Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Les sociétés par actions simplifiées V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services ont demandé au tribunal administratif de Paris de condamner la Banque de France à leur verser la somme de 30 000 euros chacune en réparation des préjudices subis en raison des fautes commises dans la procédure de droit au compte engagée au cours de l'été 2018.
Par un jugement n° 2116324 du 7 février 2023, le tribunal administratif de Paris a condamné la Banque de France à verser les sommes de 867 euros à la société V.I.I. Services, 821 euros à la société V.I.I. Digital Services, 1 037 euros à la société V.I.I. Projects et 693 euros à la société V.I.I. Future, a mis à la charge de la Banque de France le versement à ces sociétés de la somme totale de 1 600 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et a rejeté le surplus des conclusions de la requête et les conclusions présentées par la Banque de France au titre de cet article L. 761-1.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire non communiqué, enregistrés les 19 avril 2023 et 29 décembre 2023, les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services, représentées par Me Chouki, demandent à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2116324 du tribunal administratif de Paris en date du 7 février 2023 en tant qu'il a rejeté le surplus de leurs conclusions à fin d'indemnisation ;
2°) de porter à la somme de 30 000 euros chacune, majorée des intérêts au taux légal, le montant de l'indemnité due en réparation des préjudices subis en raison des fautes commises dans la procédure de droit au compte engagée au cours de l'été 2018 ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles soutiennent que :
- le retard dans l'ouverture de leurs comptes a duré jusqu'au 9 octobre 2018 et par ailleurs, compte tenu de l'insuffisance des services offerts par la banque BNP Paribas, leur activité a été paralysée du 10 septembre au 21 novembre 2018, puis ralentie jusqu'en janvier 2019 ;
- elles ont cherché un nouvel établissement bancaire avant de recourir à la procédure de droit au compte dès le 17 juillet 2018 ;
- l'erreur d'adressage commise par la Banque de France constitue une faute de nature à engager sa responsabilité, aucune faute et aucun retard ne pouvant leur être imputés ;
- la Banque de France a également manqué de réactivité et n'a procédé à aucune vérification pour s'assurer que la procédure de droit au compte avait été menée à son terme ;
- la Banque de France n'a pas respecté la procédure de droit au compte dès lors qu'en méconnaissance de la charte d'accessibilité, homologuée par arrêté du 18 décembre 2008, elle n'a pas désigné un établissement de crédit dans un délai d'un jour ouvré à compter de la réception des pièces justificatives, et en ne vérifiant pas la bonne réception des courriers par l'établissement désigné ; elle n'a pas davantage informé l'agence désignée par télécopie ou courrier informatique avec accusé de réception ; elle a ainsi porté atteinte au principe fondamental du droit au compte ;
- la Banque de France n'a pas rempli son obligation de conseil et d'information sur les services bancaires restreints proposés dans le cadre du droit au compte, retardant ainsi le retour à un fonctionnement normal ;
- elles n'ont pas bénéficié d'une carte de paiement à autorisation systématique et leurs représentants devaient se rendre au guichet pour effectuer les opérations bancaires nécessaires à leur bon fonctionnement ;
- elles n'ont pas reçu les relevés bancaires ;
- l'accueil de leurs dirigeants par les agents de l'agence Bastille de la Banque de France a été désobligeant ; ils ont été humiliés et maltraités et des propos grossiers ont été tenus à leur encontre ;
- elles ont subi un préjudice financier correspondant au manque à gagner et au manque de trésorerie consécutifs à l'impossibilité de percevoir les règlements des clients ; certains paiements n'ont pas été réalisés ; le manque de trésorerie les a empêchées de faire face à leurs échéances fiscales et sociales, ainsi qu'aux engagements pris auprès des fournisseurs ;
- les explications données aux clients ont été préjudiciables à leur image ;
- elles ont subi un manque à gagner consécutif aux démissions de salariés, lesquelles résultent de l'absence de règlement des salaires de septembre 2018 et d'un effet de contagion auprès des salariés des autres sociétés du groupe ;
- le retard de paiement des charges fiscales et sociales résultant de l'absence de compte a conduit à des majorations et pénalités diverses ;
- elles ont été contraintes de supporter des frais d'avocat au cours de la phase amiable avec la Banque de France ;
- les fautes de la Banque de France sont directement à l'origine d'une atteinte à leur image et à leur crédibilité auprès de leurs clients, de leurs fournisseurs et de leurs salariés ;
- la violation du droit fondamental au compte justifie une réparation ;
- elles ont subi des tracasseries administratives en raison de très nombreuses relances pour impayés, qui sont à l'origine d'un préjudice moral ;
- en raison d'un retard de règlement d'échéances de cotisations auprès de l'organisme de retraite Klesia en 2018, la société V.I.I. Digital Services a été assignée en justice, ce qui lui a causé un préjudice moral.
