COUR SUPRÊME DU CANADA
Référence : Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815
Date : 20100617
Dossier : 32172
Entre :
Ministère de la Sûreté et de la Sécurité publique (auparavant
Solliciteur général) et procureur général de l’Ontario
Appelants
et
Criminal Lawyers’ Association
Intimée
‑ et ‑
Procureur général du Canada, procureur général du Québec,
procureur général de la Nouvelle‑Écosse, procureur général
du Nouveau‑Brunswick, procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie‑Britannique, procureur
général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, Tom Mitchinson,
Commissaire adjoint, Bureau du commissaire à l’information
et à la protection de la vie privée de l’Ontario, Association du
Barreau canadien, Commissaire à l’information du Canada,
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada,
Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media
Lawyers’ Association, Association canadienne des journalistes
et Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique
Intervenants
Traduction française officielle
Coram : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein
Motifs de jugement :
(par. 1 à 76)
La juge en chef McLachlin et la juge Abella (avec l’accord des juges Binnie, LeBel, Fish, Charron et Rothstein)
______________________________
Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association, 2010 CSC 23, [2010] 1 R.C.S. 815
Ministère de la Sûreté et de la Sécurité publique (auparavant
Solliciteur général) et procureur général de l’Ontario Appelants
c.
Criminal Lawyers’ Association Intimée
et
Procureur général du Canada, procureur général du Québec,
procureur général de la Nouvelle‑Écosse, procureur général
du Nouveau‑Brunswick, procureur général du Manitoba,
procureur général de la Colombie‑Britannique, procureur
général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, Tom Mitchinson,
Commissaire adjoint, Bureau du commissaire à l’information
et à la protection de la vie privée de l’Ontario, Association du
Barreau canadien, Commissaire à l’information du Canada,
Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada,
Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian
Media Lawyers’ Association, Association canadienne des
journalistes et Association des libertés civiles de la
Colombie‑Britannique Intervenants
Répertorié : Ontario (Sûreté et Sécurité publique) c. Criminal Lawyers’ Association
No du greffe : 32172.
2008 : 11 décembre; 2010 : 17 juin.
Présents : La juge en chef McLachlin et les juges Binnie, LeBel, Fish, Abella, Charron et Rothstein.
en appel de la cour d’appel de l’ontario
POURVOI contre un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario (les juges Juriansz, MacFarland et LaForme), 2007 ONCA 392, 86 O.R. (3d) 259, 224 O.A.C. 236, 280 D.L.R. (4th) 193, 60 Admin. L.R. (4th) 279, 220 C.C.C. (3d) 343, 58 C.P.R. (4th) 298, 156 C.R.R. (2d) 1, [2007] O.J. No. 2038 (QL); 2007 CarswellOnt 3218, qui a infirmé une décision des juges Blair, Gravely et Epstein (2004), 70 O.R. (3d) 332, 237 D.L.R. (4th) 525, 184 O.A.C. 223, 13 Admin. L.R. (4th) 26, 30 C.P.R. (4th) 267, 116 C.R.R. (2d) 323, [2004] O.J. No. 1214 (QL), 2004 CarswellOnt 1172. Pourvoi accueilli.
Daniel Guttman, Sophie Nunnelley et Don Fawcett, pour les appelants.
David Stratas, Brad Elberg, Trevor Guy et Ryan Teschner, pour l’intimée.
Christopher Rupar et Jeffrey G. Johnston, pour l’intervenant le procureur général du Canada.
Dominique A. Jobin, pour l’intervenant le procureur général du Québec.
Argumentation écrite seulement par Edward A. Gores, c.r., pour l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse.
Gaétan Migneault, pour l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick.
Nathaniel Carnegie et Deborah Carlson, pour l’intervenant le procureur général du Manitoba.
Allan Seckel, c.r., et Deanna Billo, pour l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique.
Barbara Barrowman, pour l’intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador.
William S. Challis, Stephen McCammon et Allison Knight, pour l’intervenant Tom Mitchinson, Commissaire adjoint, Bureau du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario.
Mahmud Jamal et Karim Renno, pour l’intervenante l’Association du Barreau canadien.
Marlys Edwardh, Daniel Brunet et Jessica Orkin, pour l’intervenant le Commissaire à l’information du Canada.
Guy J. Pratte et Nadia Effendi, pour l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada.
Paul B. Schabas et Ryder Gilliland, pour les intervenantes l’Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers’ Association et l’Association canadienne des journalistes.
Catherine Beagan Flood et Iris Fischer, pour l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique.
Version française du jugement de la Cour rendu par
La Juge en chef et la juge Abella —
1. Aperçu
[1]L’accès à l’information détenue par les institutions publiques peut accroître la transparence du gouvernement, aider le public à se former une opinion éclairée et favoriser une société ouverte et démocratique. Certains renseignements détenus par ces institutions doivent toutefois être protégés pour empêcher une atteinte à ces mêmes principes et promouvoir une bonne gouvernance.
[2]La loi ontarienne en matière d’accès à l’information, la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée, L.R.O. 1990, ch. F.31 (« LAIPVP » ou la « Loi »), protège à la fois l’ouverture et la confidentialité. Le rapport entre ces valeurs, pour l’application de ce régime législatif, est au cœur du présent pourvoi qui porte sur l’équilibre établi par le législateur ontarien en prévoyant pour certaines catégories de documents des exceptions à la divulgation.
[3]La Loi soustrait diverses catégories de documents à la divulgation. La présente affaire traite de documents qui peuvent être divulgués par suite de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire ministériel. Plus particulièrement, la présente affaire concerne des documents dressés au cours d’une enquête visant l’exécution de la loi (art. 14) et des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat (art. 19). L’article 23 de la LAIPVP prévoit que certains documents compris dans la catégorie de ceux assujettis à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire par le ministre peuvent faire l’objet d’un examen supplémentaire visant à déterminer si la nécessité manifeste de les divulguer dans l’intérêt public l’emporte sans conteste sur la fin visée par l’exception. La Loi n’exige la tenue d’un tel examen additionnel de l’intérêt public ni pour les documents protégés par le secret professionnel de l’avocat et ni pour ceux relatifs à l’exécution de la loi.
[4]La Criminal Lawyers’ Association (« CLA ») représente les intérêts des avocats de la défense de l’Ontario. Elle demande l’accès à deux documents où figurent des avis juridiques et à un rapport de 318 pages sur des allégations d’inconduite de la police, des documents détenus par le ministère public et qui concernent une cause pour meurtre qui a donné lieu à des expressions de préoccupation judiciaire. Le ministre a refusé de divulguer tant le rapport que les documents qui y étaient liés, énonçant que les exceptions prévues à la Loi relativement au secret professionnel de l’avocat et à l’exécution de la loi visaient tous les documents. En procédant au réexamen, et ce, sans s’être penché sur l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire, le commissaire adjoint à l’accès à l’information et à la protection de la vie privée a jugé que les documents en question étaient soustraits à la divulgation en vertu de plusieurs dispositions de la Loi, dont l’al. 14(2)a) et l’art. 19. Il a signalé que ces deux dispositions n’étaient pas assujetties à l’art. 23 et, par conséquent, il n’a pas examiné s’il existait, en l’espèce, un intérêt public qui l’emportait sans conteste dans le contexte de l’application des art. 14 et 19.
[5]L’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit la liberté d’expression, mais il ne garantit pas l’accès à tous les documents détenus par le gouvernement. En effet, l’accès à ces documents n’est protégé, sur le plan constitutionnel, que lorsqu’il est démontré qu’il s’agit d’une condition qui doit nécessairement être réalisée pour qu’il soit possible de s’exprimer de manière significative, qu’il n’empiète pas sur des privilèges protégés, et qu’il est compatible avec la fonction de l’institution en cause.
