R. c. Zinck, [2003] 1 R.C.S. 41, 2003 CSC 6
Thomas Robert Zinck Appelant
c.
Sa Majesté la Reine Intimée
et
Procureur général de l’Ontario Intervenant
Répertorié : R. c. Zinck
Référence neutre : 2003 CSC 6.
No du greffe : 28367.
2002 : 7 octobre; 2003 : 20 février.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie, Arbour, LeBel et Deschamps.
en appel de la cour d’appel du nouveau‑brunswick
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (1999), 209 R.N.‑B. (2e) 257, [1999] A.N.‑B. no 84 (QL), confirmant un jugement de la Cour du Banc de la Reine. Pourvoi rejeté.
Eric J. Doiron, pour l’appelant.
Michel O. LeBlanc et Luc J. Labonté, pour l’intimée.
David Finley, pour l’intervenant.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge LeBel —
I. Introduction
1 Le 20 novembre 1996, l’appelant Thomas Zinck a tué d’un coup de feu son voisin âgé de 19 ans, Stéphane Caissie. Accusé de meurtre au deuxième degré, l’appelant a plaidé coupable à l’accusation d’homicide involontaire coupable. Le juge du procès l’a condamné à 12 ans d’emprisonnement et a ordonné, en vertu de l’art. 743.6 du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, qu’il purge six ans de cette peine avant d’être admissible à la libération conditionnelle. L’appelant a contesté cette partie de la sentence devant la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick et il la discute maintenant à nouveau devant notre Cour. Il s’agit de la seule question à trancher dans le présent pourvoi. L’appelant prétend que l’ordonnance augmentant son temps d’épreuve a été rendue sans qu’on ait prouvé l’existence de circonstances exceptionnelles la justifiant et sans que le juge du procès ne la motive suffisamment. Il affirme de plus qu’elle aurait été prononcée au terme d’une audience où l’équité procédurale n’a pas été respectée. L’appelant n’a pas été en mesure d’établir le bien‑fondé de l’un ou l’autre de ces moyens. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de rejeter le présent pourvoi.
II. Les faits
2 Monsieur Zinck, qui était âgé de 56 ans au moment du procès, avait depuis longtemps déjà des démêlés avec la justice. Son casier judiciaire chargé en témoigne éloquemment. S’étalant sur une trentaine d’années, son casier compte une déclaration de culpabilité pour vol qualifié, à l’égard de laquelle M. Zinck a été condamné à 10 ans d’emprisonnement, ainsi que d’autres condamnations à l’égard d’une série de vols et d’autres infractions contre les biens. Parmi ses antécédents, signalons également un certain nombre d’infractions ayant trait aux armes à feu et à la consommation d’alcool, ainsi que des violations d’ordonnances de libération conditionnelle ou de probation.
3 La victime était un voisin de l’accusé. D’après la preuve, il semble que les deux s’entendaient bien. À l’époque, M. Zinck buvait beaucoup. Grand amateur d’armes à feu, il en gardait un certain nombre chez lui. Avant le meurtre, les Caissie avaient été victimes coup sur coup de trois introductions par effraction. Il semble que M. Zinck se soit donné comme mission de surveiller leur maison. C’est cette mission qui a mené au décès tragique de M. Caissie. Le jour du meurtre, M. Zinck avait beaucoup bu. Pensant, semble‑t‑il, avoir aperçu des voleurs, il s’est rendu chez les Caissie, où la victime était couchée. M. Zinck portait une arme à feu chargée. Il a cogné violemment à la porte. Stéphane Caissie est allé voir ce qui se passait. Il a ouvert la porte. Le coup est parti, le tuant instantanément.
4 Monsieur Zinck n’a jamais pu expliquer ce qui s’était passé. Le juge du procès a tiré les conclusions suivantes : M. Zinck était très ivre au moment du meurtre, il était fasciné par les armes à feu, particulièrement lorsqu’il était ivre, et il avait dit, peu après le meurtre, qu’il en avait [traduction] « eu un » (un voleur). Comme il a été mentionné précédemment, M. Zinck a été accusé de meurtre, mais il a accepté de plaider coupable à l’infraction moindre et incluse d’homicide involontaire coupable.
III. L’historique des procédures judiciaires
A. Cour du Banc de la Reine du Nouveau‑Brunswick
5 Le 17 novembre 1997, après l’inscription du plaidoyer de culpabilité, le juge Godin a ajourné l’audience de détermination de la peine au 22 décembre. Monsieur Zinck a été représenté par avocat tout au long de l’instance. Au cours de l’audience, le procureur de la Couronne a fait état des circonstances du crime et du casier judiciaire de l’accusé. Il a suggéré au tribunal, comme peine adaptée au crime, un emprisonnement de 15 ans. Ensuite, peu avant de clore ses observations, le procureur de la Couronne a soulevé la question de l’augmentation du temps d’épreuve et de l’application de l’art. 743.6 du Code. Il a demandé au juge du procès d’envisager d’appliquer cette disposition et de retarder l’admissibilité à la libération conditionnelle. Son argumentation sur ce point a été très brève. Il a seulement dit qu’il demandait l’augmentation du temps d’épreuve parce que M. Zinck avait, auparavant, violé les conditions d’une libération conditionnelle.