Par un mémoire en défense, enregistré le 26 juin 2023, la Banque de France, représentée par Me Hüe de la Colombe, demande à la Cour :
1°) de rejeter la requête ;
2°) par la voie de l'appel incident :
- d'annuler les articles 1er et 2 du jugement n° 2116324 du tribunal administratif de Paris en date du 7 février 2023 ;
- de rejeter la demande présentée par les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services devant le tribunal administratif ;
3°) de mettre à la charge des sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services la somme totale de 8 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de les condamner aux dépens.
Elle soutient que :
- elle n'a commis aucune faute de nature à engager sa responsabilité ;
- en tout état de cause, les préjudices allégués ne présentent aucun lien de causalité direct avec l'erreur d'adressage commise ; les sociétés requérantes n'ont pas suffisamment mis à profit le délai de plus de deux mois qui leur avait été laissé par leur banque pour rechercher une autre banque ;
- les préjudices allégués ne sont en tout état de cause pas justifiés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code monétaire et financier ;
- l'arrêté du 18 décembre 2018 portant homologation de la charte d'accessibilité pour renforcer l'effectivité du droit au compte ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Lemaire,
- les conclusions de M. Sibilli, rapporteur public,
- et les observations de Me Chouki, représentant les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services.
Considérant ce qui suit :
1. Par des courriers du 7 juillet 2018, le directeur de l'agence Paris Panthéon de la banque CIC a informé les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services, qui appartiennent au groupe V.I.I. Origin, spécialisé dans la réalisation de prestations informatiques, qu'il mettait fin à leurs relations contractuelles et qu'il procéderait à la clôture définitive de leurs comptes bancaires respectifs le 13 septembre 2018. Par des lettres du 10 septembre 2018, le directeur de la succursale de Paris de la Banque de France, saisie à cette fin par les sociétés intéressées, a désigné l'agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas pour procéder à l'ouverture de comptes de dépôt au nom de ces quatre sociétés, sur le fondement de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier. Les comptes n'ayant toutefois été ouverts que le 9 octobre 2018, ces sociétés, qui n'avaient disposé d'aucun compte bancaire entre le 13 septembre 2018 et le 9 octobre 2018, ont demandé au tribunal administratif de Paris de condamner la Banque de France à leur verser la somme totale de 30 000 euros chacune en réparation des préjudices financiers et moral qu'elles estimaient avoir subis à raison des fautes commises dans la procédure de droit au compte prévue par l'article L. 312-1 du code monétaire et financier. Par un jugement en date du 7 février 2023, les premiers juges ont considéré que la Banque de France avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité en envoyant les lettres du 10 septembre 2018 à une adresse erronée, que l'ouverture tardive des comptes par l'agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas résultait directement de cette faute, laquelle avait causé aux sociétés requérantes des préjudices financiers qu'ils ont condamné la Banque de France à indemniser en versant aux sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services les sommes respectives de 867 euros, 1 037 euros, 693 euros et 821 euros. Ces sociétés relèvent régulièrement appel de ce jugement en tant qu'il a rejeté le surplus de leurs conclusions indemnitaires. Par la voie de l'appel incident, la Banque de France demande à la Cour d'annuler le jugement en tant qu'il a fait droit aux conclusions indemnitaires de ces sociétés et mis à sa charge le versement de la somme de 1 600 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Sur la recevabilité des mémoires en défense présentés devant le tribunal par la Banque de France et la fin de non-recevoir opposée en première instance :
2. Il y a lieu d'écarter par adoption des motifs retenus à bon droit par les premiers juges aux points 2 à 9 de leur jugement les moyens tirés de l'irrecevabilité des mémoires en défense présentés en première instance pour la Banque de France et de la tardiveté de la demande présentée devant le tribunal administratif de Paris par les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services.