[6]Selon la CLA, le fait que l’art. 23 ne prévoit pas de réexamen au regard de l’intérêt public relativement aux documents visés par le secret professionnel de l’avocat ou à ceux relatifs à l’exécution de la loi porte atteinte à la liberté d’expression protégée par l’al. 2b) de la Charte. Pour les motifs qui suivent, nous concluons à l’absence d’une telle atteinte.
[7]Cela étant dit, il n’est pas clair, selon les renseignements dont nous disposons, que lorsqu’il a appliqué la Loi le commissaire adjoint a pris en considération toute la portée du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 14, soit la disposition relative à l’application de la loi. Nous renvoyons donc cette question au commissaire pour réexamen afin qu’il détermine si certains passages du rapport ou sa totalité devraient être divulgués.
2. Contexte
[8]La présente affaire découle du meurtre de Domenic Racco en 1983, à l’égard duquel quatre hommes (Anthony Musitano, Domenic Musitano, Guiseppe Avignone et William Rankin) ont été initialement accusés. En 1985, ces hommes ont plaidé coupables à des accusations moindres. En 1990, il a été allégué que deux autres individus, Graham Rodney Court et Peter Dennis Monaghan, avaient été engagés pour tuer M. Racco. Après avoir subi un procès devant jury, M. Court et M. Monaghan ont été déclarés coupables en 1991.
[9]En 1995, la Cour d’appel de l’Ontario a ordonné la tenue d’un nouveau procès pour M. Monaghan compte tenu, entre autres, de l’existence de nouveaux éléments de preuve (R. c. Court (1995), 23 O.R. (3d) 321). Ceux‑ci avaient été perdus avant le procès, mais ce n’est que deux ans et demi après ce procès que la police a révélé cette perte à la défense. La tenue d’un nouveau procès a également été ordonnée, tant pour M. Monaghan que pour M. Court, en raison de directives inadéquates données au jury lors du procès.
[10] En 1997, les deux hommes ont demandé l’arrêt des procédures pour cause d’atteinte aux droits que leur garantit la Charte. Le juge Glithero a conclu que les droits que leur garantissent l’art. 7 et les al. 11b) et d) de la Charte avaient été violés à un point tel que l’instance devait être arrêtée. Voici comment il s’est exprimé :
[traduction] . . . j’ai relevé plusieurs situations où les représentants de l’État ont agi de manière abusive, notamment en dissimulant délibérément certains renseignements, en modifiant délibérément des renseignements utiles, en manquant par négligence à l’obligation de conserver des éléments de preuve originaux, en effectuant des contre‑interrogatoires inappropriés et en donnant un exposé incorrect au jury durant le premier procès. Le préjudice découlant de ces situations est réalisé. La tenue d’un nouveau procès permettrait de corriger les contre‑interrogatoires et exposés inappropriés et ne perpétuerait donc pas le préjudice découlant de ces situations. Par contre, les conséquences ou le préjudice découlant du comportement abusif lié à la non‑divulgation systématique, à la modification délibérée de documents visant à soustraire des renseignements utiles à la connaissance de la défense et la perte non expliquée d’autant d’éléments de preuve originaux, ou le manquement à l’obligation de les conserver seraient perpétués dans un procès futur puisque la défense ne peut être remise dans la situation qui aurait été la sienne initialement et qu’elle avait le droit, selon moi, de conserver tout au long du procès. Ces éléments de preuve ont disparu, soit dans leur totalité soit dans une telle mesure que leur utilité est sérieusement réduite, et le préjudice découlant de cet abus n’a pu que s’aggraver avec l’écoulement du temps entre le procès de 1991 et la divulgation tardive de cette information en 1996. [Nous soulignons.]
(R. c. Court (1997), 36 O.R. (3d) 263 (Div. gén.), p. 300)
[11] En raison du blâme formulé par le juge Glithero, la Police provinciale de l’Ontario (« PPO ») a mené une enquête sur la conduite de la police régionale de Halton, de la police régionale de Hamilton‑Wentworth et du procureur de la Couronne dans l’affaire. Dans son communiqué de presse laconique du 3 avril 1998, la PPO a affirmé n’avoir rien trouvé à reprocher aux corps de police puisque [traduction] « rien ne démontrait que les policiers avaient tenté d’entraver la justice en détruisant ou en dissimulant des éléments de preuve cruciaux » et que « rien n’établissait que les renseignements n’ayant pas été communiqués à la défense avaient été dissimulés délibérément dans le but d’entraver la justice ». Bien qu’il soit manifestement dans l’intérêt public de savoir pourquoi la conduite répréhensible constatée par le juge Glithero ne méritait pas de faire l’objet d’accusations criminelles, la PPO n’a aucunement motivé ses conclusions.
[12] Préoccupée par l’écart entre les conclusions du juge Glithero et celles de la PPO, la CLA a présenté, en vertu de la LAIPVP au ministre du Solliciteur général et des Services correctionnels (plus tard ministre de la Sûreté et de la Sécurité publique et aujourd’hui ministre de la Sécurité communautaire et des Services correctionnels), une demande d’accès aux documents relatifs à l’enquête de la PPO. Les documents en cause étaient les suivants : un rapport de police de 318 pages exposant en détail les résultats de l’enquête de la PPO; un mémoire daté du 12 mars 1998, rédigé par un procureur de la Couronne à l’intention du directeur régional des Opérations de la Couronne et contenant des avis juridiques concernant le rapport de police; ainsi qu’une lettre, datée du 24 mars 1998, du directeur régional des Opérations de la Couronne adressée à un responsable de la police et contenant également des avis juridiques concernant l’enquête menée par la PPO.
[13] Le ministre a refusé de divulguer chacun de ces documents. Il a fondé sa décision sur plusieurs exceptions prévues par la Loi, notamment à l’art. 14 (exécution de la loi), à l’art. 19 (secret professionnel de l’avocat), à l’art. 20 (menace à la santé et à la sécurité) et à l’art. 21 (vie privée). Il n’a pas expliqué comment ni pourquoi chacune de ces exceptions s’appliquait aux documents en question et il n’a pas traité de la possibilité d’une divulgation partielle.
[14] La CLA a interjeté appel devant le commissaire, en vertu de l’al. 50(1)a) de la LAIPVP, de la décision du ministre de ne pas divulguer les documents.
[15] La décision du ministre a été réexaminée par Tom Mitchinson, commissaire adjoint à l’information et à la protection de la vie privée. Le ministre ne se fondait alors plus sur l’exception prévue à l’art. 20. Le 5 mai 2000, M. Mitchinson a confirmé le bien‑fondé de la décision du ministre de ne pas divulguer les documents (CAIPVP, ordonnance PO‑1779). Il a conclu que la nécessité de divulguer les documents dans l’intérêt public [traduction] « l’emport[ait] sans conteste » sur la fin visée par l’exception compte tenu des faits de l’espèce et il aurait appliqué le principe de la primauté des raisons d’intérêt public consacrée par l’art. 23 pour écarter l’exception relative à la vie privée créée par l’art. 21. Il a toutefois maintenu le refus du ministre parce que les autres exceptions invoquées (celles prévues aux art. 14 et 19) ne sont pas assujetties à cette primauté consacrée par l’art. 23. On lui a également demandé d’examiner si le fait d’avoir soustrait les art. 14 et 19 de la portée de l’art. 23 portait atteinte au droit à la liberté d’expression de la CLA garanti par la Charte. M. Mitchinson a conclu par la négative.
[16] Le juge principal régional Blair, de la Cour divisionnaire, a maintenu la décision de ne pas divulguer les documents et a souscrit à la conclusion portant que le régime d’exception de la LAIPVP ne violait pas l’al. 2b) de la Charte : (2004), 70 O.R. (3d) 332.
