Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société fromagère de Charchigné a demandé au tribunal administratif de Nantes de condamner l'Etat à lui verser la somme de 389 954, 58 euros hors taxes, assortie des intérêts à compter du 23 octobre 2009, lesdits intérêts devant être capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts, en réparation du préjudice qu'elle a subi du fait du blocage de véhicules de collecte de lait à Saint-Aignan-de-Couptrain (Mayenne) du 21 au 25 mai 2009.
Par un jugement n° 1001215 du 24 décembre 2010 le tribunal administratif de Nantes a condamné l'Etat à verser à cette société la somme de 12 766 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 28 octobre 2009, ces intérêts étant eux-mêmes capitalisés, et a rejeté le surplus de la demande de la société.
Par un arrêt avant dire droit du 3 février 2012 la cour administrative d'appel de Nantes a, d'une part, admis la responsabilité de l'Etat dans la survenance des dommages subis par la société fromagère de Charchigné sur le fondement des dispositions de l'article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales et, d'autre part, nommé un expert en vue d'évaluer la quantité de fromage non produite à raison du blocage des véhicules de collecte de lait et de fournir à la cour les éléments permettant le calcul du préjudice commercial subi.
Par ordonnance du président de la cour du 9 février 2012 le président de la cour a désigné M. B...A...en qualité d'expert.
M. B...A...a remis son rapport à la cour le 14 décembre 2012.
Par un arrêt n°11NT00628 du 26 juillet 2013 la cour administrative d'appel de Nantes a porté à 170 155,14 euros en principal la somme que l'Etat était condamné à verser à la société fromagère de Charchigné.
Par une décision n°372410 du 27 juillet 2015, le Conseil d'Etat, rejetant le pourvoi incident par l'Etat visant à contester le principe de sa responsabilité en raison du caractère définitif de l'arrêt du 3 février 2012 a, sur pourvoi en cassation de la société fromagère de Charchigné, annulé l'arrêt du 26 juillet 2013 de la cour administrative d'appel de Nantes et renvoyé dans cette mesure l'affaire devant cette cour.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires enregistrés les 23 février 2011, 5 janvier 2012 et 20 mars 2013 et, après renvoi, le 11 septembre 2015, la société fromagère de Charchigné, représentée par MeD..., demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :
1°) de réformer le jugement du 24 décembre 2010 du tribunal administratif de Nantes en ce qu'il n'a pas fait droit à l'intégralité de ses demandes indemnitaires ;
2°) de condamner l'Etat à lui payer la somme de 471 627,14 euros hors taxe à titre d'indemnisation de son préjudice, assortie des intérêts au taux légal à compter du 23 octobre 2009, ces intérêts étant eux-mêmes capitalisés ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat les frais d'expertise ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 7 500 euros au titre des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative.
La société soutient :
- qu'elle est bien fondée dans ses demandes relativement à :
. la perte subie en raison du déclassement de matières premières pour 13 224 euros ;
. la perte de marge pour 89 307 euros ;
. la non-couverture de coûts fixes à concurrence de 301 472 euros
. la perte de rendement subie en juin 2009 du fait de la mise en production supplémentaire de meules de première qualité nécessaire pour éviter les ruptures d'approvisionnement auprès des clients pour 66 855, 44 euros ;
- qu'elle justifie également de l'engagement de frais d'avocat en rapport direct avec ce blocage, à concurrence de 769,14 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 30 mai 2011, le préfet de la Mayenne conclut au rejet de la requête.
Il soutient que :
- les conditions d'application de l'article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales ne sont pas réunies en l'absence d'attroupements ou de rassemblements au sens de ces dispositions ;
- il n'y a pas non plus matière à indemnisation sur le fondement de la rupture de l'égalité devant les charges publiques, en l'absence de lien de causalité démontré entre les dommages et invoqués et le fait de l'administration et en raison de l'absence de caractère spécial du préjudice.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de la sécurité intérieure ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Francfort, président-assesseur,
- les conclusions de M. Durup de Baleine, rapporteur public,
- et les observations de MeC..., représentant la société fromagère de Charchigné.
Une note en délibéré présentée pour la société fromagère de Charchigné a été enregistrée le 30 novembre 2015.
