COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Canada c. Craig, 2012 CSC 43
Date : 20120801
Dossier : 34144
Entre :
Sa Majesté la Reine
Appelante
et
John H. Craig
Intimé
Traduction française officielle
Coram : Les juges LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis
Motifs de jugement :
(par. 1 à 48)
Le juge Rothstein (avec l’accord des juges LeBel, Deschamps, Abella, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis)
Note : Ce document fera l’objet de retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada.
canada c. craig
Sa Majesté la Reine Appelante
c.
John H. Craig Intimé
Répertorié : Canada c. Craig
No du greffe : 34144.
2012 : 23 mars; 2012 : 1er août.
Présents : Les juges LeBel, Deschamps, Abella, Rothstein, Cromwell, Moldaver et Karakatsanis.
en appel de la cour d’appel fédérale
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel fédérale (les juges Evans, Dawson et Stratas), 2011 CAF 22, [2011] 2 R.C.F. 436, 414 N.R. 396, [2011] 3 C.T.C. 189, 2011 D.T.C. 5047, [2011] A.C.F. no 435 (QL), 2011 CarswellNat 1578, qui a confirmé une décision du juge Hershfield, 2009 CCI 617, [2010] 3 C.T.C. 2341, 2010 D.T.C. 1032, [2009] A.C.I. no 505 (QL), 2009 CarswellNat 5749. Pourvoi rejeté.
Simon Fothergill et Daniel Bourgeois, pour l’appelante.
Glenn Ernst et Sandon Shogilev, pour l’intimé.
Version française du jugement de la Cour rendu par
Le juge Rothstein —
I. Introduction
[1] La présente affaire porte sur les pertes agricoles. Lorsqu’un contribuable tire un revenu de l’agriculture, il est possible que l’art. 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.), limite le montant de la perte agricole qui peut être déduit de ses autres sources de revenu. Aux termes de l’al. 31(1)a), lorsque le revenu d’un contribuable ne provient principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source, les pertes agricoles déductibles se limitent à 8 750 $ par année.
[2] La principale question en l’espèce concerne l’interprétation de l’art. 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Il s’agit de déterminer dans quelles circonstances la combinaison de l’agriculture et d’une autre source de revenu constitue la « principale source de revenu » d’un contribuable et lui évite l’assujettissement à la limite des pertes agricoles déductibles établie à l’art. 31.
[3] Il se pose toutefois une question préliminaire, à savoir si la Cour d’appel fédérale pouvait écarter le précédent établi par notre Cour dans Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480.
II. Les faits
[4] L’exercice de la profession d’avocat était la principale source de revenu de M. John Craig et était voulu tel. Celui‑ci avait en outre des revenus de placements, et il avait réalisé des gains en exerçant des options d’achat d’actions. M. Craig exploitait aussi une entreprise d’achat, de vente, d’entraînement et d’entretien de chevaux de course.
[5] Bien que l’entreprise de chevaux de course ait connu de bonnes années, elle a subi des pertes de 222 642 $ en 2000 et de 205 655 $ en 2001. M. Craig a déduit ces pertes de ses autres revenus. Le ministre a établi un nouvel avis de cotisation limitant les pertes déductibles à 8 750 $ par année, en application de l’art. 31 de la Loi de l’impôt sur le revenu tel qu’il avait été interprété par le juge Dickson (plus tard Juge en chef) dans Moldowan c. La Reine, [1978] 1 R.C.S. 480, parce que, l’entreprise de chevaux de course étant secondaire, la combinaison de cette entreprise et de l’exercice du droit ne constituait pas la principale source de revenu du contribuable.
[6] En s’appuyant sur l’arrêt Gunn c. Canada, 2006 CAF 281, [2007] 3 R.C.F. 57, de la Cour d’appel fédérale, qui n’avait pas suivi l’arrêt Moldowan, le juge Hershfield de la Cour canadienne de l’impôt a conclu que la combinaison de l’entreprise de chevaux de course et l’exercice du droit constituait la principale source de revenu de M. Craig (2009 CCI 617, [2010] 3 C.T.C. 2341). La Cour d’appel fédérale a elle aussi donné raison au contribuable, jugeant qu’elle était tenue de suivre la décision qu’elle avait rendue dans Gunn (2011 CAF 22, [2011] 2 R.C.F. 436).
[7] Le ministre se pourvoit à présent devant notre Cour.
