Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Corsica Ferries France a demandé au tribunal administratif de Bastia de condamner la collectivité territoriale de Corse à lui verser la somme de 47 115 426 euros en réparation du préjudice qu'elle impute à son éviction de la procédure de passation de la délégation de service public pour la desserte maritime de la Corse pour la période 2014-2023.
Par un jugement n° 1501123 du 23 février 2017, le tribunal administratif de Bastia a condamné la collectivité territoriale de Corse à lui verser la somme de 369 504,56 euros et a rejeté le surplus de sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par un arrêt n° 17MA01655 du 16 juillet 2018, la Cour a annulé le jugement n° 1501123 du tribunal administratif de Bastia. La Cour a considéré que la société Corsica Ferries France disposait de chances sérieuses de remporter le contrat et qu'elle était par suite fondée à demander à être indemnisée du manque à gagner résultant de son éviction irrégulière de la procédure de passation du contrat de délégation de service public, indemnisation incluant les frais de présentation de son offre. La Cour a prescrit une expertise économique et comptable pour évaluer le bénéfice net que la société Corsica Ferries France aurait tiré de l'exécution du contrat.
Par ordonnance du 27 septembre 2018, la présidente de la Cour a désigné Mme D... en qualité d'expert.
L'experte a rendu son rapport le 16 avril 2021. Ce rapport d'expertise a été communiqué aux parties, qui ont été invitées à produire leurs observations.
Par ordonnance du 27 avril 2021, les frais et honoraires d'expertise ont été taxés à hauteur de 57 353,98 euros.
Par des mémoires enregistrés le 26 mai 2021 et le 11 juin 2021, la société Corsica Ferries France, représentée par Me Ayache, demande à la Cour :
1°) d'annuler ou de réformer le jugement du tribunal administratif de Bastia du 23 février 2017 ;
2°) de condamner la collectivité de Corse à lui verser la somme de 46 860 000 euros en réparation du préjudice qu'elle invoque, somme à actualiser et déduction faite de la somme de 369 504,56 euros déjà versée par la collectivité territoriale de Corse en exécution du jugement de première instance ;
3°) de condamner la collectivité de Corse à lui rembourser l'allocation provisionnelle d'un montant de 57 353,98 euros versée à l'experte judiciaire ;
4°) de mettre une somme de 5 000 euros à la charge de la collectivité de Corse en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'experte judiciaire a évalué à 4 180 254 le nombre de passagers qui auraient été transportés par elle au titre de l'offre " Grand Sud " sur toute la durée de la délégation de service public ;
- l'experte judiciaire a évalué à 7 175 438 ML la quantité de fret qui aurait été transportée par elle au titre de son offre " Grand Sud " sur toute la durée de la délégation de service public ;
- les produits d'exploitation reconstitués par l'expert s'élèvent à la somme de 769 103 230 euros sur toute la durée de la délégation de service public ;
- elle aurait dégagé un excédent de 75 536 134 euros ;
- le rapport du cabinet KPMG qu'elle produit est divergent sur plusieurs points avec le résultat de l'expertise ;
- la limitation de son indemnisation au titre de l'application de l'encadrement SIEG prive d'effet les critiques émises sur les étapes 1 et 2 du raisonnement de l'experte judiciaire ; l'hypothèse 1 comme l'hypothèse 2 élaborées par l'experte judiciaire excèdent le plafond de rémunération qu'elle a par ailleurs calculé ;
- les évaluations qu'elle a émises s'inscrivent dans la fourchette d'évaluation de l'experte judiciaire ;
- l'expertise est régulière ; les compétences de l'experte ne peuvent en l'espèce être remises en cause ; les données techniques étaient fixées par les termes mêmes du contrat de délégation de service public ; le recours à des sapiteurs, qui est facultatif, n'était pas nécessaire en l'espèce ; le travail de l'experte ne s'est pas limité à un simple contrôle de cohérence ; la prise en compte du compte d'exploitation prévisionnel était pertinente ; ce compte prévisionnel a fait l'objet d'un examen critique ; l'experte a pu légitimement prendre en compte le rapport d'analyse des offres ; l'experte a pu légitimement valider des hypothèses sur la base des documents qu'elle a fournis ; le plafonnement neutralise les conséquences de la crise sanitaire ; l'évaluation des charges d'équipage n'est pas entachée d'erreur ; l'analyse du scénario contrefactuel proposé par elle n'est pas erronée ;
- le principe du contradictoire a été respecté ;
- la partialité de l'experte judiciaire n'est pas établie ;
- la question de la propriété des navires a fait l'objet d'hypothèses ;
- elle justifie respecter ses obligations fiscales et sociales ; la collectivité de Corse dispose déjà de l'ensemble des documents ;
- les comparaisons avec les éléments d'exploitation de la société Corsica Linea sont justifiées ;
- la méthodologie retenue par l'experte pour calculer le trafic prévisionnel est fondée ;
- le bénéfice net calculé par l'experte est limité par l'encadrement SIEG, par la déduction des coûts liés à l'acquisition des deux navires et dans le cadre du scénario contrefactuel par la neutralisation des doublons ;
- les hypothèses construites par l'experte concernant la propriété des navires permettent d'évaluer le préjudice subi ;
- les critiques formulées par la collectivité de Corse concernant la méthode d'évaluation du trafic prévisionnel ne sont pas fondées ;
- elle a droit à l'indemnisation de la marge réalisée sur l'amortissement des navires affectés à l'exploitation ;
- le coût d'affrètement des navires a été déterminé par application de la méthode du prix de revient majoré ; aucune surfacturation ne peut lui être reprochée ;
- l'experte judiciaire a correctement évalué le poste de charges " amortissement " ;
- le contrat n'aurait comporté aucune clause de révision des tarifs passagers à la baisse, en cas de baisse du prix du combustible ; un tel mécanisme aurait été inutile ; le mécanisme appliqué dans le contrat passé avec la SNCM n'aurait pas été appliqué pour l'offre qu'elle a proposée ;
- le montant de son préjudice est établi à la somme de 53 579 305 euros dans l'hypothèse 1 formulée par l'experte et à la somme de 23 654 355 euros dans l'hypothèse 2.
