COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : R. c. J.F., [2008] 3 R.C.S. 215, 2008 CSC 60
Date : 20081031
Dossier : 32203
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante / Intimée au pourvoi incident
et
J.F.
Intimé / Appelant au pourvoi incident
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 42)
Motifs dissidents :
(par. 43 à 101)
Le juge Fish (avec l’accord de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Abella, Charron et Rothstein)
La juge Deschamps
______________________________
R. c. J.F., [2008] 3 R.C.S. 215, 2008 CSC 60
Sa Majesté la Reine Appelante/Intimée au pourvoi incident
c.
J.F. Intimé/Appelant au pourvoi incident
Répertorié : R. c. J.F.
Référence neutre : 2008 CSC 60.
No du greffe : 32203.
2008 : 18 avril; 2008 : 31 octobre.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, Deschamps, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI et POURVOI INCIDENT contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Laskin, Lang et MacFarland) (2007), 226 O.A.C. 119, 222 C.C.C. (3d) 474, 51 C.R. (6th) 386, [2007] O.J. No. 2632 (QL), 2007 CarswellOnt 4238, 2007 ONCA 500, qui a annulé la déclaration de culpabilité de l’accusé et ordonné la tenue d’un nouveau procès relativement à l’accusation d’homicide involontaire coupable par négligence criminelle. Pourvoi rejeté et pourvoi incident accueilli, la juge Deschamps est dissidente.
Kimberley Crosbie, pour l’appelante/intimée au pourvoi incident.
Greg Brodsky, c.r., et Ryan Amy, pour l’intimé/appelant au pourvoi incident.
Version française du jugement de la juge en chef McLachlin et des juges Binnie, Fish, Abella, Charron et Rothstein rendu par
Le juge Fish —
I
[1] L’intimé a été acquitté et déclaré coupable, par le même jury, dans le même procès, de la même infraction commise de la même façon, contre la même victime.
[2] L’acte d’accusation unique comportait deux chefs d’homicide involontaire coupable par omission. Même si chaque chef reposait sur des infractions sous‑jacentes différentes, le ministère public a fondé la culpabilité de l’intimé dans les deux cas exactement sur la même omission d’exécuter exactement la même obligation. Vers la fin de ses directives au jury, le juge du procès l’a clairement indiqué en ces termes :
[traduction] Le ministère public soutient que [J.F.] a, par négligence criminelle (premier chef) et par omission de fournir les choses nécessaires à l’existence (deuxième chef), manqué à son devoir légal de protéger l’enfant [K.M.] dont il était le parent nourricier contre un préjudice prévisible aux mains de sa conjointe, et a ainsi contribué au décès de [K.M.] (c’est‑à‑dire l’a causé). [Je souligne; d.a., p. 609.]
Les deux chefs reposaient donc sur le même comportement prohibé ou actus reus.
[3] Même s’il n’était pas identique, l’élément de faute était, lui aussi, essentiellement commun aux deux chefs. Il en était de même de la thèse du ministère public pour chacun des chefs — thèse qu’il a expliquée en ces termes devant notre Cour :
[traduction] Deux chefs d’accusation d’homicide involontaire coupable résultant d’un acte illégal [plus exactement, d’une omission illégale] ont été portés contre l’intimé — le premier fondé sur la négligence criminelle et le deuxième sur l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Le ministère public a essentiellement soutenu que l’intimé avait manqué à son devoir légal de protéger [K.M.] et que cette omission avait contribué à son décès. Il n’a pas été allégué que l’intimé avait lui‑même causé un préjudice corporel direct à [K.M.]. [Je souligne; m.a., par. 2.]
[4] En résumé, le jury a acquitté l’intimé d’un chef d’accusation d’homicide involontaire coupable résultant d’une omission, mais l’a déclaré coupable d’un autre chef d’homicide involontaire coupable fondé sur la même omission. Les exigences en matière de faute étaient similaires pour les deux chefs. Dans la mesure où ils différaient, le chef dont l’intimé a été déclaré coupable (négligence criminelle) était plus grave que le chef dont il a été acquitté (omission de fournir les choses nécessaires à l’existence). En outre, comme il ressort clairement de l’exposé du juge, la question à laquelle le jury devait répondre pour déterminer si l’intimé était coupable d’homicide involontaire coupable à l’égard de l’un ou l’autre chef était essentiellement la même. Compte tenu des circonstances, et notamment de la nature des blessures infligées et de leur gravité évidente, aucun fondement raisonnable ne permettait en l’espèce à un jury d’acquitter l’intimé du deuxième chef et de le déclarer coupable du premier chef. Le jury ne pouvait pas répondre à la fois « oui » et « non » à ce qui était substantiellement la même question, comme il l’a fait en réalité.
[5] Voilà le sens pur et simple des verdicts rendus au procès. Il faut résister, en appel, à la tentation d’occulter cette réalité sous un voile intellectuel. Nous devons nous garder, plus particulièrement, de concilier rétrospectivement les verdicts sur le fondement de distinctions abstraites entre les infractions sous‑jacentes, distinctions sans grande pertinence compte tenu des faits en cause et que, manifestement pour cette raison, le ministère public n’a pas invoquées au procès et le juge du procès n’a pas expliquées expressément dans son exposé au jury.
[6] Avec égards pour ceux qui sont d’avis contraire, je suis d’avis de rejeter le pourvoi et d’accueillir le pourvoi incident. Tant l’équité que les règles de droit élémentaires dictent ce résultat. Le reste n’est que commentaire.
II
[7] L’élément de faute nécessaire pour entraîner une déclaration de culpabilité était, pour l’essentiel, commun aux deux chefs d’accusation d’homicide involontaire coupable. Pour le premier chef, il s’agissait de l’élément de faute de l’infraction sous‑jacente de négligence criminelle et, pour le deuxième chef, de l’élément de faute de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Aucune de ces infractions n’exige la preuve de l’intention ou de la prévision réelle d’une conséquence prohibée. Le jury devait déterminer, à l’égard des deux chefs, non pas ce que savait l’intimé ou quelle était son intention, mais ce qu’il aurait dû prévoir.
[8] Quant au chef reposant sur l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, il incombait au ministère public d’établir que l’omission de protéger l’enfant placé en famille d’accueil constituait « un écart marqué par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans des circonstances où il était objectivement prévisible que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence risquerait de mettre en danger la vie de l’enfant ou d’exposer sa santé à un péril permanent » : R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122, p. 143 (je souligne). On comprendra plus tard pourquoi j’ai souligné le mot « risquerait » dans la description de l’infraction faite par le Juge en chef, qui s’exprimait au nom de la Cour sur ce point.
[9] Quant au chef alléguant la négligence criminelle, le ministère public devait démontrer que la même omission constituait un écart marqué et important (par opposition à un écart marqué) par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans des circonstances où l’accusé soit a eu conscience d’un risque grave et évident pour la vie de son enfant, sans pour autant l’écarter, soit ne lui a accordé aucune attention : R. c. Tutton, [1989] 1 R.C.S. 1392, p. 1430‑1431; R. c. Sharp (1984), 12 C.C.C. (3d) 428 (C.A. Ont.).
[10] Depuis Naglik et Tutton, diverses cours d’appel se sont penchées sur ce qui différencie l’écart marqué de l’écart marqué et important, principalement, mais non exclusivement dans le contexte d’infractions en matière de conduite automobile : voir, par exemple, R. c. Willock (2006), 210 C.C.C. (3d) 60 (C.A. Ont.); R. c. L. (J.) (2006), 204 C.C.C. (3d) 324 (C.A. Ont.); R. c. Palin (1999), 41 M.V.R. (3d) 11 (C.A. Qué.); R. c. Fortier (1998), 41 M.V.R. (3d) 221 (C.A. Qué.); R. c. Brown (2000), 134 O.A.C. 151; R. c. Baker (2006), 209 C.C.C. (3d) 508 (C.A. Ont.); R. c. E. (A.) (2000), 146 C.C.C. (3d) 449 (C.A. Ont.). Cependant, la présente affaire ne porte ni sur la nature ni sur l’étendue des différences entre ces deux normes.
[11] Un bref commentaire sur cette question suffira donc. Si l’élément de faute des deux chefs était le même — si un écart marqué était suffisant dans les deux cas — il y aurait manifestement incompatibilité de verdicts en cas d’acquittement à l’égard d’un chef et de déclaration de culpabilité à l’égard de l’autre, car l’actus reus des deux chefs était également identique. Or, nul ne conteste que la négligence criminelle, contrairement à l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, suppose l’existence d’un écart marqué et important par rapport à la norme de la personne raisonnable. Ainsi, non seulement les verdicts rendus au procès — non coupable d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, mais coupable de négligence criminelle — sont incompatibles, mais ils sont incompréhensibles.
[12] En outre, le législateur a indiqué clairement, non seulement dans les dispositions procédurales applicables du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46, mais également dans les dispositions relatives à la peine, que la négligence criminelle est la plus grave des deux infractions. Une poursuite pour négligence criminelle causant des lésions corporelles doit être engagée par voie de mise en accusation, tandis qu’une poursuite pour omission de fournir les choses nécessaires à l’existence — infraction hybride — peut être engagée soit par voie de mise en accusation soit par procédure sommaire. La négligence criminelle est punissable d’un emprisonnement maximal de 10 ans, tandis que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence est punissable d’un emprisonnement maximal de 5 ans (2 ans, au moment du procès) lorsque le ministère public procède par acte d’accusation, et de 18 mois (6 mois, au moment du procès) lorsqu’il opte pour la procédure sommaire.
[13] Les tribunaux ont eux aussi reconnu que la négligence criminelle est une infraction plus grave, dénotant une conduite plus blâmable. C’est ce qui ressort des causes dans lesquelles l’accusé a été reconnu coupable des deux infractions : appliquant la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples conformément aux arrêts Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729, et R. c. Provo, [1989] 2 R.C.S. 3, les tribunaux ont systématiquement inscrit une déclaration de culpabilité à l’égard de la négligence criminelle, comme la plus grave des deux infractions, et ordonné l’arrêt des procédures à l’égard de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence (voir, par exemple, R. c. Johnson, 2007 CarswellOnt 7765 (C.J.)). En outre, dans les rares décisions publiées où l’accusé a été acquitté de l’une des infractions et déclaré coupable de l’autre, la déclaration de culpabilité visait l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, et l’acquittement celle de négligence criminelle (voir, par exemple, R. c. J.R.B., [2002] N.J. No. 296 (QL) (C. prov.); R. c. Fitze (2000), 35 C.R. (5th) 114 (B.R. Alb.)). Je ne connais aucune cause où, en application de la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples, une déclaration de culpabilité a été inscrite quant à un chef d’omission d’avoir fourni les choses nécessaires à l’existence et un arrêt des procédures a été ordonné quant à un chef de négligence criminelle.
[14] Il va sans dire que je mentionne ici la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples uniquement dans le but de démontrer que les tribunaux traitent généralement la négligence criminelle comme une infraction plus grave que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Cette règle ne s’applique, évidemment, qu’aux déclarations de culpabilité multiples — ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Notre examen met plutôt en cause la règle interdisant les verdicts incompatibles, une règle distincte sur le plan conceptuel, qui interdit une déclaration de culpabilité relativement à une accusation qu’on ne peut raisonnablement concilier avec un acquittement relativement à l’autre accusation. Nous nous intéressons plus particulièrement à l’application de la règle interdisant les verdicts incompatibles aux faits et circonstances dont nous sommes saisis. Les présents motifs ne visent absolument pas à modifier de quelque façon que ce soit la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples ou la règle interdisant les verdicts incompatibles.
