LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 2
LM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 5 octobre 2023
Rejet
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 1095 FS-B
Pourvoi n° Z 20-21.308
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 5 OCTOBRE 2023
Mme [W] [P], domiciliée [Adresse 3], a formé le pourvoi n° Z 20-21.308 contre l'arrêt rendu le 19 juin 2020 par la cour d'appel de Paris (pôle 6, chambre 13), dans le litige l'opposant :
1°/ à la caisse d'allocations familiales de l'Essonne, dont le siège est [Adresse 2],
2°/ au ministre chargé de la sécurité sociale, domicilié [Adresse 1],
défendeurs à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Cardini et Mme Dudit, conseillers référendaires, les observations de la SAS Boulloche, Colin, Stoclet et Associés, avocat de Mme [P], de la SCP Gatineau, Fattaccini et Rebeyrol, avocat de la caisse d'allocations familiales de l'Essonne, et l'avis de Mme Tuffreau, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 21 septembre 2023 où étaient présents Mme Martinel, président, M. Cardini et Mme Dudit, conseillers référendaires rapporteurs, Mme Durin-Karsenty, conseiller doyen, Mmes Renault-Malignac, Coutou, MM. Rovinski, Leblanc, Mme Vendryes, M. Pedron, Mme Caillard, M. Waguette, conseillers, Mmes Jollec, Bohnert, Latreille, Bonnet, MM. Labaune, Montfort, Mme Lerbret-Féréol, conseillers référendaires, Mme Tuffreau, avocat général référendaire, et Mme Catherine, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Déchéance du pourvoi soulevée par la défense
1. La question préalable à l'examen du pourvoi porte sur le point de savoir si, en matière civile, à la suite de la déclaration de pourvoi qu' elle a formée, la demanderesse, qui a déposé une demande d'aide juridictionnelle auprès d'un bureau d'aide juridictionnelle incompétent, aux fins d'assistance et de représentation d'un avocat, bénéficie de l'interruption du délai prévu pour déposer un mémoire ampliatif, par l'intermédiaire de son avocat, ou bien si, à l'inverse, la déchéance du pourvoi est encourue.
2. Il résulte de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».
3. Selon la Cour européenne des droits de l'homme, le « droit à un tribunal », dont le droit d'accès constitue un aspect (CEDH, arrêt du 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni, § 36, série A n° 18), n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de la recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'Etat, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation.
4. La Cour européenne retient que la réglementation relative aux formalités et aux délais à respecter pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique et ajoute que les intéressés doivent pouvoir s'attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, elle précise que les règles en question, ou l'application qui en est faite, ne devraient pas empêcher le justiciable d'utiliser une voie de recours disponible (CEDH, arrêt du 6 janvier 2012, Staszkow c. France, n° 52124/08, § 44).
5. Le droit d'accès à un tribunal implique que le demandeur, à qui l'aide juridictionnelle est accordée, puisse bénéficier de l'assistance effective d'un avocat pour accomplir, dans les délais impartis, les actes de la procédure.
6. Il résulte de l'article 978 du code de procédure civile qu'à peine de déchéance du pourvoi, le demandeur en cassation doit, au plus tard dans le délai de quatre mois à compter du pourvoi, remettre au greffe de la Cour de cassation un mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée.
7. Aux termes de l'article 12 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991, l'admission à l'aide juridictionnelle est prononcée par un bureau d'aide juridictionnelle.
8. En matière d'aide juridictionnelle devant la Cour de cassation, il résulte tant de l'article 44, I, du décret n° 2020-1717 du 28 décembre 2020 portant application de la loi du 10 juillet 1991 que de l'article 39 du décret n° 91-1266 du 19 décembre 1991 auquel il se substitue, que, lorsqu'une demande d'aide juridictionnelle en vue de se pourvoir devant la Cour de cassation est déposée ou adressée au bureau d'aide juridictionnelle établi près la Cour de cassation avant l'expiration du délai imparti pour le dépôt du pourvoi ou des mémoires, ce délai est interrompu. Un nouveau délai de recours court à compter de la notification de la décision du bureau d'aide juridictionnelle ou, si elle est plus tardive, de la date à laquelle un auxiliaire de justice a été désigné.
9. Selon une jurisprudence publiée, rendue en application des dispositions du décret du 19 décembre 1991 précité, la Cour de cassation a jugé que seule la demande d'aide juridictionnelle, en vue de se pourvoir en matière civile devant la Cour de cassation adressée au bureau d'aide juridictionnelle établi près cette juridiction, interrompt le délai imparti pour le dépôt du pourvoi ou des mémoires, de sorte qu'un tel effet interruptif n'est attaché ni au dépôt de la demande devant un autre bureau d'aide juridictionnelle ni à la transmission de la demande par celui-ci au bureau de la Cour de cassation (Soc., 3 mai 2016, pourvoi n° 14-16.533, Bull. 2016, V, n° 78).