Par des mémoires enregistrés le 26 mai 2021, le 11 juin 2021 et le 17 septembre 2021, la collectivité de Corse, représentée par Me Boiton, conclut au rejet de la requête de la société Corsica Ferries France et à ce qu'une somme de 10 000 euros soit mise à sa charge en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- il appartient à la société Corsica Ferries France d'apporter la preuve de la réalité du préjudice subi ; seuls peuvent être indemnisés les préjudices résultant directement et nécessairement de la faute commise par l'administration ; l'appréciation du bénéfice net a un caractère strict ; le préjudice doit être certain ;
- l'expertise est irrégulière et doit être écartée des débats ; l'experte nommée par la Cour n'avait pas de compétences économiques et techniques en matière d'exploitation d'une compagnie maritime ; l'experte aurait dû solliciter la désignation de sapiteurs pour conduire sa mission et être en mesure d'analyser utilement les données des parties ;
- l'experte s'est bornée à vérifier la cohérence des données produites par le cabinet KPMG au regard des standards comptables ou de l'activité des sociétés La Méridionale et Corsica Linea ;
- la méthode utilisée par l'experte est partie à tort du compte d'exploitation prévisionnel ;
- certaines hypothèses ont été retenues sans preuve ; le poste équipage pour 194,2 millions d'euros est identique à celui du budget prévisionnel de la société Corsica Ferries France ;
- l'experte judiciaire n'a pas analysé le scénario contrefactuel ;
- le principe du contradictoire a été méconnu ; la société Corsica Ferries France a adressé son dire n° 3 et plusieurs documents à l'experte sans adresser de copie au conseil de la collectivité de Corse ; ce dire n° 3 ne lui a été transmis que le 28 septembre 2020 ; la collectivité de Corse n'a eu que quinze jours pour répliquer ;
- dans sa note de synthèse n° 2 du 5 mars 2021, l'experte judiciaire a sollicité la société Corsica Ferries France pour qu'elle communique plusieurs pièces non transmises à la collectivité de Corse ;
- plusieurs courriels n'ont pas été consignés dans le rapport d'expertise ;
- la note du cabinet KPMG produite le 2 avril 2021 dont une partie du contenu a été intégrée au raisonnement de l'experte ne lui a jamais été communiquée ; ces données n'ont pu être analysées et critiquées par elle, en méconnaissance du principe du contradictoire ;
- les observations orales formulées lors de la réunion d'expertise du 7 juillet 2020 n'ont pas été consignées dans le rapport d'expertise ; la consignation de ces remarques dans son dire n° 5 n'est pas de nature à régulariser l'expertise ;
- l'experte n'était pas impartiale ; elle s'est bornée à valider les hypothèses énoncées par le cabinet KPMG, conseil de la société Corsica Ferries France ;
- l'experte a été responsable de mission pendant trois ans au sein de la société KPMG à Paris, en présence de l'auteur des rapports du cabinet KPMG, conseil de la société Corsica Ferries France ; le défaut d'information sur ce point entache l'expertise d'impartialité ;
- la réalité du préjudice allégué n'est pas établie ;
- la société Corsica Ferries France n'aurait pas été propriétaire des navires ; il revient à la société Corsica Ferries France d'établir les charges par navire ; les calculs de trafic sont erronés ;
- la société Corsica Ferries France est tenue de produire l'intégralité des attestations de vigilance émanant des organismes sociaux justifiant de la régularité de sa situation à leur égard ; les attestations de régularité sociale et fiscale ne sont pas produites ; la société Corsica Ferries France a refusé de produire les attestations sociales ; la collectivité territoriale de Corse était dès lors en droit de refuser d'attribuer la délégation de service public litigieuse à la société Corsica Ferries France ; cette circonstance confère un caractère incertain au préjudice invoqué ;
- la comparaison avec les éléments d'exploitation de la société Corsica Linéa est dénuée de pertinence ;
- la détermination du trafic prévisionnel 2014-2023 est erronée ; la méthode utilisée par l'experte est erronée ; les données utilisées sont erronées ;
- le trafic prévisionnel retenu est largement surestimé ;
- la méthode retenue pour calculer le nombre de véhicules est fausse ; le ratio de 2,14 passagers par véhicule retenu par l'experte est injustifié et surévalué ; les données réelles fournies par l'OTC permettent de dégager un ratio moyen compris entre 2,78 et 2,66 ; sur l'année 2020, le rapport était de 2,47 passagers par véhicule sur les lignes desservies par l'offre " Grand Sud " ;
- le trafic de fret a été surévalué par l'experte ; la note technique de M. C... relève des écarts d'estimation ;
- l'exécution du contrat aurait été déficitaire ; aucune des deux hypothèses envisagées concernant la propriété des navires n'est fondée ;
- une partie du préjudice invoqué aurait été éventuellement subi par le groupe Lota ; le préjudice n'a pas un caractère personnel, direct réel et certain ; la société Corsica Ferries France ne peut être indemnisée de la perte de marge sur amortissement qui aurait été subie par le propriétaire des navires ;
- le manque à gagner éventuel ne peut aller au-delà d'un bénéfice raisonnable ; ce bénéfice raisonnable ne peut résulter du taux de rendement du capital investi, la société Corsica Ferries France n'étant pas propriétaire des navires ;
- le montant du bénéfice raisonnable ne peut excéder 14,9 millions d'euros, correspondant à 10 % des charges d'investissement ; l'experte a appliqué le taux de 10 % au coût de revient ;
- l'exploitation était déficitaire dans l'hypothèse n° 1 ;
- l'analyse réalisée par M. C... permet d'établir un déficit de 163 millions d'euros ;
- l'impact de la baisse de prix des combustibles sur les recettes doit être pris en compte ; l'annexe 16 à l'offre de la société Corsica Ferries France prévoyait un réajustement des tarifs pour le semestre suivant de plus ou moins 15 % ; l'experte a évalué à 47 millions d'euros l'incidence sur les recettes de la baisse des prix du combustible ; M. C... a évalué à 260 232 669 euros les charges de combustible et à 33 360 099 euros la déduction de recettes en application du mécanisme de réajustement des tarifs ;
- il n'y a aucun préjudice au titre de la rentabilité de l'outil naval ;
- l'exploitation aurait été déficitaire dans l'hypothèse n° 2.
Par ordonnance du 20 septembre 2021, la clôture de l'instruction a été fixée au 5 octobre 2021.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code civil ;
- le code de justice administrative.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. François Point, rapporteur,
- les conclusions de M. Renaud Thielé, rapporteur public,
- et les observations de Me Ayache pour la société Corsica Ferries France, et de Me Botton et Me Del Prete pour la collectivité de Corse.
Une note en délibéré, enregistrée le 26 avril 2022, a été produite pour la société Corsica Ferries France.
Considérant ce qui suit :
1. Par un arrêt avant dire droit n° 17MA01655 du 16 juillet 2018, la cour administrative d'appel de Marseille a annulé le jugement n° 1501123 du tribunal administratif de Bastia. La Cour a considéré que la société Corsica Ferries France avait été irrégulièrement évincée de la procédure d'attribution de la délégation de service public en litige, et qu'elle disposait de chances sérieuses d'emporter le contrat. La Cour a estimé que l'offre " Grand Sud " présentée par la société Corsica Ferries France, incluant les lignes Marseille-Ajaccio, Marseille-Propriano et Marseille-Porto-Vecchio, était la plus susceptible d'être retenue car elle était la plus avantageuse économiquement. La Cour a dès lors prescrit une expertise économique et comptable pour évaluer le bénéfice net que la société Corsica Ferries France aurait tiré de l'exécution du contrat correspondant à l'offre " Grand Sud ". Le rapport de l'experte a été enregistré au greffe de la Cour le 16 avril 2021.
Sur la régularité des opérations d'expertise :
2. Aux termes de l'article R. 621-1 du code de justice administrative : " La juridiction peut, soit d'office, soit sur la demande des parties ou de l'une d'entre elles, ordonner, avant dire droit, qu'il soit procédé à une expertise sur les points déterminés par sa décision ". Aux termes de l'article R. 621-2 du code de justice administrative : " Il n'est commis qu'un seul expert à moins que la juridiction n'estime nécessaire d'en désigner plusieurs. Le président du tribunal administratif ou de la cour administrative d'appel, selon le cas, ou, au Conseil d'Etat, le président de la section du contentieux choisit les experts parmi les personnes figurant sur l'un des tableaux établis en application de l'article R. 221-9. Il peut, le cas échéant, désigner toute autre personne de son choix. Il fixe également le délai dans lequel l'expert sera tenu de déposer son rapport au greffe. / Lorsqu'il apparaît à un expert qu'il est nécessaire de faire appel au concours d'un ou plusieurs sapiteurs pour l'éclairer sur un point particulier, il doit préalablement solliciter l'autorisation du président du tribunal administratif ou de la cour administrative d'appel ou, au Conseil d'Etat, du président de la section du contentieux. La décision est insusceptible de recours. ". Aux termes de l'article R. 621-6 du code de justice administrative : " Les experts ou sapiteurs mentionnés à l'article R. 621-2 peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges. (...). La partie qui entend récuser l'expert ou le sapiteur doit le faire avant le début des opérations ou dès la révélation de la cause de la récusation. Si l'expert ou le sapiteur s'estime récusable, il doit immédiatement le déclarer au président de la juridiction ou, au Conseil d'Etat, au président de la section du contentieux. ". Aux termes de l'article R. 621-6-1 du code de justice administrative : " La demande de récusation formée par une partie est présentée à la juridiction qui a ordonné l'expertise. Si elle est présentée par un mandataire, ce dernier doit être muni d'un pouvoir spécial. / Elle doit à peine d'irrecevabilité indiquer les motifs qui la soutiennent et être accompagnée des pièces propres à la justifier. ".
En ce qui concerne l'impartialité de l'experte :
3. Aux termes de l'article R. 621-6 du code de justice administrative : " Les experts ou sapiteurs mentionnés à l'article R. 621-2 peuvent être récusés pour les mêmes causes que les juges. ". Aux termes de l'article L. 721-1 du code de justice administrative : " La récusation d'un membre de la juridiction est prononcée, à la demande d'une partie, s'il existe une raison sérieuse de mettre en doute son impartialité. ". Aux termes de l'article R. 621-5 du code de justice administrative : " Les personnes qui ont eu à connaître de l'affaire à un titre quelconque sont tenues, avant d'accepter d'être désignées comme expert ou comme sapiteur, de le faire connaître au président de la juridiction ou, au Conseil d'Etat, au président de la section du contentieux, qui apprécie s'il y a empêchement. ".
4. Il appartient au juge, saisi d'un moyen mettant en doute l'impartialité d'un expert, de rechercher si, eu égard à leur nature, à leur intensité, à leur date et à leur durée, les relations directes ou indirectes entre cet expert et l'une ou plusieurs des parties au litige sont de nature à susciter un doute sur son impartialité. En particulier, doivent en principe être regardées comme suscitant un tel doute les relations professionnelles s'étant nouées ou poursuivies durant la période de l'expertise.