6 Après une pause de quelques heures, l’avocat de la défense a présenté le plaidoyer de son client. Son argumentation a porté sur la question de savoir quelle était la peine appropriée. Malgré la présentation de la demande d’augmentation du temps d’épreuve par la Couronne, l’avocat qui occupait alors pour l’appelant n’a jamais abordé ce point dans ses observations.
7 Le juge du procès a rendu un jugement oral au terme des plaidoiries des avocats. Dans ses motifs, le juge Godin a exposé en détail les circonstances du crime. Il a fait état du casier judiciaire du délinquant et a examiné le caractère et les problèmes de celui-ci, notamment sa consommation d’alcool et sa propension à la violence. Il a également souligné que, compte tenu des antécédents judiciaires du délinquant, ce dernier ne [traduction] « sembl[ait] pas être un bon candidat à la réadaptation ». Il a ensuite discuté des principes, objectifs et considérations factuelles applicables à la détermination de la peine. Il a ajouté que le crime équivalait à un acte de violence inexpliqué et absolument gratuit, commis au domicile de la victime. Vu les faibles perspectives de réadaptation du délinquant, il a affirmé que la protection du public semblait être le facteur clé devant guider sa décision dans cette affaire. Il a donc décidé d’infliger à M. Zinck une peine d’incarcération de 12 ans.
8 Le juge du procès a pris note de la demande de la Couronne sollicitant l’augmentation du temps d’épreuve. Il a reconnu qu’il s’agissait d’une affaire justifiant l’application de l’art. 743.6. Ses motifs sur ce sujet sont demeurés concis :
[traduction] En outre, pour ce qui est de l’article 743.6 du Code criminel, je suis convaincu, compte tenu des circonstances de l’infraction et du caractère et des particularités du délinquant, qu’il est nécessaire, pour exprimer la réprobation de la société à l’égard de l’infraction commise, de rendre une ordonnance obligeant le délinquant à purger au moins la moitié de sa peine avant qu’il puisse bénéficier d’une libération conditionnelle totale.
B. Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick (1999), 209 R.N.‑B. (2e) 257 (les juges Larlee, Turnbull et Rice)
9 Représenté par un nouvel avocat, M. Zinck a interjeté appel à l’encontre de la peine d’emprisonnement de 12 ans et de l’ordonnance augmentant son temps d’épreuve. Sa demande d’autorisation a été accueillie, mais l’appel lui‑même a été rejeté relativement aux deux questions. La Cour d’appel a rendu un jugement unanime au sujet de la peine d’emprisonnement. S’exprimant au nom de la cour sur ce point, la juge Larlee n’a relevé aucune erreur dans la décision du juge du procès. Compte tenu des circonstances de l’affaire et de la personnalité du délinquant, elle a estimé que la peine était adaptée au crime.
10 La Cour d’appel s’est cependant divisée sur l’opportunité de l’ordonnance d’augmentation du temps d’épreuve. L’appelant a plaidé qu’il faut établir l’existence de circonstances spéciales ou exceptionnelles pour que s’applique cette disposition, ce que la Couronne n’aurait pas fait en l’espèce. Au nom des juges majoritaires, la juge Larlee a rejeté cet argument. Dans ses motifs, elle a conclu que le juge du procès avait bien appliqué et évalué les seuls critères pertinents, soit la réprobation de la société à l’égard du crime et l’effet dissuasif, et qu’il ne fallait pas interpréter la loi de manière à y incorporer un critère requérant l’existence de circonstances spéciales.
11 Exprimant sa dissidence, le juge Rice a affirmé que l’ordonnance était entachée d’irrégularité. Il aurait fallu que la Couronne établisse que les particularités et le caractère du délinquant étaient tels que la période normale d’inadmissibilité à la libération conditionnelle n’aurait pas d’effet dissuasif à son endroit. À cet égard, le juge Rice s’est référé à l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario R. c. Goulet (1995), 97 C.C.C. (3d) 61. En outre, selon lui, le juge du procès n’avait pas expliqué dans ses motifs pourquoi une telle mesure était requise dans les circonstances de l’espèce.
12 Monsieur Zinck a par la suite demandé l’autorisation de se pourvoir devant notre Cour à l’égard de la question de l’augmentation du temps d’épreuve. Sa demande d’autorisation a été accueillie.
IV. Les dispositions législatives pertinentes
13 Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46
743.1 (1) [Emprisonnement à perpétuité ou pour plus de deux ans] Sauf disposition contraire de la présente loi ou de toute autre loi fédérale, une personne doit être condamnée à l’emprisonnement dans un pénitencier si elle est condamnée, selon le cas :
a) à l’emprisonnement à perpétuité;
b) à un emprisonnement de deux ans ou plus;
c) à l’emprisonnement pour deux ou plusieurs périodes de moins de deux ans chacune, à purger l’une après l’autre et dont la durée totale est de deux ans ou plus.
(2) [Période postérieure de moins de deux ans] Lorsqu’une personne condamnée à l’emprisonnement dans un pénitencier est, avant l’expiration de cette peine, condamnée à un emprisonnement de moins de deux ans, elle purge cette dernière peine dans un pénitencier. Toutefois, si la peine antérieure d’emprisonnement dans un pénitencier est annulée, elle purge la dernière conformément au paragraphe (3).
