La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

10/05/2016 | FRANCE | N°15VE00387

France | France, Cour administrative d'appel de Versailles, 4ème chambre, 10 mai 2016, 15VE00387


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société ECCF (anciennement Eternit) a demandé au Tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à lui verser, d'une part, la somme de 26 000 euros au minimum en qualité de co-auteur des dommages subis par M.A..., d'autre part, la somme de

10 000 euros au titre du préjudice moral qu'elle estime avoir subi du fait de l'atteinte à son image et à sa réputation.

Par un jugement n° 1103884 du 6 novembre 2014, le Tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande au titre du p

réjudice moral et a limité à la somme de 13 000 euros l'indemnité au versement de laq...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société ECCF (anciennement Eternit) a demandé au Tribunal administratif de Versailles de condamner l'Etat à lui verser, d'une part, la somme de 26 000 euros au minimum en qualité de co-auteur des dommages subis par M.A..., d'autre part, la somme de

10 000 euros au titre du préjudice moral qu'elle estime avoir subi du fait de l'atteinte à son image et à sa réputation.

Par un jugement n° 1103884 du 6 novembre 2014, le Tribunal administratif de Versailles a rejeté sa demande au titre du préjudice moral et a limité à la somme de 13 000 euros l'indemnité au versement de laquelle il a condamné l'Etat, qui correspond à la moitié de la somme versée à la caisse primaire d'assurance maladie en réparation de l'indemnisation allouée à M.A....

Procédure devant la Cour :

Par un recours, enregistré le 3 février 2015, le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social demande à la Cour d'annuler ce jugement en ce qu'il a accueilli partiellement la demande de la société et de rejeter la demande présentée par la société ECCF.

Il soutient que :

- à titre liminaire, le fait que l'employeur ait vu relever à son encontre une faute inexcusable conduit à s'interroger sur le caractère direct entre la carence de l'Etat et les dommages ;

- à titre principal, le fait que l'employeur ait été condamné au titre de la faute inexcusable fait obstacle à ce que la responsabilité de l'Etat soit recherchée ;

- la société ne saurait se voir garantie de ses condamnations par l'Etat, même en invoquant la carence fautive de ce dernier ;

- à supposer que le caractère inexcusable de la faute ne fasse pas obstacle à l'engagement de la responsabilité de l'Etat, les manquements de la société sont d'une gravité telle qu'ils constituent manifestement la cause directe des dommages subis, la carence de l'Etat ne pouvant présenter au mieux qu'un lien très indirect.

..........................................................................................................

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code de la sécurité sociale ;

- le code du travail ;

- la loi du 12 juin 1893 concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels ;

- l'ordonnance n° 45-1724 du 2 août 1945 ;

- le décret du 10 mars 1894 concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels ;

- le décret n° 50-1082 du 31 août 1950 ;

- le décret n° 51-1215 du 3 octobre 1951 ;

- le décret n° 77-949 du 17 août 1977 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Orio,

- les conclusions de Mme Rollet-Perraud, rapporteur public,

- et les observations de MeB..., pour la société ECCF.

Une note en délibéré, présentée pour la société ECCF par MeB..., a été enregistrée le 16 avril 2016.

1. Considérant que M. A...a été salarié de la société Eternit, devenue ECCF, en qualité d'ouvrier au sein de l'usine de Thiant du 13 septembre 1961 au 27 juillet 1972 ; que sur la base d'un certificat médical établi le 25 juin 2001 établissant un lien entre la pathologie respiratoire contractée par l'intéressé et son exposition aux poussières d'amiante dans le cadre de l'exercice de son activité professionnelle, une indemnité forfaitaire de maladie professionnelle lui a été accordée au titre du tableau numéro 30 des maladies professionnelles ; que, par un jugement en date du 9 juillet 2004, le tribunal des affaires de sécurité sociale de Valenciennes a retenu la faute inexcusable de la société ECCF dans la survenance de la maladie professionnelle, l'a condamnée à verser la somme de 11 200 euros à M. A...et a fixé au taux maximum le montant de la majoration de la rente qui, en application de l'article L. 452-2 du code de la sécurité sociale, doit être récupérée auprès de l'employeur par la caisse primaire d'assurance maladie (CPAM) ; que la cour d'appel de Douai, dans un arrêt du 28 février 2006, a confirmé la qualification de faute inexcusable de la société ECCF, a porté à 26 000 euros la réparation du préjudice de M. A...et a déclaré inopposable à la société la décision de reconnaissance de maladie professionnelle ; que, le 17 janvier 2007, la Cour de cassation a cassé cet arrêt en ce qu'il a déclaré inopposable à la société ECCF la décision de reconnaissance de la maladie professionnelle de M.A... ; que la société ECCF a formé, le 11 mars 2011, une demande tendant à ce que l'Etat lui verse la somme de 13 000 euros correspondant à la moitié de la somme qu'elle a versée, le 26 mars 2007, à la CPAM ; que cette demande a été implicitement rejetée ; que, par une seconde demande préalable, formée le 24 juillet 2014, la société ECCF a sollicité le paiement par l'Etat d'une somme de 10 000 euros en réparation du préjudice moral qu'elle estime avoir subi ; que, saisi par la société, le Tribunal administratif de Versailles a condamné l'Etat à verser à la société une somme de 13 000 euros correspondant à la moitié de la somme versée à la CPAM, mais a rejeté le surplus des demandes, en particulier au titre du préjudice moral ; que le ministre chargé du travail fait régulièrement appel de ce jugement en ce qu'il l'a condamné ;