5. La collectivité de Corse soutient que l'experte désignée par la Cour a été responsable de missions pendant trois années au sein du cabinet KPMG à Paris, cabinet qui a conseillé la société Corsica Ferries France. La collectivité de Corse fait valoir en particulier que durant les trois années en cause, M. B..., signataire des rapports du cabinet KPMG pour la société Corsica Ferries France, était également en poste au sein de ce même cabinet. Toutefois, il résulte de l'instruction que Mme D... a travaillé comme responsable de mission au sein de KPMG France entre 1988 et 1991 et n'a depuis lors aucun lien spécifique avec cette société. Au regard de leur nature et de leur ancienneté, ces liens professionnels ne faisaient pas obstacle à ce qu'elle accomplisse la mission qui lui a été confiée par la Cour et ne permettent pas de mettre en doute son impartialité. La mention, dans le contenu du rapport, du " rapport d'expertise indépendante du cabinet KPMG " n'est pas de nature à établir un défaut d'impartialité. Pour les mêmes motifs, la collectivité de Corse n'est pas fondée à soutenir que Mme D... aurait été tenue de lui faire connaître cette donnée. Par suite, le moyen doit être écarté.
En ce qui concerne la compétence de l'experte :
6. La collectivité de Corse soutient en premier lieu que l'experte désignée par la Cour n'avait pas la compétence pour évaluer un préjudice en matière d'économie maritime et qu'elle aurait dû solliciter la nomination de sapiteurs. Toutefois, le défaut de compétence invoqué par la collectivité de Corse n'a pas trait à la régularité de l'expertise mais à l'exactitude de l'évaluation formulée par l'experte. En outre, l'ordonnance du 27 septembre 2018 par laquelle la présidente de la cour administrative d'appel de Marseille a désigné Mme D... n'a fait l'objet d'aucune contestation de la part de la collectivité de Corse, qui n'a présenté aucune demande de récusation, ni avant le début des opérations d'expertise, ni au moment du dire n° 2 lorsqu'elle a relevé la nécessité de désigner un expert en économie maritime, ni postérieurement. Par ailleurs, si l'expert nommé par la Cour peut solliciter le concours d'un sapiteur pour l'éclairer sur un point particulier, ainsi que le prévoit l'article R. 621-2 du code de justice administrative, il s'agit d'une faculté qui ne revêt pas un caractère contraignant. La collectivité de Corse n'est dès lors pas fondée à soutenir que l'experte aurait été tenue de solliciter ce concours. Il résulte au demeurant de l'instruction que par un courrier du 15 avril 2020, l'experte a sollicité la cour administrative d'appel de Marseille en vue d'obtenir des précisions sur la portée de l'expertise et, à ce titre, l'a explicitement interrogée sur l'opportunité de désigner un ou plusieurs sapiteurs spécialisés dans le domaine maritime. Contrairement à ce qu'affirme la collectivité de Corse, le courrier de la cour administrative d'appel de Marseille en date du 21 avril 2020 n'avait pas pour effet d'enjoindre à l'experte de solliciter le concours d'un sapiteur. Il résulte de l'examen de ce courrier que la cour administrative d'appel n'a pas donné suite à la demande de désignation d'un sapiteur, explicitement formulée par l'experte. Par suite, la collectivité de Corse n'est pas fondée à soutenir que les opérations d'expertise seraient sur ce point entachées d'irrégularité.
En ce qui concerne le respect des missions :
7. Aux termes de l'article 2 de l'arrêt avant dire droit en date du 16 juillet 2018, la Cour a demandé à l'experte d'une part d'obtenir de la collectivité de Corse et de la société Corsica Ferries France toutes pièces et justificatifs de nature à permettre de déterminer le trafic prévisionnel en passagers et fret entre le 1er janvier 2014 et le 31 décembre 2023, d'autre part de déterminer sur cette période, compte tenu de certains paramètres limitatifs, le bénéfice net que cette société aurait pu tirer de l'exécution du contrat de délégation de service public. Il résulte de l'instruction que l'experte, dans son rapport remis le 15 avril 2021, a déterminé en premier lieu le trafic prévisionnel en passagers et fret à partir de données fournies par la collectivité de Corse et a croisé ces données avec les données prévisionnelles de la société Corsica Ferries France, en tenant compte notamment de différents éléments contextuels susceptibles d'avoir une incidence sur l'évaluation. En deuxième lieu, l'experte a établi le bénéfice net lié à la délégation de service public en exposant son approche méthodologique, permettant d'identifier les différents paramètres d'évaluation des produits et des charges. L'experte a en outre pris en compte, au titre du " scénario contrefactuel ", l'impact de l'exécution du contrat de délégation de service public sur les autres activités de la société Corsica Ferries France. Les différentes hypothèses envisagées par l'experte font l'objet d'un exposé méthodologique clair dans le rapport d'expertise. Enfin, ainsi que l'avait sollicité la cour administrative d'appel de Marseille, l'experte a évalué la limitation du bénéfice net calculé au regard des critères de la jurisprudence Altmark. Le fait que l'experte judiciaire ait repris certains éléments d'analyse produits par le cabinet KPMG ou fondé ses évaluations sur des analyses fournies par le cabinet KPMG, éléments au demeurant soumis au débat contradictoire, n'est pas de nature à établir qu'elle n'aurait pas rempli les missions qui lui étaient assignées, la collectivité de Corse n'étant pas fondée à soutenir que l'experte se serait limitée à un simple contrôle de cohérence des données fournies par le cabinet KPMG. Par ailleurs, l'experte judiciaire a pu régulièrement prendre en considération le compte d'exploitation prévisionnel joint à l'offre " Grand Sud " pour effectuer son évaluation. Dans son courrier du 21 avril 2020, la cour administrative d'appel n'a pas prohibé l'utilisation de ce document, contrairement à ce qu'affirme la collectivité de Corse dans ses écritures. L'experte judiciaire a pu également, sans entacher d'irrégularité les opérations d'expertise, tenir compte des éléments contenus dans le rapport d'analyse des offres. En outre, il résulte de l'examen du rapport d'expertise que l'ensemble des données utilisées par l'experte, notamment celles issues du compte prévisionnel fourni à l'appui de l'offre " Grand Sud ", a fait l'objet d'une présentation et d'une analyse critique. L'experte a notamment rectifié différents postes de produits et charges du compte prévisionnel, en fonction des arguments exposés par les parties au cours des opérations d'expertise. La valeur et la pertinence de la méthodologie, des éléments de preuve et des analyses de l'experte judiciaire relèvent de l'appréciation de fond sur le montant du préjudice. Il résulte de ce qui précède que la collectivité de Corse n'est pas fondée à soutenir que l'experte judiciaire, faute d'une analyse critique, aurait, sur l'ensemble de ces points, méconnu l'étendue de ses missions.
En ce qui concerne le respect du principe du contradictoire :
8. Aux termes de l'article R. 621-7 du code de justice administrative : " (...) Les observations faites par les parties, dans le cours des opérations, sont consignées dans le rapport ".
9. Il résulte de l'instruction que le dire n° 3 produit par la société Corsica Ferries France le 18 septembre 2020 a été communiqué à la collectivité de Corse le 28 septembre 2020. La collectivité de Corse, qui a disposé d'un délai de quinze jours pour répondre à ce dire et qui a effectivement formulé une réponse par un dire n° 6 daté du 9 octobre 2020, n'est pas fondée à soutenir que le principe du contradictoire aurait été, sur ce point, méconnu. Le fait que les échanges de courriels relatifs à la communication de ce dire n'ont pas été joints au rapport d'expertise est sans incidence sur le respect du principe du contradictoire et sur la régularité du rapport d'expertise.
10. La collectivité de Corse fait valoir par ailleurs que dans sa note de synthèse n° 2 diffusée le 5 mars 2021, l'experte a demandé à la société Corsica Ferries France la production de certaines pièces, dont elle-même n'a pu avoir connaissance en temps utile, avant la fin des opérations d'expertise. Il résulte de l'instruction que le 19 mars 2021, la société Corsica Ferries France a produit un dire n° 7 comportant les éléments sollicités. La collectivité de Corse, qui ne conteste pas avoir eu communication du dire n° 7 le 19 mars 2021, a produit un dire le 2 avril 2021, et n'est pas fondée à soutenir que les éléments n'ont pas été portés utilement à sa connaissance.