Sur la responsabilité de la Banque de France :
3. Aux termes de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier : " I. - A droit à l'ouverture d'un compte de dépôt dans l'établissement de crédit de son choix, sous réserve d'être dépourvu d'un tel compte en France : / 1° Toute personne physique ou morale domiciliée en France ; / (...) / III. - En cas de refus de la part de l'établissement choisi d'ouvrir un tel compte à l'une des personnes mentionnées au I, celle-ci peut saisir la Banque de France afin qu'elle lui désigne un établissement de crédit situé à proximité de son domicile ou d'un autre lieu de son choix (...) dans un délai d'un jour ouvré à compter de la réception des pièces requises définies par arrêté. / (...) / Les établissements de crédit ainsi désignés par la Banque de France sont tenus d'offrir au titulaire du compte des services bancaires de base dont le contenu et les conditions tarifaires sont précisés par décret. Ils procèdent à l'ouverture du compte de dépôt dans les trois jours ouvrés à compter de la réception de l'ensemble des pièces qui lui sont nécessaires à cet effet. La gestion de ce compte de dépôt est réglée par une convention écrite sur support papier ou sur un autre support durable lorsque le demandeur y consent. / L'Association française des établissements de crédit et des entreprises d'investissement, mentionnée à l'article L. 511-29, adopte une charte d'accessibilité bancaire afin de renforcer l'effectivité du droit au compte. Cette charte précise les délais et les modalités de transmission, par les établissements de crédit à la Banque de France, des informations requises pour l'ouverture d'un compte. Elle définit les documents d'information que les établissements de crédit doivent mettre à disposition de la clientèle et les actions de formation qu'ils doivent réaliser. Elle fixe un modèle d'attestation de refus d'ouverture de compte. / La charte d'accessibilité bancaire, homologuée par arrêté du ministre chargé de l'économie, après avis du comité consultatif du secteur financier et du comité consultatif de la législation et de la réglementation financières, est applicable à tout établissement de crédit. Le contrôle du respect de la charte est assuré par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution et relève de la procédure prévue à l'article L. 612-31. / (...) ".
4. En premier lieu, il résulte de l'instruction que, la banque Crédit Mutuel ayant refusé de leur ouvrir des comptes de dépôt par des lettres du vendredi 7 septembre 2018, les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services ont demandé à la Banque de France, le lundi 10 septembre 2018, trois jours avant la clôture définitive des comptes ouverts à leurs noms dans les livres de la banque CIC, à une date à laquelle, au demeurant, elles n'étaient ainsi pas encore dépourvues d'un compte, de désigner un établissement de crédit, ce que le directeur de la succursale de Paris de la Banque de France a fait par lettres du même jour, adressées à l'agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas, établissement désigné en application des dispositions précitées de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier. Les sociétés requérantes, qui ne contestent pas qu'elles ne lui avaient pas communiqué des refus d'ouverture de comptes avant le 10 septembre 2018, ne sont dès lors pas fondées à soutenir qu'en méconnaissance de cet article, la Banque de France n'a pas désigné un établissement de crédit dans un délai d'un jour ouvré à compter de la réception de leurs dossiers complets, indépendamment de la date de réception des lettres de désignation par l'établissement désigné. Les sociétés ne sauraient utilement se prévaloir, à cet égard, de la charte d'accessibilité adoptée par l'Association française des établissements de crédit et des entreprises en application des dispositions précitées du III de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier, qui n'impose aucune obligation à la Banque de France. En outre, aucune disposition et aucun principe n'imposait à la Banque de France de désigner un établissement bancaire en application de ces dispositions avant que les sociétés requérantes soient dépourvues de comptes ou aient déposé un dossier complet, de solliciter un report de la clôture définitive de leurs comptes bancaires par la banque CIC et, après avoir désigné l'agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas sur le fondement de ces dispositions, de s'assurer de la réception des lettres de désignation par cet établissement et de l'ouverture des comptes ou d'envoyer des copies de ces lettres par courrier électronique ou par télécopie. Au demeurant, l'agence désignée ayant conditionné l'ouverture des comptes à la réception par courrier des lettres de désignation originales, l'ouverture tardive de ces comptes ne résulte pas de l'absence d'envoi par la Banque de France de copies de ces lettres par courrier électronique ou par télécopie. Les sociétés requérantes ne sont dès lors pas fondées à soutenir que la Banque de France a méconnu la procédure prévue par les dispositions précitées de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier et, en tout état de cause, qu'elle a ainsi porté atteinte au " principe fondamental du droit au compte ".