743.6 (1) [Pouvoir judiciaire d’augmentation du temps d’épreuve] Par dérogation au paragraphe 120(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, le tribunal peut, s’il est convaincu, selon les circonstances de l’infraction, du caractère et des particularités du délinquant, que la réprobation de la société à l’égard de l’infraction commise ou l’effet dissuasif de l’ordonnance l’exige, ordonner que le délinquant condamné le 1er novembre 1992 ou par la suite, sur déclaration de culpabilité par mise en accusation, à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans — y compris une peine d’emprisonnement à perpétuité à condition que cette peine n’ait pas constitué un minimum en l’occurrence — pour une infraction mentionnée aux annexes I ou II de cette loi, purge, avant d’être admissible à la libération conditionnelle totale, le moindre de la moitié de sa peine ou dix ans.
(2) [Principes devant guider le tribunal] Il demeure entendu que les principes suprêmes qui doivent guider le tribunal dans l’application du présent article sont la réprobation de la société et l’effet dissuasif, la réadaptation du délinquant étant, dans tous les cas, subordonnée à ces principes suprêmes.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20
120. (1) Sous réserve des articles 747 et 761 du Code criminel et de toute ordonnance rendue en vertu de l’article 741.2 de cette loi, le temps d’épreuve pour l’admissibilité à la libération conditionnelle totale est d’un tiers de la peine à concurrence de sept ans.
(2) Dans le cas d’une condamnation à l’emprisonnement à perpétuité et à condition que cette peine n’ait pas constitué un minimum en l’occurrence, le temps d’épreuve pour l’admissibilité à la libération conditionnelle totale est, sous réserve de toute ordonnance rendue en vertu de l’article 741.2 du Code criminel, de sept ans moins le temps de détention compris entre le jour de l’arrestation et celui de la condamnation à cette peine.
128. (1) Le délinquant qui bénéficie d’une libération conditionnelle ou d’office ou d’une permission de sortir sans escorte continue, tant qu’il a le droit d’être en liberté, de purger sa peine d’emprisonnement jusqu’à l’expiration légale de celle-ci.
(2) Sauf dans la mesure permise par les modalités du régime de semi-liberté, il a le droit, sous réserve des autres dispositions de la présente partie, d’être en liberté aux conditions fixées et ne peut être réincarcéré au motif de la peine infligée à moins qu’il ne soit mis fin à la libération conditionnelle ou d’office ou à la permission de sortir ou que, le cas échéant, celle-ci ne soit suspendue, annulée ou révoquée.
V. L’analyse
A. La question en litige
14 Le présent pourvoi porte uniquement sur la question de l’augmentation du temps d’épreuve ordonnée en vertu de l’art. 743.6 du Code criminel (auparavant l’art. 741.2). La justesse de la peine d’emprisonnement de 12 ans n’a pas été remise en cause devant notre Cour. Enfin, personne n’a prétendu, devant la Cour d’appel ou devant notre Cour, que l’avocat de l’appelant au procès n’avait pas représenté adéquatement ce dernier à l’égard de la demande d’augmentation du temps d’épreuve présentée par la Couronne.
15 Le pourvoi soulève des questions procédurales et substantielles intimement liées. Premièrement, M. Zinck conteste l’équité de la procédure ayant donné lieu au prononcé de l’ordonnance retardant son admissibilité à la libération conditionnelle. Il soutient que la poursuite est tenue de donner un préavis de son intention de demander l’augmentation du temps d’épreuve, afin de permettre à l’accusé de répondre utilement à cette demande. Après avoir entendu les observations des deux parties, le juge du procès doit traiter de la question avec clarté et précision dans ses motifs. Deuxièmement, l’appelant prétend que, selon l’interprétation qu’il convient de donner de l’art. 743.6, cette disposition ne doit être appliquée que dans les cas où l’on a établi l’existence de circonstances extraordinaires ou exceptionnelles.
16 Appuyée par l’intervenant, le procureur général de l’Ontario, l’intimée propose une application plus souple des règles de prolongation de l’inadmissibilité à la libération conditionnelle. À leur avis, les règles de droit pertinentes n’exigent pas de préavis, écrit ou autre. L’intimée affirme que la preuve de circonstances exceptionnelles n’est pas requise, mais elle reconnaît qu’une ordonnance de ce type constitue une exception par rapport à la situation habituelle en matière de détermination de la peine et devrait être traitée en conséquence. Pour qu’une augmentation du temps d’épreuve soit justifiée, la Couronne n’aurait qu’à convaincre le juge que la réprobation de la société à l’égard de l’infraction ou l’objectif sociétal de dissuasion exige une telle mesure.
17 Avant de me pencher sur l’interprétation de l’art. 743.6 et sur les questions d’équité procédurale que soulève le présent pourvoi, je vais d’abord examiner le rôle et la nature des ordonnances d’augmentation du temps d’épreuve dans l’économie générale du droit relatif à la détermination de la peine au Canada. Cet examen permettra de bien exposer le contexte des questions soulevées par les parties.