[17] L’appel a été accueilli par la Cour d’appel : 2007 ONCA 392, 86 O.R. (3d) 259. Le juge LaForme, au nom des juges majoritaires, a conclu que le régime d’exception de la LAIPVP violait la Charte. Le juge Juriansz, dissident, a conclu qu’il n’y avait pas de violation de la Charte, tout en mettant en doute le fait que la liberté d’expression soit même en cause en l’espèce.
[18] Le ministre a interjeté appel devant notre Cour quant à la question de la constitutionnalité de l’art. 23, du fait que cette disposition ne s’applique pas aux art. 14 et 19. Devant notre Cour, de même d’ailleurs que devant la Cour d’appel, la CLA a fondé sa contestation sur l’inconstitutionnalité du régime législatif et non sur l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire en application de l’art. 14 ou de l’art. 19.
3. Le régime législatif
[19] La Loi prévoit un droit limité d’accès à l’information détenue par le gouvernement. Le paragraphe 10(1) prévoit un droit général d’accès à l’information, sous réserve de certaines exceptions prévues à la Loi :
10 (1) Chacun a un droit d’accès à un document ou une partie de celui‑ci dont une institution a la garde ou le contrôle, sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) le document ou la partie du document fait l’objet d’une exception aux termes des articles 12 à 22;
b) la personne responsable est d’avis, fondé sur des motifs raisonnables, que la demande d’accès est frivole ou vexatoire.
[20] Les exceptions comprennent, entre autres, les documents du cabinet (art. 12), les conseils au gouvernement (art. 13), les documents concernant l’exécution de la loi (art. 14), les documents relatifs aux rapports avec d’autres autorités gouvernementales (art. 15), les documents relatifs à la défense (art. 16), les renseignements concernant des tiers (art. 17), les documents relatifs aux intérêts économiques et autres de l’Ontario (art. 18), les documents qui sont protégés par le secret professionnel de l’avocat (art. 19), les documents dont il est raisonnable de s’attendre à ce que la divulgation ait pour effet de compromettre gravement la santé ou la sécurité d’un particulier (art. 20), les renseignements personnels (art. 21), les documents dont la divulgation risquerait de mettre des espèces en péril (art. 21.1) et les renseignements déjà publiés ou bientôt accessibles au public (art. 22).
[21] Il n’y a aucun pouvoir discrétionnaire et la divulgation de documents visés par certaines de ces exceptions doit être refusée, notamment dans le cas des exceptions qui visent les documents du cabinet, les documents contenant certains renseignements concernant des tiers et les documents contenant des renseignements personnels. La divulgation des documents visés par les autres catégories d’exceptions fait l’objet d’une décision discrétionnaire. Ces autres exceptions comprennent celles en cause en l’espèce, soit celle visant les documents relatifs à l’exécution de la loi dont il est question à l’art. 14 et celle relative aux dossiers protégés par le secret professionnel de l’avocat dont fait état l’art. 19.
[22] L’article 14, qui traite des documents relatifs à l’exécution de la loi, prévoit ce qui suit :
14 (1) La personne responsable peut refuser de divulguer un document si la divulgation devait avoir pour effet probable, selon le cas :
a) de faire obstacle à une question qui concerne l’exécution de la loi;
b) de faire obstacle à l’enquête menée préalablement à une instance judiciaire ou qui y aboutira vraisemblablement;
c) de révéler des techniques et procédés d’enquête qui sont présentement ou qui seront vraisemblablement en usage dans l’exécution de la loi;
d) de divulguer l’identité d’une source d’information confidentielle reliée à l’exécution de la loi ou de divulguer des renseignements obtenus uniquement de cette source;
e) de constituer une menace à la vie ou à la sécurité physique d’un agent d’exécution de la loi ou d’une autre personne;
f) de priver une personne de son droit à un procès équitable ou à un jugement impartial;
g) de faire obstacle à l’obtention de renseignements secrets reliés à l’exécution de la loi à l’égard de certaines organisations ou de certaines personnes ou de les révéler;
h) de révéler un document qui a été confisqué à une personne par un agent de la paix, conformément à une loi ou à un règlement;
i) de compromettre la sécurité d’un immeuble ou d’un véhicule servant au transport de certains articles ou au système ou mode de protection de ces articles, dont la protection est normalement exigée;
j) de faciliter l’évasion d’une personne légalement détenue;
k) de compromettre la sécurité d’un centre de détention légale;
l) de faciliter la perpétration d’un acte illégal ou d’entraver la répression du crime.
(2) La personne responsable peut refuser de divulguer un document, selon le cas :
a) qui constitue un rapport dressé au cours de l’exécution de la loi, de l’inspection ou de l’enquête menées par un organisme chargé d’assurer et de réglementer l’observation de la loi;
b) qui est relié à l’exécution de la loi et dont la divulgation constituerait une infraction à une loi du Parlement;
c) qui est relié à l’exécution de la loi et dont la divulgation donnerait raisonnablement lieu de craindre que son auteur, la personne qui est citée ou dont les mots ont été paraphrasés dans le document, ne soit l’objet de poursuites civiles;
d) où figurent les renseignements reliés aux antécédents, à la surveillance ou à la mise en liberté d’une personne confiée au contrôle ou à la surveillance d’une administration correctionnelle.
(3) La personne responsable peut refuser de confirmer ou de nier l’existence du document visé au paragraphe (1) ou (2).
(4) Malgré l’alinéa (2) a), la personne responsable divulgue le document qui constitue un rapport dressé dans le cadre d’inspections de routine effectuées par un organisme autorisé à assurer et à réglementer l’observation d’une loi particulière de l’Ontario.
(5) Les paragraphes (1) et (2) ne s’appliquent pas au document qui a trait au degré de succès atteint dans le cadre d’un programme d’exécution de la loi, y compris les analyses statistiques, sauf si la divulgation de ce document est susceptible de nuire, de faire obstacle ou de porter atteinte à la poursuite des objectifs visés à ces paragraphes.
L’article 19 traite des documents visés par le secret professionnel de l’avocat. Au moment en cause, il prévoyait ce qui suit :
19 La personne responsable peut refuser de divulguer un document protégé par le secret professionnel de l’avocat. Il en est de même d’un document élaboré par l’avocat‑conseil de la Couronne, ou pour son compte, qui l’utilise soit dans la communication de conseils juridiques, soit à l’occasion ou en prévision d’une instance.
[23]Lorsque le ministre se fonde sur une exception pour refuser de divulguer un document, il a le fardeau de démontrer qu’elle s’applique. En outre, toutes les décisions prises par un ministre peuvent être portées en appel devant le commissaire. En réexaminant les décisions ministérielles prises en application de certaines exceptions, le commissaire tient compte de l’intérêt public visé à l’art. 23, c’est‑à‑dire de la « primauté des raisons d’intérêt public » :
23 L’exception à la divulgation visée aux articles 13 [conseils au gouvernement], 15 [rapports avec d’autres autorités gouvernementales], 17 [renseignements concernant des tiers], 18 [intérêts économiques et autres de l’Ontario], 20 [menace à la santé ou à la sécurité], 21 [vie privée] et 21.1 [espèces en péril] ne s’applique pas si la nécessité manifeste de divulguer le document dans l’intérêt public l’emporte sans conteste sur la fin visée par l’exception.
[24]La primauté des raisons d’intérêt public consacrée par l’art. 23 ne s’applique pas aux documents qui sont soustraits à la divulgation parce qu’ils concernent l’exécution de la loi (art. 14) ou parce qu’ils sont visés par le secret professionnel de l’avocat (art. 19). La principale question à trancher en l’espèce, telle qu’elle a été plaidée devant nous, est celle de savoir si l’art. 23 est de ce fait inconstitutionnel.