III. Les dispositions législatives en cause
[8] Voici le passage pertinent du par. 31(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu :
31. (1) Lorsque le revenu d’un contribuable, pour une année d’imposition, ne provient principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source, [. . .] ses pertes pour l’année, provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sont réputées être le total des montants suivants :
a) la moins élevée des sommes suivantes :
(i) l’excédent du total de ses pertes pour l’année, déterminées compte non tenu du présent article et avant toute déduction prévue aux articles 37 ou 37.1 et provenant de toutes les entreprises agricoles exploitées par lui, sur le total des revenus, ainsi déterminés, qu’il a tirés pour l’année de ces entreprises,
(ii) 2 500$ plus la moins élevée des sommes suivantes :
(A) 1/2 de l’excédent du montant visé au sous-alinéa (i) sur 2 500$ ;
(B) 6 250$ ;
b) [un montant additionnel non pertinent en l’espèce].
Aux termes de l’al. 31(1)a), la déduction maximale permise est de 8 750$, et elle a été accordée à M. Craig
[9] Le paragraphe 248(1) prévoit ce qui suit :
« agriculture » Sont compris dans l’agriculture [. . .] l’entretien de chevaux de course;
IV. L’arrêt Moldowan
[10] Comme dans la présente espèce, le contribuable en cause dans l’affaire Moldowan avait, en plus de ses autres sources de revenu, une entreprise agricole qui consistait à acheter, vendre et entretenir des chevaux de course. Il avait voulu déduire les pertes de l’entreprise agricole de ses autres revenus. Par application du par. 13(1) de la Loi (le présent par. 31(1)), le ministre avait limité à 5 000 $ (la limite alors prévue) les pertes pouvant être déduites de ses autres sources de revenu. Notre Cour a maintenu cette limite. Selon le juge Dickson [plus tard Juge en chef] le par. 13(1) envisageait trois catégories de contribuables agriculteurs :
(1) le contribuable qui peut raisonnablement s’attendre à tirer de l’agriculture la plus grande partie de son revenu ou à ce que ce soit le centre de son travail habituel. Ce contribuable, dont l’agriculture est le gagne‑pain, est exempté de la limite imposée par le par. 13(1) pour les années où il subit des pertes provenant de son exploitation agricole;
(2) le contribuable qui ne considère pas l’agriculture, ou l’agriculture et une source secondaire de revenu, comme son gagne‑pain mais pour qui l’exploitation d’une ferme est une entreprise secondaire. Ce contribuable a droit aux déductions prévues au par. 13(1) au titre des pertes provenant d’une exploitation agricole;
(3) le contribuable qui ne considère pas l’agriculture, ou l’agriculture et une source secondaire de revenu, comme son gagne‑pain et qui poursuit une activité agricole comme passe‑temps. Les pertes de ce contribuable provenant de son exploitation agricole qui ne constitue pas une entreprise, ne sont pas déductibles. [p. 487‑488]
Puisque son entreprise agricole était une source secondaire de revenu par rapport aux autres sources de revenu, M. Moldowan appartenait à la deuxième catégorie de contribuables et la déduction pour pertes agricoles était assujettie à la limite prévue.
V. L’arrêt Gunn
[11] L’arrêt Moldowan donne des précisions sur l’interprétation du par. 31(1). Toutefois, au cours des trois décennies qui ont suivi cet arrêt, la définition que le juge Dickson a formulée de la deuxième catégorie de contribuables — pour laquelle la déduction pour pertes agricoles est limitée à 8 750 $ ‑ a suscité des critiques de la part de la magistrature, du milieu doctrinal et de la profession juridique. (Voir, notamment, D. K. McNair, Taxation of Farmers and Fishermen (1980) p. 135; R. B. Thomas, « A Farm Loss with a Difference ‑ the Farmer is Successful! » (1993), 41 Rev. Fisc. Can. 513, p. 514‑515; Hover c. M.N.R., [1993] 1 C.T.C. 2585 (C.C.I.), par. 59‑64, le juge Bowman (plus tard Juge en chef de la CCI); Hadley c. La Reine, [1985] 1 C.T.C. 62 (C.F. 1re inst.); La Reine c. Graham (1985), 85 D.T.C. 5256 (C.A.F.), le juge Marceau, dissident; Morrissey c. Canada (C.A), [1989] 2 C.F. 418, le juge Mahoney; Poirier (in bankruptcy) c. Minister of National Revenue (1986), 2 F.T.R. 11, le juge en chef adjoint Jerome; Watt c. Canada, 2001 CAF 72, 273 N.R. 201, le juge Sexton.)