B. La nature des ordonnances d’augmentation du temps d’épreuve
18 Le régime d’augmentation du temps d’épreuve établi à l’art. 743.6 reflète un changement relativement récent de la politique législative en matière de détermination de la peine. Il est vrai que, pendant un certain nombre d’années, une disposition connexe (figurant maintenant à l’art. 745.4) a précisé que le juge chargé de la détermination de la peine devait fixer la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle de l’accusé déclaré coupable de meurtre au deuxième degré. Malgré cette exception, les principes de détermination de la peine établissaient une distinction claire entre le rôle des tribunaux, qui fixaient la peine adaptée à l’infraction, et celui des organismes chargés d’administrer les pénitenciers et de superviser l’exécution des peines. L’admissibilité à la libération conditionnelle relevait de la Commission nationale des libérations conditionnelles. Les facteurs touchant à l’admissibilité à la libération conditionnelle n’étaient généralement pas considérés pertinents pour déterminer la peine juste en l’occurrence : R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, par. 62, le juge en chef Lamer. Bien que certains tribunaux aient pu infliger des peines d’emprisonnement plus longues afin d’allonger la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle, une telle pratique est tout à fait inacceptable. (Voir H. Dumont, Pénologie : Le droit canadien relatif aux peines et aux sentences (1993), p. 151; voir également A. Manson, « Judges and Parole Eligibility : Section 741.2 » (1995), 37 C.R. (4th) 381.)
19 La détermination de la date et des modalités de l’admissibilité à la libération conditionnelle relève généralement de la prérogative d’un organisme administratif, la Commission des libérations conditionnelles, dans l’accomplissement de son rôle de surveillance de l’exécution des peines. Avec le temps, toutefois, la considération prioritaire a changé. En effet, aujourd’hui, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (ci‑après la « Loi ») insiste davantage sur la protection du public et moins sur des objectifs et considérations touchant purement à la réadaptation. (Voir, par exemple, les art. 4, 102 et 126 de la Loi; voir aussi Dumont, op. cit., p. 299.) Néanmoins, le processus décisionnel appliqué dans le cadre de la Loi demeure très différent de la détermination de la juste peine par les tribunaux. Ce processus repose dans une large mesure sur l’observation et l’évaluation continues de la personnalité et du comportement du délinquant pendant son incarcération, observation et évaluation qui s’attachent à la dangerosité de ce dernier et à son aptitude à réintégrer la communauté (Dumont, op. cit., p. 333). Ce processus peut couvrir de nombreuses années et aboutir à des décisions qui accordent une importance considérable au contexte et qui sont fondées, en partie à tout le moins, sur ce qui s’est passé durant l’incarcération du délinquant.
20 Au terme de ce processus d’observation et d’examen, le délinquant peut se voir accorder la libération conditionnelle totale. Cette mesure n’équivaut pas à une réduction de sa peine d’incarcération. Le délinquant continue de purger sa peine, jusqu’à l’expiration de la période fixée. Notre Cour a qualifié la libération conditionnelle totale de modification des conditions suivant lesquelles la peine est purgée (Cunningham c. Canada, [1993] 2 R.C.S. 143, p. 150‑151, la juge McLachlin (maintenant Juge en chef); M. (C.A.), précité, par. 61). Par ailleurs, en vertu de l’art. 128 de la Loi, le délinquant bénéficiant d’une libération conditionnelle totale a le droit d’être en liberté et n’est pas obligé de vivre à l’intérieur de l’établissement correctionnel. Quoique l’exécution de la peine ne soit pas terminée et que les mesures de surveillance continuent de s’appliquer, le délinquant profitant de la libération conditionnelle totale jouit d’un degré de liberté personnelle considérable. Comme il a été mentionné plus tôt, l’admissibilité à la libération conditionnelle, les conditions devant assortir une telle mesure et la surveillance du respect de ces conditions ne relevaient généralement pas du tribunal chargé de la détermination de la peine.
21 Pour ce qui est du meurtre au deuxième degré, l’art. 745.4 a créé une première exception à ce principe en confiant au juge chargé de la détermination de la peine le pouvoir de décider initialement de l’admissibilité à la libération conditionnelle (R. c. Shropshire, [1995] 4 R.C.S. 227). Ce pouvoir a été accordé pour une catégorie de crimes, à l’égard de laquelle le seul pouvoir discrétionnaire que pouvait exercer le juge au moment de la détermination de la peine se résumait à l’augmentation du temps d’épreuve au‑delà du minimum de 10 ans prescrit par la loi.
22 L’adoption de l’art. 743.6 a modifié de façon plus importante la nature et la portée des décisions en matière de détermination de la peine en droit criminel canadien. Cette disposition s’applique à une vaste gamme d’infractions, dont certaines sont assorties de peines minimales. Dans bon nombre de cas, la peine varie de la libération conditionnelle à l’emprisonnement à perpétuité. Le juge chargé de la détermination de la peine exerçait déjà un large pouvoir discrétionnaire dans la détermination de la peine adaptée au crime précis commis par le délinquant concerné. Désormais, à chaque fois que s’applique l’art. 743.6, les juges peuvent être appelés à tenir compte d’une autre variable, l’admissibilité à la libération conditionnelle.
23 Il est maintenant bien établi que le pouvoir de retarder l’admissibilité à la libération conditionnelle fait partie du processus de détermination de la peine. Cette mesure est devenue un aspect de la peine pour ce qui est des infractions criminelles visées à l’art. 743.6. D’ailleurs, comme a jugé notre Cour dans l’arrêt R. c. Chaisson, [1995] 2 R.C.S. 1118, par. 11, le juge La Forest : « la présence de l’art. 741.2 dans le Code traduit l’intention du législateur de permettre expressément au juge du procès de réduire le pouvoir discrétionnaire de la commission des libérations conditionnelles dans certaines circonstances en exigeant qu’un accusé purge la moitié de sa peine d’emprisonnement avant qu’il ne soit admissible à la libération conditionnelle. En fait, aux termes de l’art. 741.2, la décision concernant l’admissibilité à la libération conditionnelle est désormais un facteur de la détermination de la peine et non simplement une question qui relève exclusivement de la commission des libérations conditionnelles » (souligné dans l’original); voir également Goulet, précité, p. 65, le juge Griffiths.
