Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... A... et Mme D... A... ont demandé au tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à leur verser une somme de 3 382 200 euros en réparation du préjudice qu'ils estiment avoir subi du fait de la restitution aux consorts B... du tableau " La cueillette des pois " de Camille Pissarro en application de l'ordonnance du 21 avril 1945.
Par un jugement n° 2114374-5-4 du 16 juin 2023, le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 10 octobre 2023 et le 22 mars 2024,
M. et Mme A..., représentés par Me Soffer, demandent à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 16 juin 2023 ;
2°) de condamner l'Etat à leur verser une somme de 3 382 200 euros en réparation de leur préjudice ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 5 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- le jugement est irrégulier en ce qu'il ne vise ni n'analyse complètement leurs écritures en méconnaissance des dispositions de l'article R. 741-2 du code de justice administrative ;
- le jugement ne répond pas à l'ensemble des moyens opérants en méconnaissance de l'article L. 9 du code de justice administrative ;
- ils sont fondés à se prévaloir de la responsabilité sans faute de l'Etat pour rupture de l'égalité devant les charges publiques du fait des lois en raison de l'application qui leur a été faite par les juridictions judiciaires de l'ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 ;
- ils ont subi un préjudice grave et spécial, l'appréciation de la spécialité devant être faite in concreto en prenant en considération tous les éléments de contexte, en particulier les incertitudes sur l'historique de la possession du tableau ;
- il existe bien un lien de causalité direct entre l'application de l'ordonnance et son interprétation par les tribunaux et le préjudice qu'ils ont subi ;
- ils sont privés d'un droit au recours effectif au sens de l'article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- l'absence d'indemnisation viole l'article 1er du 1er protocole de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors qu'ils ne disposent d'aucun recours effectif contre leur auteur en raison des règles de prescription applicables.
Par un mémoire en défense, enregistré le 26 février 2024, la ministre de la culture, représenté par Me Rivoire, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de M. et Mme A... au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les moyens de régularité ne sont pas assortis de précisions suffisantes permettant d'en apprécier le bien-fondé ;
- compte tenu du nombre très important de biens ayant été spoliés durant la seconde guerre mondiale, puis restitués à leurs propriétaires légitimes, le préjudice invoqué ne répond pas à la condition de spécialité ;
- les juridictions judiciaires ont uniquement tiré les conséquences nécessaires de la nullité de la vente des biens de M. B... constatée dès 1945 par le président du Tribunal civil de la Seine ;
- la voie de recours contre les vendeurs prévue à l'article 5 de l'ordonnance du
21 avril 1945 est parfaitement effective ;
- l'ordonnance du 21 avril 1945 exclut la possibilité pour les sous acquéreurs d'un bien ayant été spolié pendant la seconde guerre mondiale d'obtenir une indemnisation de la part de l'Etat ;
- la connaissance du risque par les requérants, à l'occasion de l'acquisition du tableau, que celui-ci était susceptible de constituer un bien spolié fait obstacle à l'engagement de la responsabilité sans faute de l'Etat ;
- l'évaluation du préjudice est en tout état de cause excessive ;
- les autres moyens soulevés par M. et Mme A... ne sont pas fondés.
Par ordonnance du 27 mars 2024, la clôture d'instruction a été fixée au 29 avril 2024.
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code civil ;
- l'ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi ou sous son contrôle ;
- l'ordonnance du 14 novembre 1944 portant première application de l'ordonnance du
12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi et sous son contrôle ;
- l'ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 portant deuxième application de l'ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi ou sous son contrôle et édictant la restitution aux victimes de ces actes de leurs biens qui ont fait l'objet d'actes de disposition ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Bruston,
- les conclusions de Mme Lipsos, rapporteure publique,
- et les observations de Me Rivoire, représentant le ministère de la culture.