1. Considérant que la société Fromagère de Charchigné, qui exerce une activité de fabrication de fromages à pâtes pressées, a demandé au tribunal administratif de Nantes de condamner l'Etat à l'indemniser du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'interruption de son activité de fabrication de fromages, à la suite du blocage de quatorze véhicules de collecte de lait du groupe Lactalis à Saint-Aignan de Couptrain entre le 21 et le 25 mai 2009, en évaluant ce préjudice à la somme de 389 954,58 euros ; qu'elle a relevé appel du jugement du 24 décembre 2010 par lequel le tribunal administratif de Nantes a limité le montant de son indemnisation à la somme de 12 766 euros ;
2. Considérant que par un arrêt du 3 février 2012, devenu définitif, la cour a jugé que la responsabilité de l'Etat était engagée à l'égard de la société Fromagère de Charchigné sur le fondement de l'article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales en raison des conséquences dommageables pour l'activité de la société de délits d'entrave à la circulation commis en attroupement par les véhicules de collecte de lait ; que par le même arrêt la cour a ordonné avant dire droit une expertise en vue de disposer des éléments permettant d'apprécier le préjudice d'exploitation réellement subi par la société requérante ;
Sur les conclusions indemnitaires :
3. Considérant qu'aux termes des dispositions de l'article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales en vigueur à la date des faits, aujourd'hui reprises à l'article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure : " L'Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens..." ; qu'il en résulte que l'Etat est responsable des dégâts et dommages de toute nature qui sont la conséquence directe et certaine des crimes et délits visés par ces dispositions ; que la responsabilité de l'Etat peut ainsi être engagée, sur le fondement de ces dispositions, non seulement à raison de dommages corporels ou matériels, mais aussi, le cas échéant, lorsque les dommages invoqués ont le caractère d'un préjudice commercial ; que la réparation intégrale de ce préjudice commercial suppose que la société soit replacée dans la situation qui aurait été la sienne si cette interruption ne s'était pas produite ; qu'en vue d'assurer cette réparation, la société peut prétendre à une indemnité correspondant aux pertes de recettes qu'elle a subies, diminuées des charges qu'elle n'a pas eu à exposer et augmentées, le cas échéant, des charges supplémentaires provoquées par l'interruption de son activité ; que l'octroi d'une indemnité ainsi déterminée assure la réparation du préjudice résultant de l'impossibilité de couvrir les charges fixes par des recettes d'exploitation et, le cas échéant, du préjudice résultant d'une perte de bénéfice ;
En ce qui concerne les pertes de recettes :
4. Considérant que la société fromagère de Charchigné fait valoir que l'interruption des approvisionnements en lait a eu pour conséquence un déficit de production vendue par rapport aux prévisions s'établissant à 804, 5 tonnes de fromage ; qu'il résulte toutefois de l'instruction et notamment de données communiquées par la société que la production effective ne correspond pas strictement aux anticipations, le taux de réalisation effectif atteignant 99,3 % des prévisions en ce qui concerne l'année 2009 ; qu'ainsi la perte de production du fait de l'interruption des approvisionnements due aux attroupements est de 798 869 kg ; que cette production non vendue étant constituée à 65 % d'emmenthal de qualité supérieure E1 et à 35 % d'emmenthal de moindre qualité E2, il y a lieu de tenir compte d'une perte de 279 604 kg au titre de la qualité E2 et de 519 265 kg au titre de la qualité E1, quantités dont il y a lieu de déduire 172 000 kg revendus malgré l'interruption de l'activité mentionnée au point 1 grâce à l'achat de cette quantité de fromage E1 à la société Bouvron, autre filiale du groupe Lactalis ; qu'ainsi il y a lieu de tenir compte, au titre de la production non vendue, en ce qui concerne l'emmenthal de qualité E2, d'une quantité de 279 604 kg, d'un prix de vente de 3, 8019 euros/kg et, en ce qui concerne l'emmenthal de qualité E1, d'une quantité de 347 265 kg, d'un prix de vente de 3, 9021 euros/kg ; que, par suite, la perte totale correspondant à la production non vendue du fait des attroupements ayant affecté l'unité de production de Charchigné s'établit à la somme de 2 418 089 euros ;
En ce qui concerne les charges non exposées :
5. Considérant qu'il résulte de l'instruction, et notamment des données communiquées par la société requérante, que le coût de fabrication s'élève à 3, 7936 euros/kg relativement à la qualité E1 et à 3, 7084 euros/kg en ce qui concerne l'emmenthal de qualité E 2 ; qu'après déduction du coût de façon correspondant aux charges exposées malgré l'interruption de la production, qui s'établit à 0,3775 euros/kg pour l'ensemble de la production, les charges non exposées s'élèvent, en considération des quantités non produites mentionnées au point 4, à la somme de 2 705 163 euros ;
En ce qui concerne les charges supplémentaires provoquées par l'interruption de l'activité de la société requérante :
6. Considérant, en premier lieu, qu'il y a lieu de tenir compte des coûts d'acquisition des 172 000 kg d'emmenthal que la société fromagère de Charchigné a dû se procurer, ainsi qu'il est dit au point 4, auprès d'une autre fromagerie du groupe Lactalis, qui s'élèvent selon les factures produites au dossier à une somme de 679 726 euros ;
7. Considérant, en deuxième lieu, qu'il résulte de l'instruction que, faute d'avoir pu exercer son activité normalement pendant six jours, la société Fromagère de Charchigné a dû revendre à bas prix des matières premières déclassées ; qu'elle produit l'intégralité des pièces justificatives mentionnant le volume de matières premières stockées dans l'usine ainsi que des factures indiquant qu'elle a vendu, postérieurement au 25 mai 2009, une partie de ces volumes pour un prix inférieur à leur prix d'achat ; qu'au vu des justificatifs produits, les charges ainsi exposées s'élèvent à la somme de 13 224 euros ;