24 L’augmentation du temps d’épreuve peut constituer un élément important de la peine. Une telle sanction peut avoir pour effet d’écarter presque entièrement tout espoir du délinquant de sortir de manière anticipée des quatre murs de l’établissement pénal et de bénéficier des droits et avantages que comporte cette mesure. En ce sens, elle introduit dans le processus de détermination de la peine non seulement un élément de conformité, mais aussi une certaine mesure de sévérité. En effet, la période passée en détention dans un pénitencier correspond ainsi davantage à la peine qui a été infligée, quoiqu’il convienne de rappeler que, selon la Loi, l’exécution de la peine n’est pas complétée. Vu son incidence potentielle, il aurait été préférable qu’on indique clairement quand et pourquoi ce nouvel outil de détermination de la peine doit être utilisé. Malheureusement, en rédigeant l’art. 743.6, le législateur a laissé sans réponse de nombreuses questions substantielles et procédurales. Comme l’a souligné le juge Fish de la Cour d’appel du Québec dans l’un des premiers arrêts qui a porté sur l’interprétation de cette disposition et qui, tout comme l’affaire Goulet, a été décidé avant l’édiction du par. 743.6(2), le fondement conceptuel de la disposition reste [traduction] « flou ». Cet article vise des infractions à l’égard desquelles le juge chargé de fixer la peine doit appliquer une première fois les principes ordinaires de détermination de la peine, eu égard aux faits de l’affaire dont il est saisi, pour établir la peine adaptée au crime. Ensuite, le tribunal applique à nouveau aux mêmes faits les principes en question — en accordant cette fois la priorité à la réprobation et à la dissuasion comme l’exige le par. 743.6(2) — afin de décider s’il convient d’augmenter le temps d’épreuve (R. c. Dankyi (1993), 86 C.C.C. (3d) 368, p. 376). La nature du processus analytique que requiert l’application de cette disposition est loin d’être évidente. Cette incertitude explique dans une large mesure non seulement les problèmes qu’éprouvent les tribunaux dans la recherche d’une interprétation pratique et uniforme de l’art. 743.6, mais également le développement de courants jurisprudentiels visiblement contradictoires parmi les cours d’appel provinciales. Vu cet effort des tribunaux canadiens pour dégager le sens véritable de cette disposition et ses modalités d’application, il reste à déterminer si ce conflit jurisprudentiel repose sur davantage qu’une simple question de sémantique. Je vais maintenant examiner ce problème.
C. L’interprétation de l’art. 743.6
25 Comme l’ont décrite notre Cour et la Cour d’appel, la présente affaire oppose l’interprétation restrictive et l’interprétation libérale du pouvoir d’augmentation du temps d’épreuve. Certains jugements insistent sur la nature exceptionnelle de la disposition et semblent prescrire une application restrictive de ce nouveau pouvoir judiciaire. Dans ces arrêts, les tribunaux ont jugé que la décision d’augmenter le temps d’épreuve doit être étayée par la preuve de circonstances exceptionnelles, dont la nature doit être indiquée avec précision et l’existence démontrée dans les motifs du juge chargé de la détermination de la peine. À l’opposé, un certain nombre de jugements préconisent une application plus libérale du pouvoir d’augmentation du temps d’épreuve, ne requérant pas la preuve de circonstances exceptionnelles. Selon ce point de vue, le juge n’aurait qu’à décider, au vu de la preuve, de l’opportunité de cette sanction additionnelle compte tenu des circonstances de l’affaire dont il est saisi et de tous les autres facteurs pertinents, particulièrement l’effet dissuasif et la réprobation.
26 Dans de nombreux jugements, les tribunaux ont, d’une façon ou d’une autre, qualifié l’augmentation du temps d’épreuve de mesure exceptionnelle. Jusqu’à maintenant, notre Cour n’a pas eu la possibilité d’examiner cette question, qui n’a pas été soulevée dans l’arrêt Chaisson. Dans l’affaire Shropshire, nous avons étudié les critères et la procédure régissant l’augmentation du temps d’épreuve, mais uniquement dans le contexte du meurtre au deuxième degré, et ce au regard d’une disposition qui est maintenant l’art. 745.4. La Cour a alors conclu que la poursuite n’avait pas à établir l’existence de circonstances exceptionnelles et que le droit n’exigeait pas que le pouvoir d’augmentation du temps d’épreuve soit exercé parcimonieusement (Shropshire, par. 31, le juge Iacobucci). Comme il a été mentionné précédemment, la disposition en litige dans l’arrêt Shropshire s’appliquait à un crime précis. Le problème de l’exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire ainsi que celui de l’interaction des divers facteurs de détermination de la peine et de leur importance respective se posent de façon différente dans le cas de l’art. 743.6. Aucune méthode d’interprétation et d’application permettant de coordonner cette disposition aux principes traditionnels de détermination de la peine et circonscrivant son champ d’application n’a encore été établie.