[15] Ainsi, dans l’affaire Provo, l’accusé — contrairement à l’appelant en l’espèce — a été déclaré coupable de deux chefs d’accusation. En appliquant la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples, le juge du procès a inscrit à tort un acquittement relativement à l’infraction la moins grave. La Cour a statué que le juge aurait plutôt dû inscrire une suspension conditionnelle pour permettre à la cour d’appel, après avoir annulé la déclaration de culpabilité relative à l’infraction la plus grave, de lui substituer une déclaration de culpabilité relativement à l’infraction la moins grave, à l’égard de laquelle la culpabilité de l’accusé avait été établie au procès, mais dont il avait été « acquitté » à tort.
[16] La gravité relative des deux infractions explique également pourquoi on a généralement statué que la négligence criminelle exige un écart marqué et important par rapport à la norme (voir, par exemple, Palin; Fortier; L. (J.); Willock; Brown; Baker; E. (A.)), tandis que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence n’exige qu’un écart marqué (voir, par exemple, Naglik, p. 143).
[17] Comme je l’ai déjà mentionné, les verdicts rendus au procès signifient que le degré de faute inférieur n’aurait pas été établi, alors que le degré de faute supérieur aurait été prouvé hors de tout doute raisonnable. Même si le jury a considéré que les exigences en matière de faute étaient équivalentes, ces verdicts demeurent incompatibles car, comme on l’a vu, l’actus reus des deux infractions était identique en l’espèce. Dans un cas comme dans l’autre, la déclaration de culpabilité de l’intimé ne peut être maintenue.
III
[18] Le ministère public fait valoir que les verdicts prononcés au procès ne sont pas incompatibles compte tenu des « distinctions opérantes créées par la loi » entre la négligence criminelle et l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Le ministère public se fonde également sur une directive du juge du procès qu’il qualifie d’erronée en droit.
[19] J’examinerai chacun de ces moyens tour à tour, mais j’estime utile d’expliquer d’emblée, brièvement et avec égards, pourquoi je les rejette l’un et l’autre.
[20] Premièrement, pour les motifs déjà exprimés, j’estime qu’il est inéquitable en principe et erroné en droit de faire appel à des considérations théoriques qui n’ont pas été invoquées contre l’accusé au procès pour tenter de concilier les verdicts de culpabilité et de non‑culpabilité rendus par le jury. Même si elles avaient été plaidées au procès, ce qui n’a pas été le cas, les distinctions sur lesquelles s’appuient le ministère public (et la juge Deschamps) ne rendraient pas ces deux verdicts compatibles, compte tenu des faits de l’espèce.
[21] Deuxièmement, après avoir lu l’exposé au jury, considéré globalement, je ne suis pas convaincu que le juge ait donné une directive erronée au sujet du chef dont l’intimé a été acquitté. De toute manière, pour des raisons tenant au processus judiciaire et à la légitimité des verdicts, je refuserais de confirmer la déclaration de culpabilité de l’intimé au motif qu’une erreur de droit commise au procès permet de la concilier avec son acquittement quant à un autre chef figurant dans le même acte d’accusation.
IV
[22] Le ministère public plaide essentiellement que le verdict de culpabilité de l’intimé pour homicide involontaire coupable résultant de la négligence criminelle est compatible, pour deux raisons, avec son acquittement de l’accusation d’homicide involontaire coupable résultant de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. La première a trait aux « distinctions opérantes créées par la loi » entre les deux infractions sous‑jacentes; la deuxième, à une directive du juge du procès à laquelle le ministère public a expressément donné son accord lors du procès, mais qu’il dit maintenant erronée. Le ministère public reconnaît que le critère applicable aux deux infractions est celui du risque de préjudice. Or, le juge a demandé au jury, à tort selon le ministère public, de déterminer si l’omission de fournir les choses nécessaires à la vie était de nature à causer un préjudice — plutôt que d’appliquer le critère du risque. Selon le ministère public, cette directive permettait au jury de conclure raisonnablement — bien qu’à tort, en droit — que l’intimé n’était pas coupable du défaut de fournir à l’enfant les choses nécessaires à l’existence en omettant de le protéger contre la violence de sa conjointe, mais qu’il était coupable de négligence criminelle du fait de cette même omission.
[23] Comme je l’ai déjà indiqué, je ne suis pas disposé à accueillir le pourvoi sur le fondement d’une directive que le ministère public dit erronée en droit. Si le juge du procès a commis une erreur de cette nature, le ministère public aurait dû porter l’acquittement en appel, plutôt que de demander à notre Cour de confirmer la déclaration de culpabilité à l’égard d’un autre chef. Cela vaut plus particulièrement dans un cas où, comme je viens de le mentionner, le ministère public a expressément donné son accord à la directive qu’il prétend maintenant erronée. Enfin, des verdicts sont réputés incompatibles — et, par conséquent, déraisonnables en droit — si aucun jury ayant reçu des directives appropriées n’aurait pu rendre raisonnablement les deux verdicts : R. c. Pittiman, [2006] 1 R.C.S. 381, 2006 CSC 9. Des directives inappropriées n’ont pas pour effet de valider des verdicts incorrects, ni de remédier à l’incompatibilité des verdicts.
[24] En toute justice pour le juge du procès, je tiens à ajouter que son nouvel exposé au jury était entièrement conforme aux observations des avocats. Il se rapportait à ce qu’il avait dit antérieurement au sujet du libellé exprès du sous‑al. 215(2)a)(ii) du Code criminel. Je conviens que les liens entre les termes « risque », « met en danger » et « est de nature à », dans le contexte de cette disposition, auraient pu être mieux expliqués. J’estime cependant peu probable que le nouvel exposé du juge du procès aux jurés les ait induits en erreur quant au fardeau de la preuve qui incombait au ministère public relativement au deuxième chef.
[25] Ce chef accusait l’intimé d’homicide involontaire coupable pour omission de fournir à K.M., dont il était parent nourricier, l’une des choses nécessaires à son existence, c’est‑à‑dire de le protéger contre les blessures que lui a infligées sa conjointe. Lorsqu’on considère la nouvelle directive dans le contexte de l’ensemble de l’exposé au jury, on peut croire sans crainte que le jury avait compris que l’intimé était coupable à l’égard du deuxième chef si (1) son omission de protéger l’enfant avait contribué au décès de l’enfant et (2) un parent raisonnable placé dans les mêmes circonstances aurait prévu que l’omission de protéger K.M. exposerait sa santé à un péril permanent. Compte tenu de la gravité des blessures de K.M. et de la durée des sévices dont il a été victime, aucun parent raisonnable n’aurait pu prévoir le risque réel et inévitable de préjudice permanent et conclure, malgré tout, que l’omission n’était pas « de nature à » entraîner ce préjudice.
[26] Dans ce contexte, j’aborde le second moyen invoqué par le ministère public pour nous convaincre de statuer que les verdicts ne sont pas incompatibles. Cet argument est formulé ainsi :
[traduction] Pour prouver la négligence criminelle, le ministère public doit établir que l’accusé a montré une insouciance déréglée à l’égard de la vie ou de la sécurité d’une personne que la loi l’obligeait à protéger. Pour justifier une condamnation pour omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, il faut prouver que l’accusé a montré une insouciance telle que la vie de la personne est mise en danger ou que sa santé est exposée à un péril permanent. Certes, il existe un certain chevauchement entre les types de préjudices contre lesquels les enfants doivent être protégés et les deux infractions exigent qu’un certain type de préjudice soit objectivement prévisible. Il existe toutefois une différence cruciale entre la « sécurité » et un péril permanent pour la santé sur le plan de la gravité du préjudice qui doit être prévu. [Soulignement omis; m.a., par. 38.]
[27] Comme la première distinction, cette distinction abstraite entre les deux infractions est sans grande pertinence vu les faits en cause. C’est d’ailleurs manifestement pour cette raison, comme je l’ai déjà indiqué, que le ministère public ne les a invoquées ni l’une ni l’autre au procès et que le juge du procès ne les a pas expliquées expressément dans son exposé au jury. De fait, la distinction entre la sécurité et un péril permanent pour la santé — distinction qui constitue le principal argument plaidé par le ministère public et sur lequel se fonde la juge Deschamps — n’a jamais été invoquée à quelque moment que ce soit, par l’une ou l’autre des parties, de toute la durée du procès.
[28] Le juge du procès n’a pas lui non plus mentionné cette distinction dans son exposé au jury. Lors de l’audition du pourvoi, l’avocate du ministère public a été invitée à [traduction] « indiquer où, dans l’exposé au jury, le juge a expliqué aux jurés qu’ils pouvaient conclure à l’existence d’un risque pour la sécurité sans conclure à celle d’un risque de péril permanent pour la santé [de l’enfant] ». Bien sûr, elle a été incapable de le faire. À la question suivante de savoir si le juge du procès [traduction] « a [. . .] effectivement fait cette distinction entre les deux [infractions sous‑jacentes] », l’avocate du ministère public a répondu, à juste titre, en reconnaissant qu’elle n’avait [traduction] « pas vu où se trouvait cette directive dans l’exposé » (transcription, p. 18).
[29] Cette réponse était, elle aussi, tout à fait compréhensible compte tenu des faits en cause, plus particulièrement de la nature et de l’étendue des blessures subies par la victime. Il est aussi compréhensible que le juge du procès ait employé de façon interchangeable les mots « santé » et « sécurité » dans ses directives au jury.
[30] Dans ses directives au sujet de la négligence criminelle, le juge a dit :
[traduction] Pour évaluer la prévisibilité de la violence illégale vous devez procéder, ici, non pas du point de vue de ce que [J.F.] a prévu, mais objectivement, en considérant ce qu’un parent raisonnable pourrait prévoir dans des circonstances identiques. [. . .] Vous devez plutôt examiner s’il existait un risque discernable que l’enfant subisse des lésions corporelles qui ne seraient pas anodines ou de nature passagère, risque qu’un parent raisonnable, placé dans des circonstances similaires, aurait reconnu et à l’égard duquel il aurait pris des mesures de prévention. [Je souligne; d.a., p. 543.]
[31] Et, il a ajouté peu après :
[traduction] Si vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable que [J.F.] avait le devoir de protéger [K.M.] et qu’il a manqué à ce devoir, vous devez passer à la question suivante.
[J.F.] a‑t‑il montré une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la santé ou de la sécurité de [K.M.]?
Le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de protéger [K.M.] contre la violence de [sa conjointe] démontrait une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la santé ou de la sécurité de [K.M.].
. . .
La négligence criminelle nécessite plus que la simple imprudence. Pour que [J.F.] soit déclaré coupable de négligence criminelle, il faut que son omission de prendre des mesures de protection à l’égard de [K.M.] constitue un écart marqué et important par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans les mêmes circonstances. Le ministère public peut faire cette preuve de deux façons : il peut démontrer que [J.F.] était conscient d’un danger ou risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.], mais n’en a pas tenu compte, ou il peut prouver que [J.F.] n’a pas envisagé le risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.] dont un père ou une mère raisonnable se serait rendu compte.
. . .
Le ministère public n’est pas tenu de prouver que [J.F.] savait ou prévoyait que son omission de prendre des mesures de protection entraînerait la mort de [K.M.]. Si l’omission de [J.F.], considérée objectivement, constitue un écart marqué et important par rapport à ce qu’on attend d’un parent raisonnablement prudent dans les mêmes circonstances, la négligence criminelle a été établie, que [J.F.] ait reconnu ou non le risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.]. [Je souligne; d.a., p. 545‑546.]
[32] Dans ses directives relatives à l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, le juge du procès a indiqué au jury que le ministère public doit prouver que l’omission constitue un écart marqué et important par rapport à ce qu’un parent raisonnable ferait dans les mêmes circonstances. Il a ensuite expliqué que le ministère public pouvait faire cette preuve de deux façons : [traduction] « il peut démontrer que [J.F.] était conscient d’un danger ou risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.], mais n’en a pas tenu compte, ou il peut prouver que [J.F.] n’a pas envisagé le risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.] dont un père ou une mère raisonnable se serait rendu compte » (d.a., p. 603 (je souligne)).
[33] Aucun des avocats ne s’est opposé à ces directives.