5. En deuxième lieu, si les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services soutiennent que leurs représentants ont été humiliés, maltraités et insultés par les agents de la Banque de France, elles se prévalent des déclarations de leurs propres représentants, qui ne sont pas suffisantes à elles seules, et ne versent au dossier aucune pièce de nature à établir leurs allégations.
6. En troisième lieu, les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services soutiennent que la Banque de France a méconnu son obligation de conseil et d'information sur les services bancaires restreints proposés dans le cadre du droit au compte. Il résulte toutefois de l'instruction que, par des lettres du 10 septembre 2018, qu'elles ne contestent pas avoir reçues, le directeur de la succursale de Paris de la Banque de France les a informées de l'établissement désigné pour procéder à l'ouverture de leurs comptes en application de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier et de ce que le fonctionnement de ces comptes pourrait être limité aux services bancaires de base, tels que définis par l'article
D. 312-5-1 de ce code. Les sociétés requérantes ne sauraient à cet égard sérieusement reprocher à la Banque de France de ne pas les avoir informées de la possible limitation du fonctionnement des comptes avant l'engagement de la procédure prévue par les dispositions de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier.
7. En quatrième lieu, il est constant que le directeur de la succursale de Paris de la Banque de France a envoyé les lettres de désignation du 10 septembre 2018 au 53, boulevard Saint-Germain à Paris, alors que l'établissement désigné (agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas) se trouvait au 53, boulevard Saint-Michel, et qu'il n'a envoyé des lettres de désignation à l'adresse exacte que le 9 octobre 2018, après avoir été informé de son erreur par les représentants des sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services. Par suite, et sans qu'y fasse obstacle la circonstance, dont la Banque de France se prévaut, qu'elle n'a pas méconnu les dispositions précitées de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier, cette erreur est constitutive d'une faute de nature à engager sa responsabilité.
8. En dernier lieu, l'absence, à la supposer établie, de délivrance d'une carte de paiement à autorisation systématique aux sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services par l'établissement désigné par le directeur de la succursale de Paris de la Banque de France sur le fondement de l'article L. 312-1 du code monétaire et financier, l'absence d'envoi par cet établissement de relevés bancaires, l'insuffisance des services proposés aux sociétés requérantes après l'ouverture de leurs comptes le 9 octobre 2018 et les défaillances alléguées de la banque désignée BNP Paribas, puis de la banque Crédit coopératif, qui a accepté de leur ouvrir des comptes en novembre 2018, ne sont pas imputables à la Banque de France et, par suite, ne sont pas constitutives de fautes de nature à engager sa responsabilité.
9. Il résulte de ce qui a été dit aux points 4 à 8 que les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services sont seulement fondées à soutenir qu'en envoyant à une mauvaise adresse les lettres de désignation de l'agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas du 10 septembre 2018, la Banque de France a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.
Sur la faute de la victime :
10. La Banque de France fait valoir que les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services ont été informées dès le 7 juillet 2018 de la décision du directeur de l'agence Paris Panthéon de la banque CIC de procéder à la clôture définitive de leurs comptes bancaires respectifs le 13 septembre 2018 et elle soutient que ces sociétés ont ainsi disposé d'un délai suffisant pour trouver une autre banque. Il est toutefois constant, ainsi qu'il a été dit au point 4, que la banque Crédit Mutuel a refusé de leur ouvrir des comptes de dépôt par des lettres du vendredi 7 septembre 2018, ce qui faisait obligation à la Banque de France, saisie à cette fin par les sociétés intéressées, de désigner, ce qu'elle a d'ailleurs fait, conformément à l'article L. 312-1 du code monétaire et financier, un établissement de crédit tenu de leur ouvrir des comptes bancaires et de leur offrir des services bancaires de base, afin d'éviter qu'elles se trouvent dépourvues de comptes bancaires. Il est également constant que les sociétés requérantes ont tenté en vain, dès le mois de juillet 2018, d'abord auprès de la banque CIC puis auprès de la Banque de France, d'obtenir préalablement un report d'un mois de la date de clôture de leurs comptes auprès de l'agence Paris Panthéon de la banque CIC, ces circonstances ne permettant pas de remettre en cause leurs droits au titre de la réglementation du droit au compte. S'il est également constant que les représentants du groupe V.I.I. Origin ont engagé des démarches auprès de la banque HSBC dans le courant du mois de juillet 2018, la circonstance qu'un agent de cette banque leur ait demandé, le 18 juillet 2018, la production de pièces avant une éventuelle proposition de gestion de compte et qu'il leur ait adressé une proposition commerciale le 26 septembre 2018 n'est de nature à établir ni que les sociétés requérantes auraient pu obtenir l'ouverture de comptes avant la clôture de ceux qu'elles détenaient dans les livres de la banque CIC, ni une quelconque négligence de leur part dans la gestion de leur dossier, alors qu'il résulte de l'instruction, et en particulier d'un courrier électronique envoyé le 2 octobre 2018, qu'à cette date, aucune décision n'avait été prise par la banque HSBC sur leur demande d'ouverture de comptes et qu'il n'est ni établi, ni même soutenu qu'une décision favorable leur a été adressée par cette banque. Dans ces circonstances, la Banque de France n'est pas fondée à soutenir que les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services ont commis une faute de nature à l'exonérer de sa responsabilité.