27 Le caractère exceptionnel de cette mesure est devenu un thème dominant dans un important courant jurisprudentiel qui se dégage des arrêts des cours d’appel canadiennes. En effet, dans bon nombre de jugements, les tribunaux ont exprimé l’opinion que l’ordonnance d’augmentation du temps d’épreuve doit être considérée comme une mesure d’exception. À titre d’exemple, peu de temps après l’entrée en vigueur de la disposition qui a précédé l’art. 743.6, des commentaires en ce sens ont été formulés par le juge Fish de la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Dankyi, précité, p. 376, et par le juge Griffiths de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Goulet, précité, p. 65. Ce point de vue a eu une influence appréciable sur la jurisprudence subséquente, dans laquelle on a maintes fois repris le thème de la nature exceptionnelle de la disposition. Pendant que je siégeais à la Cour d’appel du Québec, j’ai moi‑même adopté ce point de vue dans l’arrêt Boulanger c. La Reine, [1995] R.J.Q 1975, p. 1978, où j’ai alors écrit que la disposition concernée constituait « une mesure d’exception ». (Voir également R. c. Ferguson (1995), 64 B.C.A.C. 211; R. c. Smith (1995), 37 C.R. (4th) 360 (C.A. Ont.); R. c. Osborne (1996), 110 C.C.C. (3d) 161 (C. Ont. (Div. gén.)); R. c. Nash‑Levy (1998), 207 R.N.‑B. (2e) 45 (C.A.); R. c. Traverse (1998), 126 C.C.C. (3d) 462 (C.A. Man.); R. c. Demedeiros, [1999] O.J. No. 1523 (QL) (C.A.).)
28 D’autres arrêts rendus en appel ont adopté ce qui semble être une conception très différente et très libérale en matière d’interprétation et d’application de l’art. 743.6. Selon ces arrêts, le juge qui détermine la peine n’a pas à se demander s’il existe des circonstances exceptionnelles avant d’ordonner l’augmentation du temps d’épreuve. On lui a conféré un pouvoir discrétionnaire qu’il peut utiliser dans les circonstances appropriées, lorsque l’examen des facteurs pertinents de détermination de la peine justifie son exercice. La Cour d’appel de l’Alberta a résumé ainsi l’essence de cette conception jurisprudentielle :
[traduction] La cour a précédemment eu l’occasion d’examiner la portée de l’art. 743.6 dans l’arrêt R. c. Matwiy [. . .] (1996), [. . .] 105 C.C.C. (3d) 251. Elle n’a pas subordonné le prononcé d’une telle ordonnance à la condition que le juge du procès soit convaincu que les circonstances sont « extraordinaires », « exceptionnelles » ou « particulièrement aggravantes ». La remarque faite par le juge Iacobucci dans l’arrêt R. c. Shropshire, précité, à l’égard de la disposition qui est maintenant l’art. 745.4 vaut tout autant pour l’art. 743.6. Rien dans l’art. 743.6 n’indique que, pour que puisse être exercé le pouvoir discrétionnaire de rendre l’ordonnance prévue par cette disposition, il faut que les circonstances de l’infraction ou les particularités du délinquant soient « exceptionnelles », et encore moins qu’elles soient très exceptionnelles. Le fait d’imposer judiciairement une telle condition préliminaire saperait le pouvoir discrétionnaire général que le législateur a accordé au juge du procès. Comme l’a confirmé notre cour dans Matwiy, l’art. 743.6 exige que le juge du procès soit convaincu, eu égard à toutes les circonstances pertinentes, que soit l’objectif de réprobation, soit l’objectif de dissuasion ne pourra être atteint si le tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue par cette disposition.
(R. c. Hanley (1998), 228 A.R. 291 (C.A.), par. 18; voir également R. c. Matwiy (1996), 105 C.C.C. (3d) 251 (C.A. Alb.); R. c. Williston (1999), 209 R.N.‑B. (2e) 270 (C.A.); R. c. Cormier (1999), 140 C.C.C. (3d) 87 (C.A.N.‑B.); R. c. Dodd (1999), 139 C.C.C. (3d) 2 (C.A.T.‑N.).)
VI. Le rôle de l’art. 743.6
29 On a exagéré l’ampleur de ce conflit jurisprudentiel. Celui‑ci ne traduit pas un désaccord fondamental au sein des tribunaux canadiens sur la nature de cette disposition et sur son rôle dans le processus de détermination de la peine. Au contraire, les deux interprétations traitent de la même difficulté et retiennent en bout de ligne des solutions compatibles quant à l’intégration du pouvoir d’augmentation du temps d’épreuve dans le processus de détermination de la peine. Selon l’une et l’autre de ces interprétations, il faut recourir à la même méthode, qui reconnaît que l’augmentation du temps d’épreuve est une mesure extraordinaire devant être utilisée d’une manière équitable pour le délinquant. Les deux approches préconisées par les tribunaux pour l’application de l’art. 743.6 semblent exiger que le juge chargé de la détermination de la peine procède à une démarche intellectuelle en deux étapes lorsqu’il décide s’il y a lieu de retarder l’admissibilité à la libération conditionnelle. L’ajout de cette disposition n’a pas aboli la tâche première du juge, qui demeure la détermination de la peine adaptée au crime. La question de la libération conditionnelle n’est pas prise en compte à cette étape. Les tribunaux examinent et soupèsent tous les facteurs pertinents, à la lumière des circonstances de l’espèce et du caractère du délinquant. S’appuyant sur cette analyse, le juge fixe la durée de la peine d’emprisonnement, dans les cas où une telle mesure est requise par la loi ou paraît nécessaire.