11. La collectivité de Corse fait valoir en outre que la société Corsica Ferries France a produit le 2 avril 2021 de nouveaux éléments dont elle n'a pas eu communication et qu'elle n'a pas été en mesure de contredire. Ces éléments consistent en un document de quatre-vingt-quinze pages établi par le cabinet KPMG, comprenant une note de quarante-cinq pages et des annexes, accompagné de trois tableaux Excel. La collectivité de Corse soutient que ces éléments ont été utilisés dans le rapport d'expertise. La société Corsica Ferries France, qui se borne à faire valoir que les éléments produits le même jour par la collectivité de Corse ont aussi été utilisés par l'experte, ne conteste pas utilement les affirmations de la collectivité de Corse sur ce point. Il résulte ainsi de l'instruction que les observations transmises par la société Corsica Ferries France le 2 avril 2021, utilisées pour élaborer le rapport d'expertise, n'ont pas été portées à la connaissance de la collectivité de Corse avant la remise du rapport le 16 avril 2021. Aux pages 63 et 64 de son rapport, l'experte judiciaire a elle-même indiqué qu'elle avait pris en compte les observations formulées par la société Corsica Ferries France sur des écarts concernant les données de base pour le trafic passager et fret. L'experte a précisé que ces écarts correspondaient à des erreurs de report de données et qu'elle a procédé à la correction de ces erreurs. L'experte judiciaire a également modifié l'hypothèse d'évolution des tarifs combustibles à compter de 2021 et le coût pondéré des tarifs combustibles, d'après les études et observations fournies par la société Corsica Ferries France le 2 avril 2021. L'experte judiciaire a également précisé avoir " complété ses travaux ", en procédant au calcul de l'encadrement SIEG pour déterminer le bénéfice raisonnable dans le cadre de la jurisprudence Altmark. Par ailleurs, la collectivité de Corse fait valoir sans être utilement contredite sur ce point que l'actualisation du préjudice chiffré figurant à la page soixante-quinze du rapport d'expertise, qui ne figurait pas dans la note de synthèse n° 2, a été opérée sur la base des éléments fournis dans la note du cabinet KPMG versée par la société Corsica Ferries France le 2 avril 2021. La collectivité de Corse est dès lors fondée à soutenir que les opérations d'expertise ont eu un caractère irrégulier sur l'ensemble de ces points.
12. La collectivité de Corse fait valoir que les différences entre la note de synthèse n° 2 datée du 5 mars 2021 et le rapport final concernent également les frais de mise à bord, le mix FO/GO en 2020 et la diminution du nombre de rotations pendant la crise sanitaire. Toutefois, ces points avaient été discutés auparavant au cours des opérations d'expertise. De plus, des échanges contradictoires ont eu lieu entre la note de synthèse n° 2 et le 2 avril 2021, notamment le 19 mars et le 24 mars 2021. En outre, les points en cause ne font pas l'objet de remarques spécifiques dans l'analyse du cabinet KPMG produite le 2 avril 2021. Ainsi, il ne résulte pas de l'instruction que les différences existant sur ces points entre la note de synthèse n° 2 et le rapport final résulteraient de modifications opérées par l'experte judiciaire sur la base d'éléments nouveaux fournis par la société Corsica Ferries France le 2 avril 2021. Par suite, le moyen tiré du défaut de respect du principe du contradictoire doit être écarté en tant qu'il porte sur les modifications en cause.
13. La collectivité de Corse invoque en dernier lieu le défaut de consignation des observations orales formulées par la collectivité de Corse lors de la réunion d'expertise du 7 juillet 2020. Toutefois, ainsi qu'elle le fait valoir dans ses écritures, la collectivité de Corse a elle-même consigné ces éléments dans son dire n° 5, afin qu'ils soient mentionnés au compte-rendu. Par suite, les éléments en cause ont été de ce fait consignés dans le rapport et la collectivité de Corse n'est pas fondée à soutenir que le rapport serait sur ce point entaché d'irrégularité.
14. Il résulte de ce qui précède que la collectivité de Corse est seulement fondée à demander à ce que le rapport d'expertise soit écarté des débats en tant qu'il prend en compte les éléments mentionnés aux pages 64 et 65 du rapport, ainsi que sur l'actualisation du préjudice. Toutefois, il résulte de l'instruction que les observations de la société Corsica Ferries France du 2 avril 2021 prises en compte par l'experte judiciaire dans son rapport final ont donné lieu à des ajustements sur des postes de charges ou de dépenses qui avaient été discutés par les parties au cours des échanges contradictoires. Les observations retenues par l'experte et non communiquées à la collectivité de Corse sont clairement exposées aux pages 63 et 64 du rapport d'expertise. Le rapport d'expertise et l'ensemble des éléments nouveaux produits par la société Corsica Ferries France le 2 avril 2021 sont versés au dossier. Le trafic prévisionnel de passagers et de fret, les charges de combustible et le caractère raisonnable de la compensation publique, tels qu'exposés dans le rapport, font l'objet d'un débat contradictoire entre les parties devant le juge. Dans ces conditions, sur les points en cause, le caractère irrégulier de l'expertise ne fait pas obstacle à ce que ce rapport soit retenu à titre d'information par le juge administratif.
Sur les conclusions aux fins d'indemnisation :
15. L'entreprise candidate à l'attribution d'un marché public irrégulièrement évincée de ce marché, et qui bénéficiait de chances sérieuses de remporter le marché, a droit à l'indemnisation de l'intégralité du manque à gagner en résultant pour elle, comprenant les frais de présentation de l'offre intégrée à ses charges. Ce manque à gagner doit s'apprécier au regard des bénéfices normalement attendus de l'exécution du contrat. Au regard du caractère personnel du préjudice indemnisable, le manque à gagner qu'auraient pu subir les sociétés du groupe auquel appartient la société Corsica Ferries France, au titre des prestations facturées à cette dernière ou à la société dédiée pour l'exploitation de la délégation de service public, ne sont pas indemnisables entre les mains de la requérante.
16. La société Corsica Ferries France soutient que, conformément à ce qu'a établi l'experte judiciaire dans son rapport, l'exploitation aurait dégagé un excédent de 75,5 millions d'euros sur l'ensemble de la durée du contrat. Elle soutient également qu'elle aurait perçu, au titre de la marge sur amortissement des navires utilisés pour l'exécution de la délégation de service public, un bénéfice net de 119 300 975 euros dans l'hypothèse 1 où elle aurait été propriétaire des navires, et de 114 352 710 euros dans l'hypothèse 2 où elle aurait été fréteur des navires. Elle soutient également que son bénéfice net doit être limité au regard du plafonnement de la compensation pour obligation de service public, selon les principes établis par l'arrêt du 24 juillet 2003 Altmark Trans GmbH (C-280/00) de la Cour de justice des Communautés européennes, à hauteur de 67 115 166 euros dans l'hypothèse 1 et de 40 369 507 euros dans l'hypothèse 2. Elle soutient en outre que son bénéfice net, ainsi établi, serait également limité par les coûts d'acquisition de deux navires pour l'exploitation des liaisons hors délégation de service public, fixant son préjudice à 54 470 779 euros dans l'hypothèse 1 et 24 623 867 euros dans l'hypothèse 2. Elle soutient enfin que son préjudice serait également limité par les " doublons " liés au report des passagers de la SNCM vers les liaisons exploitées par la société Corsica Ferries France au cours de la période d'exécution, et établissant son préjudice, avant capitalisation, à 50 871 442 euros dans l'hypothèse 1 et 22 458 880 euros dans l'hypothèse 2. La collectivité de Corse soutient que l'exploitation de la délégation de service public par la société Corsica Ferries France, au vu des charges et des produits réels, n'aurait pu avoir un caractère bénéficiaire. La collectivité de Corse conteste la méthode utilisée par l'experte judiciaire pour reconstituer le bénéfice net et fait valoir que, dans tous les cas, l'exploitation aurait été déficitaire.
En ce qui concerne le bénéfice d'exploitation :
S'agissant de la méthode d'évaluation :
17. La collectivité de Corse soutient qu'en prenant appui sur les données des comptes prévisionnels de l'offre " Grand Sud ", l'experte a entaché ses estimations d'erreurs de méthode. Toutefois, il résulte de l'instruction que les données prévisionnelles figurant dans l'offre " Grand Sud " de la société Corsica Ferries France ont été construites sur la base des données réelles observées en 2011-2012. Par suite, ces comptes prévisionnels constituaient une base raisonnable d'estimation des produits et charges de l'exploitation. L'experte judiciaire, qui a contrôlé le caractère réaliste de ces projections sur les principaux postes de recettes et de dépenses, a par ailleurs comparé ces prévisions aux conditions réelles d'exploitation rencontrées au cours de la période 2014-2020 et a élaboré des hypothèses d'évolution pour 2021-2023. Elle a ainsi corrigé certains postes de recettes et de dépenses, à raison des écarts constatés entre les prévisions de l'offre et les conditions réelles qui auraient été rencontrées au cours de l'exploitation. Par suite, la société Corsica Ferries France n'est pas fondée à soutenir que les éléments d'information fournis par l'expertise judiciaire seraient entachés d'erreurs de méthode et dépourvus de toute valeur probante.