[34] Enfin, dans sa décision sur la peine, le juge a écrit que le jury avait nécessairement conclu que l’accusé [traduction] « était conscient du risque que la conduite de sa femme représentait pour la santé ou la sécurité de [K.M.], mais qu’il n’en avait pas tenu compte ou bien qu’il n’avait pas envisagé le risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.] dont un père ou une mère raisonnable se serait rendu compte » (d.a., p. 641 (je souligne)).
[35] Dans ces circonstances, je suis convaincu que les « distinctions opérantes créées par la loi » invoquées par le ministère public en l’espèce n’étaient pas vraiment « opérantes ». Aucune d’entre elles n’explique de façon satisfaisante les verdicts incompatibles rendus au procès.
V
[36] Dans Tutton, le juge McIntyre, qui s’exprimait au nom de la Cour sur le lien entre la négligence criminelle et l’omission de fournir les choses nécessaires à la vie, a exposé le cadre analytique applicable en des termes on ne peut plus clairs. Les motifs du juge McIntyre, bien que libellés en fonction de l’acte d’accusation en cause, n’en sont pas moins applicables en l’espèce :
Un exposé au jury dans de telles circonstances est une tâche difficile et, à mon sens, le juge du procès doit tenir nettement distincts les deux infractions ou les éléments des infractions à examiner. On peut y arriver par une étude de l’accusation en deux temps. Le premier, à mon avis, consisterait à examiner l’infraction sous‑jacente prévue au par. 197(2) du Code [maintenant l’art. 215], car en vertu de l’acte d’accusation tant que cette question n’a pas été réglée, il n’est pas possible d’aborder la question de l’homicide involontaire coupable dont les intimés sont accusés. Le jury doit recevoir des directives quant aux éléments de l’infraction prévue à l’art. 197 et être avisé que, pour rendre un verdict de culpabilité en vertu de cet article, il doit être convaincu hors de tout doute raisonnable que les accusés étaient tenus de fournir à leur fils les choses nécessaires à l’existence et qu’ils ont omis de le faire sans excuse légitime. Si le jury n’en est pas convaincu, il doit acquitter les accusés et ne pas aller plus loin, car tout le fondement de l’allégation d’homicide involontaire coupable disparaît. Cependant, si le jury devait conclure que les accusés ont omis de fournir les choses nécessaires à l’existence de leur fils sans excuse légitime, il serait alors tenu de procéder plus avant et de se demander si les accusés, en agissant de la sorte, ont montré une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité de leur fils. Si le jury était convaincu hors de tout doute raisonnable qu’une telle conduite avait été démontrée et qu’elle avait causé la mort de l’enfant, il serait tenu de rendre un verdict d’homicide involontaire coupable; selon le présent acte d’accusation, c’est la seule façon de parvenir à un tel verdict. Si, par ailleurs, le jury n’était pas convaincu de ce qui précède, il aurait l’obligation d’acquitter les accusés de l’accusation d’homicide involontaire coupable. Si, toutefois, le jury était convaincu que la victime avait été privée des choses nécessaires à l’existence, mais s’il n’était pas certain que cette privation avait causé sa mort, le jury pourrait dans ce cas reconnaître les accusés coupables de l’infraction comprise prévue à l’art. 197 . . . [Je souligne; p. 1427‑1428.]
[37] J’estime, comme le juge McIntyre, que lorsque la négligence criminelle se greffe à une omission alléguée de fournir les choses nécessaires à l’existence — comme c’était le cas explicitement dans Tutton et comme c’est en fait le cas en l’espèce aussi — on peut s’attendre à ce que l’analyse s’effectue en deux étapes. Le jury se demanderait alors si l’accusé avait envers l’enfant une obligation de protection — c’est‑à‑dire l’obligation de lui fournir les choses nécessaires à l’existence — et s’il a manqué à cette obligation. Si c’est le cas, le jury pourrait conclure que l’accusé a commis l’infraction décrite au sous‑al. 215(2)a)(ii). Il lui faudrait alors déterminer si, en omettant de fournir les choses nécessaires à l’existence, l’accusé a montré une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité de l’enfant. Si oui, il serait tenu de déclarer l’accusé coupable de négligence criminelle. Si non, il pourrait encore déclarer l’accusé coupable d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, mais non de négligence criminelle.
VI
[38] Pour tous ces motifs, je souscris à l’opinion des juges majoritaires de la Cour d’appel que les verdicts rendus au procès sont incompatibles et que la déclaration de culpabilité de l’intimé à l’égard de l’infraction d’homicide involontaire coupable résultant de la négligence criminelle doit être annulée.
[39] Toutefois, contrairement à la Cour d’appel, je n’ordonnerais pas la tenue d’un nouveau procès. La conclusion que des verdicts sont incompatibles pourrait donner lieu à une telle ordonnance dans des circonstances qui le justifient, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.
[40] Ici, le jury a conclu que l’intimé n’avait pas commis d’homicide involontaire coupable résultant d’une omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Il ne pourrait être reconnu coupable d’homicide involontaire coupable par négligence criminelle, lors d’un nouveau procès, que sur le fondement d’une conclusion contraire à celle que le jury a tirée en l’espèce, à savoir qu’il a effectivement omis de s’acquitter de l’obligation qui lui incombait envers l’enfant de prendre des mesures pour le protéger, la « chos[e] nécessair[e] à l’existence » qui constituait le fondement factuel et l’élément essentiel des deux chefs d’accusation.
[41] Le verdict d’acquittement n’a pas été porté en appel. Dans ces circonstances, ordonner la tenue d’un nouveau procès priverait l’intimé du bénéfice de cet acquittement, maintenant définitif, et l’exposerait au risque qu’à l’issue de ce nouveau procès, on tire la conclusion qu’il a en fait commis l’infraction dont il a été définitivement acquitté par le jury en l’espèce.
[42] Je suis donc d’avis de confirmer l’ordonnance de la Cour d’appel annulant la déclaration de culpabilité de l’intimé, de rejeter le pourvoi du ministère public contre cette ordonnance, d’accueillir le pourvoi incident de l’intimé à l’encontre de l’ordonnance subsidiaire de la Cour d’appel prescrivant la tenue d’un nouveau procès relativement à l’accusation d’homicide involontaire coupable par négligence criminelle et d’ordonner l’inscription d’un acquittement.
Version française des motifs rendus par
[43] La juge Deschamps (dissidente) — Le pourvoi porte sur la nature de l’examen que les cours d’appel doivent effectuer lorsqu’un appelant invoque l’incompatibilité de deux verdicts. Pour statuer sur ce moyen, elles doivent déterminer si le verdict porté en appel est « déraisonnable » (sous-al. 686(1)a)(i) du Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C‑46 (« C. cr. »)), parce qu’il [traduction] « tend à indiquer que le jury doit avoir mal compris la preuve ou qu’il doit être parvenu à un quelconque compromis injustifiable » (R. c. McShannock (1980), 55 C.C.C. (2d) 53 (C.A. Ont.), p. 56, approuvé dans R. c. Pittiman, [2006] 1 R.C.S. 381, 2006 CSC 9, par. 7). J’ai lu les motifs de mon collègue le juge Fish et, en toute déférence, je ne puis souscrire à son raisonnement qui élargit la règle et crée une nouvelle notion, mal définie, d’incompatibilité des verdicts. Je suis d’avis d’accueillir le pourvoi et de rétablir la déclaration de culpabilité.
[44] K.M. est décédé à l’âge de quatre ans à la suite de blessures subies dans le foyer d’accueil où il vivait depuis deux mois. Des accusations ont été portées contre ses parents nourriciers. La mère nourricière, V.F., a reconnu sa culpabilité à l’accusation d’homicide involontaire coupable. Son mari, J.F., a été accusé d’homicide involontaire coupable résultant de la négligence criminelle et d’homicide involontaire coupable résultant de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Il a été déclaré coupable du chef de négligence criminelle, mais acquitté de celui fondé sur l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Notre Cour doit déterminer s’il s’agit de verdicts incompatibles.
1. Faits et historique judiciaire
[45] K.M. a été placé dans le foyer d’accueil le 15 avril 2000. Peu après, soit le 2 mai, l’infirmière Michelle De Coene a examiné l’enfant, afin de détecter l’existence de lésions, d’établir si l’enfant avait besoin de soins et de vérifier son dossier de vaccination. Elle n’a alors rien remarqué d’anormal — K.M. ne présentait aucune ecchymose, égratignure ou coupure, son abdomen était souple et il ne montrait signe ni de douleur ni de sensibilité au toucher.
[46] Le 19 mai suivant, R.G., une amie de la mère nourricière, a remarqué que K.M. avait une ecchymose au milieu du front, des marques au menton et des égratignures sur le dessus de la tête. Les égratignures l’ont surprise parce qu’elle n’en avait jamais vu de pareilles sur un enfant, et elle les a montrées à sa sœur. Il ne lui est cependant pas venu à l’esprit que K.M. était maltraité par sa mère nourricière.
[47] Au cours du mois précédant le décès de K.M., une autre amie de sa mère nourricière, L.K., a remarqué qu’il avait une large ecchymose à l’oeil, qui s’étendait jusqu’à la joue du côté opposé de son visage, mais elle n’a observé aucune blessure sur lui lorsqu’elle l’a vu chez lui une semaine environ avant son décès.
[48] La mère de J.F., Jean F., a déclaré que K.M. était venu chez elle moins de dix fois pendant les deux mois où il avait vécu chez son fils. Elle a témoigné que son mari lui avait acheté une bicyclette et que K.M. avait fait plusieurs chutes à vélo. Elle n’a pas observé beaucoup d’ecchymoses sur K.M. et elle n’a jamais vu non plus l’un ou l’autre de ses parents nourriciers le frapper. Jean F. n’a pas vraiment vu K.M. lors de sa dernière visite chez lui avant son décès.
[49] À peu près une semaine avant le décès de K.M., J.K., la mère nourricière de la sœur biologique de K.M., a constaté que le comportement de l’enfant avait changé. Selon son témoignage, il agissait comme s’il [traduction] « avait peur ». Cependant, les deux fois où K.M. est venu chez elle, elle n’a vu aucune blessure sur lui.
[50] Trois jours avant la mort de K.M., L.K. et une autre amie sont allées faire des courses avec la mère nourricière et K.M. Elles ont entendu la mère nourricière le traiter de [traduction] « stupide ». Selon le témoignage de L.K., cela n’était pas normal, car la mère nourricière n’avait pas l’habitude de parler aux gens de cette façon. L’autre amie a entendu cette dernière s’adresser à nouveau à l’enfant en hurlant à leur retour à la maison.
[51] Le mardi 20 juin, J.F. était à la maison le matin où sa conjointe a infligé les blessures mortelles à K.M. Il a déclaré à la police qu’il dormait à ce moment‑là, et qu’il ne s’était réveillé que lorsque sa conjointe était entrée en trombe dans la chambre avec l’enfant dans les bras en disant qu’il ne respirait pas bien. Ce compte rendu des événements diffère de celui qu’il a fait au chef de la Première nation de Sandy Lake (à qui il a dit que sa conjointe était venue le voir pour lui dire que le garçon n’allait pas bien et qu’il l’avait trouvé dans une autre pièce), à sa mère (à qui il a dit avoir trouvé le garçon sur le plancher) et à un ami, D.K., (à qui il a dit avoir entendu un boum, puis avoir vu le garçon qui gisait sur le plancher).
[52] J.F. a amené K.M. au poste local de soins infirmiers. À leur arrivée, l’enfant ne respirait pas et n’avait plus de pouls. L’infirmière, Mme De Coene, a constaté qu’il [traduction] « avait des ecchymoses sur tout le corps, au visage, au cou [. . .] aux bras et aux jambes ». Elle a aussi déclaré qu’il avait le cou éraflé, le tour des lèvres bleuté, des lacérations au menton, une blessure légèrement infectée sur le dessus du pied, le nez tuméfié, du sang séché dans la narine droite et le prépuce enflé et éraflé. Elle a témoigné qu’elle n’avait jamais vu un enfant dans un état pareil et qu’elle était [traduction] « consternée par le nombre d’ecchymoses ».
