquemment au cours d’une période de cinq ans. Alors qu’il était âgé de 27 ans, N a agressé sexuellement une autre de ses nièces, qui avait 15 ans, lorsque cette dernière passait la nuit dans la maison où N habitait avec ses parents. N a plaidé coupable relativement à deux chefs d’agression sexuelle. À l’audience de détermination de la peine, la Couronne a réclamé une peine globale de quatre à six ans d’emprisonnement, tandis que N a réclamé une peine globale de trois à trois ans et demi d’emprisonnement. La juge de la peine a infligé une peine globale de huit ans d’emprisonnement. N a interjeté appel, faisant valoir notamment que la juge de la peine avait fait erreur en omettant d’aviser les avocats qu’elle projetait d’infliger une peine supérieure à celle réclamée par le procureur de la Couronne. La Cour d’appel a rejeté l’appel formé par N.
Arrêt (les juges Karakatsanis et Côté sont dissidentes) : L’appel est rejeté.
Le juge en chef Wagner et les juges Moldaver, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal : Le critère de l’intérêt public adopté dans l’arrêt R. c. Anthony‑Cook, 2016 CSC 43, [2016] 2 R.C.S. 204, qui donne aux juges instruction de ne pas s’écarter d’une recommandation conjointe quant à la peine à moins que la peine proposée ne soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ou ne soit d’une autre façon contraire à l’intérêt public, doit demeurer restreint aux recommandations conjointes. Il ne s’applique pas, et ne devrait pas s’appliquer, aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité. Cependant, si le juge de la peine présidant une audience de détermination de la peine contestée est d’avis d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne, il doit en aviser les parties et leur donner la possibilité de présenter des observations additionnelles, à défaut de quoi le juge court le risque de voir cette peine plus sévère être infirmée en appel.
Le critère de l’intérêt public énoncé dans l’arrêt Anthony‑Cook s’applique afin de protéger une peine précise dont ont convenu la Couronne et la défense en échange du plaidoyer de culpabilité de l’accusé et qu’elles proposent à un juge. La rigueur de ce critère vise à protéger les avantages particuliers découlant des recommandations conjointes. Contrairement à de telles recommandations, les audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité n’offrent pas, au même degré, les avantages que l’arrêt Anthony‑Cook visait à protéger : la certitude et l’efficacité. Les audiences de détermination de la peine contestées se caractérisent par une absence d’accord sur une peine précise, et elles ne peuvent donc pas offrir le même degré de certitude que les recommandations conjointes. De plus, les audiences de détermination de la peine contestées sont beaucoup moins efficaces que les recommandations conjointes. Bien que les deux fassent épargner au système de justice et à ses participants le temps, le stress et les coûts d’un procès, une audience de détermination de la peine contestée oblige les parties à se préparer pour celle‑ci et à y présenter des observations exhaustives.
Si le critère de l’intérêt public s’appliquait tant aux recommandations conjointes qu’aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité, les recommandations conjointes perdraient beaucoup de leur attrait. Elles n’offriraient plus une certitude sans pareil en ce qui concerne la durée de la peine de l’accusé, puisqu’une audience de détermination de la peine contestée procurerait une certitude similaire. En outre, les audiences de détermination de la peine contestées offriraient à l’accusé un avantage supplémentaire que ne comportent pas les recommandations conjointes : la possibilité d’une peine plus clémente. Si les recommandations conjointes étaient fréquemment remplacées par des audiences de détermination de la peine contestées, cela donnerait lieu à des audiences de détermination de la peine plus longues et chronophages, ce qui accentuerait encore davantage la pression sur un système de justice déjà surchargé. De surcroît, si le critère de l’intérêt public s’appliquait aux audiences de détermination de la peine contestées, le rôle qui incombe aux juges de la peine de façonner des peines proportionnelles à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant serait en partie usurpé et transféré à la Couronne. Le pouvoir discrétionnaire du juge de la peine serait limité, car la durée des peines serait dans les faits plafonnée à l’extrémité supérieure de la fourchette de peines proposée par la Couronne.
Les juges présidant des audiences de détermination de la peine contestées sont tenus d’aviser les parties et de leur donner la possibilité de présenter des observations additionnelles s’ils projettent d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne. Le juge de la peine devrait indiquer le plus tôt possible aux parties qu’il est préoccupé du caractère trop clément ou possiblement trop clément de la peine proposée par la Couronne, et qu’il envisage d’infliger une peine plus sévère. Pour qu’un avis soit suffisant, il n’est pas nécessaire que le juge expose en détail en quoi la peine proposée par la Couronne le préoccupe; il devrait cependant le faire chaque fois que c’est possible. Il suffit que le juge avise les parties que, selon lui, la peine proposée par la Couronne paraît trop clémente, eu égard à la gravité de l’infraction et/ou au degré de responsabilité de l’accusé. La possibilité de présenter des observations additionnelles ne devrait pas être utilisée par une partie pour sortir un lapin de son chapeau; il est essentiel que la Couronne et l’accusé fournissent au départ le plus de renseignements pertinents possible au soutien de leurs positions respectives. Pour ce qui est des observations additionnelles, elles devraient répondre aux préoccupations soulevées par le juge de la peine, y compris celles que les parties n’ont pas considérées comme pertinentes ou ont tout simplement négligées dans leurs observations initiales.
L’omission du juge de la peine de donner un avis et la possibilité de présenter des observations additionnelles ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale, mais plutôt une erreur de principe qui ne justifie l’intervention d’une cour d’appel que lorsqu’il appert du jugement de première instance qu’une telle erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine. Dans de telles circonstances, l’appelant doit démontrer l’existence de renseignements qu’il aurait pu fournir si on lui avait donné la possibilité de le faire, et la cour d’appel doit estimer que ces renseignements auraient eu une incidence sur la peine. Dans l’appréciation de l’incidence, l’accent doit porter sur la question de savoir si les renseignements manquants sont importants à l’égard de la peine en litige. Une intervention en appel est également justifiée dans les cas où le juge de la peine n’a pas exposé de motifs, ou a exposé des motifs vagues ou insuffisants, au soutien de sa décision d’infliger la peine plus sévère. Enfin, la cour d’appel peut intervenir si le juge s’est fondé sur un raisonnement déficient ou indéfendable pour infliger la peine plus sévère, par exemple en considérant erronément un facteur aggravant ou en interprétant mal des autorités pertinentes.
En l’espèce, bien que la juge de la peine n’ait pas avisé les parties qu’elle projetait d’excéder la fourchette de peines proposée par la Couronne et ne leur ait pas donné la possibilité de présenter des observations additionnelles, cela n’a eu aucune incidence sur la peine. N n’a pas démontré qu’il disposait de renseignements qui auraient pu être fournis à la juge de la peine et qui auraient eu une incidence sur sa peine. La juge a exposé des motifs suffisants pour justifier sa décision d’excéder la fourchette de peines proposée par la Couronne et, considérés dans leur ensemble, les motifs pour lesquels la juge de la peine a excédé la fourchette de peines proposée par la Couronne n’étaient pas erronés. En outre, la peine de huit ans d’emprisonnement n’était pas manifestement non indiquée.
Les juges Karakatsanis et Côté (dissidentes) : Il y a accord avec les juges majoritaires pour dire que le critère de l’intérêt public tiré de l’arrêt R. c. Anthony‑Cook est réservé aux recommandations conjointes. Il y a également accord sur le fait que le juge de la peine qui envisage d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne doit en aviser les parties et les inviter à présenter des observations additionnelles. Le désaccord avec les juges majoritaires porte sur la question de la réparation à accorder lorsque le juge ne suit pas cette procédure.
Lors d’une audience de détermination de la peine contestée dans laquelle le juge projette de s’écarter des observations des parties et d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne, l’omission du juge d’aviser les avocats ou de les inviter à présenter des observations additionnelles à cet égard constitue un manquement à l’équité procédurale, parce qu’elle prive les parties d’un avis adéquat de la preuve à réfuter et du droit d’être entendues. Une telle procédure déficiente influe sur la capacité des parties de présenter des observations utiles, qui pourraient répondre aux préoccupations du juge. Il s’ensuit un risque accru que le juge inflige une peine sans disposer de tous les renseignements pertinents qui auraient pu lui être fournis. Si les parties savent que le juge envisage d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne, l’une ou l’autre partie pourrait demander à fournir des renseignements, éléments de preuve ou arguments supplémentaires pour répondre aux préoccupations du juge, ou lui présenter des autorités additionnelles qui n’ont pas été portées à son attention auparavant. Vu la nature contradictoire des procédures de détermination de la peine, il est irréaliste de s’attendre à ce que les parties présentent au départ toute l’information potentiellement pertinente. Si l’on exigeait des avocats qu’ils produisent toute l’information pertinente en vue de prévoir toute préoccupation potentielle du juge de la peine, cela se traduirait par des audiences de détermination de la peine plus longues et chronophages, ce qui accroîtrait davantage la pression sur le système de justice.
L’équité procédurale constitue un droit distinct. Il n’est ni indiqué ni utile d’essayer d’intégrer l’analyse de l’iniquité procédurale au cadre d’intervention en appel établi dans les arrêts R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, et R. c. Friesen, 2020 CSC 9. Les décisions rendues dans ces affaires n’ont pas pour effet d’atténuer la reconnaissance de longue date par notre Cour du fait que l’iniquité procédurale constitue un motif distinct de révision des décisions qui affectent les droits et intérêts d’un particulier. L’analyse de l’équité procédurale se distingue de celle de la question de savoir si une peine n’est pas indiquée ou si une erreur de principe a eu une incidence sur la peine. L’analyse de l’équité procédurale consiste à se demander si la peine qui a été infligée est le résultat d’une procédure équitable. Un manquement à l’équité procédurale a une incidence sur le droit à une audience équitable et sur la confiance dans le processus, indépendamment du fait que le résultat soit conforme ou non à l’objet, aux principes et aux objectifs de la détermination de la peine.
Dans les cas où un juge inflige une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne sans avoir avisé les parties ou les avoir invitées à présenter des observations additionnelles, ce manquement à l’équité procédurale peut avoir une incidence sur la peine précisément parce qu’il est impossible de dire si ces observations auraient eu une incidence sur la peine. Dans de telles circonstances, il est nécessaire d’annuler la décision et de déterminer à nouveau la peine afin de rétablir l’équité et l’apparence d’équité de la procédure. Il n’est donc pas nécessaire que l’accusé démontre que le manquement à l’équité procédurale a causé un préjudice concret. Dans les cas où la cour d’appel juge qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale requérant l’annulation de la décision sur la peine, elle doit procéder à sa propre analyse de détermination de la peine sans faire montre de déférence envers la décision rendue en première instance. Peu importe l’issue de la nouvelle détermination de la peine, il est essentiel que l’équité et l’apparence d’équité aient été rétablies.
Dans la présente affaire, il y a eu un manquement à l’obligation d’équité procédurale qui requiert l’annulation de la décision sur la peine. La juge a infligé une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne sans donner aux parties l’avis requis ou la possibilité nécessaire de présenter des observations additionnelles. Même en supposant que N n’aurait peut‑être pas fourni de nouveaux renseignements substantiels en réponse à une invitation de présenter des observations additionnelles, il aurait néanmoins été en mesure de formuler des observations adaptées aux préoccupations de la juge de la peine. En outre, on ne sait pas comment la Couronne aurait répondu afin de soutenir sa recommandation ou de quelle manière sa recommandation aurait pu satisfaire aux préoccupations de la juge. Le pourvoi devrait être accueilli et l’affaire renvoyée à la Cour d’appel pour qu’elle procède à sa propre analyse en vue de déterminer une peine indiquée.
Jurisprudence
Citée par le juge Moldaver
Distinction d’avec l’arrêt : R. c. Anthony‑Cook, 2016 CSC 43, [2016] 2 R.C.S. 204; arrêts mentionnés : R. c. R.R.B., 2013 BCCA 224, 338 B.C.A.C. 106; R. c. Blake‑Samuels, 2021 ONCA 77, 69 C.R. (7th) 274; R. c. Jacobson, 2019 NWTSC 9, [2019] 5 W.W.R. 172; R. c. Scott, 2016 NLCA 16, 376 Nfld. & P.E.I.R. 167; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309; R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696; R. c. Shyback, 2018 ABCA 331, 366 C.C.C. (3d) 197; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Friesen, 2020 CSC 9; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; A. (L.L.) c. B. (A.), 1995 CanLII 52 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 536; Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643; R. c. McDonald, 2018 ONCA 369, 360 C.C.C. (3d) 494; R. c. Sidhu, 2022 ABCA 66, 411 C.C.C. (3d) 329; R. c. Mohiadin, 2021 ONCA 122; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869.
