Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme C... A... a demandé au tribunal administratif de Nîmes de condamner le comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires à lui verser la somme de 278 935 euros en réparation des préjudices subis par M. A..., son mari décédé le 3 juin 2017 des suites d'une pathologie radio-induite, et de mettre les frais d'expertise à la charge de ce comité.
Par un jugement n° 1904398 du 16 septembre 2022, le tribunal administratif de Nîmes a condamné l'État à lui verser la somme de 101 849 euros et a mis à la charge définitive de ce comité les frais d'expertise taxés et liquidés à la somme de 1 950 euros toutes taxes comprises.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 17 novembre 2022, Mme A..., représentée par Me Anav-Arlaud, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Nîmes du 16 septembre 2022 en tant qu'il a limité la condamnation de l'État à la somme de 101 849 euros et qu'il a mis à la charge de ce dernier la somme de 1 500 euros seulement sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;
2°) de condamner l'État à lui verser, en qualité d'ayant-droit de M. A..., la somme globale de 258 935 euros ;
3°) de mettre à la charge de l'État le versement d'une somme de 6 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- l'évaluation des frais d'assistance à la victime par tierce personne pour effectuer les actes de la vie courante doit tenir compte de la période courant du 28 février au 28 août 2016 ; de plus, les jours d'hospitalisation de la victime ne peuvent être déduits de cette évaluation dès lors que l'expert a retenu ce besoin d'assistance pendant ces journées ; ce chef de préjudice doit être évalué à la somme de 77 700 euros ;
- si le nombre de jours indemnisables au titre du déficit fonctionnel temporaire total et partiel est de 283 jours, chaque journée de déficit doit être indemnisée à hauteur du forfait de 25 euros par jour et non pas à hauteur de la moitié de ce forfait ; elle est en droit de prétendre à une indemnité de 7 075 euros pour ce chef de préjudice ;
- les souffrances endurées, estimées par l'expert à un niveau 7 sur une échelle de 7, doivent être évaluées à 80 00 euros compte tenu du caractère particulièrement exceptionnel de ces souffrances, de leur durée et de leurs conséquences sur les conditions d'existence de la victime ;
- les troubles dans les conditions d'existence de la victime doivent être indemnisés de façon spécifique et distincte des souffrances endurées, à hauteur de 20 000 euros ;
- la demande d'indemnisation du préjudice d'agrément n'est pas maintenue en appel ;
- du fait du décès de son mari, elle a subi un préjudice économique résultant de la perte de revenus de la victime consacrés à son entretien ; le lien de causalité entre ce préjudice, qui s'élève à 71 940 euros, et l'exposition aux essais nucléaires de son époux décédé a été reconnu par le jugement devenu définitif du tribunal administratif de Nîmes du 21 février 2021.
Par un mémoire en défense, enregistré le 14 février 2023, le président du comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
- les jours d'hospitalisation de la victime doivent être déduits des périodes d'assistance à tierce personne dès lors que l'expert a précisé que cette assistance était nécessaire lors du retour au domicile ;
- le taux journalier de 25 euros applicable pour calculer le déficit fonctionnel temporaire correspond à un taux d'incapacité de 100 % ; son barème n'a qu'une valeur indicative ;
- les souffrances endurées doivent être évaluées à 40 000 euros ;
- l'expert n'a pas retenu de troubles dans les conditions d'existence ; le préjudice d'angoisse de mort imminente n'est pas caractérisé dans le cadre d'une maladie radio-induite ;
- le préjudice économique allégué ne peut être indemnisé dans le cadre de la loi du 5 janvier 2010 qui ne prévoit que l'indemnisation des victimes directes.
Par une ordonnance du 30 avril 2024, la clôture de l'instruction a été fixée au 21 mai 2024 à 12 heures.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 ;
- la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 ;
- la loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 ;
- la loi n° 2020-734 du 17 juin 2020 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Beltrami,
- les conclusions de Mme Perrin, rapporteure publique
- et les observations de Me Botreau, représentant Mme A....