8. Considérant, en troisième lieu, que la société fromagère de Charchigné fait valoir que la période d'inactivité précédemment évoquée a provoqué la diminution de ses stocks de fromage et que, pour éviter une rupture d'approvisionnement de ses produits de marque E1, elle a mis en production, courant juin 2009, une proportion plus importante de meules correspondant à cette qualité par rapport aux meules de catégorie E2 produites pour les marques distributeurs ; que si, effectivement, elle a finalement été contrainte d'utiliser les meules de première qualité pour fournir ses clients de marques distributeurs auxquels sont normalement destinées les meules de seconde qualité, ce qui a entraîné une perte de rendement évaluée à la somme de 66 855, 44 euros, ce préjudice ne résulte pas directement de la période d'inactivité induite par l'action des producteurs de lait mais des choix faits par la direction de l'usine dans l'organisation de la production postérieurement à cet événement ; que, par suite, il y a lieu de rejeter la demande présentée au titre de cette perte de rendement ;
9. Considérant, enfin, que la société Fromagère de Charchigné justifie des frais d'avocat engagés entre le 22 mai et le 9 juin 2009, pour un montant HT de 769 euros ; qu'il y a lieu de prendre en compte ces frais exposés dans le cadre des procédures liées au blocage de ses bâtiments ;
10. Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les pertes de recettes subies par la société requérante s'élèvent à la somme de 2 418 089 euros ; qu'il y a lieu d'en déduire, à concurrence de la somme 2 705 163 euros, les charges qu'elle n'a pas eu à exposer compte tenu de l'interruption de son activité et d'y ajouter en revanche les charges supplémentaires provoquées par l'interruption de son activité telles qu'elles sont mentionnées aux points 6, 7 et 9, pour un montant de 693 719 euros ; qu'en conséquence, le préjudice commercial indemnisable de la société fromagère Charchigné s'établit à 406 645 euros ;
11. Considérant, dès lors, qu'il y a lieu, sur le fondement des dispositions précitées de l'article L. 2216-3 du code général des collectivités territoriales, de mettre à la charge de l'Etat le versement à la société fromagère de Charchigné de la somme de 406 645 euros au titre du préjudice commercial subi par cette dernière du fait de l'interruption de son activité de fabrication de fromages consécutive au blocage de ses véhicules de collecte de lait survenu entre le 21 et le 25 mai 2009 ;
Sur les intérêts et les intérêts des intérêts :
11. Considérant, d'une part, que la société Fromagère de Charchigné a droit, à compter du 28 octobre 2009, date de réception de sa réclamation préalable par le préfet de la Mayenne, aux intérêts au taux légal de la somme de 406 645 euros ;
12. Considérant, d'autre part, qu'aux termes de l'article 1154 du code civil : " Les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts, ou par une demande judiciaire, ou par une convention spéciale, pourvu que, soit dans la demande, soit dans la convention, il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière " ; que pour l'application des dispositions précitées, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond ; que cette demande prend toutefois effet au plus tôt à la date à laquelle elle est enregistrée et pourvu qu'à cette date il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière ; que, le cas échéant, la capitalisation s'accomplit à nouveau à l'expiration de chaque échéance annuelle ultérieure sans qu'il soit besoin de formuler une nouvelle demande ; que la requérante a demandé la capitalisation des intérêts dans sa demande enregistrée le 26 février 2010 ; qu'à cette date, les intérêts n'étaient pas dus pour une année entière ; qu'il y a lieu, dès lors, de faire droit à cette demande à compter seulement du 28 octobre 2010, ainsi qu'à chaque échéance annuelle ultérieure ;
Sur les frais d'expertise :
13. Considérant que dans les circonstances de l'espèce il y a lieu de mettre les frais de l'expertise, liquidés et taxés à la somme de 3 223,02 euros TTC par une ordonnance du 13 mars 2013 du président de la cour, à la charge de l'Etat ;
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
14. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros au titre des frais exposés par la société Fromagère de Charchigné et non compris dans les dépens ;
DÉCIDE :
Article 1er : La somme que l'Etat est condamné à verser à la société Fromagère de Charchigné par le tribunal administratif de Nantes est portée à un montant de 406 645 euros. Cette somme portera intérêts à compter du 28 octobre 2009, les intérêts échus à la date du 28 octobre 2010 étant eux-mêmes capitalisés.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Nantes du 24 décembre 2010 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er.
Article 3 : Les frais et honoraires de l'expert, liquidés et taxés à la somme de 3 223, 02 euros TTC, sont mis à la charge de l'Etat.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de la société Fromagère de Charchigné est rejeté.
Article 5 : L'Etat versera à la société Fromagère de Charchigné une somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à la société Fromagère de Charchigné et au ministre de l'intérieur.
Une copie sera adressée au préfet de la Mayenne.
Délibéré après l'audience du 20 novembre 2015, à laquelle siégeaient :
- M. Lenoir, président de chambre,
- M. Francfort, président-assesseur,
- Mme Piltant, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 11 décembre 2015.
Le rapporteur,
J. FRANCFORTLe président,
H. LENOIR
Le greffier,
C. GOY
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N° 15NT02553