Citée par la juge Karakatsanis (dissidente)
R. c. Anthony‑Cook, 2016 CSC 43, [2016] 2 R.C.S. 204; R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089; R. c. Friesen, 2020 CSC 9; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33; R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484; A. (L.L.) c. B. (A.), 1995 CanLII 52 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 536; Lowry et Lepper c. La Reine, 1972 CanLII 171 (CSC), [1974] R.C.S. 195; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554; R. c. Zinck, 2003 CSC 6, [2003] 1 R.C.S. 41; Supermarchés Jean Labrecque Inc. c. Flamand, 1987 CanLII 19 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 219; R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689; R. c. Blake‑Samuels, 2021 ONCA 77, 69 C.R. (7th) 274; R. c. Huon, 2010 BCCA 143; R. c. G.W.C., 2000 ABCA 333, 277 A.R. 20; R. c. Scott, 2016 NLCA 16, 376 Nfld. & P.E.I.R. 167; Sable Offshore Energy Inc. c. Ameron International Corp., 2013 CSC 37, [2013] 2 R.C.S. 623; Rush & Tompkins Ltd. c. Greater London Council, [1988] 3 All E.R. 737; R. c. Delchev, 2015 ONCA 381, 126 O.R. (3d) 267; R. c. Burback, 2012 ABCA 30, 522 A.R. 352; R. c. Ehaloak, 2017 NUCA 4; R. c. Parranto, 2021 CSC 46; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500; R. c. Walker, 2019 ONCA 765, 381 C.C.C. (3d) 259; Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643; R. c. Tran, 1994 CanLII 56 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 951; R. c. Curragh Inc., 1997 CanLII 381 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 537; Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), 1992 CanLII 84 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 623; Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑Britannique), 1980 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 1105; Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, 1994 CanLII 114 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 202; R. c. Papadopoulos (2005), 2005 CanLII 8662 (ON CA), 196 O.A.C. 335; Drapeau c. R., 2020 QCCA 796; R. c. Sipos, 2014 CSC 47, [2014] 2 R.C.S. 423.
Lois et règlements cités
Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, art. 718.1, 718.2(a)(ii), (a)(ii.1), (a)(iii), (a)(iii.1), 718.3(1).
Doctrine et autres documents cités
Ruby, Clayton C. Sentencing, 10th ed., Toronto, LexisNexis, 2020.
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique (les juges Willcock, Fenlon et Griffin), 2021 BCCA 13, 69 C.R. (7th) 246, [2021] B.C.J. No. 47 (QL), 2021 CarswellBC 72 (WL), qui a confirmé une décision de la juge Smith, 2020 BCPC 41, [2020] B.C.J. No. 403 (QL), 2020 CarswellBC 625 (WL). Pourvoi rejeté, les juges Karakatsanis et Côté sont dissidentes.
Hollis A. Lucky, Michael Sobkin et James A. Nadel, pour l’appelant.
Matthew G. Scott et Mila Shah, pour l’intimé.
John Walker et Jessica Lawn, pour l’intervenante la Directrice des poursuites pénales.
Jennifer Epstein et Katherine Beaudoin, pour l’intervenant le procureur général de l’Ontario.
Rajbir Dhillon, pour l’intervenant le procureur général de l’Alberta.
R. Craig Bottomley et Arash Ghiassi, pour l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario).
Rebecca A. McConchie et Elsa Wyllie, pour l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia.
Evan J. Roitenberg et Thomas Hynes, pour les intervenants Saskatchewan Trial Lawyers Association Inc. et le Conseil canadien des avocats de la défense.
David Ireland et Andrew Synyshyn, pour l’intervenante Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba.
Tony C. Paisana et Kate Oja, pour l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society.
Version française du jugement du juge en chef Wagner et des juges Moldaver, Brown, Rowe, Martin, Kasirer et Jamal rendu par
Le juge Moldaver —
I. Introduction
[1] Lorsque la Couronne et la défense proposent à un juge une peine particulière dont elles ont convenu en échange du plaidoyer de culpabilité de l’accusé, un critère rigoureux, appelé critère de l’« intérêt public », s’applique afin protéger cette recommandation. Ce critère, adopté par notre Cour dans l’arrêt R. c. Anthony‑Cook, 2016 CSC 43, [2016] 2 R.C.S. 204, donne aux juges instruction de ne pas s’écarter d’une recommandation conjointe, à moins que la peine proposée ne soit susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ou ne soit d’une autre façon contraire à l’intérêt public. Les juges chargés de prononcer les peines (ci‑après « juges de la peine ») ne doivent pas rejeter trop facilement une recommandation conjointe. Ils ne devraient le faire que dans les cas où des personnes renseignées et raisonnables estimeraient que la peine proposée fait échec au bon fonctionnement du système de justice.
[2] La rigueur de ce critère vise à protéger les avantages particuliers découlant des recommandations conjointes. Ce processus procure aux parties un degré élevé de certitude que la peine proposée conjointement sera infligée, en plus d’éviter le besoin de tenir des procès longs, coûteux et acrimonieux. En règle générale, les audiences de détermination de la peine basées sur des recommandations conjointes sont simples et expéditives. Elles permettent d’épargner de l’argent, ainsi que du temps et d’autres précieuses ressources qui peuvent être consacrées à d’autres instances devant les tribunaux. Bref, elles permettent au système de justice de fonctionner de manière efficace et efficiente.
[3] L’appelant, M. Nahanee, demande à la Cour d’étendre l’application du critère de l’intérêt public établi dans Anthony‑Cook à l’égard des recommandations conjointes — où la Couronne et la défense s’entendent sur tous les aspects de la peine — aux audiences de détermination de la peine contestées, où elles ne s’entendent pas. Dans son cas particulier, avance‑t‑il, cela signifierait que le critère de l’intérêt public s’applique lorsque la Couronne et la défense proposent différentes fourchettes de peines au juge à la suite d’un plaidoyer de culpabilité, étant entendu que la Couronne ne réclamerait pas une peine qui excède l’extrémité supérieure de sa fourchette de peines et que la défense ne réclamerait pas une peine qui se situe en deçà de l’extrémité inférieure de sa fourchette de peines. Il soutient que cette extension de la portée de l’arrêt Anthony‑Cook représente un changement graduel du droit. Avec égards, je ne suis pas de cet avis.
[4] Selon moi, le critère de l’intérêt public adopté par notre Cour dans l’arrêt Anthony‑Cook ne s’applique pas, et ne devrait pas s’appliquer, aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité, quelle que soit l’ampleur des négociations qui ont eu lieu entre les parties et ont abouti au plaidoyer. Dans de tels cas, cependant, si le juge de la peine est d’avis d’infliger une peine plus sévère, sur quelque aspect que ce soit, que ce que propose la Couronne, il doit en aviser les parties et leur donner la possibilité de présenter des observations additionnelles — à défaut de quoi le juge court le risque de voir cette peine plus sévère être infirmée en appel pour l’une ou l’autre des trois erreurs de principe suivantes :
(i) l’appelant établit qu’il existait des renseignements que la Couronne ou lui auraient pu fournir au juge de la peine et qui auraient eu une incidence sur la peine;
(ii) le juge de la peine n’a pas exposé de motifs suffisants au soutien de sa décision d’infliger la peine plus sévère, faisant ainsi obstacle à un examen valable en appel;
(iii) le juge de la peine a exposé des motifs erronés ou déficients au soutien de sa décision d’infliger la peine plus sévère.
[5] Dans le présent cas, la juge de la peine a infligé à M. Nahanee une peine globale de huit ans d’emprisonnement pour des agressions sexuelles répétées à l’endroit de ses deux nièces adolescentes. Cette peine excédait de deux ans l’extrémité supérieure de la fourchette de peines proposée par la Couronne. La juge de la peine n’a pas avisé la Couronne et la défense qu’elle projetait de dépasser l’extrémité supérieure de la fourchette de peines de la Couronne et ne leur a pas donné la possibilité de présenter des observations additionnelles. J’estime néanmoins que M. Nahanee n’a pas démontré qu’il existait des renseignements qu’il aurait pu fournir et qui auraient eu une incidence sur la peine; les motifs de la juge de la peine ne révèlent pas non plus d’erreur. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
II. Contexte
[6] Monsieur Nahanee et la Couronne se sont entendus sur les faits aux fins de détermination de la peine. L’exposé conjoint des faits comportait des renseignements sur les agressions sexuelles à l’origine des plaidoyers de culpabilité inscrits par M. Nahanee, ainsi que des aveux au sujet d’autres agressions sexuelles perpétrées contre les victimes et qui n’étaient pas visées par ses plaidoyers de culpabilité.
A. Les infractions commises contre E.N.
[7] À l’âge de 19 ans, M. Nahanee a commencé à agresser sexuellement sa nièce de 13 ans, E.N., peu après qu’elle eut emménagé chez lui et ses parents, à une époque où la mère de la nièce était aux prises avec des problèmes de dépendance. Durant la première année de E.N. chez ses grands‑parents, elle était réveillée de façon répétée par M. Nahanee qui lui pénétrait le vagin avec les doigts. Plus tard au cours de la même année, M. Nahanee l’a forcée à avoir des rapports sexuels non protégés. À mesure qu’elle vieillissait, E.N. pouvait lui résister en le repoussant à coups de pied. Malgré cela, il revenait dans sa chambre nuit après nuit.
[8] E.N. ne pouvait se rappeler combien il y avait eu d’agressions, car elles se produisaient si fréquemment. La dernière agression, qu’a admise M. Nahanee, est survenue à l’extérieur de la période de cinq ans visée par son plaidoyer de culpabilité. Alors âgée de 21 ans, E.N. était revenue rendre visite à ses grands‑parents. Pendant qu’elle dormait à côté de son petit ami, M. Nahanee a passé ses mains sous son short et a essayé de lui retirer son sous‑vêtement. Elle l’a repoussé à coups de pied.
[9] Les actes de M. Nahanee ont eu un impact incommensurable sur la vie d’E.N. Elle a souffert de manque d’estime de soi. Son éducation, ses amitiés et ses rapports familiaux en ont subi les contrecoups. Elle se sentait incapable de dévoiler aux membres de sa famille les mauvais traitements qu’elle subissait de crainte que cela ne les déchire. De plus, elle croyait ne pas avoir d’autre endroit où aller. Durant ses dernières années d’école secondaire, elle était physiquement et émotivement épuisée en raison du manque de sommeil que lui causait le fait que chaque nuit elle devait repousser les attaques de M. Nahanee. Du fait de ces années de mauvais traitements, elle était dégoûtée d’elle‑même et avait le sentiment qu’elle ne méritait pas de vivre des relations saines.
[10] E.N. a dénoncé les agressions à la police après avoir appris que sa cousine S.R., plus jeune qu’elle, avait signalé à la police que M. Nahanee l’avait agressée sexuellement. Peu après, lorsque E.N. a révélé à sa grand‑mère comment M. Nahanee avait abusé d’elle pendant de nombreuses années, elle a été accueillie avec incrédulité.
B. Les infractions commises contre S.R.
[11] Cinq jours après la dernière agression contre E.N., qui était alors âgée de 21 ans, M. Nahanee, maintenant âgé de 27 ans, a agressé sexuellement S.R., sa nièce de 15 ans. Cette dernière passait la nuit chez ses grands‑parents parce que sa mère croyait qu’il serait plus sûr pour elle de dormir là, au lieu de retourner chez elle tard le soir en autobus. Pendant que S.R. dormait dans la même chambre que trois de ses cousins plus jeunes, elle s’est réveillée alors que M. Nahanee lui enfonçait les doigts dans le vagin. Il a ensuite eu des rapports sexuels non protégés avec elle.
[12] S.R. a dénoncé l’agression sexuelle à la police environ une heure plus tard. Un échantillon d’ADN recueilli au cours de l’examen de S.R. à l’hôpital a révélé que le sperme trouvé dans son vagin provenait de M. Nahanee. La probabilité que l’échantillon d’ADN ne soit pas le sien était d’une sur 81 quintillions.