Considérant ce qui suit :
1. M. C... A... et Mme D... A... ont acquis, le 18 mai 1995, auprès de la société Christie's, un tableau intitulé " La cueillette des poix " peint par Camille Pissaro et ayant fait partie de la collection d'œuvres d'art de M. E... B... dont les biens ont été spoliés durant la
seconde guerre mondiale. Par un arrêt définitif du 2 octobre 2018 ayant fait l'objet d'un pourvoi en cassation rejeté par un arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 1er juillet 2020, la cour d'appel de Paris a, d'une part, confirmé le jugement du 7 novembre 2017 du tribunal de grande instance de Paris ordonnant la restitution de ce tableau aux consorts B... et, d'autre part, rejeté la demande de M. et Mme A... tendant à ce que les consorts B... remboursent le prix payé en 1995 pour l'achat de ce tableau. Par un courrier du 11 mars 2021, M. et Mme A... ont formulé une demande préalable afin d'être indemnisés par l'Etat des préjudices subis du fait de l'obligation de restituer le tableau. M. et Mme A... relèvent appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande de condamnation de l'Etat à leur verser une somme de 3 382 200 euros, correspondant au prix de vente du tableau en 2021, en réparation du préjudice qu'ils estiment avoir subi.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Si M. et Mme A... soutiennent que le jugement attaqué ne viserait et n'analyserait leurs écritures que de manière incomplète, en méconnaissance des exigences de l'article R. 741-2 du code de justice administrative et que le jugement attaqué serait insuffisamment motivé en méconnaissance de l'article L. 9 du même code, ils n'ont assorti ces moyens d'aucune précision permettant d'en apprécier le bien-fondé.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
3. Aux termes de l'article 1er de l'ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi ou sous son contrôle : " Recevra sa pleine et entière exécution la déclaration solennelle signée le 5 janvier 1943 à Londres par le Comité national français et par dix-sept gouvernements alliés, déclaration dont le texte est annexé à la présente ordonnance ". Aux termes de la déclaration interalliée du 5 janvier 1943 : " (...) les Gouvernements signataires de cette déclaration et le Comité National Français se réservent tous droits de déclarer non valables tous transferts ou transactions relatifs à la propriété, aux droits et aux intérêts de quelque nature qu'ils soient, qui sont ou étaient dans les territoires sous l'occupation ou le contrôle, direct ou indirect des gouvernements avec lesquels ils sont en guerre, ou qui appartiennent ou ont appartenu aux personnes (y compris les personnes juridiques) résidant dans ces territoires. Cet avertissement s'applique tant aux transferts ou transactions se manifestant sous forme de pillage avoué ou de mise à sac, qu'aux transactions d'apparence légale, même lorsqu'elles se présentent comme ayant été effectuées avec le consentement des victimes ". Aux termes de l'article 1er de l'ordonnance du 14 novembre 1944 : " Sous réserve des autres dispositions qui seront prises ultérieurement pour l'application de l'ordonnance du 12 novembre 1943 (...) et de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, toutes les personnes physiques ou morales ou leurs ayants cause dont les biens ont été l'objet de mesures de séquestre, d'administration provisoire, de gestion, de liquidation exorbitantes du droit commun, en vertu soit des actes dits " lois, décrets ou règlements " du prétendu gouvernement de Vichy, soit du fait des autorités occupantes, rentrent de plein droit en possession de leurs biens, droits et intérêts qui n'ont pas fait l'objet de mesures de liquidation ou d'actes de disposition à la date de la mise en vigueur de l'ordonnance du 9 août 1944 susvisée ".