[53] Malgré les efforts déployés pour le sauver, l’enfant est décédé peu après son arrivée au poste de soins infirmiers.
[54] Le décès a été attribué à de multiples traumatismes à la tête causés par un objet contondant. On a estimé qu’il s’était écoulé entre deux et trois heures entre les blessures fatales et la mort. Aux multiples traumatismes à la tête s’ajoutait une hémorragie à l’intestin grêle, consécutive à l’application d’une force importante. Selon le témoignage d’un expert, dans les 10 minutes suivant ce type de lésions, l’enfant aurait normalement pleuré, son état de conscience aurait été affecté, et il aurait pu avoir des convulsions et vomir.
[55] Les enquêteurs de la police ont trouvé du sang de l’enfant sur deux serviettes, sur les draps de son lit, sur une couette, sur les murs de sa chambre et de la chambre principale et sur le plancher de la salle de bain. Les policiers ont également trouvé un t‑shirt d’enfant qui était souillé et qui sentait le vomi. Un mur de la salle de bain était renfoncé et fissuré à une hauteur qui correspondait à peu près à la taille de K.M. On a découvert un des cheveux de l’enfant et des traces de son sang dans les fissures. Trois couteaux ont été trouvés dans les toilettes.
[56] J.F. a fait trois déclarations à la police : une le jour de la mort de K.M. et deux le lendemain. Dans sa troisième déclaration, il a dit à la police que, le soir précédant le décès, il avait remarqué de nombreuses ecchymoses sur les jambes, les bras et la poitrine de l’enfant ainsi qu’une éraflure sur son pénis. J.F. a déclaré qu’il avait demandé à K.M. comment il s’était fait cette éraflure, et que l’enfant lui avait répondu que le chiot de la famille l’avait mordu. J.F. avait alors demandé au garçon de lui montrer où il avait mal, et ce dernier lui a montré ses cuisses, sa poitrine, ses bras et l’arrière de sa tête. J.F. lui avait palpé l’arrière de la tête et avait remarqué qu’elle semblait enflée. L’enfant lui avait expliqué qu’il s’était fait cette bosse en tombant de son vélo. J.F. a aussi indiqué qu’il avait observé la présence d’ecchymoses sur l’enfant le jeudi précédant son décès, mais aucune marque au pénis (d.a., p. 244).
[57] Des accusations ont été portées tant contre J.F. que contre sa conjointe. Celle‑ci a avoué avoir infligé à l’enfant le traumatisme qui avait causé sa mort avec un objet contondant et elle a plaidé coupable à l’accusation d’homicide involontaire coupable. Un acte d’accusation unique a été déposé contre J.F. Il comportait deux chefs d’homicide involontaire coupable, le premier résultant de la négligence criminelle, au sens de l’art. 219 C. cr., et le second de l’omission illégale de fournir les choses nécessaires à l’existence, au sens de l’art. 215 C. cr. Un jury a déclaré J.F. coupable d’homicide involontaire coupable par négligence criminelle, mais l’a acquitté de l’accusation d’homicide involontaire coupable résultant de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. J.F. a interjeté appel du verdict de culpabilité.
[58] La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé la déclaration de culpabilité et a ordonné la tenue d’un nouveau procès ((2007), 226 O.A.C. 119, 2007 ONCA 500). S’exprimant au nom de la majorité, la juge MacFarland a conclu que les deux verdicts étaient incompatibles et inconciliables. La juge Lang, dissidente, a estimé qu’il n’y avait pas incompatibilité, compte tenu des différences d’ordre qualitatif entre les deux infractions et des directives du juge au jury. Le ministère public se pourvoie devant notre Cour en faisant valoir que les juges majoritaires de la Cour d’appel de l’Ontario ont commis une erreur de droit en concluant à l’incompatibilité des verdicts. J.F. a formé un pourvoi incident dans lequel il soutient qu’ils auraient dû inscrire un acquittement plutôt que d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
2. Analyse
2.1 L’incompatibilité des verdicts : l’arrêt Pittiman
[59] La seule question qui se pose en l’espèce est celle de la compatibilité des verdicts. L’arrêt récent Pittiman a examiné le droit applicable à cet égard. La juge Charron y a expliqué ce qui suit, aux par. 6 et 7 :
Une cour d’appel est habilitée à rejeter un verdict de culpabilité pour cause d’incompatibilité en vertu du sous‑al. 686(1)a)(i) du Code criminel, qui prévoit que la cour « peut admettre l’appel, si elle est d’avis [. . .] que le verdict devrait être rejeté pour le motif qu’il est déraisonnable ou ne peut pas s’appuyer sur la preuve ». Notre Cour a le même pouvoir en vertu du par. 695(1). Ainsi, pour qu’une cour d’appel puisse modifier un verdict pour cause d’incompatibilité, elle doit préalablement conclure qu’il est déraisonnable. Il incombe à l’appelant de démontrer qu’aucun jury raisonnable dont les membres auraient étudié la preuve n’aurait pu arriver à cette conclusion : R. c. McLaughlin (1974), 15 C.C.C. (2d) 562 (C.A. Ont.).
Il est difficile de s’acquitter de l’obligation d’établir qu’un verdict est déraisonnable pour cause d’incompatibilité avec d’autres verdicts étant donné que, à titre de seul juge des faits, le jury dispose d’une très grande latitude pour apprécier la preuve. Le jury peut accepter ou rejeter tous les témoignages ou une partie de ceux‑ci. En fait, il n’est pas nécessaire que les membres du jury aient tous la même perception de la preuve, pourvu que le verdict qu’ils prononcent en fin de compte soit unanime. De même, le jury n’est pas lié par les thèses du ministère public ou de la défense. La question est de savoir si les verdicts peuvent s’appuyer sur une théorie de la preuve compatible avec les directives juridiques données par le juge du procès. Le juge Martin a décrit avec justesse la nature de l’examen dans l’arrêt R. c. McShannock (1980), 55 C.C.C. (2d) 53 (C.A. Ont.), p. 56 :
[traduction] Si, après un examen réaliste de la preuve, les verdicts ne peuvent pas être conciliés pour quelque motif rationnel ou logique, l’illogisme du verdict tend à indiquer que le jury doit avoir mal compris la preuve ou qu’il doit être parvenu à un quelconque compromis injustifiable. Du seul fait que le verdict est déraisonnable, nous sommes d’avis d’accueillir l’appel, d’annuler le verdict et d’ordonner l’inscription d’un verdict d’acquittement.
(Je souligne; soulignement dans l’original omis.)
[60] Comme le démontrent les motifs du juge Martin dans McShannock, jusqu’à maintenant, on a attribué une portée étroite à la notion d’incompatibilité des verdicts. Elle se limite aux cas où le tribunal qui examine les verdicts conclut que le jury doit avoir mal compris la preuve ou doit être parvenu à un quelconque compromis injustifiable. Dans Pittiman, la Cour ne s’est pas écartée de cette vision étroite. Dans ses motifs, le juge Fish étend cette notion aux cas où une explication claire des verdicts ressort du dossier.
[61] Après avoir donné un aperçu du droit applicable aux infractions dont J.F. était accusé, j’expliquerai pourquoi J.F. n’a pas démontré que les verdicts sont incompatibles.
2.2 Les accusations portées
[62] L’acte d’accusation déposé contre J.F. lui reprochait d’avoir :
[traduction] . . . entre le 15 avril 2000 et le 20 juin 2000 [. . .] illégalement causé la mort de [K.M.] par négligence criminelle, commettant ainsi l’infraction d’homicide involontaire coupable prévue à l’alinéa 236b) du Code criminel du Canada.
Et d’avoir :
. . . entre le 15 avril 2000 et le 20 juin 2000 [. . .] illégalement causé la mort de [K.M.] par suite d’un acte illégal, à savoir, en omettant de fournir à [K.M.] les choses nécessaires à l’existence, commettant ainsi l’infraction d’homicide involontaire coupable prévue à l’alinéa 236b) du Code criminel du Canada.
J.F. devait donc répondre à deux accusations d’homicide involontaire coupable, la première résultant de la négligence criminelle (art. 219 C. cr.), et la seconde de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence (art. 215 C. cr.).
[63] Voici les dispositions pertinentes du Code criminel :
215. (1) Toute personne est légalement tenue :
a) en qualité de père ou mère, de parent nourricier, de tuteur ou de chef de famille, de fournir les choses nécessaires à l’existence d’un enfant de moins de seize ans;
. . .
(2) Commet une infraction quiconque, ayant une obligation légale au sens du paragraphe (1), omet, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe, de remplir cette obligation, si :
a) à l’égard d’une obligation imposée par l’alinéa (1)a) ou b) :
. . .
(ii) ou bien l’omission de remplir l’obligation met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou expose, ou est de nature à exposer, à un péril permanent la santé de cette personne;
. . .
219. (1) Est coupable de négligence criminelle quiconque :
. . .
b) soit en omettant de faire quelque chose qu’il est de son devoir d’accomplir,
montre une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui.
(2) Pour l’application du présent article, « devoir » désigne une obligation imposée par la loi.
. . .
222. . . .
(5) Une personne commet un homicide coupable lorsqu’elle cause la mort d’un être humain :
a) soit au moyen d’un acte illégal;
b) soit par négligence criminelle;
. . .
234. L’homicide coupable qui n’est pas un meurtre ni un infanticide constitue un homicide involontaire coupable.
236. Quiconque commet un homicide involontaire coupable est coupable d’un acte criminel passible—:
. . .
b) dans les autres cas, de l’emprisonnement à perpétuité.
[64] Les éléments essentiels des infractions de négligence criminelle par omission et d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence diffèrent, mais ces infractions sont toutes deux fondées sur la négligence.
[65] Dans les infractions fondées sur la négligence, la source de la faute réside dans « l’omission d’envisager un risque [de préjudice] dont une personne raisonnable se serait rendu compte » (R. c. Creighton, [1993] 3 R.C.S. 3, p. 58). Toutefois, l’élément fautif repose en grande partie sur l’actus reus. D’ailleurs, l’examen de l’actus reus suppose l’évaluation objective du risque particulier en cause. Le juge qui procède à cet examen détermine quel est ce risque en se reportant au texte de loi. Par exemple, selon l’infraction prévue au Code criminel, le risque de préjudice peut être défini différemment : « d’une façon dangereuse pour le public » (al. 249(1)a)), « d’une manière négligente ou sans prendre suffisamment de précautions pour la sécurité d’autrui » (par. 86(1)), « montre une insouciance [. . .] à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui » (par. 219(1)) ou « met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou expose, ou est de nature à exposer, à un péril permanent la santé de cette personne » (sous-al. 215(2)a)(ii)). Le risque de préjudice est donc généralement défini dans la description légale de l’actus reus.
[66] L’actus reus de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence s’établit par la preuve (1) que l’accusé était légalement tenu de fournir les choses nécessaires à l’existence de la personne en cause, au sens de l’al. 215(1)a); (2) que, d’un point de vue objectif, il a manqué à cette obligation et (3) que ce manquement, toujours d’un point de vue objectif, a mis en danger la vie de la personne envers laquelle il était ainsi tenu, ou a exposé, ou était de nature à exposer, la santé de cette personne à un péril permanent. Suivant le raisonnement de la juge Charron dans R. c. Beatty, [2008] 1 R.C.S. 49, 2008 CSC 5, le critère de l’écart marqué par rapport à la norme ne n’applique pas à ce stade car, « [à] cette étape de l’analyse, il est inutile d’ajouter quoi que ce soit au texte de [loi] » (par. 45).