[13] L’agression a eu sur S.R. des effets immédiats et à long terme sur les plans physique et émotionnel. Elle a souffert d’anxiété, de terreurs nocturnes et de retours en arrière. Peu après l’agression, elle a eu des idées suicidaires. Elle craignait également pour la sécurité des autres enfants chez sa grand‑mère.
[14] En plus de l’événement décrit par S.R., lequel était à la base du plaidoyer de culpabilité de M. Nahanee, ce dernier a reconnu que S.R. avait dit à sa grand‑mère avoir été l’objet auparavant d’autres agressions sexuelles qui n’avaient pas donné lieu à des accusations. Tout comme dans le cas de E.N., la grand‑mère n’a pas cru S.R. Elle a accusé celle‑ci d’être vindicative et d’avoir des problèmes de santé mentale. S.R. a été ostracisée par une grande partie de la famille parce qu’elle avait dénoncé à la police l’agression qui était à la base du plaidoyer de M. Nahanee.
III. Historique procédural
A. Motifs relatifs à la peine, Cour provinciale de la Colombie‑Britannique, 2020 BCPC 41 (la juge Smith)
[15] À l’audience de détermination de la peine, la Couronne a réclamé une peine globale de quatre à six ans d’emprisonnement, tandis que M. Nahanee a réclamé une peine globale de trois à trois ans et demi d’emprisonnement.
[16] La juge Smith a condamné M. Nahanee à six ans d’emprisonnement pour les agressions commises contre E.N., à purger consécutivement aux quatre ans d’emprisonnement pour l’agression contre S.R. Tenant compte du principe de totalité, elle a réduit les peines à cinq et à trois ans respectivement, à purger consécutivement, le tout constituant une peine globale de huit ans d’emprisonnement.
[17] Pour arriver à cette peine, la juge Smith a accordé une attention particulière aux objectifs de dénonciation et de dissuasion, étant donné que les infractions de M. Nahanee constituaient des mauvais traitements à l’égard de victimes âgées de moins de 18 ans. À son avis, quatre facteurs aggravants inscrits dans le Code criminel, L.R.C. 1985, c. C‑46, s’appliquaient à toutes les infractions : mauvais traitement d’un membre de la famille (sous‑al. 718.2a)(ii)); mauvais traitement à l’égard d’une personne âgée de moins de 18 ans (sous‑al. 718.2a)(ii.1)); abus de la confiance de la victime (sous‑al. 718.2a)(iii)); et les infractions ont eu un effet important sur les victimes (sous‑al. 718.2a)(iii.1)).
[18] Parmi les autres facteurs aggravants communs aux deux affaires figuraient les facteurs suivants : les agressions ont comporté des rapports sexuels non protégés, exposant les victimes au risque de tomber enceintes et de contracter des infections transmises sexuellement; les deux plaignantes étaient très vulnérables pendant qu’elles dormaient; et les agressions étaient survenues à un endroit où les victimes étaient venues trouver refuge — la maison de leur grand‑mère. Dans le cas de E.N., il y a eu huit rapports sexuels. Dans le cas de S.R., les autres facteurs aggravants comprenaient les facteurs suivants : la différence d’âge entre S.R. et M. Nahanee était de 12 ans; l’agression n’était [traduction] « pas un incident isolé » (motifs de détermination de la peine, par. 91); elle a été commise de façon éhontée alors que d’autres enfants dormaient à proximité; et M. Nahanee a essayé au départ de jeter le blâme sur S.R.
[19] Au nombre des facteurs atténuants présents dans les deux cas, mentionnons les suivants : M. Nahanee a inscrit un plaidoyer de culpabilité; il était relativement jeune; et il ne possédait pas de casier judiciaire. Il avait en outre de bons antécédents professionnels, il pouvait compter dans la communauté sur une famille qui le soutenait et il respectait les conditions de sa mise en liberté sous caution. Bien que M. Nahanee ait fait montre d’une conscience limitée de la gravité de ses crimes, la juge Smith a conclu que les remords qu’il avait exprimés étaient sincères et qu’il avait manifesté le besoin et la volonté de suivre un traitement à l’avenir.
[20] La juge Smith a longuement considéré les origines autochtones de M. Nahanee. Elle a examiné le rapport Gladue, le témoignage de la mère de M. Nahanee et les origines de M. Nahanee, et elle a conclu qu’aucun des facteurs personnels atténuants qu’on rencontre souvent dans le cas des délinquants autochtones n’était présent en l’espèce. En conséquence, il n’y avait pas de raison de réduire sa culpabilité morale du fait de son autochtonité. Bien que la juge Smith ait tenu compte des expériences vécues par la famille de M. Nahanee, y compris le fait que ses grands‑parents et son père avaient fréquenté des pensionnats, ce facteur était en partie annulé par le fait que les deux victimes étaient des femmes autochtones qui étaient plus vulnérables aux agressions sexuelles que les femmes non autochtones.
B. Cour d’appel de la Colombie‑Britannique, 2021 BCCA 13, 69 C.R. (7th) 246 (les juges Willcock, Fenlon et Griffin)
[21] La Cour d’appel a rejeté à l’unanimité l’appel formé par M. Nahanee contre sa peine. La cour n’a pas accepté les prétentions de M. Nahanee selon lesquelles la juge de la peine avait fait erreur : (1) en omettant d’aviser les avocats qu’elle projetait d’infliger une peine supérieure à celle réclamée par le procureur de la Couronne; (2) en infligeant une peine manifestement non indiquée; (3) en appliquant incorrectement les facteurs aggravants prévus par la loi et par la common law; et (4) en ne tenant pas compte adéquatement de ses origines autochtones. Seul le premier moyen d’appel est en litige devant notre Cour.
[22] En ce qui concerne ce moyen, la Cour d’appel a conclu qu’elle était liée par son propre précédent sur la question, l’arrêt R. c. R.R.B., 2013 BCCA 224, 338 B.C.A.C. 106, dans lequel elle avait statué que, bien qu’il soit préférable pour le juge d’aviser les parties qu’il projette d’infliger une peine supérieure à celle réclamée par la Couronne et d’inviter les parties à présenter des observations additionnelles, l’omission de le faire n’équivaut pas à une erreur susceptible d’annulation. La Cour d’appel n’a pas non plus retenu l’argument de M. Nahanee selon lequel l’arrêt R.R.B. avait été supplanté par l’arrêt Anthony‑Cook, et qu’en conséquence le critère de l’intérêt public devrait s’appliquer aux fourchettes de peines négociées dans son cas. De l’avis de la cour, l’arrêt R.R.B. était distinguable parce que, tout comme le cas de M. Nahanee, il portait sur une audience de détermination de la peine contestée plutôt que sur une recommandation conjointe, l’unique aspect en cause dans l’arrêt Anthony‑Cook.
[23] Selon la cour, si la juge de première instance avait eu l’obligation d’aviser les avocats et de les inviter à présenter des observations additionnelles, l’omission de le faire n’équivaudrait à une erreur susceptible d’annulation que si M. Nahanee pouvait démontrer qu’il avait subi un préjudice. À cet égard, la juge disposait de la preuve que M. Nahanee aurait, selon ses dires, présenté au procès — à savoir que son second plaidoyer de culpabilité, portant sur l’infraction commise contre E.N., n’avait été inscrit qu’après qu’il avait été assuré de la position de la Couronne au sujet de la peine. L’avocat de la défense a dit à la juge que M. Nahanee avait inscrit son second plaidoyer de culpabilité à la suite de [traduction] « longues discussions en vue d’un règlement » qui comprenaient « un exposé détaillé des faits et la position de la Couronne au sujet de la peine » (motifs de la C.A., par. 56). Monsieur Nahanee n’avait subi aucun préjudice justifiant une intervention à l’égard de la peine qui lui avait été infligée.
IV. Questions en litige
[24] Le présent pourvoi soulève trois questions :
A. Le cadre établi dans l’arrêt Anthony‑Cook afin de décider s’il y a lieu de s’écarter de recommandations conjointes faisant suite à un plaidoyer de culpabilité s’applique‑t‑il aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité?
B. Les juges de la peine sont‑ils tenus d’aviser les parties et de leur donner une possibilité de présenter des observations additionnelles s’ils projettent d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne?
C. La peine infligée à M. Nahanee justifie‑t‑elle une intervention?
V. Analyse
A. L’arrêt Anthony‑Cook ne s’applique pas aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité
[25] L’arrêt Anthony‑Cook a établi un critère rigoureux fondé sur l’intérêt public auquel il doit être satisfait avant que les juges de la peine ne puissent rejeter une recommandation conjointe faisant suite à un plaidoyer de culpabilité. Au paragraphe 34 de cette décision, notre Cour a déclaré ce qui suit :
Le rejet [d’une recommandation conjointe] dénote une recommandation à ce point dissociée des circonstances de l’infraction et de la situation du contrevenant que son acceptation amènerait les personnes renseignées et raisonnables, au fait de toutes les circonstances pertinentes, y compris l’importance de favoriser la certitude dans les discussions en vue d’un règlement, à croire que le système de justice avait cessé de bien fonctionner.
[26] Ce critère place à dessein la barre très haut. Il vise à encourager les ententes entre les parties, ce qui permet aux tribunaux de sauver du temps d’audience à l’étape de la détermination de la peine. Ce critère constitue également une incitation à inscrire des plaidoyers de culpabilité, ce qui épargne aux victimes et au système de justice la nécessité de tenir des procès coûteux et chronophages (Anthony‑Cook, par. 35 et 40). Les accusés en bénéficient parce qu’ils ont un très haut degré de certitude que la peine proposée conjointement sera celle qui leur sera infligée; la Couronne en bénéficie parce qu’elle a l’assurance d’un plaidoyer de culpabilité à des conditions qu’elle est prête à accepter (par. 36‑39). Les deux parties en bénéficient également du fait qu’elles n’ont pas à se préparer pour un procès ou pour une audience de détermination de la peine contestée.
[27] Il importe de préciser qu’une recommandation conjointe est une recommandation qui traite de tous les aspects de la peine proposée. Dans la mesure où les parties s’entendent sur la plupart, mais non sur tous les aspects de la peine — qu’il s’agisse du type de la peine ou de sa durée, ou encore des conditions, modalités ou ordonnances accessoires l’assortissant —, la recommandation ne constitue alors pas une recommandation conjointe. Le critère de l’intérêt public ne s’applique pas qu’à certains aspects d’une peine sur lesquels les parties s’entendent; il s’applique à toute la peine, ou pas du tout. Outre les problèmes logistiques que soulèverait l’application de deux critères différents à des éléments de la même peine proposée, le fait est qu’en définitive il n’y a qu’une seule peine globale. Pour déterminer une peine, il faut en apprécier toutes les composantes. Le fait d’isoler un ou deux aspects de la peine et de les soumettre à un autre critère irait à l’encontre de cette détermination, et pourrait fort bien l’entraver.
[28] Monsieur Nahanee demande à notre Cour d’étendre l’application du critère de l’intérêt public aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité, plaidoyer qui survient habituellement après des négociations entre la Couronne et l’accusé. Selon M. Nahanee, les avantages que l’arrêt Anthony‑Cook attribue aux discussions en vue d’un règlement sont tout aussi valables dans le cas des recommandations conjointes que dans le cas des recommandations contestées en matière de peine.
[29] Avec égards, je n’accepte pas la position de M. Nahanee. Bien que je reconnaisse que la tenue d’une audience de détermination de la peine contestée faisant suite à un plaidoyer de culpabilité épargne aux victimes et au système de justice des procès coûteux, l’application du critère de l’intérêt public établi dans l’arrêt Anthony‑Cook doit demeurer restreinte aux recommandations conjointes, et ce, pour trois raisons.
(1) Les avantages des recommandations conjointes sont sensiblement réduits dans le cas des audiences de détermination de la peine contestées
[30] Les audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité doivent être traitées différemment des recommandations conjointes après un plaidoyer de culpabilité parce qu’elles n’offrent pas, au même degré, les avantages que l’arrêt Anthony‑Cook visait à protéger : la certitude et l’efficacité. Le critère de l’intérêt public encourage les parties à s’entendre sur une peine précise et leur apporte la certitude en protégeant cette entente afin de favoriser des résultats efficaces pour le système de justice et pour tous les participants. Cette certitude et cette entente n’existent pas lorsque la Couronne et la défense proposent des fourchettes de peines différentes.