[12] Selon les critiques, cette définition de la deuxième catégorie de contribuables fait en sorte que, pour que la déductibilité des pertes agricoles ne soit pas limitée en application du par. 31(1), la principale source de revenu du contribuable doit être l’agriculture, comme pour la première catégorie. Autrement dit, l’arrêt Moldowan établit que si l’agriculture est une source secondaire de revenu par rapport aux autres sources du revenu du contribuable, la déduction sera limitée. Il s’ensuit nécessairement que, pour que la limite ne s’applique pas, l’agriculture doit être la principale source de revenu, tout comme pour les contribuables de la première catégorie établie dans Moldowan. Rien dans le texte ou le contexte du par. 31(1) ne permet d’inférer que, pour faire obstacle à la limitation de la déduction pour pertes agricoles, il faut que l’agriculture soit une source de revenu prédominante par rapport aux autres sources de revenu du contribuable et qu’elle ne peut être une source subsidiaire.
[13] En 2006, dans Gunn, la juge Sharlow a analysé en profondeur l’arrêt Moldowan et l’historique législatif du par. 31(1). Bien qu’elle ait adhéré dans l’ensemble au raisonnement du juge Dickson, elle n’a pas souscrit à la partie de son analyse qui est en cause en l’espèce et qui a suscité des critiques. Elle indique ce qui suit au par. 71 :
Selon l’approche du juge Dickson quant à la question de la combinaison, cette personne ne peut pas échapper à l’application de l’article 31, sauf s’il [sic] établit que son autre source de revenu est accessoire à l’agriculture. Mais, si elle peut établir cela, elle est probablement en mesure d’établir que l’agriculture est sa principale source de revenu.
[14] Selon la juge Sharlow, la règle jurisprudentielle formulée par le juge Dickson ne cadrait pas avec la méthode moderne d’interprétation de la Loi de l’impôt sur le revenu appliquée par notre Cour. Au par. 75, la juge a cité le passage suivant de l’arrêt Shell Canada Ltée c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, par. 43 :
La jurisprudence de notre Cour est constante : les tribunaux doivent par conséquent faire preuve de prudence lorsqu’il s’agit d’attribuer au législateur, à l’égard d’une disposition claire de la Loi, une intention non explicite [. . .]. En concluant à l’existence d’une intention non exprimée par le législateur sous couvert d’une interprétation fondée sur l’objet, l’on risque de rompre l’équilibre que le législateur a tenté d’établir dans la Loi.
[15] Concernant la question de la « combinaison », la juge Sharlow a souligné l’intelligibilité du sens grammatical ordinaire du mot qui, dans la langue courante, évoque une « addition » ou un « agrégat ». Après avoir ainsi interprété le mot « combinaison », elle a conclu comme suit au par. 83 :
À mon avis, la question de la combinaison doit être interprétée de manière à n’exiger qu’un examen de l’effet cumulatif du total du capital investi dans l’agriculture et dans une deuxième source de revenu, du total du revenu tiré de l’agriculture et d’une deuxième source de revenu, et du total du temps consacré à l’agriculture et à la seconde source de revenu, compte tenu du mode de vie ordinaire du contribuable, de son expérience de l’agriculture, enfin de ses intentions et de ses attentes.
Appliquant son interprétation du critère relatif à la combinaison, la juge Sharlow a conclu que la principale source de revenu de M. Gunn était constituée de la combinaison de l’agriculture et de l’exercice de sa profession juridique. Elle s’est exprimée en ces termes au par. 92 :
Pour les motifs donnés dans mon analyse ci‑dessus, j’aurais adopté une interprétation plus libérale de la question de la combinaison dont parle l’article 31, une interprétation qui commande d’agréger les divers facteurs économiques pertinents (capital, revenu et temps), et donc conclu que la principale source de revenu de M. Gunn est une combinaison de ses activités agricoles et juridiques.
[16] En l’espèce, le juge Hershfield de la C.C.I. a appliqué l’arrêt Gunn, accueilli l’appel de M. Craig et établi qu’il n’y avait pas lieu de limiter la déductibilité des pertes agricoles sous le régime du par. 31(1). La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel du ministre.