S'agissant des produits d'exploitation :
18. Concernant le trafic de passagers et de fret, il résulte de l'instruction, en particulier du rapport d'expertise, que les prévisions figurant dans l'offre " Grand Sud " présentée par la société Corsica Ferries France étaient appuyées sur les données réelles des années 2011 et 2012 fournies par l'Office des transports de la Corse (OTC). Par suite, ces prévisions avaient un caractère réaliste pouvant servir d'élément d'appréciation pour l'estimation du trafic de passagers et de fret que la société Corsica Ferries France aurait pu accomplir au cours de l'exploitation. Il y a lieu, par suite, de prendre en compte ces données prévisionnelles d'exploitation, corrigées au regard des données réelles du trafic pour les années 2014-2020 et des prévisions qui pouvaient être faites pour les années 2021-2023. Si la société Corsica Ferries France soutient que seuls les flux réels de passagers de la délégation de service public peuvent être pris en compte, il résulte de l'instruction que le contrat de délégation de service public a été résilié en 2016 et que pour la période 2014-2016, les difficultés d'exploitation propres au titulaire de la délégation expliquent les baisses de trafic constatées. Concernant ce dernier point, il résulte de l'instruction que les dessertes assurées dans le cadre de la délégation de service public ont été perturbées au cours de la période 2014-2016 par des mouvements de grève au sein de l'entreprise exploitante. Comme l'a considéré l'experte aux pages 16 et 17 de son rapport, cette baisse de trafic n'aurait pas été subie par la société Corsica Ferries France si elle avait été titulaire du contrat. Il y a également lieu, comme l'a fait l'experte judiciaire dans son évaluation, de prendre en compte les reports de trafic de passagers vers les lignes commerciales assurées par la société Corsica Ferries France. Dès lors, la collectivité de Corse n'est pas fondée à soutenir que la méthode d'évaluation du trafic mise en œuvre dans le rapport d'expertise judicaire serait entachée d'erreurs. Par suite, les informations fournies par le rapport d'expertise peuvent être retenues en vue d'établir le volume de trafic passagers et le trafic fret.
19. Concernant le trafic de passagers, il résulte de l'instruction, notamment des informations contenues dans le rapport d'expertise, que les recettes doivent être évaluées sur la base d'une estimation du trafic Corse / Continent d'environ 630 000 passagers, proche des estimations faites par la société Corsica Ferries France sur la base du trafic constaté en 2011 et 2012. Pour les années 2014-2019, il y a lieu de réduire ce volume de passagers, ainsi que l'a fait l'experte judiciaire, à raison du trafic correspondant au service complémentaire. Il y a également lieu d'appliquer une minoration de 20 % correspondant à la concurrence de la ligne Marseille / Bastia. Ainsi qu'il a été exposé précédemment au point 18, l'experte judiciaire a pu à juste titre considérer que la baisse de trafic constatée sur les années 2014, 2015 et 2016 s'expliquait par des difficultés d'exploitation propres à la société titulaire de la délégation de service public, et que cette baisse de trafic n'aurait pas été subie par la société Corsica Ferries France si elle avait été titulaire du contrat. Il y a lieu, par suite, pour la période 2014-2020, de retenir l'hypothèse formulée par l'experte judiciaire à hauteur de 2 737 260 passagers, les irrégularités de l'expertise relevées précédemment au point 11 ne concernant que des corrections marginales, liées à des erreurs matérielles de reports de données et non contestées sur le fond par la collectivité de Corse. Pour les années 2020 à 2023, l'experte judiciaire a considéré que la crise du COVID avait conduit à une baisse du trafic de passagers de 30 % et qu'il y avait lieu de réduire à proportion l'estimation du nombre de passagers qui aurait été transporté dans le cadre de la délégation de service public. Cette hypothèse n'est pas utilement contredite par les parties. Concernant les projections pour les années 2020-2023, il y a lieu de retenir l'hypothèse B de l'experte judiciaire, prévoyant un retour à la normale du trafic passager en 2024. Il y a lieu, dès lors, de considérer que 1 442 994 passagers auraient été transportés du 1er janvier 2020 au 31 octobre 2023. Le nombre total de passagers transportés doit ainsi être établi à hauteur de 4 180 254 passagers. Dans ces conditions, le montant des recettes de billetterie de passagers doit être fixé à la somme de 132 251 639 euros.
20. Concernant le transport des véhicules, il résulte de l'instruction que le montant des recettes de billetterie a été évalué par l'experte, dans l'hypothèse B, à la somme totale de 135 039 360 euros sur l'ensemble de la durée du contrat. Pour établir ce montant, l'experte judiciaire a considéré qu'il existait une relation linéaire entre la billetterie passagers (PAX) et la billetterie véhicule (AUTO). Elle a pris en compte un coefficient de 2,1374 passagers par véhicule, établi au regard des éléments figurant dans les comptes d'exploitation prévisionnels de l'offre " Grand Sud ". Toutefois, la collectivité de Corse soutient que le ratio de 2,1374 passagers par véhicule est erroné et que le nombre de véhicules transportés a été de ce fait surestimé. La société Corsica Ferries France ne conteste pas les affirmations de la collectivité de Corse sur ce point. Il résulte de l'instruction, ainsi que le fait valoir la collectivité de Corse sur la base des éléments fournis par la note technique n° 4 de M. C..., que les données officielles de l'OTC/DREAL relatives aux liaisons Corse / Continent entre 2014 et 2020 font apparaître un ratio compris entre 2,66 et 2,78 passagers par véhicule, nettement supérieur au ratio de 2,1374 passagers par véhicule retenu par l'experte judiciaire. Cette même note technique indique que pour l'année 2020, et sur les trois lignes desservies par l'offre " Grand Sud ", les données fournies par l'OTC permettent de dégager un ratio de 2,47 passagers par véhicule. Par suite, la collectivité de Corse conteste utilement l'expertise judiciaire sur ce point et est fondée à soutenir que le nombre de véhicules transportés, calculé sur la base d'un coefficient de 2,1374 passagers par véhicule sur l'ensemble de la période, est erroné. La collectivité de Corse soutient que pour calculer le montant des recettes de transport de véhicules, le nombre de véhicules à prendre en compte est de 1 245 347 véhicules, selon les éléments fournis par la note technique n° 4 de M. C..., qu'elle verse au dossier. Toutefois, ce chiffre correspond à la prise en compte d'un nombre de passagers inférieur à celui retenu au point 19 du présent arrêt et fait application de coefficients passagers par véhicule applicables à l'ensemble des liaisons Corse / Continent, alors que les données de l'OTC fournissent un chiffre plus précis de 2,47 passagers par véhicule, spécifique aux trois liaisons desservies par l'offre " Grand Sud ". Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, il sera fait une juste appréciation du nombre de véhicules transportés pour les années 2014-2023 sur les trois lignes de l'offre " Grand Sud " en prenant en compte un ratio moyen de 2,47 passagers par véhicule, tel qu'il résulte des données réelles fournies par l'OTC pour l'année 2020 et mentionnées dans la note technique n° 4 de M. C.... Par suite, il y a lieu de corriger le montant des recettes de billetterie pour le transport de véhicules, établi selon les données du tableau figurant en annexe 4 du rapport d'expertise, à la ligne 81 du feuillet " CEP CFF Initial ", en substituant au ratio de 2,1374 appliqué par l'experte le coefficient de 2,47 passagers par véhicule pour les années 2014 à 2023. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de corriger le montant des recettes engendrées par la billetterie véhicules initialement établi à hauteur de 135 039 360 euros par l'experte judiciaire en le fixant à la somme de 114 443 180 euros.
21. Concernant le fret, il résulte des éléments contenus dans le rapport d'expertise, qui ne sont pas utilement contestés par les parties, que le trafic peut être évalué sur une base prévisionnelle de 739 816 ML par an. L'experte judiciaire a pu, sans commettre d'erreur, prendre en compte le trafic réel de fret réalisé par la CMN en vue d'établir une tendance permettant de construire son estimation. Les irrégularités de l'expertise relevées précédemment au point 8, s'agissant du trafic fret, ne concernent que des corrections marginales, liées à des erreurs matérielles de reports de données et non contestées sur le fond par la collectivité de Corse. Il y a lieu, par ailleurs, de retenir l'hypothèse d'un taux de décroissance de 0,91 % pour l'année 2020 et une stabilité du trafic pour les années suivantes. Par suite, au regard des informations contenues dans le rapport d'expertise, le trafic de fret projeté pour l'ensemble de la délégation de service public doit être établi à hauteur de 7 145 438 ML. Dans ces conditions, il y a lieu de retenir au titre des recettes du transport de fret la somme de 304 956 235 euros pour l'ensemble de la période.