[31] Les audiences de détermination de la peine contestées se caractérisent par une absence d’accord sur une peine précise, et elles ne peuvent donc pas offrir le même degré de certitude que les recommandations conjointes. Ces dernières, qui traitent de tous les aspects de la peine proposée au tribunal, procurent de la certitude en raison d’une entente qui prend la forme d’un quid pro quo, d’une contrepartie : l’accusé accepte de plaider coupable en échange de quoi la Couronne accepte de recommander au tribunal une peine précise que la Couronne et l’accusé jugent acceptable (Anthony‑Cook, par. 36). Il ne reste rien à débattre. De par sa nature même, le quid pro quo dont je parle n’existe pas dans le cas des audiences de détermination de la peine contestées, quelle que soit l’ampleur des négociations qui ont eu lieu antérieurement entre les parties et ont abouti au plaidoyer de culpabilité (m. interv., procureur général de l’Ontario, par. 7). La peine proposée n’est ni fixe ni définitive. Des détails restent à débattre. Même dans les cas où la Couronne et l’accusé ont des discussions en vue d’un règlement avant une audience de détermination de la peine contestée, le fait demeure que la Couronne ne consent pas à recommander au tribunal une peine précise sur laquelle les parties s’entendent.
[32] Contrairement à une recommandation conjointe, qui procure aux parties une certitude raisonnable que la position dont elles ont convenu constituera la décision, tout ce à quoi l’accusé peut s’attendre raisonnablement lors d’une audience de détermination de la peine contestée, c’est que la peine se situera vraisemblablement à l’intérieur des fourchettes disparates de peines proposées par les avocats, et qu’elle n’excédera vraisemblablement pas l’extrémité supérieure de la fourchette de peines proposées par Couronne. Les audiences de détermination de la peine contestées sont dépourvues de l’entente sur un quid pro quo — et de la certitude qui en résulte — que notre Cour cherchait à protéger dans l’arrêt Anthony‑Cook.
[33] En plus de procurer un degré de certitude accru aux parties, les recommandations conjointes sont aussi beaucoup plus efficaces pour le système de justice que les audiences de détermination de la peine contestées. Bien que les deux fassent épargner au système de justice et à ses participants le temps, le stress et les coûts d’un procès, une audience de détermination de la peine contestée oblige les parties à se préparer pour celle‑ci et à y présenter des observations exhaustives. En revanche, une audience sur une recommandation conjointe ne demandera certainement qu’une fraction du temps et des ressources.
[34] La présente affaire représente un excellent exemple du temps et des ressources qu’une audience de détermination de la peine contestée peut accaparer. L’audience concernant M. Nahanee a demandé une journée complète. La Couronne et la défense ont, comme il se doit, exposé leurs meilleurs arguments, présentant de longues observations au soutien du caractère raisonnable de leurs positions respectives. À la suite de l’audience, la juge a eu besoin de deux semaines pour délibérer et déposer une décision écrite. Par contraste, lors d’audiences sur une recommandation conjointe, la Couronne lit généralement un exposé conjoint des faits et explique la position conjointe. Habituellement, ces audiences se terminent rapidement, et la peine est infligée sur‑le‑champ. Le juge est rarement tenu de rendre une longue décision.
[35] Soyons clairs, les présents motifs ne visent pas à inciter les accusés à accepter une recommandation conjointe qui, à leur avis, ne sert pas leur intérêt. La tenue d’une audience de détermination de la peine contestée peut se révéler le choix opportun pour différentes raisons. Quoi qu’il en soit, de par leur nature, les recommandations conjointes et les audiences de détermination de la peine contestées ne sont pas similaires, et elles ne devraient pas être traitées comme si elles l’étaient.
[36] L’arrêt Anthony‑Cook a protégé les recommandations conjointes faisant suite à un plaidoyer de culpabilité en raison de leurs avantages uniques pour le système de justice et tous ses participants. Ces avantages — à savoir la certitude et l’efficacité — sont sensiblement atténués dans le cas des audiences de détermination de la peine contestées. Par conséquent, ces audiences n’exigent pas la protection rigoureuse qu’offre le critère de l’intérêt public à l’égard des recommandations conjointes.
(2) Les parties seraient dissuadées de présenter des recommandations conjointes
[37] Si le critère de l’intérêt public établi dans Anthony‑Cook s’appliquait tant aux recommandations conjointes qu’aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un plaidoyer de culpabilité, les recommandations conjointes perdraient beaucoup de leur attrait. Elles n’offriraient plus une certitude sans pareil en ce qui concerne la durée de la peine de l’accusé, puisqu’une audience de détermination de la peine contestée procurerait une certitude similaire. Lorsqu’une recommandation conjointe est présentée, ce n’est que dans de très rares cas qu’un juge appliquant le critère de l’intérêt public s’écarte de la peine précise proposée. Dans le cadre d’une audience de détermination de la peine contestée, le juge qui applique ce critère serait lui aussi empêché d’infliger une peine excédant l’extrémité supérieure de la fourchette de peines proposée par la Couronne.
[38] En plus de procurer un haut degré de certitude comme les recommandations conjointes, les audiences de détermination de la peine contestées offriraient un avantage supplémentaire que ne comportent pas les recommandations conjointes : la possibilité d’une peine plus clémente. Les accusés pourraient fort bien décider de prendre le risque de participer à une audience de détermination de la peine contestée, s’ouvrant ainsi la possibilité d’obtenir une peine plus clémente que celle qui aurait été à la base d’une recommandation conjointe. Si les recommandations conjointes étaient fréquemment remplacées par des audiences de détermination de la peine contestées, cela donnerait lieu à des audiences de détermination de la peine plus longues et chronophages, ce qui accentuerait encore davantage la pression sur un système de justice déjà surchargé.
[39] Décourager les recommandations conjointes en faisant des audiences de détermination de la peine contestées une solution plus attrayante contrecarre l’objectif prépondérant de l’arrêt Anthony‑Cook : encourager les recommandations conjointes. Comme l’a souligné notre Cour dans cet arrêt, non seulement les recommandations conjointes « permettent à notre système de justice de fonctionner plus efficacement [. . .] elles lui permettent de fonctionner » (par. 40). Sans elles, « notre système de justice serait mis à genoux, et s’effondrerait finalement sous son propre poids » (par. 40).
(3) Le rôle des juges de la peine serait en partie usurpé et transféré à la Couronne
[40] Les juges de la peine ont la responsabilité de façonner des peines justes, qui sont proportionnelles à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant (Code criminel, art. 718.1). Appliquer le critère de l’intérêt public aux audiences de détermination de la peine contestées limiterait le pouvoir discrétionnaire du juge en plafonnant dans les faits la durée des peines à l’extrémité supérieure de la fourchette de peines proposée par la Couronne. Le juge qui souhaite dépasser cette extrémité supérieure aurait à se demander si elle est si basse qu’une personne raisonnable considérerait qu’elle fait échec au bon fonctionnement du système de justice. Il serait rarement satisfait à ce critère rigoureux.
[41] En conséquence, un aspect de la responsabilité de façonner une peine juste passerait graduellement des juges de la peine à la Couronne. Les peines maximums des fourchettes en cas de plaidoyers de culpabilité deviendraient effectivement la prérogative de la Couronne. Bien que le pouvoir discrétionnaire des tribunaux soit limité par le critère de l’intérêt public dans le contexte des recommandations conjointes, cette limitation est justifiée afin de protéger l’entente intervenue entre les parties sur une peine précise — dont la durée n’est pas fixée unilatéralement par la Couronne. Par contraste, si le critère de l’intérêt public s’appliquait aux audiences de détermination de la peine contestées, l’extrémité supérieure de la fourchette de peines serait souvent décidée unilatéralement par la Couronne. Cette situation aurait à son tour des conséquences pour les parties qui examinent des fourchettes figurant dans la jurisprudence lorsqu’elles conviennent d’une recommandation conjointe. Les recommandations conjointes sont rarement publiées. Les parties qui décident d’une recommandation conjointe consultent généralement la jurisprudence sur les fourchettes établies lors d’audiences de détermination de la peine faisant suite à un plaidoyer de culpabilité. Permettre à la Couronne d’être l’arbitre de l’extrémité supérieure des fourchettes de peines proposées à la suite d’un plaidoyer de culpabilité n’est sûrement pas un rôle que le Parlement entendait confier à celle‑ci (R. c. Blake‑Samuels, 2021 ONCA 77, 69 C.R. (7th) 274, par. 29; R. c. Jacobson, 2019 NWTSC 9, [2019] 5 W.W.R. 172, par. 35).
[42] Pour résumer, le critère rigoureux de l’intérêt public établi dans l’arrêt Anthony‑Cook ne s’applique qu’aux recommandations conjointes faisant suite à un plaidoyer de culpabilité, et non aux audiences de détermination de la peine contestées faisant suite à un tel plaidoyer, et ce, pour trois raisons principales : (1) les avantages d’une recommandation conjointe — la certitude et l’efficacité — qui justifient le critère rigoureux de l’intérêt public sont sensiblement atténués lors d’une audience de détermination de la peine contestée; (2) les parties seraient dissuadées de présenter des recommandations conjointes parce que les accusés seraient moins incités à faire un compromis et davantage incités à réclamer une peine plus clémente lors d’une audience de détermination de la peine contestée; et (3) l’application du critère de l’intérêt public aux audiences de détermination de la peine contestées mine la responsabilité du juge de fixer l’extrémité supérieure des fourchettes de peines justes, ce qui entraîne au fil du temps le transfert inacceptable de cette responsabilité à la Couronne.
B. Les juges de la peine sont tenus d’aviser les parties et de leur donner la possibilité de présenter des observations additionnelles s’ils projettent d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne
[43] Monsieur Nahanee et la Couronne s’accordent pour dire, tout comme moi, que les juges de la peine devraient aviser les parties et leur donner la possibilité de présenter des observations additionnelles s’ils projettent d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne. Les parties divergent d’opinions sur les circonstances où l’omission de donner un avis et/ou la possibilité de présenter des observations additionnelles constitue une erreur justifiant une intervention en appel. Avant de passer à l’examen de ces circonstances, il pourrait être utile de donner quelques indications sur les exigences relatives à l’avis et à la possibilité de présenter des observations additionnelles.
(1) Exigences relatives à l’avis
[44] Le juge de la peine devrait indiquer le plus tôt possible aux parties qu’il est préoccupé du caractère trop clément ou possiblement trop clément de la peine proposée par la Couronne, et qu’il envisage d’infliger une peine plus sévère.
[45] Pour qu’un avis soit suffisant, il n’est pas nécessaire que le juge expose en détail, ou avec exactitude, en quoi la peine proposée par la Couronne le préoccupe; il devrait cependant le faire chaque fois que c’est possible. Il suffit que le juge avise les parties que, selon lui, la peine proposée par la Couronne paraît trop clémente, eu égard à la gravité de l’infraction et/ou au degré de responsabilité de l’accusé. Il se peut qu’il soit impossible pour le juge de motiver exhaustivement cette préoccupation, et ce sera d’ailleurs souvent le cas, étant donné qu’il est peu probable qu’il ait arrêté sa position à ce moment‑là. Comme il a été indiqué plus tôt, l’objectif de cette exigence est tout simplement d’aviser les parties que le juge envisage d’infliger une peine excédant celle proposée par la Couronne. Il est possible d’aviser les parties en disant très simplement : J’envisage d’infliger une peine supérieure à celle réclamée par la Couronne en raison de la gravité de l’infraction (voir, p. ex., R. c. Scott, 2016 NLCA 16, 376 Nfld. & P.E.I.R. 167, par. 37). Bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’avis prenne une forme particulière, il doit faire davantage que seulement poser des questions ou exprimer de vagues préoccupations au sujet des peines proposées par les parties.
[46] Il peut arriver que l’idée d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne ne vienne à l’esprit du juge qu’une fois que l’audience de détermination de la peine a pris fin et qu’il a mis la question en délibéré. Quand cela se produit, le juge devrait en aviser les parties le plus tôt possible et les inviter à présenter des observations additionnelles soit de vive voix, soit par écrit. À ce moment‑là, le juge peut être en mesure d’exposer plus en détail les raisons de sa préoccupation.