[67] La mens rea de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence s’établit par la preuve que la conduite de l’accusé représentait un écart marqué par rapport à la conduite d’un père ou d’une mère, d’un parent nourricier, d’un tuteur ou d’un chef de famille raisonnable dans les mêmes circonstances. La conduite doit constituer un écart marqué car, ainsi que l’a indiqué le juge en chef Lamer : « Contrairement à la négligence en matière civile, qui appelle une répartition des pertes, la négligence pénale donne lieu à la punition de la conduite moralement blâmable » (R. c. Gosset, [1993] 3 R.C.S. 76, p. 93). En effet, pour reprendre les mots de la juge Charron : « Le degré de négligence constitue la question déterminante, parce que la faute criminelle doit être fondée sur un comportement qui mérite d’être puni » (Beatty, par. 35). Ainsi, « la négligence pénale permet de sanctionner un écart marqué par rapport à une norme de diligence objectivement raisonnable » (R. c. Naglik, [1993] 3 R.C.S. 122, p. 142 (en italique dans l’original)).
[68] Pour ce qui est de la négligence criminelle, l’actus reus sera établi s’il est prouvé (1) que l’accusé était légalement tenu d’accomplir quelque chose; (2) qu’il a omis, d’un point de vue objectif, de s’acquitter de son devoir légal et, (3) que, par cette omission, il a montré, encore une fois d’un point de vue objectif, une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui. La preuve de la mens rea découlera de la conclusion que la conduite de l’accusé était déréglée ou téméraire. La conduite déréglée ou téméraire a été assimilée à un écart marqué et important par rapport à la norme (H. Parent, Traité de droit criminel (2e éd. 2007), t. 2, p. 299), ce qui inclut nécessairement la conduite constituant un écart marqué.
[69] Il ressort clairement des paragraphes précédents que l’actus reus des deux infractions diffère. Certes, le même devoir légal peut être en cause dans les deux infractions mais, hormis le fait que la négligence criminelle exige la preuve d’une conduite déréglée ou téméraire, tandis que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence requiert celle d’un écart marqué par rapport à la conduite d’une personne raisonnable dans les mêmes circonstances, le risque de préjudice diffère pour chacune des infractions. S’agissant de la négligence criminelle, le risque de préjudice est décrit en ces termes par l’actus reus de l’infraction : « . . . montre une insouciance [. . .] à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui. » S’agissant de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, le risque de préjudice est défini en ces termes par l’actus reus : « . . . met en danger la vie de la personne envers laquelle cette obligation doit être remplie, ou expose, ou est de nature à exposer, à un péril permanent la santé de cette personne ». Il ne fait aucun doute, en l’espèce, que le juge du procès a compris que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence comportait un risque de préjudice distinct. Les directives qu’il a données au jury sont claires sur ce point.
2.3 Les directives au jury sur le risque de préjudice
[70] Voici comment le juge a présenté les éléments essentiels de chaque infraction dans son exposé au jury (pour faciliter l’analyse, j’ai divisé ses directives concernant la négligence criminelle en utilisant les mêmes étapes que le juge a utilisées à l’égard de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence) :
[traduction]
Négligence criminelle
Pour établir la négligence criminelle ayant causé la mort, le ministère public doit prouver chacun des éléments essentiels suivants hors de tout doute raisonnable : que [J.F.] n’a pas pris les mesures voulues pour protéger [K.M.] [étape 1]; qu’en ne prenant pas les mesures voulues pour protéger [K.M.], [J.F.] a montré une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité de [K.M.] [étape 2]; que l’omission de [J.F.] de prendre les mesures voulues a causé la mort de [K.M.] [étape 4]. [d.a., p. 541‑542]
Omission de fournir les choses nécessaires à l’existence
Pour que vous déclariez [J.F.] coupable du deuxième chef, le ministère public doit prouver chacun des éléments essentiels suivants hors de tout doute raisonnable : que [J.F.] était légalement tenu de fournir les choses nécessaires à l’existence de [K.M.] et qu’il a omis de remplir cette obligation [étape 1]; (2) que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence de [K.M.] constituait un écart marqué par rapport à la conduite qu’aurait eue un parent raisonnablement prudent dans les mêmes circonstances [étape 2]; (3) que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence a mis la vie de [K.M.] en danger, ou a exposé, ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent [étape 3]; (4) que cette omission a causé la mort de [K.M.] [étape 4]. [d.a., p. 600‑601]
[71] Le juge du procès a ensuite expliqué séparément les éléments essentiels de chaque infraction. Pour l’étape 2, les directives qu’il a données au jury, à partir du troisième paragraphe, étaient pratiquement identiques :
Négligence criminelle
Étape 2
Le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de protéger [K.M.] contre la violence de [V.F.] démontrait une insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la santé ou de la sécurité de [K.M.].
On entend par insouciance déréglée une insouciance démesurée à l’égard des conséquences de l’omission. L’insouciance téméraire signifie une indifférence manifeste à l’égard des conséquences de l’omission.
La négligence criminelle nécessite plus que la seule imprudence. Pour que [J.F.] soit déclaré coupable de négligence criminelle, il faut que son omission de prendre des mesures de protection à l’égard de [K.M.] constitue un écart marqué et important par rapport à la conduite d’un parent raisonnablement prudent dans les mêmes circonstances. Le ministère public peut faire cette preuve de deux façons : il peut démontrer que [J.F.] était conscient d’un danger ou risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.], mais n’en a pas tenu compte, ou il peut prouver que [J.F.] n’a pas envisagé le risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.] dont un père ou une mère raisonnable se serait rendu compte.
Le ministère public n’a pas à faire ces deux preuves. Il lui suffit de prouver l’un des deux éléments. Il n’est pas nécessaire non plus que vous vous entendiez sur celui qui a été prouvé par le ministère public, du moment que chacun d’entre vous est convaincu que l’un des deux a été prouvé hors de tout doute raisonnable.
Le ministère public n’est pas tenu de prouver que [J.F.] savait ou prévoyait que son omission de prendre des mesures de protection entraînerait la mort de [K.M.]. Si l’omission de [J.F.], considérée objectivement, constitue un écart marqué et important par rapport à ce qu’on attend d’un parent raisonnablement prudent dans les mêmes circonstances, la négligence criminelle a été établie, que [J.F.] ait reconnu ou non le risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.].
Votre examen de la preuve relative au deuxième élément essentiel de cette infraction devrait également être très englobant. Vos conclusions sur les circonstances ressortiront de votre synthèse des détails. Vous prendrez notamment en considération les marques externes de violence que présentait [K.M.], votre évaluation du moment où les actes de violence ont eu lieu, la visibilité de ces marques pour une personne qui joue le rôle d’un parent, la conduite de [V.F.], les déclarations de [J.F.], etc. Vous tenterez d’établir si une tendance se dégage. Vous voudrez déterminer si — et, le cas échéant, à quel moment — l’étendue des blessures, leur fréquence, leur gravité, leur répétition ou leur cause apparente ont atteint un point critique qui, considéré objectivement, aurait éveillé l’inquiétude d’un père ou d’une mère se trouvant dans la même situation et si, compte tenu de vos conclusions, un parent raisonnablement prudent aurait pris des mesures de prévention ou de protection. Le fait qu’un grand nombre des blessures de [K.M.] puissent lui avoir été infligées peu de temps avant la fin de sa vie peut vous compliquer la tâche, mais la difficulté de votre mission ne devrait pas vous en détourner. [Je souligne; d.a., p. 545‑547.]
Omission de fournir les choses nécessaires à l’existence
Étape 2
Si vous êtes convaincus hors de tout doute raisonnable que [J.F.] a manqué à son obligation de fournir les choses nécessaires à l’existence dans les circonstances, vous devez passer à la question suivante.
L’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence de [K.M.] constituait‑elle un écart marqué par rapport à la conduite d’un père ou d’une mère raisonnable dans les mêmes circonstances?
La responsabilité criminelle nécessite plus que la seule imprudence. Le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence constituait en l’espèce un écart marqué et important par rapport à la conduite d’un parent raisonnable dans les mêmes circonstances. Le ministère public peut faire cette preuve de deux façons : il peut démontrer que [J.F.] était conscient d’un danger ou risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.], mais n’en a pas tenu compte, ou il peut prouver que [J.F.] n’a pas envisagé le risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.] dont un père ou une mère raisonnable se serait rendu compte.
Le ministère public n’a pas à faire ces deux preuves. Il lui suffit de prouver l’un des deux éléments. Il n’est pas nécessaire non plus que vous vous entendiez sur celui qui a été prouvé par le ministère public, du moment que chacun d’entre vous est convaincu que l’un des deux a été établi, a été prouvé hors de tout doute raisonnable.
Le ministère public n’est pas tenu de prouver que [J.F.] savait ou prévoyait que son omission de fournir les choses nécessaires à l’existence entraînerait la mort de [K.M.]. Si l’omission de [J.F.] de remplir son obligation, considérée objectivement, constitue un écart marqué et important par rapport à ce qu’on attend d’un parent raisonnable dans les mêmes circonstances, il est sans importance que [J.F.] n’ait pas reconnu ce risque pour la santé ou la sécurité de [K.M.].
Votre examen de la preuve relative au deuxième élément essentiel de cette infraction devrait être très englobant. Vos conclusions sur les circonstances ressortiront de votre synthèse des détails. Vous prendrez notamment en considération les marques externes de violence que présentait [K.M.], votre évaluation du moment où les actes de violence ont eu lieu, la visibilité de ces marques pour une personne qui joue le rôle d’un parent, la conduite de [V.F.], les déclarations de [J.F.], etc. Vous tenterez d’établir si une tendance se dégage. Vous voudrez déterminer si — et, le cas échéant, à quel moment — l’étendue des blessures, leur fréquence, leur gravité, leur répétition ou leur cause apparente ont atteint un point critique qui, considéré objectivement, aurait éveillé l’inquiétude d’un père ou d’une mère raisonnable se trouvant dans la même situation et si, compte tenu de vos conclusions, un parent raisonnable aurait pris des mesures de prévention ou de protection. Le fait qu’un grand nombre des blessures de [K.M.] puissent lui avoir été infligées peu de temps avant la fin de sa vie peut vous compliquer la tâche, mais la difficulté de votre mission ne devrait pas vous en détourner. [Je souligne; d.a., p. 602‑605.]
Comme le démontrent les passages qui précèdent, le juge du procès a utilisé des termes presque identiques pour expliquer l’étape 2 de chaque infraction au jury.
[72] Plus précisément, bien qu’il ait indiqué au jury, relativement à l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, que le ministère public devait prouver un écart marqué par rapport à la conduite d’un parent raisonnable dans les mêmes circonstances, le juge du procès a ajouté : [traduction] « Le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence constituait en l’espèce un écart marqué et important par rapport à la conduite d’un parent raisonnable dans les mêmes circonstances. » Après avoir formulé cette directive, il a repris essentiellement les directives qu’il avait données pour la négligence criminelle.
[73] Les directives identiques formulées à l’égard de l’étape 2 ont fait ressortir un dénominateur commun entre les deux infractions. Un jury raisonnable devrait donc avoir compris que, pour les deux chefs, il devait conclure que la conduite de J.F. présentait un écart marqué et important par rapport à ce qu’un parent raisonnable aurait fait dans les circonstances. Mais la tâche du jury ne s’arrêtait pas à l’étape 2.
[74] Relativement à l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, le juge a également expressément donné pour directive au jury, à l’étape 3, d’examiner aussi un autre risque de préjudice en plus de celui qu’il avait décrit comme commun aux deux infractions à l’étape 2 :
[traduction] Si vous avez la conviction qu’en omettant de fournir à [K.M.] les choses nécessaires à son existence, [J.F.] s’est écarté de façon marquée de la conduite d’un parent raisonnable dans les mêmes circonstances, vous devez passer à la question suivante.
L’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence a‑t‑elle mis en danger la vie de [K.M.]? A‑t‑elle exposé, ou était‑elle de nature à exposer sa santé à un péril permanent?
Le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence qu’il était tenu de fournir dans les circonstances a mis en danger la vie de [K.M.] ou bien a exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent. Il n’a pas à prouver les deux.