30 Cela fait, le juge peut se demander s’il convient d’exercer le pouvoir d’augmenter le temps d’épreuve. L’emplacement de l’art. 743.6 dans le Code criminel indique que cette disposition ne doit pas être appliquée systématiquement. Le pouvoir en question ne doit pas être exercé de façon mécanique ou automatique pour toute peine d’emprisonnement prononcée à l’égard d’une infraction visée par cet article. Le juge doit une fois de plus appliquer les facteurs de détermination de la peine. Toutefois, par suite de l’adoption du par. 743.6(2), le juge doit, au cours de cette deuxième mise en balance des divers facteurs de détermination de la peine, donner priorité à l’effet dissuasif et à la réprobation. Les autres facteurs demeurent pertinents, mais, en cas de conflit, ils sont subordonnés à ceux expressément désignés par le législateur. Il convient de souligner que ce dernier n’a pas donné priorité à ces facteurs pour l’application de l’art. 745.4.
31 À cette étape, comme l’exige la loi, après avoir accordé la priorité aux facteurs de l’effet dissuasif et de la réprobation dans l’examen de l’ensemble des critères et des principes applicables en matière de détermination de la peine, le tribunal doit décider si cette sanction additionnelle s’impose au regard des éléments de preuve soumis tant à l’audience de détermination de la peine qu’au procès. La poursuite a le fardeau d’établir que c’est le cas. Le juge doit être convaincu que les objectifs de la détermination de la peine exigent qu’il rende l’ordonnance en question, eu égard à l’importance particulière que le législateur a accordée aux impératifs sociaux de réprobation et de dissuasion. Néanmoins, la sentence prononcée à l’issue de cette démarche intellectuelle doit rester fidèle à la nature et au rôle de l’augmentation du temps d’épreuve en droit criminel, qui constitue une sanction additionnelle particulière. Par conséquent, une telle mesure ne doit pas être ordonnée de manière systématique, si sa nécessité n’est pas démontrée. Dans l’arrêt Goulet (à la p. 65), le juge Griffiths de la Cour d’appel de l’Ontario adhère à ce point de vue. C’est cet aspect de l’art. 743.6 qui explique l’évolution du courant jurisprudentiel insistant sur la nature exceptionnelle de cette mesure. L’autre courant, dans lequel on s’abstient de qualifier cette mesure d’exceptionnelle, ne semble pas, dans la pratique, avoir appliqué différemment l’art. 743.6. Dans aucun de ces jugements les tribunaux n’ont suggéré que l’ordonnance d’augmentation du temps d’épreuve devait être considérée comme une mesure ordinaire, applicable dans le cours normal des choses. Ils ont plutôt affirmé qu’il ne fallait y avoir recours qu’en cas de nécessité démontrée.
32 L’application de l’art. 743.6 ne sera probablement jamais une tâche facile pour les juges. La détermination de la peine demeure une lourde responsabilité, tant pour les juges présidant les procès que pour les juges d’appel partout au Canada. L’exercice du pouvoir de retarder l’admissibilité à la libération conditionnelle ajoute aux difficultés de cette tâche. Il faut espérer qu’une meilleure compréhension de la nature de cette mesure rendra son application moins problématique.
33 Comme il a été mentionné précédemment, les tribunaux doivent à deux reprises soupeser les mêmes facteurs. Premièrement, ils doivent évaluer les faits propres à chaque espèce, à la lumière des facteurs énumérés à l’art. 718 du Code, pour déterminer la peine appropriée. Deuxièmement, ils doivent examiner ces mêmes faits au regard principalement des exigences relatives à la dissuasion et à la réprobation, facteurs auxquels le par. 743.6(2) accorde priorité à cette étape. La décision d’augmenter le temps d’épreuve demeure une mesure exceptionnelle, mais elle peut et doit être prise si, une fois que tous les facteurs ont été adéquatement soupesés, elle paraît être requise pour permettre l’infliction d’une sanction parfaitement appropriée dans les circonstances de l’espèce. Par exemple, cette décision peut être prise si, après avoir dûment considéré tous les principes, facteurs et faits pertinents à la première étape, il apparaît au tribunal, durant la seconde étape, que la période d’emprisonnement qu’il vient d’infliger ne répond pas aux impératifs de réprobation et de dissuasion. Toutefois, ce processus en deux étapes n’exige pas la tenue d’une audience distincte pour trancher la question de l’admissibilité à la libération conditionnelle. Il faut plutôt considérer ce processus comme une seule et même procédure de détermination de la peine, dans laquelle il faut prendre bien soin de respecter les considérations d’équité procédurale.
VII. Les questions de procédure et d’équité procédurale
34 Le fait de reconnaître que l’augmentation du temps d’épreuve prévue par l’art. 743.6 ne doit pas systématiquement faire partie de toute sentence n’implique pas que, pour trancher cette question, il faille tenir une audience distincte au cours de laquelle des éléments de preuve de l’existence de circonstances exceptionnelles ou extraordinaires doivent être présentés. L’article 743.6 n’exige pas la création d’une telle procédure additionnelle. Une démarche intellectuelle en deux temps ne transforme pas l’audience de détermination de la peine en deux procédures distinctes. Il suffit que la question soit soulevée en temps opportun, de façon à permettre au délinquant d’y répondre utilement. Une violation de cette obligation fondamentale justifierait toutefois l’annulation de l’ordonnance, ce qu’ont fait les tribunaux à l’occasion. (Voir Corneau c. La Reine, [2001] R.J.Q. 2509 (C.A.), p. 2515.) Hormis cette obligation, il ne faudrait pas alourdir l’audience de détermination de la peine par des exigences procédurales formalistes et inutiles.