Considérant ce qui suit :
1. M. B... A..., né en 1943, qui a effectué plusieurs séjours à Mururoa entre les années 1981 et 1984, a développé des cancers de l'estomac et de la prostate. Le 1er juin 2017, il a présenté une demande d'indemnisation sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français. À la suite de son décès le 3 juin 2017, sa veuve, en sa qualité d'ayant-droit, a repris la procédure d'indemnisation. Par jugement avant-dire droit du 21 janvier 2022, le tribunal administratif de Nîmes a mis à la charge de l'État la réparation des préjudices subis par M. A..., qui sont juridiquement présumés résulter de la pathologie radio-induite dont il a été atteint, et a ordonné une expertise médicale en vue de l'évaluation des préjudices. Mme A... relève appel du jugement du 16 septembre 2022 par lequel le tribunal administratif de Nîmes a limité la condamnation de l'État à la somme de 101 849 euros et a mis à la charge de ce dernier la somme de 1 500 euros seulement sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Sur les préjudices :
En ce qui concerne les frais d'assistance de M. A... par une tierce personne :
2. Lorsque le juge administratif indemnise dans le chef de la victime d'un dommage corporel la nécessité de recourir à l'aide d'une tierce personne, il détermine le montant de l'indemnité réparant ce préjudice en fonction des besoins de la victime et des dépenses nécessaires pour y pourvoir. Il doit à cette fin se fonder sur un taux horaire permettant, dans les circonstances de l'espèce, le recours à l'aide professionnelle d'une tierce personne d'un niveau de qualification adéquat, sans être lié par les débours effectifs dont la victime peut justifier. Il n'appartient notamment pas au juge, pour déterminer cette indemnisation, de tenir compte de la circonstance que l'aide a été ou pourrait être apportée par un membre de la famille ou un proche de la victime.
3. Il résulte du rapport d'expertise que l'état de santé de M. A... a nécessité une aide à son domicile de deux heures par jour au titre de la période du 11 décembre 2015 au 17 février 2016 puis de six heures par jour au titre de la période du 28 février au 13 octobre 2016. Au titre de la première période de 69 jours, il a été hospitalisé les 11 et 12 décembre 2015, les 5 et 6 janvier 2016 et les 16 et 17 février 2016. Au titre de la seconde période de 229 jours, il a été hospitalisé pendant 48 heures. Ainsi, au titre de la première période de 63 jours et de la seconde de 226 jours au cours desquelles il demeurait à son domicile, le besoin d'assistance de M. A... par une tierce personne s'est élevé à 126 heures pour la première et à 1 356 heures pour la seconde.
4. Il résulte également de cette expertise qu'entre le 14 octobre 2016 et le 24 mai 2017, M A... qui a subi une paralysie de la jambe droite puis une hémiplégie ainsi qu'une grande souffrance morale, a eu un besoin d'assistance par une tierce personne de 24 heures sur 24. Il a ensuite perdu la parole le 20 mai 2017 et du 24 mai au 3 juin 2017, date de son décès, il était dans un état comateux nécessitant qu'il soit veillé jour et nuit. Ainsi, au titre de la période du 14 octobre 2016 au 24 mai 2017, soit de 232 jours, après déduction de 13 jours d'hospitalisation entre les 14 et 17 mars 2017 puis entre les 27 avril et 5 mai 2017, M. A... a eu un besoin d'assistance par tierce personne de 5 256 heures. Compte tenu du salaire minimum interprofessionnel de croissance horaire brut au cours de cette période, augmenté des charges sociales, à un taux moyen horaire de 13 euros, les frais engagés pour l'assistance d'une tierce personne non spécialisée doivent être évalués à la somme totale de 87 594 euros. Dès lors, l'appelante est en droit de prétendre à une indemnité de 87 594 euros au titre du besoin d'assistance de son mari décédé par tierce personne.