[47] Monsieur Nahanee prétend qu’un accusé devait être autorisé à retirer son plaidoyer de culpabilité lorsque le juge donne avis qu’il envisage d’infliger une peine excédant la fourchette de peines proposée par la Couronne. Je ne peux faire droit à cette prétention. Les juges de la peine ne devraient autoriser le retrait d’un plaidoyer de culpabilité que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque les avocats ont commis une erreur fondamentale relativement à la possibilité pour le tribunal d’infliger la peine proposée (Anthony‑Cook, par. 59). Par exemple, ce serait le cas lorsque le Code criminel prescrit une période d’incarcération, mais que les parties ont erronément proposé des peines qui ne comportent pas de détention et sont assorties de conditions et modalités différentes. Comme l’a fait remarquer le procureur général de l’Ontario, il est établi en droit que l’accusé ne peut pas retirer son plaidoyer de culpabilité simplement parce que le juge n’est pas d’accord avec la peine proposée (m. interv., par. 19; R. c. Lyons, 1987 CanLII 25 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 309, p. 372). Autoriser l’annulation d’un plaidoyer tout simplement parce que le juge décide d’infliger une peine plus sévère que celle attendue compromettrait le caractère définitif des plaidoyers de culpabilité et encouragerait la recherche d’un juge accommodant (R. c. Wong, 2018 CSC 25, [2018] 1 R.C.S. 696, par. 29).
(2) Exigences relatives à la possibilité de présenter des observations additionnelles
[48] Il est essentiel que la Couronne et l’accusé fournissent au départ le plus de renseignements pertinents possible au soutien de leurs positions respectives lors de l’audience de détermination de la peine contestée. La possibilité de présenter des observations additionnelles ne devrait pas être utilisée par une partie pour sortir un lapin de son chapeau. Les observations additionnelles devraient répondre aux préoccupations soulevées, y compris celles que les parties n’ont pas considérées comme pertinentes ou ont tout simplement négligées dans leurs observations initiales. Par exemple, ce sera le cas lorsque les parties proposent différentes peines ne comportant pas de détention et que le juge signale qu’il envisage d’infliger une période d’incarcération. Il sera vraisemblablement nécessaire de présenter d’autres arguments et des autorités pertinentes.
[49] Dans les cas appropriés, lorsque des facettes de la négociation du plaidoyer sont hautement pertinentes pour étayer le caractère raisonnable de la peine proposée par la Couronne — peine qui peut sembler très légère à première vue — les parties seraient bien avisées de dévoiler les renseignements pertinents dans leurs observations initiales. Bien que les discussions et documents liés aux négociations ayant abouti au plaidoyer soient visés par le privilège relatif aux règlements (R. c. Shyback, 2018 ABCA 331, 366 C.C.C. (3d) 197, par. 28), les parties peuvent accepter de renoncer à ce privilège lorsque cela aiderait le juge à fixer une peine juste. La peine proposée par la Couronne sera à juste titre plus légère que celle attendue si, par exemple, l’accusé a fourni de l’information essentielle à une autre poursuite ou s’il était un indicateur anonyme. Si l’on craint que des renseignements confidentiels soient révélés, les parties devraient discuter d’une façon appropriée d’informer le juge, par exemple au moyen d’un affidavit scellé. Les parties pourraient aussi informer le juge des considérations liées aux négociations sans entrer dans le détail. À titre d’exemple, on peut attendre de la Couronne qu’elle signale au juge dans ses observations qu’elle a tenu compte de la solidité de sa preuve au moment de proposer sa fourchette de peines, particulièrement lorsque la fourchette paraît trop clémente. Cela se fait couramment sans que la Couronne ne décrive en détail les lacunes de sa preuve. En somme, le fait de dévoiler des facettes de la négociation du plaidoyer jouera parfois un rôle important pour permettre au juge d’évaluer adéquatement la justesse des peines différentes qui sont proposées.
[50] Lorsque les parties sont avisées et se voient offrir la possibilité de présenter des observations additionnelles, la forme que prendront ces observations relève du juge, qui en décide en consultation avec les parties. Le juge peut demander des observations orales ou écrites, ou les deux. Les parties doivent se voir accorder un délai raisonnable pour préparer au besoin des observations additionnelles.
(3) Erreurs justifiant l’intervention d’une cour d’appel
[51] Monsieur Nahanee soutient que, dans des cas comme le sien, l’omission du juge de donner un avis ou la possibilité de présenter des observations additionnelles constitue un manquement à l’équité procédurale qui justifie toujours la tenue d’une audience où la peine est déterminée à nouveau, même en l’absence de renseignements supplémentaires — encore moins de renseignements pertinents — que l’accusé aurait pu présenter au juge.
[52] Avec égards, je ne peux retenir cet argument. L’équité procédurale n’est pas le moyen d’appel applicable. Le moyen d’appel applicable est plutôt l’erreur de principe, comme il est expliqué dans l’arrêt R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089. L’omission du juge de donner un avis et la possibilité de présenter des observations additionnelles est une erreur de principe qui ne justifie l’intervention d’une cour d’appel que « lorsqu’il appert du jugement de première instance qu’une telle erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine » (Lacasse, par. 44; voir aussi R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 26). Bref, une telle omission constitue toujours une erreur, mais pas nécessairement une erreur justifiant l’intervention d’une cour d’appel. Lorsque l’appelant peut établir qu’il y a eu une incidence, le juge aura été privé d’un important élément d’information pertinent pour fixer une peine juste. Je ne vois aucune raison de déroger à cette approche bien établie en matière d’appel des peines.
[53] La doctrine de l’équité procédurale en common law a été élaborée en grande partie dans des affaires de droit administratif, mais les principes sont également applicables dans les affaires criminelles (voir, p. ex., Lyons, p. 361). Il est bien établi que les exigences de l’équité procédurale sont tributaires du contexte (voir, p. ex., Lyons, p. 361; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 21‑22; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, par. 57; R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, par. 47‑48). Certaines garanties nécessaires dans un contexte donné pour assurer l’équité procédurale peuvent ne pas être nécessaires dans un autre (Lyons, p. 361). Autrement dit, « [c]e qui est équitable dans une affaire donnée dépend du contexte de cette affaire » (Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, par. 39).
[54] Monsieur Nahanee prétend que l’iniquité procédurale dans son cas est un manquement à la règle audi alteram partem : une personne doit avoir la possibilité de se faire entendre lorsque la décision aura une incidence sur elle (A. (L.L.) c. B. (A.), 1995 CanLII 52 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 536, par. 27). À mon avis, sa prétention doit être rejetée. Il n’y a pas d’atteinte à l’équité procédurale en common law dans le contexte d’une audience de détermination de la peine où l’accusé a été informé de la preuve de la Couronne et où il a pleinement eu la possibilité d’y répondre. La situation est tout autre lorsque l’accusé s’est vu refuser tout droit véritable de se faire entendre en première instance (voir, p. ex., Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643; Baker; R. c. McDonald, 2018 ONCA 369, 360 C.C.C. (3d) 494). Dans de tels cas, il y a à la fois iniquité concrète et iniquité apparente envers l’appelant.
[55] Une audience équitable doit généralement permettre aux parties de connaître la thèse de la partie adverse pour être en mesure d’y répondre, et leur permettre de produire des éléments de preuve au soutien de leur position respective (Rodgers, par. 48; voir aussi Ruby, par. 40). Selon cette règle générale, les personnes accusées tel M. Nahanee ne sont pas privées du droit à une audience équitable, puisqu’elles ont été informées de la preuve de la Couronne et qu’elles ont présenté des observations détaillées au soutien de leur position lors de l’audience initiale de détermination de la peine. Bien que l’accusé n’ait pas, à ce moment‑là, été informé des préoccupations du juge de la peine, il aura présenté ses meilleurs arguments afin d’expliquer pourquoi la peine qu’il propose est juste et pourquoi celle proposée par la Couronne est excessive. Souvent, il aura notamment contre‑interrogé les témoins à charge, fait entendre des témoins à décharge, déposé des rapports et/ou procédé à une revue approfondie de la jurisprudence pertinente. Cela est bien différent des recommandations conjointes, où les parties n’ont vraisemblablement pas exposé leur cause de manière aussi détaillée et exhaustive. Il s’ensuit que, dans le contexte d’une recommandation conjointe, l’équité requiert que les parties soient avisées des préoccupations du juge et reçoivent de l’information sur celles‑ci afin de savoir comment y répondre de manière plus détaillée (Anthony‑Cook, par. 58). Les mêmes inquiétudes sont sensiblement atténuées dans le contexte d’une audience de détermination de la peine contestée, où l’on s’attend à ce que les parties aient présenté des observations détaillées et exhaustives.
[56] En l’espèce, M. Nahanee soutient qu’il a droit à ce que sa peine soit déterminée à nouveau, parce qu’il a été privé de la possibilité de fournir des renseignements à l’audience de détermination de sa peine, en supposant que de tels renseignements existent, et ce, peu importe que ceux‑ci auraient eu une incidence sur la peine qui lui a été infligée. Avec égards, je ne suis pas d’accord. Comme je l’ai indiqué plus tôt, je suis convaincu que dans le présent contexte le moyen d’appel applicable est l’erreur de principe, moyen requérant qu’il y ait eu incidence.
[57] Je dis cela car, dans un tel contexte, il n’y a aucune perte réelle d’équité procédurale puisque, de par sa nature, le manque d’information, s’il existe, est une lacune à laquelle il peut aisément être remédié en appel (Baker, par. 24). Le moyen d’appel invoqué serait l’erreur de principe. L’appelant n’a qu’à donner à la cour d’appel les renseignements qu’il n’a pas été en mesure de porter à l’attention du juge de la peine. Si les renseignements en question sont importants, à tel point que la cour d’appel estime qu’ils auraient eu une incidence sur la peine, celle‑ci peut déterminer la peine à nouveau (Friesen, par. 27; Lacasse, par. 43‑44).
[58] Monsieur Nahanee avance que le moyen fondé sur l’erreur de principe ne convient pas, car les juges d’appel seront incapables d’apprécier l’incidence, étant donné qu’ils ne pourront jamais savoir ce que les parties auraient pu présenter, si on leur avait offert une possibilité additionnelle de le faire. Par conséquent, il est impossible aux juges d’appel d’affirmer que la peine n’aurait pas été différente (m.a., par. 99; voir aussi R. c. Sidhu, 2022 ABCA 66, 411 C.C.C. (3d) 329, par. 73; R. c. Mohiadin, 2021 ONCA 122, par. 9 (CanLII); Blake‑Samuels, par. 36 et 38). Je ne peux accepter cet argument. Les parties sont les mieux placées pour communiquer à la cour d’appel les renseignements qu’elles auraient fournis, si on leur avait donné la possibilité de le faire. Ce n’est pas imposer à l’appelant un fardeau excessif que de l’obliger — avec l’aide de la Couronne lorsqu’elle a des renseignements pertinents à partager quant aux raisons pour lesquelles la peine qu’elle a proposée était appropriée — à fournir à la cour d’appel les renseignements dont ne disposait pas le juge de la peine en raison de l’omission de ce dernier de donner un avis. S’il n’existe pas de renseignements additionnels que l’accusé aurait pu fournir, alors l’absence de possibilité de fournir ces renseignements n’aura eu aucune incidence sur la peine. Il ne s’agit tout simplement pas d’une situation où l’incidence de l’erreur sur la peine est impossible à déterminer, et qu’il faut en conséquence présumer dans tous les cas qu’il y a eu incidence.