Sur la responsabilité :

2. Considérant qu'en principe, la responsabilité de l'administration peut être engagée à raison de la faute qu'elle a commise, pour autant qu'il en soit résulté un préjudice direct et certain ; que lorsque cette faute et celle d'un tiers ont concouru à la réalisation d'un même dommage, le tiers co-auteur qui a indemnisé la victime peut se retourner contre l'administration, en vue de lui faire supporter pour partie la charge de la réparation, en invoquant la faute de

celle-ci, y compris lorsqu'il a commis une faute inexcusable au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale ; qu'il peut, de même, rechercher la responsabilité de l'administration, à raison de cette faute, pour être indemnisé de ses préjudices propres ; que sa propre faute lui est opposable, qu'il agisse en qualité de co-auteur ou de victime du dommage ; qu'à ce titre, dans le cas où il a délibérément commis une faute d'une particulière gravité, il ne peut se prévaloir de la faute que l'administration aurait elle-même commise en négligeant de prendre les mesures qui auraient été de nature à l'empêcher de commettre le fait dommageable ; qu'en outre, lorsqu'il est subrogé dans les droits de la victime à l'égard de l'administration, notamment parce qu'il a été condamné par le juge judiciaire à indemniser la victime, il peut se voir opposer l'ensemble des moyens de défense qui auraient pu l'être à la victime ;

3. Considérant, d'une part, que le Tribunal administratif de Versailles a relevé que l'Etat n'a pris aucune mesure spécifique pour protéger les travailleurs contre les dangers que leur faisait courir l'inhalation des poussières d'amiante avant le décret n° 77-949 du 17 août 1977 et qu'il a ainsi commis une faute de nature à engager sa responsabilité ;

4. Considérant, d'autre part, que ce tribunal a également relevé, pour la période antérieure au décret de 1977 susvisé, qu'en ne prenant pas les précautions nécessaires pour garantir la protection de son salarié, M.A..., alors qu'elle était tenue contractuellement d'assurer sa sécurité, la société ECCF a également commis une faute de nature à engager sa responsabilité ;

5. Considérant que ce tribunal en a conclu que l'Etat et la société ECCF ont également et directement concouru pour moitié au développement de la maladie professionnelle de M. A... ; que, toutefois, le tribunal n'a pas recherché si la société avait commis une faute d'une particulière gravité qui aurait fait obstacle à ce qu'elle se prévale de la faute que l'administration avait elle-même commise ; qu'il suit de là que c'est à tort que le Tribunal administratif de Versailles a condamné l'Etat à verser à la société la somme de 13 000 euros correspondant à la moitié de la somme qu'elle a versée à la caisse primaire d'assurance maladie du Hainaut en réparation de l'indemnisation allouée à M.A... ;

6. Considérant qu'il appartient à la cour administrative d'appel, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par la société ECCF ;

Sur le principe de la responsabilité de l'Etat :

7. Considérant que si, en application de la législation du travail désormais codifiée à l'article L. 4121-1 du code du travail, l'employeur a l'obligation générale d'assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques et des informations disponibles, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers ;

8. Considérant que, par plusieurs décisions des juridictions judiciaires, les maladies professionnelles contractées par des salariés de la société requérante, y compris du fait d'une exposition à l'amiante antérieure à 1977, ont été reconnues imputables à la faute inexcusable de cette société, au sens de l'article L. 452-1 du code de la sécurité sociale ; que, toutefois, il résulte de ces dispositions, telles qu'elles sont interprétées par la jurisprudence de la Cour de cassation, qu'a le caractère d'une faute inexcusable le manquement à l'obligation de sécurité de résultat à laquelle l'employeur est tenu envers son salarié, lorsqu'il avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé ce dernier, et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver ; que le constat d'une telle faute ne suffit pas, par lui-même, à interdire à son auteur de se prévaloir de la faute que l'administration aurait elle-même commise en négligeant d'adopter une réglementation propre à limiter les risques pour la santé de l'exposition des salariés aux poussières d'amiante ;

9. Considérant qu'il résulte de l'instruction que les premières mesures de protection des travailleurs contre l'amiante ont été adoptées, en 1931, en Grande-Bretagne ; que des recommandations visant à limiter l'inhalation des poussières d'amiante ont été faites aux