VI. Les questions en litige
[17] La principale question en litige en l’espèce est de savoir si notre Cour devrait écarter l’arrêt Moldowan. Avant d’examiner cette question cependant, il est nécessaire d’aborder une question préliminaire soulevée par le représentant du ministère public.
VII. Analyse
A. Fallait‑il que la Cour canadienne de l’impôt et la Cour d’appel fédérale suivent l’arrêt Moldowan ou qu’elles suivent l’arrêt Gunn?
[18] Il ne fait aucun doute que l’interprétation du par. 13(1) faite par le juge Dickson dans Moldowan est un précédent ayant force obligatoire pour la Cour d’appel fédérale et la Cour canadienne de l’impôt. Bien que dans Gunn la Cour d’appel fédérale ait souscrit dans une large mesure aux motifs du juge Dickson dans l’arrêt Moldowan, précédent qui la liait, elle s’en est écartée sur la question capitale de savoir si des activités agricoles constituant une source de revenu secondaire permettent d’échapper à la limitation de la déductibilité des pertes opérée par le par. 31(1).
[19] D’ailleurs, l’arrêt Gunn a notamment eu comme conséquence de poser à la Cour canadienne de l’impôt et à la Cour d’appel fédérale elle‑même l’épineux problème d’avoir à choisir entre deux précédents contradictoires. On peut voir à l’œuvre, dans les décisions postérieures à Gunn, l’incertitude que l’application du précédent vise à éviter; la Cour canadienne de l’impôt a reconnu que l’arrêt Moldowan fait autorité, mais s’est sentie tenue de suivre Gunn : Stackhouse c. La Reine, 2007 CCI 146, [2007] 3 C.T.C. 2402, Falkener c. R., 2007 CCI 514, [2008] 2 C.T.C. 2231, Loyens c. La Reine, 2008 CCI 486, [2009] 1 C.T.C. 2547, Johnson c. La Reine, 2009 CCI 383, 2009 D.T.C. 1245, Scharfe c. La Reine, 2010 CCI 39, 2010 D.T.C. 1078, et Turbide c. La Reine, 2011 CCI 371, 2011 D.T.C. 1270. Et, bien sûr, la Cour d’appel fédéral a suivi Gunn dans la présente affaire.
[20] C’est peut-être en raison des nombreuses critiques suscitées par l’arrêt Moldowan que l’arrêt Gunn s’en est écarté. Du reste, le juge Dickson lui‑même a reconnu que la disposition en cause était « un paragraphe difficile, mal formulé et très controversé » (p. 482). En outre, cette disposition n’a pas été soumise à l’examen de notre Cour pendant les trois décennies qui ont suivi Moldowan.
[21] Mais peu importe l’explication fournie, la cour d’appel en l’espèce se devait d’exposer dans ses motifs ce qu’elle considérait problématique dans Moldowan, comme elle l’avait fait dans Gunn, au lieu de l’écarter.
[22] Sur le fondement de son arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 D.L.R. (4th) 149, dans lequel elle a confirmé la règle portant qu’elle est normalement liée par ses propres décisions, la Cour d’appel fédérale a suivi Gunn et non Moldowan. La question de savoir si la Cour d’appel fédérale devait appliquer l’arrêt Miller et suivre Gunn ne se posait tout simplement pas, compte tenu du précédent établi par la Cour suprême dans Moldowan.
[23] La décision de la Cour d’appel fédérale d’écarter l’arrêt Moldowan ne touche toutefois en rien le bien‑fondé du pourvoi ni la question principale de savoir si l’arrêt Moldowan doit effectivement être écarté.
B. Notre Cour devrait‑elle écarter l’arrêt Moldowan?
[24] Notre Cour a récemment examiné, dans Ontario (Procureur général) c. Fraser, 2011 CSC 20, [2011] 2 R.C.S. 3, si elle devait écarter l’une de ses propres décisions. Au paragraphe 56, la juge en chef McLachlin et le juge LeBel soulignent, dans leurs motifs conjoints pour la majorité, qu’il ne convient pas d’écarter un précédent à la légère. C’est particulièrement vrai lorsque le précédent exprime l’avis réfléchi de majorités claires (par. 57).