[59] À mon avis, dans les cas où le juge de la peine omet de donner un avis et/ou la possibilité de présenter des observations additionnelles, trois types d’erreurs de principe justifieraient l’intervention d’une cour d’appel :
i. L’omission de donner un avis et/ou la possibilité de présenter des observations additionnelles a une incidence sur la peine. L’appelant doit démontrer l’existence de renseignements qu’il aurait pu fournir si on lui avait donné la possibilité de le faire, et la cour d’appel estime que ces renseignements auraient eu une incidence sur la peine. Si la cour d’appel est d’avis qu’il existe des renseignements manquants qui auraient eu, de façon réaliste, une incidence sur la peine, elle peut déterminer celle‑ci à nouveau. Dans l’appréciation de l’incidence, l’accent doit porter sur la question de savoir si les renseignements manquants sont importants à l’égard de la peine en litige. Par exemple, lorsque les deux parties proposent des peines ne comportant pas de détention et que le juge inflige une période d’incarcération sans avoir donné d’avis, l’appelant peut établir l’incidence en faisant état d’éléments de preuve importants qu’il aurait produits si on lui avait donné un avis et la possibilité de présenter des observations additionnelles, par exemple une autorité pertinente ou un important fait atténuant. La Couronne devrait assister la cour d’appel, dans tous les cas où c’est possible, en lui fournissant ou confirmant les renseignements dont ne disposait pas le juge de la peine.
ii. Le juge de la peine n’a pas exposé de motifs, ou a exposé des motifs vagues ou insuffisants, au soutien de sa décision d’infliger la peine plus sévère. L’omission d’exposer des motifs suffisants est une erreur de droit, un type d’erreur de principe (Friesen, par. 26; R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869, par. 28). La cour d’appel ne peut intervenir que si l’insuffisance des motifs a fait obstacle à un examen valable en appel. Bien qu’il soit préférable que les juges de la peine indiquent explicitement pourquoi ils ont excédé la fourchette de peines proposée par la Couronne, l’omission de le faire ne fera pas nécessairement obstacle à un examen valable en appel. La cour d’appel peut examiner l’ensemble du dossier pour décider si des motifs suffisants ont été exposés pour justifier le dépassement de la fourchette de peines proposée par la Couronne. Les tribunaux doivent appliquer une approche fonctionnelle à l’égard du caractère suffisant des motifs (Sheppard, par. 50).
iii. Le juge a exposé des motifs erronés au soutien de sa décision d’infliger la peine plus sévère. La cour d’appel peut intervenir si le juge s’est fondé sur un raisonnement déficient ou indéfendable pour infliger la peine plus sévère, par exemple en considérant erronément un facteur aggravant ou en interprétant mal des autorités pertinentes. Un raisonnement déficient ne sera toutefois pas suffisant à lui seul; l’appelant doit également convaincre la cour que ce raisonnement a eu une incidence sur la peine (Lacasse, par. 43‑44).
[60] L’appelant peut invoquer l’un ou plusieurs de ces trois moyens d’appel. Dans les cas où il pourrait lui être difficile de démontrer l’existence d’une incidence sur la base des motifs du juge de la peine, les deux derniers moyens d’appel — en plus de l’obligation qu’a la Couronne d’assister la cour d’appel en ce qui trait aux renseignements dont ne disposait pas le juge de la peine — servent de garanties visant à faire en sorte que l’appelant puisse s’il y a lieu obtenir une réparation.
[61] Si une erreur de principe a eu une incidence sur la peine, la cour d’appel peut déterminer à nouveau la peine de l’appelant sans être tenue de faire montre de déférence envers la décision du juge de la peine, sauf pour ce qui est des conclusions de fait tirées par ce dernier (Friesen, par. 28). Bien qu’il ne soit pas nécessaire de décider si les cours d’appel peuvent renvoyer une affaire au tribunal de première instance pour qu’il tienne une nouvelle audience de détermination de la peine, je n’écarte pas la possibilité que, dans de rares cas, elles puissent ordonner la tenue d’une nouvelle audience lorsque le dossier est à ce point incomplet qu’il fait obstacle à une nouvelle appréciation en cour d’appel. Si aucune erreur de principe n’est établie, ou si l’erreur de principe n’a pas d’incidence sur la peine, alors le seul moyen d’appel possible restant sera la question de savoir si la peine n’est manifestement pas indiquée (Friesen, par. 26).
C. La peine infligée à M. Nahanee ne justifie pas d’intervention
[62] Monsieur Nahanee demande à notre Cour une nouvelle audience de détermination de sa peine au motif qu’il n’a pas bénéficié de l’équité procédurale à l’audience initiale. Je refuse de le faire pour les raisons que j’ai déjà expliquées. Je vais plutôt examiner les trois erreurs possibles, à savoir : (1) l’omission de donner un avis et la possibilité de présenter des observations additionnelles; (2) l’omission d’exposer des motifs suffisants pour justifier l’infliction de la peine plus sévère; et (3) le fait que des motifs erronés ont été exposés au soutien de la décision d’infliger la peine plus sévère. En outre, bien que la question n’ait pas été invoquée formellement à titre de moyen d’appel devant notre Cour, par souci d’exhaustivité je vais décider si la peine de M. Nahanee n’était manifestement pas indiquée. Je conclus qu’aucune de ces prétendues erreurs ne justifie d’intervention en l’espèce.
(1) Avis et possibilité de présenter des observations additionnelles
[63] Bien que la juge de la peine n’ait pas avisé les parties qu’elle projetait d’excéder la fourchette de peines proposée par la Couronne et ne leur ait pas donné la possibilité de présenter des observations additionnelles, cela n’a eu aucune incidence sur la peine. Monsieur Nahanee n’a pas démontré qu’il disposait de renseignements qui auraient pu être fournis à la juge de la peine et qui auraient eu une incidence sur sa peine. Il soutient que, si on lui en avait donné la possibilité, il aurait dit à la juge qu’il n’avait inscrit son second plaidoyer de culpabilité, relativement à l’infraction commise contre E.N., qu’une fois assuré de la position de la Couronne à l’égard de la détermination de la peine.
[64] La juge de la peine disposait déjà de ces renseignements. Lors de la procédure de plaidoyer avant la détermination de la peine, l’avocat de M. Nahanee au procès a indiqué à la juge que l’affaire concernant E.N. avait été renvoyée à procès, mais il a ajouté ce qui suit : [traduction] « Par suite de longues discussions avec ma collègue en vue d’un règlement, incluant un exposé des faits très détaillé et la décision de la Couronne sur la détermination de la peine qui a été communiquée par le cabinet de ma collègue [. . .] j’ai reçu instruction de régler [l’affaire] et d’inscrire un plaidoyer de culpabilité » (d.a., vol. II, p. 3).
[65] La juge de la peine était bien au fait des renseignements que, au dire de M. Nahanee, ce dernier lui aurait fournis si elle lui avait donné un avis. Par conséquent, il n’a pas démontré quelque incidence sur la peine qui justifierait une intervention.
(2) Motifs suffisants exposés au soutien du dépassement de la fourchette de peines proposée par la Couronne
[66] La juge de la peine a exposé des motifs suffisants pour justifier sa décision d’excéder la fourchette de peines proposée par la Couronne. Bien qu’il eût été préférable que la juge traite explicitement de cette question, ses motifs détaillés ne laissent aucun doute quant aux raisons pour lesquelles la fourchette de quatre à six ans proposée par la Couronne était trop basse. La juge a mentionné notamment la gravité et le caractère répétitif des crimes de M. Nahanee, le jeune âge et les origines autochtones des victimes, ainsi que l’absence, dans le rapport Gladue concernant M. Nahanee, de facteurs susceptibles de réduire sa culpabilité morale. Je suis convaincu que, considérés fonctionnellement et dans leur ensemble, les motifs de la juge ne font pas obstacle à un examen valable en appel (Sheppard, par. 50).
(3) Motifs erronés exposés au soutien du dépassement de la fourchette de peines proposée par la Couronne
[67] Considérés dans leur ensemble, les motifs pour lesquels la juge de la peine a excédé la fourchette de peines proposée par la Couronne n’étaient pas erronés. Comme il a été indiqué plus tôt, les facteurs dont elle a tenu compte étaient pertinents et appuyaient sa conclusion selon laquelle l’extrémité supérieure de la fourchette de peines proposée par la Couronne était trop basse.
(4) La peine était‑elle manifestement non indiquée?
[68] La peine de huit ans d’emprisonnement n’était pas manifestement non indiquée. La juge a anticipé l’arrêt de notre Cour dans Friesen — rendu seulement 2 mois plus tard — suivant lequel des peines d’emprisonnement se situant dans la portion supérieure des peines de moins de 10 ans ainsi que des peines de 10 ans et plus pour des infractions d’ordre sexuel contre des enfants ne devraient être ni inusitées ni réservées aux circonstances rares (par. 114).
[69] Les actes prolongés et profondément préjudiciables de M. Nahanee ont eu une incidence irréparable sur la vie de deux jeunes femmes autochtones. Ses actes mettent en évidence le risque accru d’agression sexuelle que courent les jeunes femmes marginalisées. Monsieur Nahanee était en situation de confiance en tant qu’oncle des victimes, et il les a violées alors qu’elles se trouvaient en situation de vulnérabilité, endormies chez leur grand‑mère. On ne saurait dire qu’un emprisonnement de huit ans est une peine manifestement non indiquée pour ses crimes.
VI. Dispositif
[70] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi de M. Nahanee.
Version française des motifs des juges Karakatsanis et Côté rendus par
La juge Karakatsanis —
I. Introduction
[71] J’accueillerais le présent pourvoi et je renverrais l’affaire à la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique pour qu’elle détermine à nouveau la peine. À l’instar de mon collègue, je suis d’avis que la juge chargée de déterminer la peine n’était pas tenue d’appliquer le critère de l’intérêt public tiré de l’arrêt R. c. Anthony‑Cook, 2016 CSC 43, [2016] 2 R.C.S. 204, un critère réservé aux recommandations conjointes. Je suis également d’accord que le juge qui envisage d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne doit en aviser les parties et les inviter à présenter des observations additionnelles. Ce qui nous divise est la question de la réparation à accorder lorsque le juge ne suit pas cette procédure.
[72] Dans les arrêts R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, [2015] 3 R.C.S. 1089, et R. c. Friesen, 2020 CSC 9, notre Cour a énoncé les principes relatifs à l’intervention des cours d’appel en cas d’appel de la peine infligée. Pour de bonnes raisons, ces arrêts ont défini étroitement le rôle des cours d’appel dans la modification des décisions déterminant les peines. Toutefois, ces affaires ne portaient pas sur l’équité procédurale, et elles ne traitaient pas non plus du principe de longue date selon lequel l’équité procédurale constitue un fondement distinct permettant de contrôler des décisions qui touchent les droits et intérêts d’un individu, et d’accorder une réparation dans les cas appropriés. La présente affaire oblige la Cour à se pencher en outre sur la question de l’équité procédurale et sur le principe connexe suivant lequel justice doit non seulement être rendue, mais également être perçue comme l’ayant été.
[73] À mon avis, il est fondamentalement injuste que le juge chargé de déterminer la peine inflige à l’accusé une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne sans avoir avisé les parties et leur avoir donné la possibilité de répondre aux préoccupations qui le motivent à le faire. L’accusé n’est pas tenu de démontrer que cette procédure déficiente a entraîné l’infliction d’une peine manifestement non indiquée ou constituait une erreur de principe qui a eu une incidence sur la peine. Il ne lui est pas non plus nécessaire de démontrer qu’il existait des renseignements précis qui auraient pu être fournis au juge et qui auraient influé sur la peine.
[74] La détermination de la peine est un processus dynamique dans lequel l’art de la plaidoirie, le contexte contradictoire de cette procédure et les attentes légitimes des parties jouent un rôle important; les parties ont le droit d’exposer leurs meilleurs arguments pour répondre à la preuve qu’elles doivent réfuter. Elles doivent être en mesure de s’exprimer sur un point de fait ou de droit qui préoccupe le juge de la peine et qui pourrait entraîner une privation de liberté plus grave. Si elles n’ont pas cette possibilité, il s’agit d’un manquement à l’obligation d’équité procédurale qui, en soi, justifie généralement l’intervention d’une cour d’appel. En pareil cas, la cour d’appel devrait procéder à une nouvelle évaluation pour fixer une peine indiquée.
II. Analyse
[75] Voici comment je vais procéder. Premièrement, je vais examiner l’obligation d’équité procédurale ainsi que le haut degré d’équité procédurale requis dans le cadre des instances de détermination de la peine. Deuxièmement, je vais conclure qu’il y a manquement à cette obligation lorsque le juge n’avise pas les parties de son intention d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne ou ne leur donne pas possibilité de présenter des observations pour répondre à ses préoccupations. Troisièmement, je vais me pencher sur la réparation à accorder pour rétablir l’équité et l’apparence d’équité de la procédure.
A. L’équité procédurale en matière de détermination de la peine
[76] Examinons d’abord les principes de base. L’équité procédurale est un principe de justice fondamentale (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Harkat, 2014 CSC 37, [2014] 2 R.C.S. 33, par. 41; R. c. S. (R.D.), 1997 CanLII 324 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 484, par. 77, le juge Cory). La doctrine de l’équité procédurale en common law s’est élaborée dans des affaires de droit administratif et de droit criminel. Dans les procédures criminelles, l’obligation de tenir une audience équitable existe tant en faveur de l’accusé que de la Couronne (S. (R.D.), par. 96, le juge Cory).