S'agissant des charges d'exploitation courantes hors combustible :
22. Il résulte de l'instruction que les charges d'exploitation mentionnées dans les comptes prévisionnels de l'offre de la société Corsica Ferries France comprennent notamment les charges d'équipage, les frais de port fret et passagers / navire, les frais de maintenance et d'entretien, de sous-traitance, les frais de structure et le coût des vivres à commercialiser. Les évaluations faites par l'experte judiciaire sur ces différents postes de charge ne sont pas utilement contredites par les parties. Les corrections opérées précédemment au point 20 concernant le transport de véhicules sont sans incidence sur le poste de charges " frais de port passagers / navire ", qui a été calculé sur la base d'un coût fixe par traversée. Par suite, pour l'évaluation du bénéfice net qu'aurait réalisé la société Corsica Ferries France, il y a lieu de suivre sur ces points les informations fournies par le rapport d'expertise.
S'agissant des charges de personnel :
23. Il résulte de l'instruction que l'experte judiciaire a évalué les frais de personnel à la somme de 197 206 264 euros sur l'ensemble de la période. Pour établir ce montant, l'experte judiciaire a pris en compte le montant des charges de personnel mentionné dans le compte d'exploitation prévisionnel et en a vérifié la cohérence, selon les modalités exposées aux pages 38 et 39 du rapport d'expertise. La collectivité de Corse soutient qu'au regard du dumping social pratiqué par la société Corsica Ferries France, de l'absence de production des attestations de régularité sociale et fiscale de la société pour les années 2014 à 2020 et des incertitudes liées à son schéma organisationnel, ces charges sont sous-évaluées. Il résulte toutefois de l'instruction que l'experte judiciaire a contrôlé la cohérence des données concernant les charges de personnel au regard des comptes sociaux consolidés du groupe pour les années 2014 à 2019. L'experte judiciaire a également relevé que le niveau de charges de personnel retenu, de l'ordre de 21 % du montant total des charges d'exploitation prévisionnelles, était proche de celui observé chez la société Corsica Linéa, de l'ordre de 20 %. Par ailleurs, la société Corsica Ferries France fait valoir, sans être utilement contredite sur ce point, qu'elle a produit dans le cadre de procédures d'attribution de délégations de services des certificats de régularité sociale et fiscale pour les années 2016 à 2020, qu'elle verse au dossier. En outre, les pratiques dont fait état le rapport sénatorial mentionné par la collectivité de Corse dans ses écritures sont antérieures à l'année 2011. Dans ces conditions, la collectivité de Corse ne remet pas utilement en cause les estimations formulées par l'experte judiciaire concernant les charges de personnels. Il y a lieu, par suite, de fixer le montant des charges de personnel pour l'ensemble de la période à la somme de 197 206 264 euros, ainsi que l'a établi l'experte judiciaire.
S'agissant des coûts de combustible :
24. Il résulte de l'instruction que, pour évaluer le montant réel des charges qui auraient pesé sur l'exploitation de la délégation de service public, l'experte judiciaire a pris en compte le prix des combustibles constatés sur la période 2014-2020 et évalué, en fonction d'études prévisionnelles mentionnées à la page 37 de son rapport, l'évolution du prix des combustibles sur la période 2021-2023. L'experte judiciaire a constaté que le coût des combustibles, qui représente environ 40 % des charges d'exploitation du service, aurait été significativement plus bas que celui figurant dans les comptes prévisionnels de l'offre de la société Corsica Ferries France, en raison de la baisse importante du tarif moyen par tonne à compter de l'année 2014. Ainsi, alors que la société Corsica Ferries France avait construit son offre sur la base d'un tarif de 525,28 euros par tonne et d'une augmentation prévisionnelle de 40 % des coûts au cours de la période d'exploitation, le coût moyen pondéré par tonne établi par l'experte judiciaire à partir des données réelles est tombé à 282,80 euros par tonne en 2015 et a évolué jusqu'en 2020 selon les données fournies dans les tableaux aux pages 36 et 37 de l'expertise. Pour la période 2021 à 2023, l'experte judiciaire a fondé ses estimations sur des études fournies par la société Corsica Ferries France dans sa note du 2 avril 2021. Si ces éléments, ainsi qu'il a été indiqué au point 11 du présent arrêt, n'ont pas été soumis au débat contradictoire lors des opérations d'expertise, ils constituent des éléments d'information susceptibles d'être retenus par le juge. La collectivité de Corse, dans ses écritures d'appel, ne critique pas sur le fond ces études et ne verse aucun élément de nature à fournir une meilleure estimation. Il y a lieu, dès lors, de se fonder sur ces études pour évaluer l'évolution du prix des carburants et de retenir une évolution à la hausse de 29,19 % pour l'année 2021, une baisse de 10,65 % pour l'année 2022 et une baisse de 4,43 % pour l'année 2023. Au vu de l'ensemble de ces éléments, le montant global du coût des combustibles sur l'ensemble de la période 2014-2023 doit être évalué à la somme de 233 346 452 euros.
S'agissant de l'incidence des fluctuations du prix des combustibles sur les recettes :
25. Aux termes de l'article 29 du projet de contrat versé en annexe du règlement de consultation : " Le délégataire perçoit directement l'ensemble des recettes résultant de l'exécution des prestations confiées par la présente convention, à savoir : - les recettes de trafic perçues auprès des passagers en application de la grille tarifaire définie à l'article XX de la présente convention et indexée sur le coefficient K indiqué à l'article XX ". Aux termes de l'article 30 C du projet de convention : " (...) c. Ajustement automatique en fonction de l'évolution du prix unitaire du combustible. / En raison des fluctuations erratiques du prix unitaire du combustible, le surcoût correspondant peut être impacté directement sur les tarifs de base particulier " passagers " et " fret roulant " selon le dispositif suivant. / Lors de la proposition semestrielle des tarifs soumis à validation par le délégataire auprès de la CTC, une part " combustible " qui vient en supplément du tarif de base est proposée. / Cette part " combustible est calculée sur la base du coefficient d'ajustement des charges de combustibles (KPUC défini à l'article XX) appliqué au tarif de base et pondéré à 15 %, qui correspondent à la part relative des charges de combustibles dans les charges d'exploitation ". Aux termes de l'article 35 du projet de convention : " Coefficient d'ajustement automatique des tarifs. / La contribution forfaitaire ne fait pas l'objet d'une indexation car la dotation de l'Etat n'est pas indexée. En cas de révision des conditions d'évolution de la dotation versée par l'Etat, les parties peuvent se revoir. / Chaque semestre, pour l'établissement des tarifs de la saison suivante, le coefficient KPUC est revu comme suit : / KPUC = part écologique + [à définir par les candidats sur la base exclusive d'indices officiels.]. ".
26. La collectivité de Corse soutient que les fluctuations du prix du combustible auraient eu une incidence sur les recettes en raison du mécanisme d'ajustement des tarifs prévu par la convention. Il résulte des éléments précités du projet de convention, versé en annexe du règlement de consultation, que l'ajustement automatique des tarifs devait avoir lieu chaque semestre et que le coefficient d'indexation appliqué aurait été établi sur la base de la proposition du candidat. Il résulte de l'instruction, ainsi que le soutient la collectivité de Corse sans être utilement contredite sur ce point, que la société Corsica Ferries France a fait une offre dans laquelle, aux termes de son annexe 16, les tarifs seraient réajustés chaque semestre pour le semestre suivant un coefficient KPUC de plus ou moins 15 %. Dans ces conditions, la collectivité de Corse est fondée à soutenir que la réduction des prix du carburant aurait conduit, en vertu du mécanisme contractuel d'ajustement des tarifs, à une réduction des tarifs semestriels et par suite à une diminution des recettes constatées par le délégataire. Si la société Corsica Ferries France soutient que l'article 30 C du projet de convention ne mentionnait que les surcoûts de combustible, il résulte de ce qui précède que les mécanismes contractuels auraient également conduit à un ajustement à la baisse des tarifs, dès lors que cela était proposé par le candidat. Les clauses de l'article 32, qui définissent les modalités de partage des recettes supplémentaires en cas d'écarts par rapport aux recettes prévisionnelles, n'ont pas d'incidence directe sur le mécanisme d'ajustement des tarifs. Dès lors, la société Corsica Ferries France n'est pas fondée à soutenir que l'existence de cet article 32 aurait privé d'effet utile le mécanisme d'ajustement à la baisse des tarifs au regard des fluctuations à la baisse du prix des combustibles, alors que cet ajustement était susceptible de fonctionner en dehors de toute hausse des recettes. La société Corsica Ferries France, qui a proposé dans son offre un ajustement à la baisse des tarifs en fonction des fluctuations du prix des carburants, n'est pas fondée à soutenir que ce dispositif, appliqué dans la convention signée avec la SNCM/CMN, n'aurait pas été appliqué dans la convention de délégation de service public qu'elle aurait mise en œuvre.