[25] Il est malgré tout arrivé à plusieurs reprises que la Cour écarte ses propres décisions. (Voir R. c. Chaulk, [1990] 3 R.C.S. 1303, p. 1353, juge en chef Lamer pour la majorité; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740; R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683.) Il lui faut toutefois être convaincue, pour des raisons impérieuses, que la décision est erronée et qu’elle devrait être écartée. (Voir R. c. Salituro, [1991] 3 R.C.S. 654, p. 665; Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien c. Ranville, [1982] 2 R.C.S. 518, p. 527; Hamstra (Tuteur à l’instance de) c. British Columbia Rugby Union, [1997] 1 R.C.S. 1092, par. 18‑19; R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, par. 44.)
[26] La prudence est de mise lorsqu’il s’agit de décider de rompre avec une décision antérieure. Dans Queensland c. Commonwealth (1977), 139 C.L.R. 585 (H.C.A.), p. 599, le juge Gibbs a articulé de façon concise l’approche qui s’impose:
[traduction] Nul juge ne peut ignorer les décisions et le raisonnement de ses prédécesseurs et arriver à ses propres conclusions comme si la jurisprudence n’existait pas, ou qu’une décision cessait d’être opposable dès l’ajournement d’une session. Contrairement au législateur, le juge ne peut entreprendre une réforme qui réduit à néant les décisions antérieures et les principes établis précédemment. Ce n’est qu’après avoir examiné la décision antérieure de la cour le plus attentivement et le plus respectueusement possible, et après avoir dûment considéré toutes les circonstances, que le juge peut faire primer sa propre opinion sur elle.
[27] Lorsque la Cour suprême examine s’il y a lieu d’écarter l’une de ses propres décisions, ce n’est pas la convention verticale du précédent qui est en jeu. La Cour cherche plutôt alors à mettre en balance deux valeurs importantes, celles de la justesse et de la certitude. Elle doit déterminer s’il faut privilégier la certitude et maintenir un précédent erroné ou s’il faut rectifier l’erreur. Et, parce que cela suppose l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, une multitude de critères ont été établis par les tribunaux ou proposés par les auteurs pour la résolution de cette alternative. (Voir R. c. Bernard, [1988] 2 R.C.S. 833, p. 850‑861, Chaulk, p. 1353, Henry, par. 45‑46.)
[28] J’estime que les facteurs applicables en l’espèce justifient d’écarter l’arrêt Moldowan. Premièrement, Moldowan a essentiellement eu pour effet d’exclure du paragraphe 31(1) le critère de la combinaison. Puisqu’il a établi que les contribuables de la deuxième catégorie sont assujettis à la limitation de la déductibilité des pertes agricoles lorsque l’agriculture est une entreprise ou une source de revenu secondaire, il faut nécessairement inférer que l’agriculture doit être la principale source de revenu du contribuable. La disposition législative prévoit pourtant deux exceptions distinctes à la limitation de la déduction pour pertes agricoles. L’une s’applique lorsque l’agriculture est la principale source de revenu du contribuable, et l’autre, lorsque l’agriculture, en combinaison avec une autre source de revenu, forme la principale source de revenu. En exigeant que la seconde exception ne s’applique que lorsque l’autre source de revenu est secondaire par rapport à l’agriculture, Moldowan l’a amalgamée à la première. Or, la disposition, telle qu’elle est formulée, crée deux exceptions distinctes à la limitation de la déductibilité des pertes agricoles, et il faut donner un sens à chacune d’elles.
[29] Deuxièmement, d’importantes critiques, notamment judiciaires et doctrinales, ont été formulées au sujet de l’arrêt Moldowan depuis qu’il a été rendu en 1977. Il convient que notre Cour prenne en considération les problèmes relevés en rapport avec l’interprétation du par. 31(1) formulée dans cet arrêt.
[30] Troisièmement, depuis Moldowan, notre Cour a affirmé plus d’une fois qu’il fallait éviter de conclure à l’existence d’une intention non exprimée par le législateur sous couvert d’une interprétation téléologique (Shell, par. 43). Certes, le par. 31(1) est difficile, mal formulé et très controversé, comme le juge Dickson l’a reconnu. Mais l’article établit clairement l’existence de deux exceptions distinctes à la déductibilité limitée des pertes agricoles. Une règle jurisprudentielle excluant du par. 31(1) l’une des exceptions n’est pas conforme au libellé employé par le législateur.
[31] Pour ces motifs, j’estime respectueusement que la démarche relative à la question de la combinaison suivie dans l’arrêt Moldowan est incorrecte et qu’il convient que notre Cour réexamine l’interprétation de l’art. 31.