10. Au regard du droit d'accès au juge de cassation, garanti par l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, il y a lieu désormais d'interpréter les dispositions de l'article 44, I, précité en ce sens qu'une demande d'aide juridictionnelle, dès lors qu'elle est déposée ou adressée avant l'expiration du délai imparti pour le dépôt du pourvoi ou des mémoires, auprès d'un bureau d'aide juridictionnelle incompétent, interrompt les délais pour former un pourvoi ou déposer un mémoire.
11. Dès lors, un nouveau délai court, conformément à l'article 44, I, à compter de la notification de la décision du bureau d'aide juridictionnelle établi près la Cour de cassation ou, si elle est plus tardive, de la date à laquelle un auxiliaire de justice a été désigné.
12. En l'espèce, Mme [P] (l'allocataire) s'est pourvue en cassation, le 23 octobre 2020, contre une décision rendue le 19 juin 2020 par la cour d'appel de Paris dans une instance dirigée contre la caisse d'allocations familiales de l'Essonne (la caisse) et le ministre chargé de la sécurité sociale.
13. Il ressort des productions que l'allocataire a déposé, le 18 février 2021, une demande d'aide juridictionnelle au bureau établi au siège du tribunal judiciaire de Paris qui, par décision du 22 février 2021, s'est déclaré incompétent au profit du bureau d'aide juridictionnelle établi près la Cour de cassation à qui la demande a été transmise.
14. Par décision du bureau d'aide juridictionnelle de la Cour de cassation du 16 juin 2021, notifiée à l'allocataire le 16 juillet 2021, la demande a été rejetée.
15. Le mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée ayant été remis au greffe, le 15 novembre 2021, avant l'expiration du délai, prévu à l'article 978 du code de procédure civile, régulièrement interrompu, le 18 février 2021, par la demande d'aide juridictionnelle, la déchéance du pourvoi de l'allocataire en tant qu'il est dirigé contre la caisse n'est pas encourue.
Déchéance partielle du pourvoi en tant qu'il est formé contre le ministre chargé de la sécurité sociale, examinée d'office
16. Conformément à l'article 1015 du code de procédure civile, avis a été donné aux parties qu'il est fait application de l'article 978 du code de procédure civile.
17. Il résulte de ce dernier texte qu'à peine de déchéance du pourvoi, le mémoire en demande doit être signifié au défendeur n'ayant pas constitué avocat au plus tard dans le mois suivant l'expiration du délai de quatre mois à compter du pourvoi.
18. Le mémoire ampliatif n'a pas été signifié au ministre chargé de la sécurité sociale, qui n'a pas constitué avocat.
19. Il y a lieu, dès lors, de constater la déchéance du pourvoi en tant qu'il est dirigé contre le ministre chargé de la sécurité sociale.
Faits et procédure
20. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 19 juin 2020), à la suite d'un contrôle, la caisse a notifié à l'allocataire, par lettres du 2 septembre 2016, un indu d'allocations de soutien familial versées du 1er juin 2013 au 30 juin 2016, d'allocations de logement familiales versées du 1er mai 2015 au 30 juin 2016, d'allocations de rentrée scolaire versées du 1er août 2014 au 31 août 2015 et d'aide financière individuelle versée au mois de juin 2016, ainsi qu'une pénalité financière.