[25]Lorsque la personne responsable d’une institution (le ministre) se fonde sur une des exceptions prévues aux art. 13, 15, 17, 18, 20, 21 et 21.1 pour refuser de divulguer un document, l’art. 23 exige du commissaire qu’il réexamine non seulement si l’exception a été invoquée à bon droit, mais également si l’intérêt public à ce que le document soit divulgué [traduction] « l’emporte sans conteste sur la fin visée par l’exception » (Ontario (Ministry of Finance) c. Ontario (Inquiry Officer) (1998), 5 Admin. L.R. (3d) 175 (C. div. Ont.), inf. par (1999), 13 Admin. L.R. (3d) 1 (C.A.)).
[26]Ce principe de la primauté des raisons d’intérêt public a été ajouté tardivement dans la Loi. Le procureur général était d’avis qu’il en minerait l’esprit :
[traduction] Vous leur dites tout simplement, ignorez les normes fixées par la Loi et établies par le législateur et faites ce que vous voulez en regardant l’intérêt public.
[27]Quoi qu’il en soit, en définitive, une disposition relative à l’intérêt public qui ne s’appliquait qu’à certaines catégories d’exceptions a été ajoutée à la Loi par suite de l’insistance de certains députés. Le législateur a procédé à cet ajout en dépit du fait que le rapport de la Commission Williams sur lequel la Loi était fondée n’avait pas spécifiquement recommandé son adoption (Ontario, Public Government for Private People : The Report of the Commission on Freedom of Information and Individual Privacy (1980) (le rapport de la « Commission Williams »); Discours de Tom Mitchinson, commissaire adjoint, Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, « Public Interest » and Ontario’s Freedom of Information and Protection of Privacy Act, 16 février 2001).
[28]Ce survol du régime législatif nous amène à la contestation spécifique dont nous sommes saisis. La CLA a soutenu que l’art. 23 de la LAIPVP viole l’al. 2b) de la Charte parce qu’il n’étend pas l’exercice de mise en balance fondé sur « l’intérêt public » aux exceptions figurant aux art. 14 et 19 qui concernent les documents relatifs à l’exécution de la loi et ceux visés par le secret professionnel de l’avocat.
4. La Loi est‑elle constitutionnelle?
[29]Il est essentiel de bien circonscrire la véritable question constitutionnelle sur laquelle la Cour est appelée à statuer. Il s’agit de savoir si le fait que le principe de la primauté des raisons d’intérêt public consacré par l’art. 23 ne s’applique pas aux documents à l’égard desquels on invoque le secret professionnel de l’avocat ou le privilège rattaché aux écrits relatifs à l’exécution de la loi viole le droit à la liberté d’expression protégé par l’al. 2b) de la Charte.
a) L’accès à l’information dans le contexte de l’application de l’al. 2b) de la Charte
[30]Il faut d’abord décider si l’al. 2b) garantit l’accès à l’information et, si oui, dans quelles circonstances. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que l’al. 2b) ne garantit pas l’accès à tous les documents détenus par le gouvernement. Il garantit la liberté d’expression, pas l’accès à l’information. L’accès est un droit dérivé qui peut intervenir lorsqu’il constitue une condition qui doit nécessairement être réalisée pour qu’il soit possible de s’exprimer de manière significative sur le fonctionnement du gouvernement.
[31]Déterminer si l’exercice du droit garanti à l’al. 2b) de la Charte suppose l’accès à des documents détenus par le gouvernement dans un cas en particulier revient essentiellement à juger jusqu’où s’étend la protection conférée par cette disposition. Comment faut‑il aborder cette question? Les tribunaux d’instances inférieures étaient divisés quant à savoir si l’analyse devrait suivre le modèle adopté dans Dunmore c. Ontario (Procureur général), 2001 CSC 94, [2001] 3 R.C.S. 1016. Dans leurs observations devant la Cour, certaines parties se sont aussi fondées sur Dunmore et sur la décision subséquente de la Cour dans Baier c. Alberta, 2007 CSC 31, [2007] 2 R.C.S. 673. Selon nous, il n’y aurait aucun avantage à poursuivre ce débat. Nous croyons, en effet, qu’il serait préférable d’aborder la question de l’accès aux renseignements gouvernementaux en se fondant sur la méthode énoncée dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 967‑968, et dans Montréal (Ville) c. 2952‑1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141. La question principale, en l’espèce, est celle de savoir si l’al. 2b) est même en cause. Nous concluons que la protection conférée par l’al. 2b) comporte notamment un droit d’accès à certains documents, seulement si l’accès est nécessaire à la tenue d’une discussion significative sur une question d’importance pour le public, et ce, sous réserve de privilèges et de contraintes fonctionnelles. Nous concluons, de plus, comme nous l’étayerons ultérieurement que, en l’espèce, il n’est pas satisfait à ces exigences. Par conséquent, l’al. 2b) n’est pas en cause.
[32]Le cadre d’analyse prescrit par Irwin Toy s’articule autour de trois questions : (1) L’activité en question a‑t‑elle un contenu expressif nécessaire pour entrer dans le champ d’application de la protection offerte par l’al. 2b)? (2) Y a‑t‑il quelque chose dans le lieu ou le mode d’expression ayant pour effet d’écarter cette protection? (3) Si l’activité est protégée, la mesure prise par l’État porte‑t‑elle atteinte, par son objet ou par son effet, au droit protégé? Ces étapes ont été élaborées dans Montréal (Ville) (par. 56), dans le contexte d’activités expressives, mais les principes qui les animent peuvent tout aussi bien s’appliquer à la question de savoir si l’al. 2b) contraint le gouvernement à divulguer des documents.
[33]Cela nous conduit à commenter plus en détail la portée de la protection offerte par l’al. 2b) lorsque la question porte sur l’accès à des documents détenus par le gouvernement. Pour démontrer que l’accès à de tels documents donnera accès à un contenu expressif, le demandeur doit établir que le refus d’y donner accès empêche en réalité de formuler des commentaires significatifs. S’il y parvient, il aura établi prima facie que les documents en question doivent être divulgués. Cependant, la demande peut malgré tout échouer en raison de l’existence de facteurs qui écartent la protection prévue à l’al. 2b) soit, par exemple, si les documents auxquels on demande l’accès sont protégés par un privilège ou si leur divulgation interférerait avec le bon fonctionnement de l’institution gouvernementale en cause. Si la demande survit à cette deuxième étape, le demandeur établit que l’al. 2b) est en cause. Il ne reste alors qu’à déterminer si la mesure prise par le gouvernement porte atteinte à cette protection.
[34]La première étape de l’examen du contenu expressif vise à répondre à la question de savoir si la demande d’accès à l’information réalise l’objet de l’al. 2b). Dans le cas de demandes visant des documents gouvernementaux, l’objet pertinent de l’al. 2b) est habituellement d’alimenter la discussion sur des questions d’importance pour le public.
[35]Ce ne sont pas toutes les demandes visant des renseignements gouvernementaux qui servent cette fin. Ainsi, selon la jurisprudence, il n’existe pas de droit général d’accès à l’information. Ce point de vue est bien exprimé par le juge Adams dans Ontario (Attorney General) c. Fineberg (1994), 19 O.R. (3d) 197 (C. div.) :
[traduction] Par contre, l’accès au gouvernement dont nous disposons rend la bureaucratie responsable envers les élus qui, à leur tour, mènent leurs affaires dans le contexte d’élections et de législatures et où les médias, à nouveau, jouent le rôle fondamental de rapporter les faits. [. . .] Compte tenu de cette tradition, il n’est pas possible d’affirmer que l’al. 2b) confère un droit constitutionnel général d’accès à tous les renseignements que contrôle le gouvernement. Cela est particulièrement vrai dans le contexte d’une demande relative à une enquête criminelle en cours. [Nous soulignons; p. 204.]