C. L’interprétation du par. 31(1)
[32] J’ai expliqué pourquoi je pense que l’interprétation du par. 31(1) faite dans Moldowan ne peut être maintenue. Il faut donc à présent que la Cour la reprenne du début.
[33] Bien que l’interprétation établie dans l’arrêt Moldowan doive être écartée, il faut garder à l’esprit que la formulation d’un nouveau critère relatif à la combinaison ne doit pas faire en sorte qu’il soit impossible d’appliquer le par. 31(1). Le juge en chef Dickson avait conscience que la simple addition de deux sources de revenus produirait un tel résultat. Il a expliqué ce qui suit dans l’arrêt Moldowan à la p. 487 :
Il est clair que le mot «combinaison» utilisé à l’art. 13 ne vise pas la simple addition des deux sources de revenu d’un contribuable. En ce cas en effet, un contribuable pourrait combiner les pertes provenant de son exploitation agricole et sa plus importante source de revenu, constituant de ce fait sa principale source. Je ne pense pas que ce soit la bonne interprétation du par. 13(1). En réalité, cela signifierait que la limite prévue à cet article ne serait jamais applicable et que, dans chaque cas, le contribuable pourrait déduire l’intégralité des pertes provenant de son exploitation agricole.
[34] En 1974, avant même que l’arrêt Moldowan soit rendu, l’avocat fiscaliste Brian Felesky s’était attaqué à la question précise qui se pose en l’espèce, et avait résumé les tentatives d’interprétation jurisprudentielle du par. 31(1) qui s’étaient succédées (Report of the Proceedings of the Twenty‑Sixth Tax Conference (1974), p. 625). Il a conclu que les tribunaux devaient, pour l’interprétation du par. 31(1), recourir à un cadre d’analyse s’apparentant à un [traduction] « critère de l’activité professionnelle ». Suivant un tel critère, le capital, le temps et les efforts qu’un contribuable a consacrés à une source de revenu ainsi que l’intérêt et l’importance générale qu’il y a attachés seraient indicatifs d’une source principale de revenu. Comme il l’a expliqué, la Loi de l’impôt sur le revenu établit qu’une « source de revenu » est un bien, une entreprise ou un emploi, mais la « principale source » s’entend du bien, de l’entreprise ou de l’emploi dont le contribuable s’attend raisonnablement à tirer la plus grande partie de son revenu.
[35] Le juge Dickson a tenu un raisonnement assez semblable dans Moldowan, prenant en compte les facteurs que sont le temps que le contribuable a consacré, les capitaux qu’il a engagés et la rentabilité future. Il a indiqué ce qui suit à la p. 486 :
Ce qui distingue la principale «source» de revenu du contribuable, c’est l’expectative raisonnable de revenu en provenance des diverses sources, ainsi que ses habitudes et sa façon coutumière de travailler. On peut analyser ces éléments, notamment à l’égard de chaque source de revenu, en examinant le temps consacré à celle‑ci, les capitaux engagés et la rentabilité présente et future.
[36] Dans Gunn, la juge Sharlow, qui avait elle aussi exercé en droit fiscal avant d’accéder à la magistrature, a tenu le même raisonnement général que M. Felesky, mais sans lui donner le nom de « critère de l’activité professionnelle ». Tel qu’indiqué précédemment, elle explique, au par. 83 :
À mon avis, la question de la combinaison doit être interprétée de manière à n’exiger qu’un examen de l’effet cumulatif du total du capital investi dans l’agriculture et dans une deuxième source de revenu, du total du revenu tiré de l’agriculture et d’une deuxième source de revenu, et du total du temps consacré à l’agriculture et à la seconde source de revenu, compte tenu du mode de vie ordinaire du contribuable, de son expérience de l’agriculture, enfin de ses intentions et de ses attentes. On évitera ainsi d’appliquer le critère jurisprudentiel selon lequel l’agriculture doit être l’élément prédominant de la combinaison de l’agriculture et de la seconde source de revenu, un critère qui à mon avis a été mis à mal par la jurisprudence ultérieure. Il y aurait une réponse positive à la question de la combinaison si, par exemple, le contribuable a investi une somme appréciable dans une entreprise agricole, s’il consacre la quasi‑totalité de son temps de travail à la fois à l’agriculture et à l’autre activité principale lucrative, et si ses activités quotidiennes combinent l’agriculture et l’autre activité lucrative, le temps consacré à chacune étant important.