21. L'allocataire a saisi d'un recours une juridiction chargée du contentieux de la sécurité sociale.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses deuxième, quatrième et sixième branches
22. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen, pris en ses première, troisième et cinquième branches
Enoncé du moyen
23. L'allocataire fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la caisse une certaine somme au titre de l'indu, alors :
« 1°/ que l'allocation de soutien familial est due à la personne qui assume seule la charge effective de ses enfants et n'est exclue que pour les personnes mariées, pacsées ou vivant en concubinage; qu'en l'espèce, la cour a estimé, pour condamner Mme [P] à rembourser l'allocation de soutien familial perçue entre le mois de juin 2013 et le mois de juin 2016, qu'il existait une communauté d'intérêts entre M. [J] Mme [P], et que cette dernière ne pouvait être considérée comme une personne isolée, parce qu'ils avaient ouvert un compte en commun depuis le 24 août 2015 et qu'elle avait reçu en 2016 des chèques de M. [J] ; qu'en statuant par de tels motifs, impropres à établir l'existence d'une communauté d'intérêts avant le 24 août 2015, et donc à justifier la condamnation à rembourser les sommes perçues avant cette date, la cour d'appel privé sa décision de base légale au regard des articles L. 523-1 et L. 523-2 du code de la sécurité sociale ;
3°/ que l'allocation de soutien familial est due à la personne qui assume seule la charge effective de ses enfants et n'est exclue que pour les personnes mariées, pacsées ou vivant en concubinage ; qu'en retenant également, pour condamner Mme [P] à rembourser l'allocation de soutien familial perçue entre le mois de juin 2013 et le mois de juin 2016, qu'elle avait demandé en juin 2013 que les prestations familiales soient versées sur le compte de M. [J], quand cette circonstance ne caractérise aucunement un cas d'exclusion du bénéfice de l'allocation de soutien familial, la cour d'appel a violé les articles L. 523-1 et L. 523-2 du code de la sécurité sociale ;
5°/ que l'allocation de rentrée scolaire est attribuée au ménage ou à la personne en charge d'enfants scolarisés sous condition de ressources des personnes qui assument cette charge ; qu'en l'espèce, pour condamner Mme [P] à restituer les sommes perçues au titre de l'allocation de rentrée scolaire du mois d'août 2014 au mois d'août 2015, la cour a pris en compte les ressources de M. [J] ; qu'en statuant ainsi, sans constater que M. [J] avait la charge des enfants de Mme [P], la cour d'appel a violé les articles L. 543-1, R. 543-1 et R. 543-5 du code de la sécurité sociale. »
Réponse de la Cour
24. Selon l'article L. 523-2 du code de la sécurité sociale, dans sa rédaction issue de la loi n° 99-944 du 15 novembre 1999, applicable au litige, l'allocation de soutien familial, versée dans les cas prévus à l'article L. 523-1 du même code, cesse d'être due, lorsque le père ou la mère titulaire du droit à l'allocation de soutien familial se marie, conclut un pacte civil de solidarité ou vit en concubinage.
25. Il résulte, par ailleurs, de la combinaison des articles L. 543-1 et R. 543-1 du même code, le premier dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-1786 du 19 décembre 2007, applicable au litige, que, sous réserve que les ressources ne dépassent pas un plafond variable en fonction du nombre des enfants à charge, une allocation de rentrée scolaire est attribuée, pour chaque enfant, au ménage ou à la personne qui en a la charge au jour de la rentrée scolaire dans l'établissement qu'il fréquente.
26. L'arrêt constate qu'ayant déclaré, le 21 juin 2011, être hébergée par M. [J] qu'elle désignait comme son oncle, l'allocataire a déposé, en mars 2015, une demande d'aide au logement pour le remboursement d'un prêt immobilier, déclarant être co-emprunteur d'un prêt souscrit, pour l'acquisition d'une habitation principale, avec M. [J], qu'elle désignait alors comme n'étant « ni son conjoint ni son concubin ni son partenaire civil » et a complété, le 18 octobre 2015, un formulaire de contrôle de situation sur lequel elle indiquait vivre depuis le 9 mars 2015 avec M. [J], précisant « je partage ma maison avec mon ami. Nous sommes copropriétaires ». Il relève qu'en 2015, M. [J] a reconnu la fille aînée de l'allocataire, alors âgée de douze ans.
27. L'arrêt retient que les intéressés disposent d'un compte joint depuis octobre 2015, sur lequel les factures au nom de l'allocataire étaient prélevées et que cette dernière a demandé en juin 2013 le versement des prestations familiales sur le compte de M. [J]. Il ajoute que l'allocataire atteste faire des chèques à l'ordre de M. [J] depuis janvier 2012 et en reçoit, de lui, en remboursement de frais avancés.
28. De ces constatations et énonciations, relevant de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de fait et de preuve débattus devant elle, la cour d'appel a pu retenir l'existence d'une communauté de vie et d'intérêts entre l'allocataire et M. [J] depuis le 1er janvier 2012, faisant ainsi ressortir que le ménage avait la charge des enfants de celle-ci, pour en déduire que l'indu réclamé était justifié.
29. Le moyen n'est, dès lors, pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CONSTATE la déchéance partielle du pourvoi en ce qu'il est formé contre le ministre chargé de la sécurité sociale ;
DIT n'y avoir lieu à déchéance du pourvoi en ce qu'il est formé contre la caisse d'allocations familiales de l'Essonne ;
REJETTE le pourvoi.
Condamne Mme [P] aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par Mme [P] et la condamne à payer à la caisse d'allocations familiales de l'Essonne la somme de 3 000 euros ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du cinq octobre deux mille vingt-trois.