[77] Le droit des parties d’être entendues constitue une composante essentielle de l’équité procédurale. Les personnes dont les droits, privilèges ou intérêts sont touchés par une décision doivent avoir l’occasion d’être entendues avant que cette décision ne soit rendue (A. (L.L.) c. B. (A.), 1995 CanLII 52 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 536, par. 27; Lowry et Lepper c. La Reine, 1972 CanLII 171 (CSC), [1974] R.C.S. 195). Le fait de permettre aux personnes touchées d’exposer pleinement leurs arguments et leur preuve et de faire en sorte que ces éléments soient considérés par le décideur contribue à un processus équitable, transparent et impartial.
[78] Le droit d’être entendu est étroitement lié au droit d’être avisé de la preuve à réfuter. La preuve à réfuter informe les parties des questions dont elles doivent traiter et guide les observations et la preuve qu’elles présenteront à l’audience (Harkat, par. 41).
[79] Dans les procédures de détermination de la peine, un haut degré d’équité procédurale est requis. Il est bien établi que les exigences de l’équité procédurale sont tributaires du contexte (R. c. Rodgers, 2006 CSC 15, [2006] 1 R.C.S. 554, par. 47; R. c. Zinck, 2003 CSC 6, [2003] 1 R.C.S. 41, par. 36). Selon la nature de la décision devant être rendue et l’importance des droits et intérêts en jeu, il pourrait être nécessaire de protéger plus jalousement l’équité procédurale et de la faire respecter plus strictement. En conséquence, particulièrement dans les procédures de nature pénale, il est essentiel que les parties se voient accorder le droit d’être entendues (Supermarchés Jean Labrecque Inc. c. Flamand, 1987 CanLII 19 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 219, par. 60).
[80] L’équité procédurale est en outre particulièrement importante dans les procédures de détermination de la peine en raison de leur nature contradictoire. Dans le système de justice contradictoire, les positions des parties et la façon dont elles formulent les questions en litige orientent la présentation de la preuve et des observations à l’audience de détermination de la peine (R. c. Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 R.C.S. 689, par. 38). Bien qu’il soit permis aux juges d’infliger des peines plus sévères que celles proposées par la Couronne, le péril auquel fait face l’accusé est ordinairement lié à la recommandation de la Couronne. Par conséquent, lors d’une audience de détermination de la peine contestée, l’accusé fait porter son argumentation principalement sur les positions avancées par la Couronne; les points de désaccord entre les parties sur la peine constituent généralement la base de leurs observations (voir, p. ex., R. c. Blake‑Samuels, 2021 ONCA 77, 69 C.R. (7th) 274, par. 36). Il est possible que l’accusé croie qu’un point non contesté par la Couronne n’est pas litigieux et s’abstienne de formuler des observations sur celui‑ci, et que l’infliction subséquente d’une peine incompatible avec ce point prenne alors les deux parties par surprise (voir, p. ex., R. c. Huon, 2010 BCCA 143, par. 5‑6 (CanLII)).
[81] En conséquence, il est essentiel que les parties soient informées de la preuve à réfuter et aient l’occasion d’être entendues lorsque le juge entend s’écarter de leurs observations sur la détermination de la peine.
B. L’omission d’aviser les parties ou de les inviter à présenter des observations constitue un manquement à l’équité procédurale
[82] Dans l’arrêt Anthony‑Cook, par. 58, la Cour a affirmé que, dans les cas où le juge du procès est préoccupé par une recommandation conjointe relativement à la peine, [traduction] « l’équité fondamentale exige que soit offerte aux avocats la possibilité de présenter des observations additionnelles en vue de tenter de répondre aux préoccupations du juge [. . .] avant qu’il impose la peine » (citant R. c. G.W.C., 2000 ABCA 333, 277 A.R. 20, par. 26). Bien que cette déclaration ait été formulée dans le contexte des recommandations conjointes, le principe sous‑jacent s’étend à mon avis aux audiences de détermination de la peine contestées dans lesquelles le juge projette de s’écarter des observations des parties et d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne (voir aussi Blake‑Samuels, par. 32).
[83] L’omission du juge d’aviser les avocats de son intention d’infliger une peine plus sévère que celle recommandée par la Couronne ou de les inviter à présenter des observations additionnelles à cet égard constitue un manquement à l’équité procédurale, parce qu’elle prive les parties d’un avis adéquat de la preuve à réfuter et du droit d’être entendues. Une telle procédure déficiente influe sur la capacité des parties de présenter des observations utiles, qui pourraient répondre aux préoccupations du juge. Il s’ensuit un risque accru que le juge inflige une peine sans disposer de tous les renseignements pertinents qui auraient pu lui être fournis. Qui plus est, l’apparence d’équité de la procédure en souffre.
[84] Avec égards, je ne peux souscrire à la thèse selon laquelle, lorsqu’un juge omet d’aviser les parties ou de leur donner la possibilité de présenter des observations additionnelles dans le cadre d’une audience de détermination de la peine contestée, les parties ont déjà fourni des observations exhaustives et, de ce fait, les préoccupations en matière d’équité sont grandement atténuées (motifs du juge Moldaver, par. 55 et 64).
[85] Premièrement, vu la nature contradictoire des procédures de détermination de la peine, il est irréaliste de s’attendre à ce que les parties présentent au départ toute l’information potentiellement pertinente. Les observations de la Couronne et de l’accusé seront exprimées en fonction de leurs positions respectives, et il est possible qu’elles ne répondent pas aux préoccupations non exprimées du juge de la peine (voir, p. ex., Huon, par. 5‑6). Le juge d’appel Rowe (maintenant juge de notre Cour) a reconnu ce point dans R. c. Scott, 2016 NLCA 16, 376 Nfld. & P.E.I.R. 167, par. 37, affirmant ce qui suit :
[traduction] . . . certains faits ou jugements peuvent devenir pertinents si le juge envisage de « dépasser » la recommandation de la Couronne relativement à la peine, alors qu’ils ne seraient pas pertinents si le juge infligeait une peine n’excédant pas celle réclamée par la Couronne. À moins que l’avocat de la défense ne sache que le juge envisage de « dépasser » la recommandation de la Couronne concernant la peine, des questions pertinentes à l’égard de la peine ne seront peut‑être pas portées à l’attention du juge.
Si l’on exigeait des avocats qu’ils produisent toute l’information pertinente en vue de prévoir toute préoccupation potentielle du juge de la peine, cela se traduirait par des audiences de détermination de la peine plus longues et chronophages, ce qui accroîtrait davantage la pression sur le système de justice.
[86] Il peut également arriver que des avocats choisissent de ne pas dévoiler certaines informations au cours de l’audience de détermination de la peine, même si celles‑ci pourraient s’avérer pertinentes, en l’absence de quelque indication qu’elles portent sur une question qui préoccupe le juge. Par exemple, les positions des parties sur la peine pourraient comporter un élément négocié. Les raisons et la justification des négociations et des ententes qui en ont découlé peuvent ne pas être évidentes pour le juge de la peine, et elles pourraient ne pas être dévoilées en première instance en raison de leur caractère sensible (voir, p. ex., Scott, par. 19‑22). Les discussions en vue d’un règlement sont également protégées par le privilège relatif aux règlements, sous réserve d’exceptions [traduction] « quand les considérations de justice que pose l’espèce le requièrent » (Sable Offshore Energy Inc. c. Ameron International Corp., 2013 CSC 37, [2013] 2 R.C.S. 623, par. 12, citant Rush & Tompkins Ltd. c. Greater London Council, [1988] 3 All E.R. 737 (H.L.), p. 740; R. c. Delchev, 2015 ONCA 381, 126 O.R. (3d) 267, par. 28). En conséquence, comme l’a dit le procureur général de l’Ontario intervenant, [traduction] « [l]e fait de dévoiler régulièrement des négociations menant à un plaidoyer durant les observations sur la peine aurait pour effet d’éroder le privilège qui se rattache à ces négociations. Il s’agit d’une pratique qu’il vaut mieux éviter » (m. interv., par. 16).
[87] Si les parties savent que le juge envisage d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne, cette dernière pourrait fournir des renseignements utiles pour justifier les raisons de sa position (voir, p. ex., R. c. Burback, 2012 ABCA 30, 522 A.R. 352, par. 14). L’une ou l’autre partie peut demander à fournir des renseignements, éléments de preuve ou arguments supplémentaires pour répondre aux préoccupations du juge, ou présenter des autorités additionnelles qui n’ont pas été portées à l’attention du juge auparavant (voir, p. ex., R. c. Ehaloak, 2017 NUCA 4, par. 37 (CanLII)). Par exemple, une peine plus sévère pourrait entraîner une conséquence indirecte. Si les positions des parties comportent un élément négocié impliquant un quid pro quo, une contrepartie, que les parties, pour quelque raison que ce soit, ont choisi de ne pas expliquer, le fait d’être informées que le juge envisage d’infliger une peine plus sévère leur donne la possibilité de déposer toutes leurs cartes sur la table (m.i., par. 62). À titre d’exemple, la Couronne pourrait profiter de l’occasion pour expliquer que la clémence apparente de sa recommandation est justifiée, compte tenu de lacunes de sa preuve qui auraient fait en sorte qu’il aurait été difficile d’obtenir une déclaration de culpabilité au procès.
[88] Ces considérations font ressortir l’importance de veiller à ce que les parties soient avisées des préoccupations du juge de la peine et aient la possibilité d’y répondre; l’omission de suivre cette procédure constitue un manquement à l’obligation d’équité procédurale. Je vais maintenant examiner la question de la réparation.
C. La réparation pour manquement à l’obligation d’équité procédurale dans la détermination de la peine
[89] Dans les arrêts Lacasse et Friesen, notre Cour a déclaré qu’une cour d’appel ne peut intervenir pour modifier une peine que dans les cas suivants : (1) la peine est manifestement non indiquée; ou (2) le juge a commis une erreur de principe qui a eu une incidence sur la détermination de la peine (Lacasse, par. 41 et 44; Friesen, par. 26; R. c. Parranto, 2021 CSC 46, par. 30).
[90] Cette approche déférentielle est essentielle en cas de contrôle en appel des décisions en matière de détermination de la peine. Le Parlement a choisi de conférer aux juges chargés de prononcer les peines le pouvoir discrétionnaire de déterminer le genre de peine qui doit être infligée en vertu du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, et l’importance de celle‑ci (Lacasse, par. 41; R. c. M. (C.A.), 1996 CanLII 230 (CSC), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 90; par. 718.3(1) du Code criminel). Ces juges bénéficient d’une situation avantageuse et mettent à profit « une qualification unique sur le plan de l’expérience et de l’appréciation » dans l’accomplissement de leur tâche (M. (C.A.), par. 91). En outre, des préoccupations liées aux délais et à l’utilisation abusive des ressources judiciaires surgiraient si les cours d’appel adoptaient une approche plus interventionniste à l’égard des appels portant sur la détermination de la peine (Lacasse, par. 48).
[91] La Couronne intimée s’appuie sur les arrêts Lacasse et Friesen pour prétendre qu’une lacune procédurale dans la détermination de la peine ne peut justifier l’intervention d’une cour d’appel que si cette lacune a eu une incidence sur la peine : [traduction] « En l’absence d’incidence sur la peine qui a été infligée, l’équité n’exige pas que la cour d’appel reprenne entièrement l’opération » (m.i., par. 67).
[92] À mon avis, il n’est ni indiqué ni utile d’essayer d’intégrer l’analyse de l’iniquité procédurale au cadre d’intervention en appel établi dans les arrêts Lacasse et Friesen. Premièrement, ces décisions ne soulevaient pas de questions d’équité procédurale. Les peines en litige dans chacune de ces causes n’impliquaient aucun manquement à l’équité procédurale. De plus, l’analyse du rôle des cours d’appel réalisée dans ces affaires s’est attachée au « double rôle » que jouent ces tribunaux en faisant office de rempart contre les erreurs, ainsi qu’en veillant au développement du droit et en fournissant des balises (Friesen, par. 34; Lacasse, par. 36‑37). Comme l’équité procédurale n’était pas en cause, notre Cour ne s’est pas prononcée sur le rôle important que jouent également les cours d’appel dans le maintien du respect du public envers l’administration de la justice en assurant l’équité et l’apparence d’équité au sein du système de justice pénale (voir, p. ex., S. (R.D.), par. 91, le juge Cory; R. c. Walker, 2019 ONCA 765, 381 C.C.C. (3d) 259, par. 25).