Pour évaluer la prévisibilité du danger pour la vie de [K.M.] ou du risque de péril permanent pour sa santé, vous devez partir non pas de ce que [J.] a prévu, ce que [J.F.] a prévu mais, objectivement, de ce qu’un parent raisonnable se trouvant dans des circonstances identiques pouvait prévoir. Était‑il objectivement prévisible que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence risquerait de mettre en danger la vie de [K.M.] ou d’exposer sa santé à un péril permanent?
Encore une fois, vous devez examiner la preuve pour répondre à cette question.
Si le ministère public ne vous a pas convaincus hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence a mis en danger la vie de [K.M.], ou a exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent, vous devez acquitter [J.F.] du deuxième chef. [Je souligne; d.a., p. 605-606.]
[75] Après avoir reçu ces directives, le jury devrait donc avoir compris que, pour déclarer J.F. coupable de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, il devait être convaincu hors de tout doute raisonnable que J.F. n’avait pas prêté attention à la santé ou à la sécurité de K.M. (étape 2) et que son omission avait mis en danger la vie de K.M. ou avait exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent (étape 3). Ainsi, le jury a reçu pour directive d’examiner (à l’étape 3) un autre type de préjudice en sus du préjudice commun aux deux infractions. Ce préjudice était propre à l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence.
[76] Puisque les directives indiquaient clairement aux jurés qu’ils devaient, à l’étape 2, conclure à l’existence des mêmes éléments relativement au chef d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, que relativement à celui de négligence criminelle, il se peut que le juge du procès, à cette étape, ait fait état, pour l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, d’un préjudice (« pour la santé ou la sécurité ») qui semblait s’ajouter au préjudice mentionné à l’étape 3. Il a aussi dit aux jurés qu’ils devaient être convaincus que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence constituait un écart marqué et substantiel par rapport à une conduite raisonnable. Toutefois, ces directives ne peuvent jeter un doute sur le verdict de culpabilité pour négligence criminelle, parce que ces éléments s’appliquent incontestablement à ce chef. Elles ne peuvent pas non plus expliquer l’acquittement, puisque les directives étaient les mêmes pour les deux chefs et que la preuve a été jugée suffisante pour l’infraction de négligence criminelle. L’explication de l’acquittement doit donc tenir aux différences entre les deux infractions sous‑jacentes. Deux éléments permettent, à mon avis, de comprendre pourquoi le verdict de culpabilité n’est pas déraisonnable et les verdicts ne sont pas incompatibles. Premièrement, le juge a correctement instruit le jury concernant le chef de négligence criminelle et, deuxièmement, les directives expresses données par le juge relativement à l’étape 3 (niveau de préjudice requis pour l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence) étaient justes.
[77] Les directives expresses sur l’étape 2 expliquent pourquoi, en l’espèce, le jury a pu conclure à la fois que le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable l’omission de J.F. de prêter attention à la santé ou à la sécurité de K.M. et, à l’étape 3 de l’examen de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, qu’il ne s’était pas acquitté du fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que cette omission avait mis la vie de K.M. en danger ou avait exposé ou était de nature à exposer la santé de K.M. à un péril permanent. À mon avis, les directives, jumelées à l’ample débat, au procès, sur les ecchymoses présentes sur le corps de K.M., montrent clairement que les verdicts ne sont pas incompatibles.
2.4 Examen de la preuve relative aux ecchymoses
[78] Au procès, beaucoup des éléments de preuve se rapportaient aux ecchymoses relevées sur le corps de K.M. Par exemple, les avocats du ministère public et de la défense ont tous deux traité expressément de la chronologie des ecchymoses dans leur exposé final :
[traduction]
[Ministère public] : Vous avez entendu beaucoup de témoignages de professionnels de la santé sur d’anciennes et de nouvelles ecchymoses, sur le nombre d’ecchymoses qui étaient récentes ou vieilles et sur le problème du vert sur les photos. [d.a., p. 491‑492]
[Ministère public] : (1) [K.M.] a subi un nombre extraordinaire de lésions, et elles ne lui ont pas toutes été infligées dans les dernières heures. (2) [J.F.] avoue que le jeudi, déjà, il avait remarqué des ecchymoses. [d.a., p. 495]
[Défense] : Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez partir du résultat, le fait qu’il est mort et qu’il a été battu à mort, et vous demander rétrospectivement ce que vous auriez fait dans les circonstances ou ce que [J.F.] aurait fait s’il avait connu le résultat. Vous ne pouvez résoudre le casse‑tête à l’envers. [d.a., p. 499]
[Défense] : Alors, [K.M.] va dans la salle de séjour pour regarder la télévision avec son père tandis que [V.F.] va chercher des vêtements propres. C’est à ce moment qu’elle dit « Regarde ces bleus ». Pas de danger de mort. Pas assez grave pour appeler un médecin. Vous vous souvenez des ecchymoses, 90 pour 100 d’entre elles, de celles que vous avez vues sur ces photos, ou 80 pour 100 d’entre elles — le médecin a dit que 80 à 90 pour 100 n’étaient pas là, seulement 10 ou 20 pour 100 des ecchymoses étaient anciennes. S’il est possible de réduire le nombre d’ecchymoses sur le corps, rappelez‑vous cela, et rappelez‑vous que c’est ce que [J.F.] a vu. [d.a., p. 506]
[Défense] : Il ne s’agit pas d’un cas où la victime a subi des agressions brutales répétées, où il y a eu de nombreuses visites chez le médecin avec l’enfant pour un bras cassé, une jambe cassée ou un poignet cassé et des explications suspectes en tout genre. Ce n’est pas ce genre de cas. [d.a., p. 512]
[79] La chronologie des ecchymoses a également été à l’avant‑plan du résumé que le juge du procès a fait des dépositions de plusieurs témoins :
[traduction] Dans une telle situation, l’examen de l’état physique de l’enfant revêt une certaine importance. Lorsqu’elle l’a vu le 2 mai 2000, Mme DeCoen n’a rien relevé de notable dans l’état de l’enfant. Elle n’a remarqué ni ecchymose ni égratignure sur l’enfant. Son abdomen était souple. Elle n’a vu ni coupure ni lacération. Il ne ressentait pas de douleur et ne présentait pas de sensibilité au toucher. Son bien‑être physique ne l’inquiétait pas du tout à ce moment‑là. [d.a., p. 551‑552]
Madame DeCoen a déclaré qu’elle n’avait jamais vu un enfant avec autant d’ecchymoses. Elle a indiqué qu’elle était « consternée par le nombre d’ecchymoses et leur différent stade de guérison ». Elle a reconnu qu’elle n’était pas spécialiste de l’évolution des ecchymoses, mais elle s’est dite en mesure de déterminer, à partir de leur coloration, que les ecchymoses ne dataient pas toutes du même moment. Selon elle, les ecchymoses les plus récentes avaient une teinte violacée et bleutée et leur pourtour pouvait être bordé de rouge, tandis que les plus anciennes étaient brunâtres ou grisâtres. D’après sa description, certaines des ecchymoses que portait l’enfant étaient plus anciennes et d’autres, récentes, mais la majorité d’entre elles semblaient plus anciennes. Elle n’a pas établi de diagramme ou de carte des ecchymoses, de leur emplacement, et n’a pas fait correspondre de descriptions particulières à un endroit du corps. Elle a reconnu en contre‑interrogatoire qu’elle avait avant tout cherché à sauver une vie et qu’elle ne s’était pas attardée aux ecchymoses. Suivant son expérience, la plupart des ecchymoses semblaient avoir plus de 24 heures. Elle croyait également que certaines d’entre elles semblaient dater de quelques jours. [d.a., p. 553]
La plupart du temps, il est question d’ecchymoses, que le Dr Pan décrit comme des ecchymoses récentes ou anciennes et, dans certains cas, comme des concentrations d’ecchymoses récentes et anciennes. Nous ne savons pas quels critères le Dr Pan a utilisés pour déterminer que les ecchymoses étaient « récentes » ou « anciennes ». [d.a., p. 556]
Dr Escott a déclaré que personne ne sait exactement combien de temps une ecchymose prend à apparaître. [d.a., p. 556]
[Dr Escott] a reconnu qu’il était possible que deux personnes observant la même ecchymose puissent tirer une conclusion différente sur la question de savoir si un jaunissement était perceptible. On ne peut dire à quand remonte une ecchymose « récente » simplement à la regarder. [d.a., p. 559]
Dr Escott a signalé qu’il était « possible » que toutes les ecchymoses « récentes » relevées sur [K.M.] soient apparues en même temps ou à quelques minutes d’intervalle. Il a indiqué que le délai d’apparition d’une ecchymose « récente » pouvait se situer entre 15 minutes et 18 heures. Il a néanmoins concédé qu’il était possible que toutes les ecchymoses « nouvelles » aient été infligées dans un laps de temps de 15 minutes. [d.a., p. 559]
Dr Escott a estimé en voyant les photos que 80 à 90 pour 100 des ecchymoses étaient « récentes » et que 10 pour 100, peut‑être 20 pour 100, étaient plus « anciennes ». Il a reconnu que, d’un point de vue médical, les ecchymoses plus anciennes n’ont pas contribué au décès de [K.M.]. [d.a., p. 560]
Dr Halliday a reconnu que des ecchymoses peuvent se former sur le corps d’une personne inconsciente. Il a reconnu qu’une personne inconsciente et même une personne dans le coma peut vomir. Il a reconnu que des ecchymoses peuvent apparaître peu après la mort, habituellement tout de suite après le décès. [d.a., p. 564‑565]
Dre Lindsay a précisé dès le départ que l’« évaluation du moment » auquel remontent des lésions des tissus mous ne relève pas de la science exacte. [d.a., p. 566]
Dre Lindsay a indiqué que, bien qu’il soit difficile de déterminer à quand remontent des ecchymoses, on peut conclure, lorsqu’on voit deux ecchymoses ou plus dans la même région du corps et que leur coloration diffère, on peut conclure qu’elles ne datent pas du même moment. Elle a signalé que, dans le cas de [K.M.], plusieurs régions du corps portaient de multiples ecchymoses dont la coloration différait. [d.a., p. 567]
Dre Lindsay a convenu que les enfants et les personnes âgées sont un peu plus susceptibles d’avoir des ecchymoses. Chez les enfants, ce phénomène provient de ce que leur peau est plus mince. Dre Lindsay ne savait pas si les ecchymoses jaunissent plus vite chez les enfants. La mention d’un délai minimal de 18 heures avant le jaunissement semble provenir d’ouvrages médicaux. Elle a reconnu que l’évaluation du moment auquel remontent des ecchymoses est non spécifique et qu’il est possible que deux personnes observant la même lésion voient la coloration différemment. [d.a., p. 572‑573]
L’impression qu’a eue M. Meekis en voyant [K.M.] le 1er juin 2000 était celle d’un enfant absorbé par son jeu, bien vêtu, et dont on semblait prendre soin, un enfant dont l’apparence et la situation n’avaient rien de remarquable ni d’inquiétant. M. Meekis n’a pas précisé à quelle distance il s’est approché de [K.M.] ni combien de temps il a pu observer directement l’enfant au cours de la visite du 1er juin 2000. [d.a., p. 575]
Jean [F.] a indiqué que [K.M.] n’a jamais pleuré après avoir fait une chute à bicyclette. Il se remettait simplement en selle. Il ne semblait pas blessé. Elle ne sait pas s’il s’était fait des ecchymoses en tombant de son vélo. [d.a., p. 577]
[Jean F.] a signalé avoir remarqué une fois auparavant que [K.M.] avait une ecchymose à une jambe. Elle le voyait deux fois par semaine. Elle se souvient que [V.F.] ne lui a montré qu’une ecchymose sur l’enfant. Elle a dit que la plupart des fois où elle a vu [K.M.], il n’avait pas d’ecchymose. [d.a., p. 577‑578]
Pendant cette période [lorsque K.M. vivait avec ses parents biologiques], [E.L.] lui donnait aussi son bain. Elle n’a alors vu ni ecchymose ni marque sur lui. [. . .] Elle a cependant reconnu que les parents biologiques de [K.M.] avaient des problèmes d’abus d’alcool et qu’ils le maltraitaient. [d.a., p. 590]