27. Il résulte de l'instruction qu'à la page 70 de son rapport, l'experte judiciaire a fait une évaluation de l'incidence de ce mécanisme d'ajustement des tarifs sur les recettes. Elle a estimé que les fluctuations constatées sur les prix du combustible auraient donné lieu, en vertu du mécanisme d'ajustement des tarifs, à une baisse des recettes d'exploitation de 47 745 984 euros sur l'ensemble de la période. Cette évaluation n'est pas utilement contredite par les parties. Il y a lieu, dans ces conditions, de prendre en compte pour l'évaluation du préjudice subi par la société Corsica Ferries France une diminution des recettes d'exploitation de 47 745 984 euros sur l'ensemble de la période.
S'agissant de la ligne " amortissement " :
28. Il résulte de l'instruction que les comptes d'exploitation présentés à l'appui des offres, qui ont vocation à justifier le montant de la contribution, font figurer une ligne " amortissement " qui correspond au coût du capital mobilisé par l'exploitant pour exécuter les prestations. Cette ligne " amortissement " intègre l'ensemble des coûts du capital utilisé, et comprend dès lors le bénéfice attendu de la rémunération du capital. Par suite, il y a lieu, le cas échéant, de prendre en compte au titre des bénéfices normalement attendus de l'exécution du contrat la rémunération du capital investi, intégrée dans la ligne " amortissement " des comptes prévisionnels.
29. Il résulte de l'instruction, notamment des éléments exposés dans le rapport d'expertise, que les coûts figurant à la ligne " amortissement " des comptes prévisionnels ont été établis sur la base de la valeur des navires exploités, majorée des investissements pour l'aménagement des navires et du coût de mise à disposition intragroupe de 4,7 %, correspondant à l'armement des navires. L'amortissement a été établi par application d'un taux de 3,33 % correspondant à l'amortissement technique, et un taux de 1,2 % correspondant au rendement du capital. Pour réaliser l'évaluation demandée concernant le montant de ces coûts, l'experte judiciaire a estimé que les taux exposés par la société Corsica Ferries France avaient un caractère réaliste et étaient conformes aux pratiques habituellement constatées au sein du groupe auquel appartient la société Corsica Ferries France. L'experte a ainsi estimé la valeur du capital mis à disposition, majoré ce montant d'un coût d'armement de 4,7 % usuellement pratiqué au sein du groupe, et annualisé les coûts à raison d'un taux d'amortissement technique de 3,3 % et d'un rendement du capital investi de 1,2 %. L'experte a établi le coût global du capital à la somme de 149 047 063 euros sur l'ensemble de la période d'exploitation.
30. La collectivité de Corse conteste le montant retenu par l'experte au titre des " amortissements " et soutient que le montant global de ces coûts, correspondant au coût locatif des navires, s'élèverait à 222 828 000 euros sur l'ensemble de la période, selon les tarifs habituellement constatés. Si la collectivité de Corse, se fondant sur l'analyse faite par M. C..., soutient que les prix de sous-location habituellement pratiqués par les sociétés du groupe auquel appartient la société Corsica Ferries France correspondent à un montant de 15 000 euros par jour, elle ne fournit aucun élément probant permettant d'attester de la réalité de ce tarif. En outre, un tel tarif n'est pas spécifiquement justifié par rapport aux navires que la société Corsica Ferries France proposait d'utiliser et aux investissements qu'elle envisageait de réaliser sur ces équipements. Dans ces conditions, la collectivité de Corse ne contredit pas utilement le rapport d'expertise concernant l'évaluation des frais figurant à la ligne " amortissement ", qui corrobore l'évaluation faite par la société Corsica Ferries France sur les coûts de mise à disposition du capital pour l'exploitation des lignes. Par suite, il y a lieu de retenir les informations contenues dans le rapport d'expertise sur ce point et de fixer le coût global du capital à la somme de 149 047 063 euros sur l'ensemble de la période d'exploitation.
31. La société Corsica Ferries France soutient qu'elle a droit à l'indemnisation de son manque à gagner correspondant à la marge réalisée sur le capital investi, intégrée dans la ligne " amortissement " des comptes prévisionnels. La collectivité de Corse fait cependant valoir que la société Corsica Ferries France ne prévoyait pas d'être propriétaire des navires. Il est constant que la société dédiée créée par la société Corsica Ferries France pour exploiter la délégation de service public aurait loué les navires, la société Corsica Ferries France ayant d'ailleurs expressément indiqué dans son offre que la société dédiée disposerait de navires en vertu de contrats de location de longue durée. La société Corsica Ferries France soutient toutefois qu'elle aurait fait l'acquisition des navires pour les sous-louer à la société dédiée. Il résulte de l'instruction, notamment du dire n° 3 présenté par la société Corsica Ferries France au cours des opérations d'expertise, que celle-ci prévoyait l'acquisition des navires utilisés pour l'exploitation sous la forme d'un crédit-bail. Selon les éléments figurant dans ce dire n° 3, la société Corsica Ferries France aurait pris en location les navires auprès d'une société en nom collectif (SNC), détenue par un établissement financier. Ce mécanisme de crédit-bail permettait, selon la société Corsica Ferries France, de bénéficier d'un dispositif fiscal d'amortissement accéléré. Au regard de ces éléments d'explication, le financement et l'amortissement des navires auraient été supportés par la société en nom collectif et non par la société Corsica Ferries France elle-même, cette dernière bénéficiant de loyers minorés du fait des avantages fiscaux résultant du crédit-bail. Dans ces conditions, la société Corsica Ferries France, qui aurait exploité les navires sous le régime du crédit-bail, ne peut être regardée comme le propriétaire des navires et comme supportant la charge de l'investissement. L'ensemble des charges prises en compte dans la ligne " amortissement " des comptes d'exploitation doit dès lors être regardé comme correspondant à des coûts de location, qui intègrent la rémunération du capital. Dès lors, les bénéfices attendus tirés du rendement du capital investi ne correspondent pas à un manque à gagner personnel pour la société Corsica Ferries France, qui n'aurait pas été détenteur de ce capital. Par suite, la société Corsica Ferries France n'établit pas l'existence d'un préjudice indemnisable sur ce point.
32. La société Corsica Ferries France soutient qu'elle aurait dégagé une marge commerciale correspondant à la sous-location des navires à sa société dédiée. Toutefois, la société dédiée, détenue à 100 % par la société Corsica Ferries France, aurait été en mesure d'entretenir des liens directs avec le propriétaire des navires ou avec la société Forship pour leur armement. Par suite, la société Corsica Ferries France, titulaire de la délégation de service public, ne justifie pas économiquement de cette facturation supplémentaire, qui résulterait de sa position d'intermédiaire entre la SNC propriétaire des navires et la société dédiée. Dans ces conditions, la société Corsica Ferries France n'établit pas l'existence de son préjudice sur ce point.
33. Il résulte de ce qui précède que la mobilisation du capital pour l'exploitation, évalué par l'experte à la somme de 149 047 063 d'euros sur l'ensemble de la période d'exploitation, aurait eu le caractère de charges locatives. Ces charges correspondent intégralement à des charges d'exploitation venant en déduction des recettes pour le calcul du bénéfice net.
S'agissant du montant du bénéfice d'exploitation :
34. Au regard de tout ce qui précède, il y a lieu, pour déterminer le bénéfice d'exploitation qui aurait été réalisé par la société Corsica Ferries France sur l'ensemble de la période, de prendre en compte un montant de recettes d'exploitation de 769 103 230 euros, conforme à l'hypothèse B exposée dans le rapport d'expertise, diminué de la somme de 20 596 180 euros correspondant à la correction des recettes de transport de véhicules mentionnée précédemment au point 20 (soit une réduction de ce poste de recettes de 135 039 360 à 114 443 180 euros), et de la somme de 47 745 984 euros correspondant à l'incidence des fluctuations des coûts de combustible sur les tarifs, mentionnée précédemment au point 27. Il résulte de l'instruction que le montant de la contribution versée par la collectivité de Corse aurait été de 201 800 000 euros sur l'ensemble de la période. Les produits d'exploitation majorés de la contribution publique versée par la collectivité de Corse doivent ainsi être établis à la somme de 902 561 066 euros pour l'ensemble de la période. Le montant des charges d'exploitation doit être établi à la somme de 895 367 096 euros, correspondant à l'addition de la somme de 746 320 033 euros de charges d'exploitation courantes et de la somme de 149 047 063 euros de coûts du capital mobilisé. Le bénéfice net qu'aurait dégagé la société Corsica Ferries France de l'exploitation de la délégation de service public doit ainsi être établi à la somme de 7 193 970 euros pour l'ensemble de la période 2014-2023.