[36]Pour démontrer que l’accès réaliserait l’objet de l’al. 2b), le demandeur doit établir que l’accès est nécessaire pour qu’on puisse s’exprimer librement de manière significative sur des questions d’intérêt public ou politique : voir Irwin Toy, p. 976 et 1008; Thomson Newspapers Co. c. Canada (Procureur général), [1998] 1 R.C.S. 877. En se fondant sur ce principe, la Cour a reconnu l’accès à l’information comme composante de l’al. 2b) dans le contexte judiciaire, statuant que « le public a le droit d’être informé de ce qui se rapporte aux institutions publiques et particulièrement aux tribunaux » (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1339). « Le principe de la publicité des débats en justice est inextricablement lié aux droits garantis à l’al. 2b). Grâce à ce principe, le public [. . .] [peut] ensuite [. . .] discuter des pratiques des tribunaux et des procédures qui s’y déroulent, et [. . .] émettre des opinions et des critiques à cet égard » (Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, par. 23, le juge La Forest).
[37]En somme, il est établi prima facie que l’al. 2b) peut contraindre le gouvernement à divulguer les documents qu’il détient lorsqu’il est démontré que, sans l’accès souhaité, les discussions publiques significatives sur des questions d’intérêt public et les critiques à leur égard seraient considérablement entravées. Comme l’a écrit Louis D. Brandeis dans son célèbre article de 1913 publié dans le Harper’s Weekly et intitulé « What Publicity Can Do » : [traduction] « La lumière du soleil est le meilleur des désinfectants . . . ». Pour que le gouvernement œuvre de manière transparente, il faut que l’ensemble des citoyens puisse avoir accès aux documents gouvernementaux lorsque cela est nécessaire pour la tenue d’un débat public significatif sur la conduite d’institutions gouvernementales.
[38]Si l’existence de cette nécessité est démontrée, il est établi prima facie que les documents devraient être divulgués. Toutefois, le demandeur doit ensuite démontrer que la protection n’est pas écartée par des considérations compensatoires incompatibles avec la divulgation.
[39]Il est admis que les privilèges échappent à juste titre à la portée de la protection offerte par l’al. 2b) de la Charte. Les privilèges reconnus par la common law, comme le secret professionnel de l’avocat, correspondent généralement à des situations où l’intérêt public à ce que les renseignements restent confidentiels l’emporte sur les intérêts que servirait la divulgation. C’est également la logique qui explique l’existence des privilèges de common law désormais consignés dans la législation, comme le privilège relatif aux renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine codifié à l’art. 39 de la Loi sur la preuve du Canada, L.R.C. 1985, ch. C‑5. Puisque tant la common law que les lois doivent être conformes à la Charte, la création de catégories particulières de privilèges peut en principe faire l’objet de contestations fondées sur la Constitution. Cependant, en pratique, ces privilèges seront vraisemblablement bien circonscrits, ce qui offre une prévisibilité et une certitude quant à ce qui doit être divulgué et à ce qui reste protégé.
[40]Une fonction gouvernementale particulière peut aussi être incompatible avec l’accès à certains documents. Par exemple, on pourrait plaider que si le principe de la publicité des débats judiciaires suppose que les audiences soient ouvertes au public et que les jugements soient rendus publics pour qu’ils fassent les unes et les autres l’objet d’un examen et de commentaires publics, les notes de service préparées dans le cadre de l’élaboration d’un jugement n’ont pas à être rendues publiques. En effet, leur divulgation nuirait au bon fonctionnement de la cour puisque les juges ne pourraient pas délibérer et discuter pleinement et franchement avant de rendre leurs décisions. Le principe de la confidentialité des délibérations du cabinet quant à des discussions gouvernementales internes en est un autre exemple. Comme l’illustre l’arrêt Montréal (Ville), au par. 22, l’historique de la fonction d’une institution en particulier peut aussi aider à déterminer le degré de confidentialité dont elle devrait bénéficier. Dans cet arrêt, la Cour a reconnu que certaines fonctions et activités gouvernementales requièrent un certain isolement (par. 76). Ce principe s’applique aux demandes d’accès à l’information détenue par le gouvernement. Certains types de documents peuvent être soustraits à la divulgation parce que celle‑ci nuirait au bon fonctionnement des institutions touchées.
b) La constitutionnalité de l’art. 23
[41]Pour la CLA, le fait que le principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 ne s’applique pas aux exceptions visées par les art. 14 et 19 lui bloque l’accès aux documents qu’elle cherche à obtenir et, par conséquent, enfreint l’al. 2b) de la Charte. La CLA allègue que, si ce principe s’appliquait, elle aurait le droit d’obtenir les documents en cause parce qu’ils sont d’intérêt public.
[42]Nous traiterons d’abord de la question du degré auquel l’absence du principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 entrave l’obtention des documents protégés par les art. 14 et 19 de la Loi. À la lumière de cette réflexion, nous nous demanderons si l’al. 2b) est en cause en l’espèce et, le cas échéant, s’il a été porté atteinte au droit qui y est garanti.
(i) L’incidence de l’absence du principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 en l’espèce
[43]Selon nous, il n’est pas prouvé que l’absence du réexamen en fonction de l’intérêt public prévu à l’art. 23 entrave considérablement l’accès pour la CLA à des documents qu’elle aurait autrement obtenus. Le privilège relatif à l’exécution de la loi et le secret professionnel de l’avocat tiennent déjà compte de l’intérêt public et, qui plus est, confèrent au ministre le pouvoir discrétionnaire de divulguer les renseignements qu’ils visent. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que le principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 ajouterait bien peu à ce qui est déjà prévu aux art. 14 et 19 de la Loi.
[44]Tout d’abord, examinons les documents préparés dans le cadre de l’exécution de la loi, soit ceux qui sont visés par l’art. 14 de la Loi. Comme en atteste la jurisprudence relative à des notions comme celles du privilège de l’indicateur de police et du pouvoir discrétionnaire de la poursuite, il est clairement dans l’intérêt public de protéger les documents relatifs à l’exécution de la loi : R. c. Basi, 2009 CSC 52, [2009] 3 R.C.S. 389; R. c. Metropolitan Police Comr., Ex parte Blackburn, [1968] 1 All E.R. 763 (C.A.), p. 769, cité dans R. c. Campbell, [1999] 1 R.C.S. 565, par. 33; R. c. Power, [1994] 1 R.C.S. 601, p. 623, la juge L’Heureux‑Dubé; R. c. Regan, 2002 CSC 12, [2002] 1 R.C.S. 297, par. 64, le juge LeBel; Krieger c. Law Society of Alberta, 2002 CSC 65, [2002] 3 R.C.S. 372, par. 32; R. c. Beaudry, 2007 CSC 5, [2007] 1 R.C.S. 190, par. 48, la juge Charron. L’article 14 de la Loi en est le reflet. En fait, au par. 14(1), le législateur a déclaré que la divulgation des documents décrits aux al. a) à l) serait à ce point susceptible de nuire à l’intérêt public qu’on ne peut présumer qu’elle est tolérée.
[45]Toutefois, en prescrivant que « [l]a personne responsable peut refuser de divulguer » un document qui appartient à cette catégorie, le législateur a aussi donné à cette personne la latitude d’ordonner la divulgation de documents particuliers. Elle dispose ainsi d’un pouvoir discrétionnaire.
[46]Un pouvoir discrétionnaire conféré par une loi doit être exercé en conformité avec les objectifs sous‑jacents à son octroi : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, par. 53, 56 et 65. Ainsi, pour exercer comme il se doit ce pouvoir discrétionnaire, la personne responsable doit soupeser les considérations favorables et défavorables à la divulgation, y compris l’intérêt public à ce qu’il y ait divulgation.