4. Aux termes de l'article 1er de l'ordonnance du 21 avril 1945 : " Les personnes physiques ou morales ou leurs ayants cause dont les biens, droits ou intérêts ont été l'objet, même avec leur concours matériel, d'actes de disposition accomplis en conséquence de mesure de séquestre, d'administration provisoire, de gestion, de liquidation, de confiscation ou de toutes autres mesures exorbitantes du droit commun en vigueur au 16 juin 1940 et accomplis, soit en vertu des prétendus lois, décrets et arrêtés, règlements ou décisions de l'autorité de fait se disant gouvernement de l'Etat français, soit par l'ennemi, sur son ordre ou sous son inspiration, pourront, sur le fondement, tant de l'ordonnance du 12 novembre 1943 relative à la nullité des actes de spoliation accomplis par l'ennemi ou sous son contrôle, que de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental, en faire constater la nullité. Cette nullité est de droit ". Aux termes de l'article 2 de cette ordonnance : " Lorsque la nullité est constatée, le propriétaire dépossédé reprend ses biens, droits ou intérêts exempts de toutes charges et hypothèques dont l'acquéreur ou les acquéreurs successifs les auraient grevés. Il les reprend avec leurs arguments et accessoires ". Aux termes de l'article 4 de cette ordonnance : " L'acquéreur ou les acquéreurs successifs sont considérés comme possesseurs de mauvaise foi au regard du propriétaire dépossédé. (...) ". Aux termes de l'article 21 de cette ordonnance : " La demande en nullité ou en annulation ne sera plus recevable après le 31 décembre 1951. (...) ".
5. Il résulte de l'instruction que, par une ordonnance rendue le 8 novembre 1945 sur le fondement de l'ordonnance du 21 avril 1945, le président du Tribunal civil de la Seine a constaté la nullité de la vente des biens de M. E... B... par M. G..., désigné par le commissariat aux questions juives du régime de Vichy, et a ordonné la restitution immédiate de l'ensemble des tableaux ayant été spoliés, sur le fondement de ces mêmes dispositions. Cette ordonnance a été confirmée en appel par un arrêt du 4 mai 1951 de la troisième chambre de la cour d'appel de Paris. Le tableau " la cueillette des pois " n'a pas été restitué à la suite de ces décisions, malgré une plainte déposée, le 1er juin 1965, avec constitution de partie civile du chef de recel par les consorts B..., et la saisine du tableau entre les mains de son nouvel acquéreur, M. F..., par le juge en charge de l'instruction, ce dernier ayant ordonné sa restitution à M. F... et une licence d'exportation ayant été délivrée, le 16 février 1966, par la Direction générale des douanes, en application de la loi du 23 juin 1941 relative à l'exportation des œuvres d'art et de son décret d'application du 30 novembre 1944, à la suite d'un avis favorable de la Direction des musées de France. Toutefois, ainsi que l'ont relevé à bon droit les premiers juges, ces dernières circonstances, postérieures au constat de nullité par le tribunal civil de la Seine, sont sans lien avec l'application de l'ordonnance du 21 avril 1945 au titre de laquelle les requérants recherchent la responsabilité sans faute de l'Etat. Dès lors, les époux A... ne démontrent pas l'existence d'un lien de causalité direct entre le préjudice dont ils se prévalent et l'application de la loi, les juridictions judiciaires leur ayant opposé, en dernier lieu, la nullité de la vente du tableau en cause, consentie par
M. G..., prononcée le 8 novembre 1945. Sont sans incidence sur la démonstration d'un tel lien de causalité la bonne foi invoquée par M. et Mme A... et la circonstance qu'ils seraient privés d'un droit au recours effectif en l'absence d'action contre leurs vendeurs en raison de la prescription alléguée tant en droit américain qu'en droit britannique.
6. Il résulte de ce qui précède que M. et Mme A... ne sont pas fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.
Sur les frais de l'instance :
7. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu, en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, de mettre à la charge de M. et Mme A..., partie perdante dans la présente instance, une somme de 1 500 euros à verser à l'Etat, au titre des frais d'instance qu'il a exposés et non compris dans les dépens. Ces dispositions font en revanche obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat la somme demandée par M. et Mme A... à ce titre.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de M. et Mme A... est rejetée.
Article 2 : M. et Mme A... verseront à l'Etat la somme de 1 500 euros au titre de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent jugement sera notifié à M. C... A..., Mme D... A... et à la
ministre de la culture.
Délibéré après l'audience du 17 janvier 2025, à laquelle siégeaient :
Mme Doumergue, présidente,
Mme Bruston, présidente assesseure,
M. Mantz, premier conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 février 2025.
La rapporteure,
S. BRUSTON
La présidente,
M. DOUMERGUELa greffière,
E. FERNANDO
La République mande et ordonne à la ministre de la culture en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 23PA04281 2