Une semaine environ avant le décès de [K.M.], [L.K.] a vu l’enfant chez lui, assis sur le sofa en train de manger une pomme. Elle a vu son visage. Elle n’a remarqué aucune blessure sur lui. Elle n’avait observé de blessure sur lui qu’une fois auparavant. Il s’agissait d’une ecchymose aux yeux. Elle ne se rappelait pas si c’était deux semaines ou un mois avant son décès, mais elle se souvient que [V.F.] a dit que [K.M.] était tombé dans l’escalier chez sa sœur. [d.a., p. 591]
Le samedi précédant la mort de [K.M.], [L.K.] était assise à côté de lui sur la banquette avant de l’automobile. Elle n’a vu aucune marque sur son visage. [d.a., p. 592]
En contre‑interrogatoire, [D.A.] a reconnu qu’elle n’avait vu aucune égratignure, ecchymose ou marque sur [K.M.] le samedi 17 juin 2000. Elle a indiqué qu’il paraissait « normal », mais qu’il était tranquille. [d.a., p. 593]
[J.K.] n’a remarqué aucune blessure sur [K.M.]. [d.a., p. 594]
La question de l’exactitude des photos prises à la morgue a fait l’objet d’un vif débat. Tous les experts médicaux les ont examinées. Leur témoignage est fonction de l’exactitude des images photographiques. [d.a., p. 595]
[R.G.] ne l’a pas vu tomber. Lorsqu’il est arrivé chez elle, le 19, [K.M.] avait une bosse au front. [V.F.] lui a dit qu’il s’était fait cette bosse en tombant de son vélo. [R.G.] a immédiatement remarqué l’ecchymose sur son front. Elle était bleuâtre. Plus tard, elle a vu des égratignures à l’arrière de sa tête lorsqu’elle lui a coupé les cheveux. Ces égratignures l’ont beaucoup étonnée parce qu’elle n’en avait jamais vu de pareilles sur un enfant, et elles les a fait voir à sa sœur. [d.a., p. 597]
[R.G.] a vu [K.M.] nu. Elle ne se rappelait pas avoir vu d’ecchymoses sur lui. Il ne lui est jamais venu à l’idée que [V.F.] maltraitait [K.M.]. D’après elle, la lésion que [K.M.] avait au front quand il est arrivé était le genre de blessures que se font les enfants. Elle a dit que ce n’était pas le genre de choses qu’un parent montrerait à un médecin, et elle n’avait pas l’impression que [K.M.] aurait dû voir un médecin. [d.a., p. 598]
[80] De plus, le juge du procès a reparlé au jury de la chronologie des ecchymoses lorsqu’il lui a résumé les thèses du ministère public et de la défense :
[traduction] Le ministère public a fait état de ce que M. Ross a qualifié de nombre « extraordinaire » de marques externes de violence disséminées sur la personne de [K.M.]. La preuve médicale qu’il a soumise comportait notamment des opinions au sujet du « moment » auquel remontaient les ecchymoses et les lacérations et des opinions tentant de mettre en doute les nombreuses explications attribuant les blessures à un accident. [d.a., p. 609-610]
La défense a souligné le témoignage de voisins, d’autres membres de la communauté et de professionnels de services à l’enfance vivant dans la collectivité qui ont déclaré qu’il n’y avait rien d’anormal ou d’inhabituel dans l’apparence de [K.M.]. [d.a., p. 611]
La défense a fait état d’opinions médicales exprimées au procès confirmant que des ecchymoses peuvent se former chez un sujet inconscient, et même après la mort, que la plupart des blessures visibles ont pu être infligées en un laps de temps de 15 minutes, que de 80 à 90 pour 100 des ecchymoses visibles étaient récentes . . . [d.a., p. 611]
La défense affirme qu’il ne faut pas « raisonner à posteriori », qu’on ne peut partir du décès de [K.M.] et remonter en arrière pour établir après coup ce qui aurait dû ou aurait pu être fait. [d.a., p. 612]
La défense vous demande de prendre note qu’aucun des médecins cités par le ministère public n’a vu de ses propres yeux le corps de [K.M.]. Leur opinion s’appuie sur des photos qui, même si elles sont exactes, peuvent mener différentes personnes à des conclusions différentes quant à la couleur des ecchymoses. La défense, en outre, vous demande de conclure qu’en fait, les photos ne sont pas fidèles et que les opinions qui dépendent de leur exactitude ou de la fidélité des couleurs peuvent également être erronées. [d.a., p. 612]
[81] Comme le révèle cet examen des directives, le jury devait évaluer la thèse de la défense selon laquelle les ecchymoses pouvaient avoir été causées dans la nuit où K.M. est décédé, de sorte qu’il était possible que J.F. n’ait pas eu connaissance de mauvais traitements qui auraient été infligés à K.M. depuis un certain temps. En fait, le juge a expressément dit aux jurés que, lors de l’appréciation de l’omission de J.F., [traduction] « le fait qu’un grand nombre des blessures de [K.M.] puissent lui avoir été infligées peu de temps avant la fin de sa vie » pouvait leur [traduction] « compliquer la tâche » (d.a., p. 547 et 605). La chronologie des ecchymoses constituait donc une question factuelle capitale que le jury devait trancher. La décision à laquelle il est parvenu sur cette question pourrait très bien expliquer les verdicts en l’espèce.
2.5 Pourquoi les verdicts ne sont pas incompatibles
[82] Pour tirer une conclusion sur la compatibilité des verdicts, il est utile de revenir sur certains éléments de preuve. R.G. a témoigné qu’à la mi‑mai elle a remarqué que K.M. avait une ecchymose au milieu du front, des marques au menton et des égratignures au sommet du crâne. L.K. a indiqué que, dans le mois ayant précédé le décès de K.M., elle avait constaté qu’il avait une large ecchymose à l’oeil, qui s’étendait jusqu’à la joue du côté opposé de son visage. Jean F. a dit qu’elle avait vu des ecchymoses. J.F. a avoué avoir remarqué de multiples ecchymoses sur les jambes, les bras et la poitrine de K.M. et une « éraflure » sur son pénis. Enfin, au moment de son décès, le corps de K.M. était couvert d’ecchymoses.
[83] De plus, le jury a entendu des témoins experts expliquer comment les ecchymoses se forment, quelle en est la couleur et combien de temps elles durent. Il a également entendu des témoins experts déclarer que de 80 à 90 pour 100 des ecchymoses que présentait K.M. pouvaient être récentes. Compte tenu de ces témoignages, il aurait pu être d’avis que la plus grande partie des ecchymoses avaient été infligées la nuit où K.M. est mort. Si telle était sa conclusion, il devait s’en remettre aux blessures décrites par R.G., L.K., Jean F. et J.F. pour déterminer si le ministère public avait présenté une preuve hors de tout doute raisonnable.
[84] Encore une fois, avec les directives qu’il avait reçues, le jury devrait avoir compris que, pour déclarer J.F. coupable d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, il devait être convaincu hors de tout doute raisonnable que J.F. n’avait pas prêté attention à la santé ou à la sécurité de K.M. et que cette omission avait mis la vie de K.M. en danger ou avait exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent. Toutefois, la seule conclusion que J.F. n’avait pas prêté attention à la santé ou à la sécurité de K.M. n’impliquait pas nécessairement que sa santé avait été exposée à un péril permanent. Je souscris d’ailleurs à l’avis de la juge Lang, qui a expliqué, dans sa dissidence :
[traduction] La « sécurité », dans son acception ordinaire, englobe tout risque de blessure, dont les ecchymoses et les lacérations au pénis relevées sur le corps de K.M. La « santé », en revanche, renvoie plus souvent à l’état général du corps, qui nous incite à dire de quelqu’un qu’il est «—en bonne santé » ou « en mauvaise santé ». En outre, le « péril permanent » pour la santé suppose un état d’une durée indéfinie. Le jury pouvait conclure qu’il existait une différence entre la « sécurité » de K.M. et l’exposition de sa santé à un péril permanent.
Compte tenu de la preuve, le jury pouvait conclure que des ecchymoses, même nombreuses, n’étaient pas de nature à exposer la santé de K.M. à un péril permanent — du moins sa santé physique — mais qu’il y en avait suffisamment pour indiquer que l’enfant avait été victime d’actes de violence tels que [J.F.] aurait dû penser que sa sécurité était menacée et qu’il a fait preuve d’une insouciance téméraire en ne prêtant pas attention à ce risque. [par. 26‑27]
[85] Compte tenu de la preuve soumise au procès concernant la chronologie des ecchymoses, le jury pouvait, à mon avis, à la fois conclure que la conduite de J.F. constituait un écart marqué et important par rapport à ce que ferait un parent raisonnable dans les circonstances et que le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable que J.F. était conscient d’un risque pour la santé ou la sécurité de K.M. ou n’avait pas prêté attention à ce risque, et conclure que le ministère public n’avait pas prouvé hors de tout doute raisonnable que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence avait mis la vie de K.M. en danger ou avait exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent. Il appartenait au jury de se prononcer sur la nature et l’importance des blessures et sur le moment auquel J.F. en avait pris conscience.
[86] Le juge a clairement indiqué au jury que la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable s’appliquait au type de préjudice qui est propre à l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence et qui constitue l’un des éléments essentiels de cette infraction :
[traduction] Si le ministère public ne vous a pas convaincus hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence a mis en danger la vie de [K.M.], ou a exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent, vous devez acquitter [J.F.] du deuxième chef. [d.a., p. 606]
Le juge a également expliqué au jury, au début de son exposé, qu’un [traduction] « doute raisonnable n’est pas un doute imaginaire ou frivole. Il ne doit pas être fondé sur la sympathie ou sur un préjugé. Il repose plutôt sur la raison et le bon sens. C’est un doute qui découle logiquement de la preuve ou de l’absence de preuve » (d.a., p. 525). La preuve relative à la chronologie des ecchymoses, la thèse de la défense et la différence entre les mots « sécurité » et « expose [. . .] à un péril permanent la santé » permettaient au jury d’éprouver un doute raisonnable à l’égard de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence tout en estimant que tous les éléments de la négligence criminelle avaient été prouvés hors de tout doute raisonnable.
[87] Le fait que le jury ait reçu des directives expresses lui expliquant que les deux chefs constituaient des infractions différentes qui nécessitaient, de ce fait, un examen séparé et qui devaient être distinguées me conforte dans cette conclusion :
[traduction] Le premier chef [négligence criminelle] et le deuxième chef [omission de fournir les choses nécessaires à l’existence] se rapportent à des infractions semblables. De fait, ces infractions requièrent une preuve analogue, et il est probable que vous allez les aborder de la même manière. Cependant, vous devez savoir qu’il s’agit d’infractions distinctes. En conséquence, vous devez les examiner séparément et rendre un verdict séparé pour chacune. Pour chaque infraction, vous devez appliquer le droit tel que je vous l’explique. [d.a., p. 535‑536]
Le ministère public allègue séparément, dans le premier chef et dans le deuxième chef, que [J.F.] est criminellement responsable de la mort de [K.M.]. [d.a., p. 537]
Pour l’examen de la preuve relative à chaque chef, vous devez tenir compte de toutes les circonstances telles que vous les tenez pour avérées. [d.a., p. 537]
À l’égard du premier chef vous pouvez rendre un verdict de « culpabilité » ou de « non‑culpabilité ». [. . .] [À] l’égard du deuxième chef, vous pouvez rendre un verdict de « culpabilité » ou de « non‑culpabilité ». [d.a., p. 620 et 630]
Le jury s’étant fait clairement expliqué que les infractions étaient distinctes et qu’il devait les examiner séparément et rendre un verdict séparé pour chacune, il est probable qu’il a suivi ces directives et qu’il a évalué de façon indépendante si le ministère public avait prouvé hors de tout doute raisonnable que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence avait mis la vie de K.M. en danger ou avait exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent.