[47]Prenons par exemple l’al. 14(1)a), selon lequel la personne responsable « peut refuser de divulguer un document si la divulgation devait avoir pour effet probable [. . .] de faire obstacle à une question qui concerne l’exécution de la loi ». Le principal objectif de l’exception est clairement de protéger l’intérêt public envers l’exécution efficace de la loi. Cependant, l’obligation de tenir compte d’autres intérêts, publics et privés, est garantie par l’utilisation du mot « peut », qui confère un pouvoir discrétionnaire à la personne responsable de décider de divulguer ou non les renseignements.
[48]Pour trancher cette question, une personne responsable doit avant tout déterminer si la divulgation pourrait vraisemblablement faire obstacle à une question qui concerne l’exécution de la loi. Si oui, elle doit ensuite décider si, compte tenu de ce risque et des autres intérêts pertinents, la divulgation doit être accordée ou refusée. Ces décisions exigent nécessairement d’examiner l’intérêt public à ce que le gouvernement œuvre en toute transparence, à ce qu’il soit possible de tenir un débat public et à ce que les institutions gouvernementales fonctionnent adéquatement. Décider à la première étape de ce raisonnement que la divulgation peut faire obstacle à l’exécution de la loi constitue une conclusion implicite que l’intérêt public relatif à l’exécution de la loi peut l’emporter sur les intérêts publics et privés favorables à la divulgation. À la deuxième étape, la personne responsable doit mettre en balance les intérêts privés et publics relatifs à la divulgation et à la non‑divulgation et exercer son pouvoir discrétionnaire en conséquence.
[49]L’application du principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 ajouterait bien peu à ce processus. En effet, cette disposition énonce simplement que les exceptions à la divulgation ne s’appliquent pas « si la nécessité manifeste de divulguer le document dans l’intérêt public l’emporte sans conteste sur la fin visée par l’exception ». Or, une interprétation adéquate du par. 14(1) exige que la personne responsable examine si la nécessité manifeste de divulguer le document dans l’intérêt public l’emporte sur la fin visée par l’exception, soit d’éviter les interférences avec l’application de la loi. Si la personne responsable, agissant de manière judiciaire, conclut à l’existence d’une telle nécessité, elle exerce le pouvoir discrétionnaire conféré par le mot « peut » et ordonne la divulgation du document.
[50]Le même raisonnement s’applique aux autres exceptions prévues au par. 14(1), ainsi qu’à celles décrites au par. 14(2). L’alinéa 14(2)a) est particulièrement pertinent en l’espèce. Il prévoit qu’une personne responsable « peut refuser de divulguer un document [. . .] qui constitue un rapport dressé au cours de l’exécution de la loi, de l’inspection ou de l’enquête menées par un organisme chargé d’assurer et de réglementer l’observation de la loi ». Cette disposition vise principalement à protéger l’intérêt public à obtenir une exposition franche et complète des renseignements dans le contexte d’enquêtes et de la rédaction de rapports sur des questions qui concernent l’administration de la justice; des attentes en matière de confidentialité peuvent contribuer à atteindre l’objectif consistant à découvrir la vérité sur ce qui s’est réellement passé. Cela étant dit, grâce au pouvoir discrétionnaire conféré par le mot « peut », on reconnaît qu’il peut y avoir d’autres intérêts en jeu, qu’ils soient publics ou privés, pouvant l’emporter sur l’intérêt public justifiant la confidentialité. Encore une fois, s’il ajoutait quoi que ce soit à ce processus, un réexamen supplémentaire autorisé par l’art. 23 y ajouterait bien peu.
[51]Cette interprétation est confirmée par la pratique établie en matière de réexamen des demandes visées par l’art. 14 selon laquelle, même sans avoir appliqué le principe de la primauté de l’intérêt public consacrée par l’art. 23, la personne responsable dispose d’un large pouvoir discrétionnaire. La façon appropriée de contrôler le pouvoir discrétionnaire conféré par l’art. 14 a été expliquée comme suit :
[traduction] L’absence de l’art. 14 de la liste des exceptions pouvant être écartées en application de l’art. 23 ne change pas le fait que l’exception est discrétionnaire et que le pouvoir discrétionnaire que confère l’art. 14 doit être exercé en tenant compte des circonstances de chaque cas. La position de la LCBO laisse sous‑entendre qu’il ne serait jamais approprié, dans le contexte de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, de divulguer de tels documents, que ce soit dans l’intérêt public ou pour favoriser la transparence et la responsabilité. Je ne suis pas d’accord et, à mon avis, une telle position serait incompatible avec l’obligation d’exercer le pouvoir discrétionnaire en tenant compte des faits et des circonstances de chaque cas.
(CAIPVP Ordonnance PO‑2508‑I / 27 septembre 2006, p. 6, John Higgins, arbitre principal)
[52]Nous concluons donc que l’art. 14 tient déjà adéquatement compte de l’intérêt public à ce que les documents soient divulgués. En réexaminant un refus de divulguer fondé sur une exception prévue à l’art. 14, le commissaire, comme nous le verrons plus en détail ultérieurement, se concentre sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par cette disposition. Un examen additionnel mené en application de l’art. 23 ajouterait essentiellement une étape supplémentaire de réexamen.
[53]La même analyse s’applique, peut-être de façon encore plus convaincante, à l’exception relative aux documents protégés par le secret professionnel de l’avocat. L’article 19 de la Loi prévoit qu’une personne responsable « peut refuser de divulguer un document protégé par le secret professionnel de l’avocat. Il en est de même d’un document élaboré par l’avocat‑conseil de la Couronne, ou pour son compte, qui l’utilise soit dans la communication de conseils juridiques, soit à l’occasion ou en prévision d’une instance ». Cette exception vise clairement à protéger le secret professionnel de l’avocat, qui a été jugé presque absolu puisqu’il est fortement dans l’intérêt public de maintenir la confidentialité de la relation entre un avocat et son client : Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, p. 836; Descôteaux c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860, p. 875; Campbell, par. 49; R. c. McClure, 2001 CSC 14, [2001] 1 R.C.S. 445, par. 35 et 41; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 61, [2002] 3 R.C.S. 209, par. 36‑37; Maranda c. Richer, 2003 CSC 67, [2003] 3 R.C.S. 193; Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31, [2004] 1 R.C.S. 809; Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), 2006 CSC 31, [2006] 2 R.C.S. 32; Blank c. Canada (Ministre de la Justice), 2006 CSC 39, [2006] 2 R.C.S. 319; Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44, [2008] 2 R.C.S. 574. Les seules exceptions reconnues au secret professionnel sont la sécurité publique et le droit pour un accusé de présenter une défense pleine et entière, deux exceptions qui sont jalousement protégées : Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455; R. c. Brown, 2002 CSC 32, [2002] 2 R.C.S. 185.
[54]Compte tenu de la nature quasi absolue du secret professionnel de l’avocat, il est difficile de concevoir comment le principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 pourrait commander la divulgation d’un document protégé. Cela est d’autant plus vrai du fait de la présence du mot « peut » qui suppose que la personne responsable a le pouvoir et, le cas échéant, l’obligation d’examiner la nécessité manifeste de divulguer le document dans l’intérêt public. Encore une fois, le principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 ajouterait bien peu au processus de décision.