Etats-Unis à compter de 1946 ; que des études épidémiologiques menées à partir de données relevées, pour l'une, en Angleterre et, pour l'autre, en Afrique du sud, publiées en 1955 et 1960, ont mis en évidence le lien entre exposition à l'amiante et, respectivement, risque de cancer broncho-pulmonaire et risque de mésothéliome ; qu'un cas de mésothéliome diagnostiqué en France a été décrit en 1965 par le professeur Turiaf dans une communication à l'Académie nationale de médecine ; qu'ainsi, en dépit, d'une part, de l'inaction à cette époque des organisations internationales ou européennes susceptibles d'intervenir dans le domaine de la santé au travail, qui ne se sont saisies qu'ultérieurement de cette question, comme d'ailleurs de la plupart des pays producteurs ou consommateurs d'amiante, et, d'autre part, du temps de latence très élevé de certaines des pathologies liées à l'amiante, dont l'utilisation massive en France est postérieure à la Seconde Guerre mondiale, la nocivité de l'amiante et la gravité des maladies dues à son exposition étaient pour partie déjà connues avant 1977 ;

10. Considérant, d'une part, que le décret du 10 mars 1894, pris sur le fondement de la loi du 12 juin 1893 concernant l'hygiène et la sécurité des travailleurs dans les établissements industriels, imposait l'évacuation des poussières, et notamment, s'agissant des poussières légères, l'utilisation d'appareils d'élimination efficaces ; que les fibroses pulmonaires consécutives à l'inhalation de poussières de silice ou d'amiante, par l'ordonnance du 2 août 1945, puis l'asbestose professionnelle, décrite comme consécutive à l'inhalation de poussières d'amiante, par les décrets des 31 août 1950 et 3 octobre 1951, ont été inscrites au tableau des maladies professionnelles ; qu'une telle réglementation, qui était de nature à prévenir l'exposition à l'amiante, s'est néanmoins révélée très insuffisante au regard des dangers qu'elle présentait ; que la société requérante est fondée à soutenir qu'en s'abstenant de prendre, avant 1977, des mesures spécifiques propres à éviter ou du moins limiter les dangers liés à une exposition à l'amiante, l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité ;

11. Considérant, d'autre part, que la société Eternit, aux droits de laquelle vient la société ECCF, en tant que productrice d'amiante-ciment, fait partie des entreprises qui, dès cette période, connaissaient ou auraient dû connaître les dangers liés à la production et à l'utilisation de l'amiante par la littérature scientifique, sa participation à des colloques et l'inscription des maladies liées à l'inhalation de poussières d'amiante au tableau des maladies professionnelles, même si le site de Thiant-Prouvy n'était pas repris dans la nomenclature des établissements dangereux, insalubres ou incommodes dressée en application de la loi du 19 décembre 1917 ; que malgré l'utilisation massive de l'amiante alors acceptée en France, eu égard à la nature des activités de l'entreprise et au fait que celle-ci n'établit pas avoir pris la moindre mesure particulière de protection individuelle et collective de ses salariés exposés avant 1977, et en particulier de M.A..., par des installations efficaces, contrôlées, surveillées et entretenues de limitation et d'évacuation des poussières conformément aux textes cités au point précédent, le programme de branche " amiante-ciment " n'étant signé qu'en 1980 et son plan poussière de 1976 ne prévoyant d'investissements pour traiter ces problèmes qu'à compter de 1977, cette faute a le caractère d'une faute d'une particulière gravité délibérément commise, qui fait obstacle à ce que cette société puisse se prévaloir de la faute de l'administration ;

12. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Versailles a retenu sa responsabilité et l'a condamné à verser à la société ECCF la somme de 13 000 euros correspondant à la moitié de la somme que cette société a versée à la caisse primaire d'assurance maladie du Hainaut en réparation de l'indemnisation allouée à M.A... ;

Sur l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Considérant que les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, tout ou partie de la somme que la société ECCF (anciennement Eternit) demande ;

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 1103884 du 6 novembre 2014 du Tribunal administratif de Versailles est annulé.

Article 2 : La demande présentée par la société ECCF (anciennement Eternit) devant le Tribunal administratif de Versailles ainsi que ses conclusions présentées en appel sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

''

''

''

''

2

N° 15VE00387


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Versailles
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 15VE00387
Date de la décision : 10/05/2016
Type d'affaire : Administrative

Analyses

60-01-03-04 Responsabilité de la puissance publique. Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité. Agissements administratifs susceptibles d'engager la responsabilité de la puissance publique. Omissions.


Composition du Tribunal
Président : M. BROTONS
Rapporteur ?: Mme Eugénie ORIO
Rapporteur public ?: Mme ROLLET-PERRAUD
Avocat(s) : CABINET LDG AVOCATS

Origine de la décision
Date de l'import : 16/06/2016
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.versailles;arret;2016-05-10;15ve00387 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award