[37] Toutes sources doctrinales et jurisprudentielles étayent l’idée que le par. 31(1) n’envisage pas simplement l’addition de deux sources de revenu mais exige un examen plus étendu du capital, du temps, des efforts que le contribuable a consacré à ses sources de revenu ainsi que de l’intérêt et de l’importance qu’il y attache. Le respect du critère de la combinaison n’exige pas que les deux sources de revenu soient reliées entre elles.
[38] Avant d’aller plus loin, cependant, deux observations s’imposent. Premièrement, la disposition doit s’interpréter en fonction de son texte, de son contexte et de son objet (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, par. 55). L’interprétation téléologique ne saurait toutefois justifier de conclure à l’existence d’intentions législatives non exprimées. (Voir Shell, par. 43.) Deuxièmement, la question de savoir si la combinaison de l’agriculture et d’une autre source de revenu constitue la principale source de revenu d’un contribuable est tranchée en fonction des faits.
[39] Rien dans le libellé ou le contexte du par. 31(1) ne permet selon moi d’affirmer que, pour que la déductibilité des pertes agricoles ne soit pas limitée, il faut que, dans la combinaison avec une autre source de revenu, l’agriculture prédomine. Il n’est pas non plus possible de restreindre l’application du par. 31(1) aux contribuables pour qui l’agriculture n’est qu’un « passe‑temps » ou un « loisir », parce que, pour qu’une perte agricole soit déductible, il faut d’abord que l’agriculture soit une source de revenu. Or, du point de vue fiscal, elle n’est pas une source de revenu si les activités agricoles du contribuable ne sont pas commerciales, ne génèrent pas de profit ou ne visent pas la réalisation d’un profit, de sorte qu’il ne peut y avoir perte agricole, limitée ou non (Stewart c. Canada, 2002 CSC 46, [2002] 2 R.C.S. 645, par. 51‑54).
[40] La disposition concerne les pertes d’entreprises agricoles. Leur déductibilité n’est pas limitée lorsque l’agriculture est la principale source de revenu du contribuable; cela suppose que celui‑ci y consacre des capitaux substantiels et beaucoup de temps, car il est difficile, autrement, de considérer une telle entreprise comme une source principale de revenu.
[41] Je ne crois pas que le critère de la combinaison modifie cette définition de l’activité agricole. On voit encore dans la disposition que le contribuable doit consacrer beaucoup de temps et de ressources à l’entreprise agricole, même s’il doit également consacrer un temps appréciable et, peut‑être, des ressources substantielles à une autre entreprise ou un emploi. Dès lors que le contribuable consacre beaucoup de temps et de ressources à l’entreprise agricole, le fait qu’une autre source de revenu soit plus lucrative ne signifie pas, il me semble, que le revenu du contribuable ne provient pas principalement d’une telle combinaison
[42] Cette conception de la combinaison exposée par M. Felesky et par les juges Dickson et Sharlow est logique. Elle est fondée sur le texte du par. 31(1), qui ne limite les pertes d’un contribuable « provenant de toutes les entreprises agricoles » que lorsque son revenu pour une année d’imposition ne provient principalement ni de l’agriculture ni d’une combinaison de l’agriculture et de quelque autre source. Relativement à la combinaison, la disposition n’a pu l’envisager comme la simple addition de revenus provenant de deux sources, de sorte que d’autres facteurs que les deux sources doivent aussi entrer en ligne de compte. Ceux qu’a énumérés la juge Sharlow, à savoir le capital investi dans l’agriculture et dans la deuxième source de revenu, le revenu tiré de chacune de ces sources de revenu, le temps consacré aux deux sources de revenu et le mode de vie ordinaire du contribuable, son expérience de l’agriculture et ses intentions et attentes, sont tous des facteurs que l’on retrouve lorsqu’un contribuable exploite une entreprise agricole en ayant une autre source de revenu. Si ces facteurs tendent à démontrer que le contribuable accorde une importance considérable tant à son entreprise agricole qu’aux sources de revenu non agricoles, il n’y a pas de raison de considérer qu’une telle combinaison ne constitue pas une source principale de revenu permettant d’échapper à la déductibilité limitée des pertes agricoles prévue au par. 31(1). Il s’agit d’une appréciation factuelle relevant du juge de première instance.