[93] Deuxièmement, les questions d’équité procédurale ne sont pas visées par le cadre établi dans les arrêts Lacasse et Friesen, parce que l’équité procédurale est un droit distinct. Les décisions rendues dans ces affaires n’ont pas pour effet d’atténuer la reconnaissance de longue date par notre Cour du fait que l’iniquité procédurale constitue un motif distinct de révision des décisions qui affectent les droits et intérêts d’un particulier. Dans l’arrêt Cardinal c. Directeur de l’Établissement Kent, 1985 CanLII 23 (CSC), [1985] 2 R.C.S. 643, p. 661, notre Cour a déclaré qu’« [i]l faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu ». De même, dans un contexte autre que le droit administratif, à savoir dans l’arrêt R. c. Tran, 1994 CanLII 56 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 951, p. 981, notre Cour a fait état de la « responsabilité indépendante » qu’ont les tribunaux « d’assurer l’équité de leurs procédures et leur conformité avec les principes de justice naturelle ».
[94] Troisièmement, comme l’équité procédurale constitue un droit distinct, l’analyse de celle‑ci se distingue de celle de la question de savoir si une peine n’est pas indiquée ou si une erreur de principe a eu une incidence sur la peine. Si la procédure a été inéquitable, par définition, le fondement sur lequel la peine a été déterminée est ébranlé.
[95] L’analyse de l’équité procédurale consiste à se demander si la peine qui a été infligée est le résultat d’une procédure équitable. À l’inverse, l’analyse de la justesse d’une peine s’attache à la question de savoir si celle‑ci « s’écarte de manière déraisonnable » du principe fondamental de la proportionnalité (Lacasse, par. 52‑53).
[96] De même, l’examen de la question de savoir si une erreur de principe a eu une incidence sur la détermination de la peine se distingue de l’appréciation du respect de l’équité procédurale. Parmi les erreurs de principe, mentionnons « l’erreur de droit, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant » (Friesen, par. 26). La manière dont le juge de la peine a soupesé des facteurs ne peut constituer une erreur de principe que si ce dernier a exercé déraisonnablement son pouvoir discrétionnaire. L’accent mis sur le pouvoir discrétionnaire du juge de la peine ou sur l’application par celui‑ci des principes de détermination de la peine ne prend pas en compte la question de savoir si les parties ont pu ou non exercer leur droit d’être entendues — une préoccupation centrale de l’équité procédurale. Un manquement à l’équité procédurale a une incidence sur le droit à une audience équitable et sur la confiance dans la façon dont le tribunal exerce sa juridiction afin d’arriver à sa décision, indépendamment du fait que le résultat soit conforme ou non à l’objet, aux principes et aux objectifs de la détermination de la peine.
[97] En outre, dans bien des cas il sera impossible pour l’accusé de démontrer qu’un manquement à l’équité procédurale a eu une incidence concrète sur la peine. Je souscris à l’observation suivante, tirée de l’ouvrage de C. C. Ruby intitulé Sentencing (10e éd. 2020), §3.93 : [traduction] « . . . nous ne savons pas où la peine aurait été fixée sur la fourchette appropriée si le juge avait entendu des observations utiles ». À titre d’exemple évident, un juge peut rejeter la recommandation de la Couronne parce qu’il la trouve trop clémente, sans savoir que cette recommandation était justifiée en raison de lacunes dans la preuve de la Couronne qui auraient rendu difficile l’obtention d’une déclaration de culpabilité au procès. Une telle information n’est pas quelque chose que l’accusé peut invoquer de manière crédible afin de démontrer en quoi d’autres observations auraient pu avoir une incidence sur la peine.
[98] Je suis d’avis que, en soi, un manquement à l’obligation d’équité procédurale dans la détermination de la peine requiert généralement l’annulation de la décision rendue par le juge de la peine. L’équité procédurale est un aspect essentiel d’une audience de détermination de la peine.
[99] La Couronne prétend que, dans les cas où le juge inflige une peine plus rigoureuse sans avoir donné aux parties un avis ou la possibilité de présenter des observations additionnelles, il n’y a pas de perte appréciable d’équité procédurale, puisque la formation d’un appel à l’encontre de la peine est [traduction] « l’instance qui donne aux parties l’occasion dont elles ont été privées devant la juridiction inférieure de présenter une argumentation complète » (m.i., par. 66). Je ne peux faire droit à cette prétention.
[100] La tâche d’une cour d’appel diffère fondamentalement lorsqu’elle exerce sa fonction de tribunal d’appel ou qu’elle agit comme tribunal de première instance. Dans le premier rôle, la cour commence son examen de la peine d’un point de vue empreint de déférence. Par contraste, quand elle conclut que la peine est le résultat d’une procédure inéquitable, la décision sur la peine doit être annulée, et la cour d’appel « appliquera de nouveau les principes de la détermination de la peine aux faits sans faire preuve de déférence envers la peine existante » (Friesen, par. 27).
[101] Dans les cas où un juge inflige une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne sans avoir avisé les parties ou les avoir invitées à présenter des observations additionnelles, ce manquement à l’équité procédurale peut avoir eu une incidence sur la peine précisément parce qu’il est impossible de dire si ces observations auraient eu une incidence sur la peine. Dans de telles circonstances, il est nécessaire d’annuler la décision et de déterminer à nouveau la peine afin de rétablir l’équité et l’apparence d’équité de la procédure. Je fais mienne l’affirmation suivante de la Cour d’appel de l’Ontario : [traduction] « Il est injustifié de refuser l’équité procédurale durant le processus de détermination de la peine en se disant que toute erreur peut être corrigée en appel » (Blake‑Samuels, par. 33). L’accusé ne devrait pas avoir à compter sur le processus d’appel pour lui assurer l’équité; au contraire, [traduction] « [l]e bénéfice de l’équité devrait lui être accordé à toutes les étapes » (par. 33).
[102] Il n’est donc pas nécessaire que l’accusé démontre que le manquement à l’équité procédurale a causé un préjudice concret. Comme l’a dit notre Cour dans l’arrêt Cardinal, « j’estime nécessaire d’affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l’audition aurait vraisemblablement amené une décision différente » (p. 661). Dans le même ordre d’idées, la Cour a également reconnu que le jugement d’un décideur partial doit être annulé, peu importe le bien‑fondé de sa décision : « Le préjudice résultant d’une crainte de partialité est irrémédiable. L’audience, ainsi que toute ordonnance à laquelle elle aboutit, est nulle » (R. c. Curragh Inc., 1997 CanLII 381 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 537, par. 6 (soulignement omis), citant Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), 1992 CanLII 84 (CSC), [1992] 1 R.C.S. 623, p. 645).
[103] La tenue d’une nouvelle procédure en vue de déterminer une peine indiquée sera nécessaire, étant donné que la lacune procédurale peut avoir causé préjudice à l’une des parties (Kane c. Conseil d’administration (Université de la Colombie‑Britannique), 1980 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 1105, p. 1116). Il existe néanmoins de rares circonstances dans lesquelles le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder une réparation à l’égard d’une lacune procédurale lorsque le résultat est par ailleurs inévitable (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, 1994 CanLII 114 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 202, p. 228; R. c. Papadopoulos (2005), 2005 CanLII 8662 (ON CA), 196 O.A.C. 335, par. 24; Drapeau c. R., 2020 QCCA 796).
[104] En somme, lorsque le juge de la peine n’avise pas les parties de son intention d’infliger une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne et ne les invite pas à présenter des observations à ce sujet, il n’est pas possible d’affirmer que des observations additionnelles auraient pu avoir une incidence sur la peine. L’accusé doit démontrer qu’il y a eu un manquement à l’obligation d’équité procédurale, mais il n’a pas à établir l’existence d’un préjudice concret. Cependant, dans de rares cas, le tribunal peut décider de ne pas accorder de réparation lorsqu’il est clair que le manquement était tel que le résultat était inévitable et que la confiance du public ne serait pas ébranlée.
[105] Dans les cas où la cour d’appel juge qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale requérant l’annulation de la décision sur la peine, elle doit procéder à sa propre analyse de détermination de la peine sans faire montre de déférence envers la décision rendue en première instance. Dans l’arrêt R. c. Sipos, 2014 CSC 47, [2014] 2 R.C.S. 423, par. 27, notre Cour a reconnu que, « selon la position prédominante, [la cour d’appel n’est pas] autorisée à renvoyer l’affaire au juge du procès pour que celui‑ci tienne une nouvelle audience de détermination de la peine. [. . .] Si la cour d’appel conclut que son intervention est justifiée, elle inflige une peine juste dans ce qui équivaut à une nouvelle audience de détermination de la peine » (voir aussi Lowry et Lepper). Le Code criminel ne renferme aucune disposition particulière qui habilite la cour d’appel à renvoyer l’affaire au juge qui a infligé la peine (Ruby, §4.52).
[106] La cour d’appel qui procède à une nouvelle détermination de la peine peut rendre une décision qui coïncide avec la sanction infligée en première instance, et ce, malgré l’analyse et les observations additionnelles. Toutefois, peu importe l’issue de la nouvelle détermination de la peine, il est essentiel que l’équité et l’apparence d’équité aient été rétablies.
III. Application
[107] L’appelant, M. Nahanee, sollicite une ordonnance accueillant l’appel, et il demande à notre Cour d’infliger une peine conforme à la recommandation de la Couronne et de la défense à cet égard ou, subsidiairement, de renvoyer l’affaire à la Cour d’appel pour qu’elle tienne une nouvelle et complète audience de détermination de la peine.
[108] J’arrive à la conclusion qu’il y a eu un manquement à l’obligation d’équité procédurale qui requiert l’annulation de la décision sur la peine. La juge a infligé une peine plus sévère que celle proposée par la Couronne sans donner aux parties l’avis requis ou la possibilité nécessaire de présenter des observations additionnelles.
[109] Même en supposant que M. Nahanee n’aurait peut‑être pas fourni de nouveaux renseignements substantiels en réponse à une invitation de présenter des observations additionnelles, il aurait néanmoins été en mesure de formuler des observations adaptées aux préoccupations de la juge de la peine. En outre, on ne sait pas comment la Couronne aurait répondu afin de soutenir sa recommandation ou de quelle manière sa recommandation aurait pu satisfaire aux préoccupations de la juge. Dans ces circonstances, nous devons veiller à ce que justice paraisse avoir été rendue.
IV. Dispositif
[110] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais le pourvoi et je renverrais l’affaire à la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique pour qu’elle procède à sa propre analyse en vue de déterminer une peine indiquée.
Pourvoi rejeté, les juges Karakatsanis et Côté sont dissidentes.
Procureurs de l’appelant : Jabour Sudeyko Lucky, North Vancouver; Michael Sobkin, Ottawa.
Procureur de l’intimé : Ministry of Attorney General – Criminal Appeals and Special Prosecutions, Vancouver.
Procureur de l’intervenante la Directrice des poursuites pénales : Service des poursuites pénales du Canada, Vancouver.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Ontario : Ministère du Procureur général de l’Ontario, Bureau des avocats de la Couronne – Droit criminel, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général de l’Alberta : Alberta Crown Prosecution Service, Appeals and Specialized Prosecutions Office, Calgary.
Procureurs de l’intervenante Criminal Lawyers’ Association (Ontario) : Bottomley VanderHeyden, Toronto; Savard Foy, Toronto.
Procureurs de l’intervenante Trial Lawyers Association of British Columbia : McConchie Criminal Law, Vancouver; WyllieLaw, Vancouver.
Procureurs des intervenants Saskatchewan Trial Lawyers Association Inc. et le Conseil canadien des avocats de la défense : Wolson Roitenberg Robinson Wolson Minuk, Winnipeg; Pfefferle Law Office, Saskatoon.
Procureurs de l’intervenante Criminal Defence Lawyers Association of Manitoba : University of Manitoba, Robson Hall — Faculty of Law, Winnipeg; AJS Law, Brandon.
Procureurs de l’intervenante Independent Criminal Defence Advocacy Society : Peck and Company, Vancouver; Kate Oja, Yellowknife.