35 Les exigences relatives à l’équité procédurale n’imposent pas à la poursuite l’obligation d’aviser par écrit le délinquant, avant l’audience, qu’elle entend demander l’augmentation du temps d’épreuve. Une telle obligation serait souvent impossible à respecter, du fait particulièrement que les audiences de détermination de la peine se tiennent fréquemment tout de suite après la déclaration de culpabilité ou le plaidoyer de culpabilité. En outre, l’article 743.6 n’exige pas expressément l’envoi d’un avis écrit, pas plus que ne le faisait l’art. 745.4, disposition qui était examinée dans l’arrêt Shropshire, précité.
36 L’obligation de garantir l’équité du processus revêt une importance fondamentale, mais il est possible de s’en acquitter de différentes façons, tout aussi valables les unes que les autres. Lorsque la chose est possible, la Couronne peut donner un avis écrit ou verbal avant l’audience. La demande peut être présentée à l’audience même de détermination de la peine. Le juge peut également soulever la question au cours de l’audience. Indépendamment de la façon dont la question se soulève et du moment où cela se produit, il faut, toutefois, informer clairement le délinquant des risques qu’il court à cet égard. On doit l’autoriser à présenter des observations et, au besoin, à soumettre d’autres éléments de preuve en réponse à la demande d’augmentation du temps d’épreuve. Les tribunaux doivent se montrer généreux lorsque des ajournements sont demandés à ces fins. Ils doivent préserver l’équité du procès, mais avec souplesse, en tenant compte des particularités de chaque affaire et sans appliquer de contraintes procédurales inutiles.
37 À l’issue du processus, le délinquant a droit à une décision motivée, exposant de façon suffisamment claire les raisons qui justifient l’ordonnance d’augmentation du temps d’épreuve. Le jugement doit être conforme aux principes énoncés dans l’arrêt R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26. Les motifs n’ont pas besoin d’être détaillés, quoique le fondement de la décision doive à tout le moins ressortir du dossier. Il demeure toutefois souhaitable que de tels jugements soient rédigés de façon claire et précise. Le fait que les motifs comportent des lacunes exigera parfois l’annulation de l’ordonnance, afin de préserver la transparence du système de justice criminelle et le caractère équitable qu’on lui reconnaît.
VIII. L’application des principes
38 En l’espèce, l’examen du jugement et des actes de procédure confirme qu’aucun des moyens d’appel invoqués n’a été établi. Le juge du procès n’a pas commis d’erreur dans l’application de l’art. 743.6. L’ordonnance était justifiée au regard du dossier et elle a été rendue au terme d’une audience où les principes de l’équité procédurale ont été respectés.
39 Je reconnais que la partie des motifs du juge du procès portant expressément sur la question de l’augmentation du temps d’épreuve est quelque peu imprécise. Il aurait dû s’efforcer de faire une analyse plus détaillée. Toutefois, les motifs doivent être considérés globalement et lus en corrélation avec les observations et la preuve présentées à l’audience. Bien qu’ils ne soient pas détaillés, les motifs permettent à une cour d’appel de dégager les assises de l’ordonnance du juge du procès et d’en contrôler le bien‑fondé. En conséquence, les motifs ne contreviennent pas à la norme établie dans l’arrêt Sheppard. Le juge Godin a examiné attentivement tous les faits pertinents, particulièrement le caractère gratuit du crime et la nécessité de protéger le public. Ceux‑ci confirment sa conclusion selon laquelle il était impossible de satisfaire aux objectifs de dissuasion et de réprobation sans retarder l’admissibilité à la libération conditionnelle.
40 L’équité procédurale a été respectée. Dans ses observations, la Couronne a demandé l’augmentation du temps d’épreuve. Par l’intermédiaire de son avocat, le délinquant aurait pu lui aussi présenter des observations ou des éléments de preuve à l’encontre de la demande de la Couronne. Il lui aurait été possible de demander un ajournement s’il estimait que la démarche de la Couronne le prenait au dépourvu. Il n’a rien fait de tout cela. Il n’a jamais non plus prétendu qu’il avait été mal représenté. L’accusé a bénéficié de la possibilité de contester le bien‑fondé de la demande de la Couronne. Il n’en a pas profité. Il ne peut blâmer le juge du procès sur ce point.
41 La Cour d’appel a adopté la démarche appropriée pour contrôler une décision rendue en matière de détermination de la peine. Vu l’absence d’erreur de principe, de manquement aux principes d’équité procédurale ou de conclusion de fait importante manifestement erronée, la Cour d’appel a décidé de ne pas intervenir. Sa décision est bien fondée. Elle peut être confirmée, et ce tant au regard de l’interprétation restrictive que de l’interprétation libérale de l’art. 743.6, interprétations qui s’avèrent conciliables, comme nous l’avons vu précédemment.
IX. Dispositif
42 Pour ces motifs, je suis d’avis de rejeter le pourvoi.
Pourvoi rejeté.
Procureur de l’appelant : Eric J. Doiron, Moncton.
Procureur de l’intimée : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Moncton.
Procureur de l’intervenant : Procureur général de l’Ontario, Toronto.