[55]La conclusion selon laquelle le principe de la primauté consacré par l’art. 23 n’ajoute pour ainsi dire rien de plus qu’une deuxième étape de réexamen en ce qui concerne les exceptions relatives à l’exécution de la loi et au secret professionnel de l’avocat est conforme à l’historique de l’élaboration de la Loi. Le rapport de la Commission Williams, sur lequel est fondée la Loi, n’a pas recommandé l’adoption du principe de la primauté de l’intérêt public, ne le jugeant probablement pas nécessaire. De plus, le ministre qui s’est exprimé au sujet de cette Loi a résisté aux suggestions d’inclure une appréciation de l’intérêt public. Cette suggestion a été intégrée à la Loi au moyen d’un amendement, mais la disposition qui en a émané ne s’applique qu’à certaines exceptions qui sont généralement de nature politique ou personnelle — soit, les conseils au gouvernement, les renseignements concernant des tiers, les intérêts économiques et autres de l’Ontario, le danger pour la santé ou la sécurité, la vie privée et les espèces en péril. Ces exceptions sont le reflet d’un choix du législateur, choix qui n’est pas en cause dans le présent pourvoi. Par comparaison, on pourrait soutenir que l’application du principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 peut être utile quant à ces questions, puisqu’elles n’entraînent pas forcément intrinsèquement la nécessité d’apprécier tous les intérêts opposés, augmentant ainsi le risque de négliger l’intérêt public à ce que les documents soient divulgués. On ne peut toutefois en dire autant quant aux exceptions relatives à l’application de la loi et au secret professionnel de l’avocat.
[56]Nous concluons que la CLA n’a pas établi que l’inapplicabilité du principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 porte atteinte, de manière significative, à sa capacité d’obtenir les documents auxquels elle a demandé l’accès. Les articles 14 et 19 tiennent déjà compte par nécessité de l’intérêt public, dans la mesure où il est applicable.
(ii) Le principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 est‑il requis sur le plan constitutionnel?
[57]Après avoir examiné l’incidence de la décision du législateur d’avoir soustrait les documents visés par les art. 14 et 19 à l’application du principe de la primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23, nous pouvons maintenant traiter de l’ultime question à trancher—: cette décision porte‑t‑elle atteinte à la liberté d’expression garantie par l’al. 2b) de la Charte? Pour répondre à cette question, nous devons revenir sur notre précédente analyse quant à la question de savoir quand la divulgation de documents détenus par le gouvernement peut être obligatoire sur le plan constitutionnel selon le cadre d’analyse énoncé dans Irwin Toy.
[58]Il faut d’abord se demander si tout accès à des documents par suite de l’application du principe de la primauté de l’intérêt public énoncé à l’art. 23 favoriserait l’expression dont il est question à l’al. 2b). Cela ne sera établi que si l’accès est nécessaire à la tenue d’une discussion et d’un débat significatifs sur une question d’intérêt public. Si ce n’est pas le cas, l’al. 2b) n’est pas en cause.
[59]Selon nous, la CLA n’a pas démontré qu’il est impossible de discuter de manière significative de la gestion de l’enquête sur le meurtre de Domenic Racco ainsi que de la poursuite des suspects sous le régime législatif actuel. On en sait beaucoup sur les événements en question. En accordant l’arrêt des procédures intentées contre les deux accusés, le juge Glithero a affirmé ce qui suit :
[traduction] . . . j’ai relevé plusieurs situations où les représentants de l’État ont agi de manière abusive, notamment en dissimulant délibérément certains renseignements, en modifiant délibérément des renseignements utiles, en manquant par négligence à l’obligation de conserver des éléments de preuve originaux, en effectuant des contre‑interrogatoires inappropriés et en donnant un exposé incorrect au jury durant le premier procès. [p. 300]
Les renseignements sur lesquels se fondent ces conclusions sont déjà dans le domaine public. Les autres renseignements demandés portent sur l’enquête interne quant à la conduite du service régional de police de Halton, du service régional de police de Hamilton-Wentworth et du procureur de la Couronne en l’espèce. La Loi exigeait peut‑être que ce rapport soit divulgué, comme nous le mentionnerons ultérieurement. Cependant, la CLA n’a pas établi que l’accès à ce document est nécessaire pour que se tiennent des discussions publiques significatives sur les problèmes relatifs à l’administration de la justice quant au meurtre Racco.
[60]Si la nécessité était prouvée, selon le cadre d’analyse énoncé précédemment (par. 33), la CLA aurait un obstacle supplémentaire à surmonter, soit celui de démontrer que l’accès aux documents visés par les art. 14 et 19, grâce au principe de la primauté consacré par l’art. 23, n’empiéterait pas sur des privilèges ou n’entraverait pas le bon fonctionnement des institutions gouvernementales visées. Comme nous en avons discuté, les art. 14 et 19 visent à soustraire des documents à la divulgation pour ces motifs précis. Sur la foi du dossier dont nous sommes saisis, il n’est pas prouvé que la CLA pourrait satisfaire aux exigences du cadre d’analyse décrit précédemment.
[61]Il est inutile de poursuivre le présent examen parce que, quoi qu’il en soit, l’incidence du fait que le principe de la primauté de l’intérêt public prévue à l’art. 23 ne s’applique pas aux documents visés par les art. 14 et 19 est si minime que même si l’al. 2b) était en cause, il ne serait pas porté atteinte au droit qu’il garantit. La réponse ultime à la demande de la CLA est la suivante— : l’absence du réexamen découlant du principe de primauté de l’intérêt public consacré par l’art. 23 pour les documents visés par les art. 14 et 19 n’entrave pas considérablement un droit hypothétique d’accès aux documents gouvernementaux, puisque ces dispositions, bien interprétées, tiennent déjà compte de l’intérêt public. La CLA ne satisferait pas au test parce qu’elle ne pourrait pas démontrer que l’État a porté atteinte à sa liberté d’expression.
5. L’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par la Loi
[62]Ayant décidé que l’art. 23 de la Loi est constitutionnel, nous nous penchons maintenant sur la question de savoir si les décisions du ministre (la personne responsable) et de la Commission étaient conformes au cadre législatif établi par la Loi.
a) Les décisions
[63]La décision du ministre de ne pas divulguer les documents en cause a été transmise à la CLA dans une lettre datée du 27 novembre 1998. Le ministre y citait un certain nombre d’exceptions prévues par la Loi pour motiver son refus, notamment celles décrites à l’art. 21 (exception relative à la vie privée), à l’art. 19 et à certains alinéas de l’art. 14. Dans sa lettre, le ministre n’a pas expliqué pourquoi ces exceptions s’appliquaient, ni la raison pour laquelle aucune partie des documents demandés ne serait divulguée.
[64]Lorsqu’il a examiné la décision du ministre, le commissaire adjoint a reconnu que les documents contenaient des renseignements personnels relatifs à des personnes liées à la cause, notamment des policiers, des avocats du ministère public, des témoins, la victime et l’accusé. Il a cependant conclu qu’il y avait une « nécessité manifeste de divulguer [les documents] » qui « l’emport[ait] sans conteste » sur l’intérêt qu’il y avait à ne pas les divulguer. Par conséquent, si l’exception relative à la vie privée prévue à l’art. 21 avait été la seule en cause, il aurait ordonné la divulgation en application du principe de la primauté des raisons d’intérêt public consacré par l’art. 23.
[65]Le commissaire adjoint a également conclu que les exceptions assujetties à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire prévues aux art. 14 et 19 s’appliquaient bel et bien aux documents en cause. Comme l’art. 23 ne s’applique pas aux art. 14 et 19, il a confirmé la décision du ministre de ne pas divulguer les documents demandés, et ce, sans examiner l’exercice par le ministre du pouvoir discrétionnaire que lui confèrent les art. 14 et 19 de la Loi.
b) Les obligations de la « personne responsable » (ou ministre)
[66]Comme nous l’avons déjà mentionné, la « personne responsable » qui prend une décision en application des art. 14 et 19 de la Loi dispose du pouvoir discrétionnaire de décider d’ordonner ou non la divulgation. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé à la lumière de la fin visée par l’exception en cause ainsi que de toutes les autres considérations et de tous les autres intérêts pertinents, en tenant compte des faits et des circonstances de l’affaire dont il est question. La décision se prend en deux étapes. Premièrement, la personne responsable doit déterminer si l’exception s’applique. Le cas échéant, elle doit ensuite se demander si, compte tenu de tous les intérêts pertinents, y compris l’intérêt public à ce qu’il y ait divulgation, il devrait y avoir divulgation.