En ce qui concerne le déficit fonctionnel temporaire :
5. Il résulte du rapport d'expertise que M. A... a subi, au total, 66 jours d'hospitalisation ayant entraîné un déficit fonctionnel temporaire total pendant cette période. Il a par ailleurs souffert d'un déficit fonctionnel temporaire de 50 % entre le mois d'octobre 2016 et la date de son décès, le 3 juin 2017, après déduction des 29 journées d'hospitalisation indemnisées au titre du déficit fonctionnel temporaire total. Sur la base d'un montant forfaitaire journalier de 25 euros, M. A... était en droit d'être indemnisé, au titre de son déficit fonctionnel temporaire total, correspondant à 100 % du forfait, pour un montant de 1 650 euros et au titre de son déficit fonctionnel temporaire partiel, correspondant à 50 % du forfait, pour un montant de 2 712 euros. Dès lors, l'appelante est en droit de prétendre à une indemnité de 4 362 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire subi par son mari décédé.
En ce qui concerne les souffrances endurées :
6. Les souffrances physiques et morales endurées par M. A..., qui a notamment subi une gastrectomie, plusieurs cures de chimiothérapie mal supportées, des séances de radiothérapie, des vertiges, des chutes puis une hémiplégie, la perte de la parole et la conscience du caractère incurable de sa maladie, ont été évaluées à 7 sur une échelle allant de 1 à 7 par l'expert. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de réparer ce chef de préjudice par l'octroi d'une somme de 65 000 euros, y compris le préjudice d'angoisse lié à l'évaluation péjorative de sa maladie. Dès lors, l'appelante est en droit de prétendre à une indemnité de 65 000 euros au titre de ce chef de préjudice.
En ce qui concerne le préjudice économique de Mme A... :
7. Sur le fondement de la loi du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français, les victimes directes des essais nucléaires, ou leurs ayants-droits si celles-ci sont décédées, qui satisfont aux conditions de temps, de lieu et de pathologie, peuvent obtenir réparation intégrale de leurs préjudices et bénéficient de la présomption de causalité entre l'exposition aux rayonnements ionisants dus aux essais nucléaires français et la survenance de sa maladie. La victime indirecte ne peut pas prétendre, au titre de cette même loi, à une indemnité au titre des préjudices personnellement subis. Elle peut toutefois, si elle s'y estime fondée, rechercher la responsabilité de l'État selon les règles de droit commun, en établissant en particulier l'existence d'un lien de causalité direct et certain entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français et la survenance des affections subies par la victime et/ou de son décès.
8. Si Mme A... se prévaut de la présomption de causalité instituée par les dispositions de la loi du 5 janvier 2010, cette présomption ne peut toutefois suffire à démontrer l'existence du lien de causalité direct et certain entre l'exposition aux rayonnements ionisants due aux essais nucléaires français et la survenance du décès de son époux. Par suite, les conclusions de Mme A... tendant à la réparation de ses préjudices propres, doivent être rejetées.
9. Il résulte de ce qui précède que Mme A..., qui est en droit de prétendre à une indemnité de 159 176 euros en réparation des préjudices subis par son époux décédé, est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nîmes a limité la condamnation de l'État à la somme de 101 849 euros.
Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. La somme de 1 500 euros, allouée par les premiers juges au titre des frais exposés et non compris dans les dépens sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, ne repose ni sur une évaluation exagérée ni ou au contraire insuffisante. Par suite, les conclusions tendant à la réformation de ce montant, ne peuvent qu'être rejetées.
11. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'État la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE:
Article 1er : La somme au paiement de laquelle l'État a été condamné au bénéfice de Mme A... est portée à 159 176 euros.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de Nîmes du 16 septembre 2022 est réformé en ce qu'il a de contraire avec l'article 1er.
Article 3 : L'État versera à Mme A... une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à Mme C... A..., au ministre des armées et au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires.
Délibéré après l'audience du 25 juin 2024 à laquelle siégeaient :
M. Rey-Bèthbéder, président,
M. Bentolila, président assesseur,
Mme Beltrami, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 9 juillet 2024.
La rapporteure,
K. Beltrami
Le président,
É. Rey-Bèthbéder
La greffière,
C. Lanoux
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 22TL22255