[88] La question est de savoir si les verdicts peuvent s’appuyer sur une théorie de la preuve compatible avec les directives données par le juge du procès (Pittiman, par. 7). À mon avis, ils le peuvent. Peut‑être qu’un autre jury aurait conclu, au vu des faits, que les ecchymoses de K.M. étaient suffisamment importantes pour exposer la santé de K.M. à un péril permanent. Toutefois, la preuve permettait également au jury de conclure que cela n’avait pas été prouvé hors de tout doute raisonnable. Nous ne devons pas oublier que le « rôle de la Cour n’est pas de se substituer au jury mais de décider si le verdict est l’un de ceux qu’un jury qui a reçu les directives appropriées et qui agit d’une manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre » (Corbett c. La Reine, [1975] 2 R.C.S. 275, p. 282, cité dans R. c. François, [1994] 2 R.C.S. 827, p. 835).
[89] Le juge Fish et moi avons une opinion différente du lien entre l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence et celle de négligence criminelle.
[90] En toute déférence, je ne suis pas d’accord avec les commentaires formulés par mon collègue sur le degré de blâme attribuable à chaque infraction. Il peut être inhabituel qu’un jury puisse déclarer un accusé coupable d’une infraction punissable d’une peine plus sévère et l’acquitter d’une autre accusation assortie d’une peine plus légère. Toutefois, la culpabilité morale ne s’évalue pas dans l’abstrait. Un parent qui laisse son enfant souffrir de la faim peut être plus moralement blâmable que celui qui le met en danger en le laissant dans une voiture pour aller faire des courses. Quoi qu’il en soit, la culpabilité morale n’est pas déterminante lorsqu’il s’agit d’appliquer la règle interdisant les verdicts incompatibles.
[91] Mon collègue écrit : « . . . la question à laquelle le jury devait répondre pour déterminer si l’intimé était coupable d’homicide involontaire coupable à l’égard de l’un ou l’autre chef était essentiellement la même » (par. 4 (italiques omis)). Cette affirmation n’est compatible ni avec les éléments constitutifs des infractions sous‑jacentes distinctes ni avec les directives au jury. Vu la manière dont le juge a énuméré les éléments essentiels de chaque infraction dans ses directives, le jury n’a pas répondu à la même question relativement aux deux infractions. Cela vaut plus particulièrement en ce qui concerne le préjudice propre à l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Sans compter que le juge a expressément dit au jury qu’il devait « examiner séparément [chaque infraction] et rendre un verdict séparé pour chacune ».
[92] Mon collègue affirme en outre que, lorsqu’un accusé est déclaré coupable à la fois de négligence criminelle et d’une autre infraction moins grave, les tribunaux ordonnent invariablement une suspension des procédures à l’égard de cette dernière. Cet argument fait intervenir une question tout à fait différente de celle du caractère raisonnable d’un verdict, et il exige qu’il soit démontré que la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples s’applique ou que l’infraction d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, en cause ici, est une infraction moindre, incluse dans l’infraction de négligence criminelle. Cette démonstration n’a pas été faite en l’espèce.
[93] Il est vrai que J.F. a été accusé de deux chefs d’homicide involontaire coupable, mais cette infraction ne peut avoir été commise que dans la mesure où un acte illégal sous‑jacent a été accompli et a entraîné un décès. En l’espèce, chaque chef était fondé sur un acte illégal sous‑jacent différent. Il est très facile d’imaginer une cause où quelqu’un serait accusé de deux chefs d’homicide involontaire coupable, déclaré coupable de l’un d’eux et acquitté de l’autre, sans que les verdicts soient déraisonnables ou incompatibles. L’arrêt Kienapple c. La Reine, [1975] 1 R.C.S. 729, tel qu’il a été explicité dans R. c. Prince, [1986] 2 R.C.S. 480, établit qu’une déclaration de culpabilité ne doit pas être inscrite à l’égard de plus d’un chef s’il existe un lien factuel et juridique étroit entre les infractions, même si l’accusé est coupable des deux infractions hors de tout doute raisonnable. La règle énoncée dans Kienapple ne doit pas être appliquée de façon à ce qu’aucune déclaration de culpabilité ne soit inscrite.
[94] De plus, la règle énoncée dans Kienapple a une portée étroite. La jurisprudence a précisé qu’elle ne s’applique pas aux paires d’infractions suivantes : tentative de vol à main armée et usage d’une arme à feu lors de la perpétration d’un acte criminel (Krug c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 255), conduite avec facultés affaiblies causant des lésions corporelles et négligence criminelle causant des lésions corporelles (R. c. Andrew (1990), 57 C.C.C. (3d) 301 (C.A.C.‑B.)) et usage d’une arme à feu lors de la tentative de perpétration d’un acte criminel et voies de fait graves (R. c. Switzer (1987), 32 C.C.C. (3d) 303 (C.A. Alb.)). Dans ses motifs, le juge Fish étend implicitement la règle interdisant les déclarations de culpabilité multiples à une affaire où une seule déclaration de culpabilité a été prononcée et étend clairement la règle interdisant les verdicts incompatibles en demandant au tribunal qui contrôle la validité de verdicts différents rendus par un jury d’apprécier le degré relatif de blâme attribuable à chaque infraction.
[95] Même si je souscrivais à la conclusion que le verdict est déraisonnable, je ne serais pas d’accord en ce qui concerne la réparation. Mon collègue s’appuie sur le fait que le ministère public n’a pas interjeté appel de l’acquittement relativement à l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence (par. 23). Toutefois, un tel appel n’est pas nécessaire en l’espèce. Dans R. c. Provo, [1989] 2 R.C.S. 3, l’accusé était inculpé d’inceste et d’agression sexuelle. Le juge du procès a conclu que l’accusé était coupable des deux infractions hors de tout doute raisonnable, mais il l’a acquitté de l’infraction d’agression sexuelle en s’appuyant sur l’arrêt Kienapple. L’accusé a interjeté appel de sa déclaration de culpabilité et le ministère public n’a pas porté l’acquittement en appel. La Cour d’appel du Manitoba a conclu que l’accusé était coupable hors de tout doute raisonnable de l’infraction d’agression sexuelle, mais non de l’infraction d’inceste. Elle l’a déclaré coupable d’agression sexuelle, même si le ministère public n’avait pas porté l’acquittement en appel, et l’a acquitté d’inceste. Notre Cour a ensuite confirmé à l’unanimité la décision de la Cour d’appel en se fondant sur le par. 613(8) C. cr. (maintenant le par. 686(8)), qui confère à une cour d’appel le pouvoir de rendre toute ordonnance que la justice exige. Lorsque, comme dans l’affaire Provo, le ministère public n’interjette pas appel de l’acquittement, la cour d’appel — qui conclut à l’existence de failles dans la déclaration de culpabilité et dans l’exposé au jury qui a mené à un acquittement — ne devrait pas être privée de son pouvoir de rendre « en outre [. . .] toute ordonnance que la justice exige » (par. 686(8) C. cr.). En l’espèce, si j’avais jugé le verdict déraisonnable, la réparation appropriée aurait consisté à ordonner la tenue d’un nouveau procès relativement aux deux chefs.
[96] Je ne partage pas non plus l’avis du juge Fish que les distinctions entre les infractions sous‑jacentes étaient « sans grande pertinence compte tenu des faits » (par. 5). Toute la preuve présentée au procès au sujet de la chronologie des ecchymoses, qui a été résumée au complet par le juge du procès dans son exposé au jury, indique que ces différences étaient très pertinentes.
[97] Je ne suis pas non plus d’accord avec lui lorsqu’il affirme, au sujet des distinctions entre les deux infractions, que « le juge du procès [ne les a] pas expliquées expressément dans son exposé au jury » (par. 5) et qu’aucune de ces distinctions « n’a jamais été invoquée à quelque moment que ce soit, par l’une ou l’autre des parties, de toute la durée du procès » (par. 27 (italiques omis)). Au contraire, le juge a présenté en détail les éléments essentiels de chaque infraction. Concernant l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence, il a en outre expressément expliqué que le « ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable que l’omission de [J.F.] de fournir les choses nécessaires à l’existence qu’il était tenu de fournir dans les circonstances a mis en danger la vie de [K.M.] ou bien a exposé ou était de nature à exposer sa santé à un péril permanent. » Selon moi, cette directive ne pouvait qu’attirer l’attention du jury sur les différences entre les infractions et rien ne laisse croire que les jurés ne l’ont pas comprise. La seule explication au raisonnement de mon collègue est qu’il ne reconnaît pas que le juge n’a fait aucune distinction entre les deux infractions sous‑jacentes quant à la norme de conduite (écart marqué et important) et au risque (pour la santé ou la sécurité), et qu’il a signalé comme il se doit aux jurés un élément supplémentaire nécessaire à la preuve de l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence.
[98] Ce qu’il faut se demander, c’est si le verdict de culpabilité est déraisonnable. En l’espèce, comme je l’ai déjà mentionné, les directives concernant la norme de conduite et le risque pour la santé et la sécurité peuvent avoir placé la barre trop haut à l’égard du chef d’accusation fondé sur l’infraction sous‑jacente d’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence. Cependant, si les directives suscitaient un doute, toute erreur aurait profité à J.F. et ne saurait justifier l’inscription d’un acquittement quant à l’autre chef (R. c. Couture (1988), 27 Q.A.C. 205). Quoi qu’il en soit, les directives ne laissent place à aucun doute en ce qui concerne la déclaration de culpabilité quant au chef de négligence criminelle parce qu’elles correspondaient aux directives appropriées pour ce chef d’accusation.
[99] Enfin, conclure à l’incompatibilité des verdicts et prononcer l’acquittement à l’égard du chef de négligence criminelle, alors que le juge a indiqué au jury que l’omission de fournir les choses nécessaires à l’existence comportait un élément de plus que la négligence criminelle, serait faire fi du travail du jury relativement aux deux chefs d’accusation, mais principalement à celui de négligence criminelle, à l’égard duquel ni les instructions ni le verdict ne pouvaient faire l’objet de critique. Il n’a pas été démontré que le jury a mal compris la preuve ou qu’il avait une raison quelconque de mal la comprendre, ni qu’il « doit être parvenu à un quelconque compromis injustifiable ». Autrement dit, il n’a pas été démontré que le verdict était déraisonnable.
3. Conclusion
[100] J’ai expliqué comment, sur le fondement des directives données au jury, l’acquittement pour omission de fournir les choses nécessaires à l’existence peut s’expliquer. J’ai aussi examiné minutieusement les directives sur le chef de négligence criminelle et je n’y ai décelé aucune erreur. Il ne s’agit pas d’un cas où une personne a été déclarée coupable deux fois de la même infraction, d’un cas où une infraction est moindre et incluse ni d’un cas où les verdicts sont incompatibles. Mon collègue, le juge Fish, s’exprimant au nom des juges majoritaires, n’a pas expliqué pourquoi il serait nécessaire d’élargir la notion de verdicts incompatibles ou de lui appliquer une approche impressionniste. À une époque où les juges de première instance s’efforcent de donner au jury des directives inattaquables en appel, le juge Fish ne mentionne aucune règle de droit qui justifierait l’annulation d’un verdict de culpabilité rendu par un jury ayant reçu des directives appropriées.
[101] Je suis d’avis d’accueillir l’appel, de rejeter l’appel incident et de rétablir la déclaration de culpabilité.
Pourvoi rejeté et pourvoi incident accueilli, la juge Deschamps est dissidente.
Procureur de l’appelante/intimée au pourvoi incident : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimé/appelant au pourvoi incident : Brodsky & Company, Winnipeg.