[67]La personne responsable doit examiner séparément les différentes parties des documents et divulguer le plus de renseignements possibles. Selon le par. 10(2), lorsqu’une exception est invoquée, « la personne responsable [. . .] divulgue la partie du document qui peut raisonnablement en être extraite sans divulguer [l]es renseignements [faisant l’objet d’une exception] ».
(c) Les obligations du commissaire qui procède à l’examen de la décision de la personne responsable
[68]Tout comme l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la personne responsable, l’examen auquel procède le commissaire comporte deux étapes. Premièrement, le commissaire décide si l’exception a été invoquée à bon droit. Le cas échéant, il détermine si la personne responsable a exercé son pouvoir discrétionnaire raisonnablement.
[69]Dans l’ordonnance P‑58 de la CAIPVP, datée du 16 mai 1989, le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée Linden a expliqué la portée du pouvoir qui lui est conféré pour examiner cet exercice du pouvoir discrétionnaire—:
[traduction] À mon avis, la personne responsable doit exercer son pouvoir discrétionnaire en tenant compte des faits de la cause et en appliquant comme il se doit les principes de droit pertinents. À titre de commissaire, je suis responsable de garantir que la personne responsable a exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confère la Loi. S’il est possible que je n’aie pas le droit de substituer mon pouvoir discrétionnaire à celui de la personne responsable, je peux toutefois lui ordonner d’exercer à nouveau son pouvoir discrétionnaire si j’estime que cela n’a pas été fait de façon adéquate et, dans les circonstances appropriées, je vais l’ordonner. Je crois qu’il est de notre devoir, à titre d’agence chargée de révision, et de mon devoir, à titre de décideur administratif, de garantir le respect des concepts d’équité et de justice naturelle. [Nous soulignons; p. 11.]
[70]Les décisions du commissaire adjoint quant à l’interprétation et à l’application de la LAIPVP sont généralement sujettes à un contrôle au regard de la norme de raisonnabilité (voir Ontario (Minister of Finance) c. Higgins (1999), 118 O.A.C. 108, par. 3, autorisation de pourvoi refusée, [2000] 1 R.C.S. xvi; Ontario (Information and Privacy Commissioner, Inquiry Officer) c. Ontario (Minister of Labour, Office of the Worker Advisor) (1999), 46 O.R. (3d) 395 (C.A.), par. 15‑18 ; Ontario (Attorney General) c. Ontario (Freedom of Information and Protection of Privacy Act Adjudicator) (2002), 22 C.P.R. (4th) 447 (C.A. Ont.), par. 3).
[71]Le commissaire peut annuler la décision de ne pas divulguer et renvoyer l’affaire pour réexamen lorsque : la décision a été prise de mauvaise foi ou était mal fondée; la décision a pris en compte des considérations non pertinentes; ou la décision a été prise en omettant de tenir compte de facteurs pertinents (voir CAIPVP Ordonnance PO‑2369‑F/22 février 2005, p. 17).
[72]Dans l’affaire qui nous occupe, le commissaire a conclu que, comme l’art. 23 ne s’appliquait pas aux art. 14 et 19, il était tenu de confirmer la décision du ministre prise en vertu de ces dispositions. S’il avait interprété les art. 14 et 19 comme il a été énoncé précédemment dans les présents motifs, il aurait constaté que le ministre avait un pouvoir discrétionnaire résiduel en vertu des art. 14 et 19 de prendre en considération tous les facteurs pertinents et qu’il pouvait, à titre de commissaire, réexaminer l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire.
[73]Compte tenu de l’interprétation qu’il a faite du régime législatif, le commissaire n’a pas réexaminé, conformément aux principes relatifs au réexamen énoncés précédemment, l’exercice par le ministre du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 14.
[74]Sans nous prononcer sur le bien‑fondé de la décision du ministre, nous sommes d’avis de renvoyer la demande fondée sur l’exception relative à l’exécution de la loi prévue à l’art. 14 au commissaire pour réexamen. L’absence de motifs et l’omission par le ministre d’ordonner la divulgation de quelque passage que ce soit des volumineux documents auxquels l’accès a été demandé soulèvent à tout le moins des préoccupations sur lesquelles le commissaire aurait dû se pencher. Nous sommes convaincues que si ce dernier avait réexaminé adéquatement la décision du ministre, il aurait très bien pu conclure autrement quant au caractère adéquat de l’exercice par le ministre du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’art. 14.
[75]Nous sommes d’avis qu’il n’en va pas de même quant aux documents visés par l’exception relative au secret professionnel de l’avocat prévue à l’art. 19. Selon les règles établies en cette matière, et compte tenu des faits et des intérêts en cause dans la présente instance, il est difficile de concevoir comment ces documents auraient pu être divulgués. En effet, le juge Major, s’exprimant pour la Cour dans McClure, a insisté sur la nature catégorique du privilège :
. . . le secret professionnel de l’avocat doit être aussi absolu que possible pour assurer la confiance du public et demeurer pertinent. Par conséquent, il ne cède le pas que dans certaines circonstances bien définies et ne nécessite pas une évaluation des intérêts dans chaque cas. [Nous soulignons; par. 35.]
(Voir également Goodis, par. 15‑17, et Blood Tribe, par. 9‑11.)
En conséquence, nous sommes d’avis de confirmer la décision du commissaire quant à la demande visée par l’art. 19.
6. Conclusion
[76]Nous sommes d’avis d’accueillir le pourvoi, d’annuler la décision de la Cour d’appel et de rétablir l’ordonnance du commissaire adjoint confirmant la constitutionnalité de l’art. 23 de la LAIPVP. Les documents protégés par l’art. 19 de la LAIPVP sont soustraits à la divulgation. Par contre, nous sommes d’avis de renvoyer l’ordonnance relative à la demande visée par l’art. 14 de la Loi au commissaire pour réexamen à la lumière des présents motifs. Conformément à la demande des parties, aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.
Pourvoi accueilli.
Procureur des appelants : Procureur général de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intimée : Heenan Blaikie, Toronto.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Canada : Procureur général du Canada, Ottawa.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Québec : Ministère de la Justice, Québec.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Nouvelle‑Écosse : Procureur général de la Nouvelle‑Écosse, Halifax.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Nouveau‑Brunswick : Procureur général du Nouveau‑Brunswick, Fredericton.
Procureur de l’intervenant le procureur général du Manitoba : Procureur général du Manitoba, Winnipeg.
Procureur de l’intervenant le procureur général de la Colombie‑Britannique : Procureur général de la Colombie‑Britannique, Victoria.
Procureur de l’intervenant le procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador : Procureur général de Terre‑Neuve‑et‑Labrador, St. John’s.
Procureur de l’intervenant Tom Mitchinson, Commissaire adjoint, Bureau du commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario : Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association du Barreau canadien : Osler, Hoskin & Harcourt, Toronto.
Procureur de l’intervenant le Commissaire à l’information du Canada : Commissaire à l’information du Canada, Ottawa.
Procureurs de l’intervenante la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada : Borden Ladner Gervais, Ottawa.
Procureurs des intervenantes l’Association canadienne des journaux, Ad IDEM/Canadian Media Lawyers’ Association et l’Association canadienne des journalistes : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.
Procureurs de l’intervenante l’Association des libertés civiles de la Colombie‑Britannique : Blake, Cassels & Graydon, Toronto.