En ce qui concerne le montant de la contribution publique :
35. Il résulte de l'instruction, notamment des éléments d'information exposés par l'experte judiciaire à la page 55 de son rapport, que pour un capital mobilisé de 321,2 millions d'euros et un taux de rendement du capital de 2,637 % défini sur la base d'une moyenne OAT sur dix ans, hypothèses qui ne sont pas utilement contredites par les parties, le capital investi aurait produit des bénéfices nets s'élevant à la somme de 67 millions d'euros. Au regard de cette évaluation, le bénéfice de 7 193 970 euros établi précédemment au point 34 aurait eu un caractère raisonnable. Par suite, le montant de la contribution financière fixée par le contrat correspondait à la couverture des coûts occasionnés par les obligations de service public, en tenant compte d'un bénéfice raisonnable.
En ce qui concerne les bénéfices liés au report des passagers de la SNCM vers les liaisons exploitées par la société Corsica Ferries France :
36. La société Corsica Ferries France a droit à la réparation de l'intégralité de son préjudice, qui résulte de la perte de chance sérieuse d'avoir pu exécuter le contrat. Si la réalisation par une entreprise, après qu'elle a été irrégulièrement évincée d'un marché, d'un chiffre d'affaires sur d'autres marchés est sans incidence sur l'évaluation du manque à gagner résultant de cette éviction irrégulière, il y a lieu de tenir compte du bénéfice qu'a pu réaliser la société Corsica Ferries France sur des prestations identiques à celles du contrat en cause, et qu'elle a été en mesure d'accomplir du fait de la défaillance du titulaire du contrat.
37. Il résulte de l'instruction qu'à compter de 2014, le titulaire de la délégation de service public a été dans l'impossibilité d'exécuter tout ou partie du service en raison de mouvements de grève l'ayant affecté. Il est constant qu'une partie des passagers qui auraient été transportés sur les liaisons assurées dans le cadre du service de base mis en œuvre par le titulaire s'est reportée sur les services commerciaux équivalents proposés par la société Corsica Ferries France. Ces reports de voyageurs ont pu engendrer pour la société Corsica Ferries France des bénéfices résultant de prestations identiques à celles qu'elle aurait fournies si elle avait été titulaire de la délégation de service public. Dès lors, pour l'évaluation du préjudice réel subi par la société Corsica Ferries France, il y a lieu de prendre en compte les avantages qu'elle a retirés des reports de clientèle de la SNCM vers ses propres lignes commerciales.
38. Il résulte de l'instruction, en particulier du rapport d'expertise, lequel n'est pas utilement contredit par les parties sur ce point, que le nombre de passagers de la SNCM s'étant reportés sur la ligne commerciale Ajaccio-Toulon exploitée par la société Corsica Ferries France s'élève à 80 706 passagers pour l'année 2014, 134 558 passagers pour l'année 2015 et 141 731 passagers pour l'année 2016, soit un nombre total de 356 995 passagers. Ni la collectivité de Corse ni la société Corsica Ferries France ne contestent l'évaluation faite par l'experte judiciaire à la page 58 de son rapport concernant le bénéfice net par passager reporté, établi à hauteur de 5,80 euros. Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que le bénéfice net engendré par la société Corsica Ferries France du fait des reports de la clientèle de la SNCM n'ayant pu voyager sur les liaisons non assurées de la délégation de service public s'élève à la somme de 2 070 571 euros. Il y a lieu, pour l'évaluation du préjudice réel subi par la société Corsica Ferries France, de déduire cette somme des bénéfices attendus par la société de l'exécution de la délégation de service public.
En ce qui concerne l'incidence de l'exécution de la délégation de service public par la société Corsica Ferries France sur ses autres activités :
39. La collectivité de Corse soutient que l'affectation de navires pour l'exploitation des lignes de la délégation de service public aurait engendré des frais d'investissement supplémentaires pour la société Corsica Ferries France, résultant de la nécessité de réorganiser son activité sur ses autres lignes commerciales. Toutefois, alors qu'il n'est pas établi ni même soutenu que les moyens ou les capacités d'investissement de la société Corsica Ferries France seraient fixes ou plafonnés, l'obtention d'un contrat de délégation de service public ne saurait être regardée comme constitutive d'un préjudice pour les autres activités de cette société. En outre, ces frais sont rattachables à l'organisation et à la rentabilité des lignes commerciales de la société Corsica Ferries France hors délégation de service public, et sont sans incidence sur le calcul du manque à gagner résultant pour elle de l'éviction irrégulière du contrat. Par suite, le moyen doit être écarté.
En ce qui concerne les autres moyens soulevés par la collectivité de Corse
40. La société Corsica Ferries France soutient que le préjudice est inexistant dès lors que la société Corsica Ferries France aurait eu à justifier le respect des formalités mentionnées aux articles L. 8221-34 et L. 8221-55 du code du travail, relatives au travail dissimulé. Toutefois, la collectivité de Corse ne peut utilement se prévaloir d'un hypothétique recours de la société Corsica Ferries France au travail dissimulé, relevant de l'exécution du contrat, pour justifier qu'elle aurait été tenue de ne pas lui attribuer le contrat ou de le résilier immédiatement. Elle n'est pas davantage fondée à soutenir que, pour les opérations d'expertise ou pour l'évaluation du préjudice, la société Corsica Ferries France serait tenue de justifier l'absence de recours à des pratiques frauduleuses au cours de la période litigieuse. Par suite, le moyen doit être écarté.
En ce qui concerne le montant du préjudice :
41. Il résulte de tout ce qui précède que le bénéfice qui pouvait être normalement attendu par la société Corsica Ferries France de l'exploitation de la délégation de service public pour la desserte maritime de la Corse pour la période 2014-2023 s'élève à la somme de 7 193 970 euros. Il y a lieu de déduire de cette somme le bénéfice effectivement réalisé par la société Corsica Ferries France résultant du report à son profit de passagers de la délégation de service public entre 2014 et 2016, évalué à la somme de 2 070 571 euros. Par suite, le montant du préjudice réellement subi par la société Corsica Ferries France du fait de son éviction irrégulière du contrat doit être fixé à la somme de 5 123 399 euros. La société Corsica Ferries France est dès lors seulement fondée à demander la condamnation de la collectivité de Corse à lui verser la somme de 5 123 399 euros en réparation du préjudice subi. Le surplus de sa demande indemnitaire doit être rejeté.
Sur les intérêts moratoires :
42. En vertu de l'article 1153 du code civil, les intérêts au taux légal courront sur la somme due par la collectivité de Corse à compter du 6 août 2015, date de réception par celle-ci de la réclamation de la société Corsica Ferries France datée du 4 août 2015.
Sur les dépens :
43. Aux termes de l'article R. 761-1 du code de justice administrative : " Les dépens comprennent les frais d'expertise, d'enquête et de toute autre mesure d'instruction dont les frais ne sont pas à la charge de l'Etat. Sous réserve de dispositions particulières, ils sont mis à la charge de toute partie perdante sauf si les circonstances particulières de l'affaire justifient qu'ils soient mis à la charge d'une autre partie ou partagés entre les parties ".
44. Les frais d'expertise ont été liquidés et taxés à hauteur de 57 353,98 euros par ordonnance de la présidente de la cour administrative d'appel de Marseille en date du 27 avril 2021. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre ces frais d'expertise à la charge partagée de la collectivité de Corse et de la société Corsica Ferries France, pour moitié chacune.
Sur les frais liés au litige :
45. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la collectivité de Corse les sommes réclamées par la société Corsica Ferries France au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les demandes formulées sur le même fondement par la collectivité de Corse doivent également être rejetées.
D É C I D E :
Article 1er : La collectivité de Corse est condamnée à verser à la société Corsica Ferries France la somme de 5 123 399 euros. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 6 août 2015.
Article 2 : Les frais d'expertise, liquidés et taxés à hauteur de 57 353,98 euros, sont mis à la charge de la collectivité de Corse et de la société Corsica Ferries France, pour moitié chacune.
Article 3 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société Corsica Ferries France et à la collectivité de Corse.
Copie en sera adressée à Mme A... D..., experte.
Délibéré après l'audience du 25 avril 2022, où siégeaient :
- M. Guy Fédou, président,
- M. Gilles Taormina, président assesseur,
- M. François Point, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 24 mai 2022.
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N° 17MA01655