[43] Cette interprétation est conforme à l’économie générale de la Loi de l’impôt sur le revenu suivant laquelle, sous réserve de certaines exceptions précises, le contribuable peut déduire les pertes afférentes à une entreprise ou à une source de revenu des profits tirés d’une autre entreprise ou source de revenu (Gunn, par. 20, renvoyant à Canderel Ltée c. Canada, [1998] 1 R.C.S. 147, par. 53). En cas de pertes agricoles, la seule restriction est que le revenu du contribuable provienne principalement de la combinaison. Cela ne veut pas dire que l’une ou l’autre source de revenu doive prédominer, mais cela suppose qu’elles doivent constituer des activités importantes du contribuable.
VIII. Application
[44] Pour que l’art. 31 s’applique et pour qu’une perte agricole soit déductible, il faut d’abord que l’agriculture soit une source de revenu. En première instance, le ministère public a reconnu que, compte tenu du critère formulé dans Stewart, l’exploitation de chevaux de course constituait une entreprise et non une activité personnelle. Le juge n’avait donc pas à effectuer l’analyse des faits requise par Stewart pour déterminer si cette exploitation constituait une source de revenu, et il a reconnu qu’elle constituait une entreprise et non pas une activité personnelle (par. 41‑42). Je ne vois nulle raison de modifier cette conclusion.
[45] Puisque les activités relatives aux courses de chevaux constituaient une source de revenu, il reste à déterminer s’il y a lieu d’appliquer le par. 31(1) et de limiter la déductibilité des pertes agricoles. Les facteurs à prendre en compte dans l’analyse contextuelle de la question de la combinaison sont le capital investi dans l’entreprise agricole et dans la deuxième source de revenu, le revenu tiré de chacune des deux sources, le temps consacré aux deux sources de revenu et le mode de vie ordinaire du contribuable, son expérience de l’agriculture et ses intentions et attentes. La démarche doit rester souple et reconnaître que certains facteurs peuvent ne pas être importants. L’examen de l’ensemble de ces facteurs permettra au juge de déterminer si le contribuable accorde une importance significative à l’entreprise agricole et à l’autre activité lucrative; si c’est le cas, son revenu proviendra principalement de la combinaison de ces activités de sorte que la déductibilité des pertes agricoles ne sera pas limitée en application du par. 31(1).
[46] Le juge Hershfield de la C.C.I. a conclu que les facteurs pertinents autres que celui de la rentabilité établie indiquaient clairement que l’entreprise agricole de M. Craig était plus qu’une entreprise secondaire (par. 76). Même si la principale source de revenu de M. Craig provenait de l’exercice du droit et que le nombre d’heures total qu’il y consacrait était supérieur au temps consacré à son entreprise agricole, il investissait des capitaux importants dans cette entreprise et une grande partie de son travail quotidien y passait (par. 76). Le juge Hershfield a conclu que l’entreprise de course de chevaux était une préoccupation majeure sur le plan des affaires; M. Craig passait ses matinées, soirées et fins de semaine à chercher à en accroître la rentabilité future. L’entreprise n’était pas qu’un exutoire à son mode de vie normal, ni un divertissement ou un sport (par. 76). En outre, l’intérêt que portait M. Craig à son entreprise agricole ne se limitait pas à l’écurie et aux pistes de course. Le juge Hershfield a pris en compte le fait que M. Craig était un membre actif du monde des courses de chevaux standardbred et y apportait sa contribution (par. 77). Il cherchait à améliorer l’intégrité de ces courses afin d’accroître la rentabilité future de ses activités. Sa connaissance des compétitions importantes pour la rentabilité était suffisante pour lui permettre de devenir président de la commission d’appel de l’industrie (par. 77). Pour ces motifs, le juge Hershfield a estimé que les activités liées aux courses de chevaux constituaient, en fonction du critère de la combinaison prévu au par. 31(1), une source principale de revenu du contribuable.
[47] Après examen des facteurs pertinents, le juge Hershfield de la C.C.I. a conclu que le revenu de M. Craig provenait principalement de la combinaison de l’agriculture et de sa profession juridique et que la limitation de la déductibilité des pertes agricoles opérée par le par. 31(1) ne s’appliquait pas compte tenu des faits. Rien ne justifie que notre Cour modifie la conclusion factuelle tirée par le juge Hershfield ni sa conclusion que la disposition limitant les pertes agricoles déductibles n’était pas applicable.
IX. Conclusion
[48] Je suis d’avis de rejeter le pourvoi avec dépens.
Pourvoi rejeté avec dépens.
Procureur de l’appelante : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intimé : Goodmans, Toronto.