Sur les préjudices :
11. Il résulte de l'instruction que la faute de la Banque de France ayant consisté à envoyer les lettres de désignation du 10 septembre 2018 à une adresse erronée a eu pour seul effet de priver les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services de comptes bancaires entre le 13 septembre 2018 et le 9 octobre 2018, date à laquelle des comptes ont été ouverts à leur nom dans les livres de l'agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas. Les sociétés requérantes ne sont dès lors fondées à demander la réparation que des seuls préjudices résultant de manière directe et certaine de cette absence de détention de comptes bancaires au cours de cette période.
En ce qui concerne les préjudices financiers :
12. En premier lieu, les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services, qui se prévalent d'une attestation de leur comptable et versent au dossier quelques factures, dont certaines indiquent d'ailleurs des dates de paiement antérieures ou postérieures à la clôture de leurs comptes le 13 septembre 2018, n'apportent aucun élément probant suffisant de nature à établir que l'absence de détention de comptes bancaires entre cette date et le 9 octobre 2018 serait directement à l'origine du refus de certains de leurs clients de leur régler des sommes dues. Elles n'établissent pas davantage, en alléguant un " manque de trésorerie " ou un " manque à gagner ", l'existence d'un préjudice financier résultant de retards de paiement ou de l'impossibilité de régler leurs propres fournisseurs. Il résulte à cet égard de l'instruction, et notamment des pièces qu'elles ont elles-mêmes versées au dossier, qu'elles ont émis des factures, payables en septembre 2018, après avoir été informées de la clôture définitive de leurs comptes par la banque CIC, en mentionnant pourtant ces comptes comme étant leurs coordonnées bancaires à utiliser pour le règlement par virement des sommes facturées.
13. En deuxième lieu, les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services soutiennent que l'absence de détention de comptes bancaires entre le 13 septembre 2018 et le 9 octobre 2018 les a empêchées de régler les salaires du mois de septembre 2018, ce qui a conduit à la démission de plusieurs salariés, et que ces démissions ont eu un effet sur le nombre de prestations de services qu'elles ont pu réaliser et, par suite, ont directement entraîné un manque à gagner. Toutefois, d'une part, sur les sept démissions dont elles font état, trois concernent d'autres sociétés du groupe auquel elles appartiennent, dont il est constant qu'elles n'ont pas été privées de comptes bancaires, et, en tout état de cause, ces démissions seraient intervenues les 7 septembre 2018, 23 novembre 2018 et 15 janvier 2019, soit avant et après la période d'absence de détention de comptes bancaires. D'autre part, elles n'établissent ni que les démissions de quatre salariés des sociétés V.I.I. Projects, V.I.I Future et V.I.I. Digital Services les 21 septembre 2018 et 27 septembre 2018, soit avant la date de paiement des rémunérations du mois de septembre 2018, et le 26 octobre 2018, postérieurement à l'ouverture des comptes par la banque BNP Paribas, résultent directement de l'absence de détention de comptes bancaires entre le 13 septembre 2018 et le 9 octobre 2018, ni, en tout état de cause, que ces démissions leur ont causé un préjudice financier.
14. En troisième lieu, il résulte de l'instruction, et notamment des mises en demeure qui leur ont été envoyées le 25 octobre 2018 par l'union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf) et qui mentionnent distinctement leurs numéros SIREN, ainsi que les sommes dues et les périodes au titre desquelles ces sommes étaient dues, que les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services étaient redevables de majorations pour insuffisance de versement des cotisations dues au titre du mois de juillet 2018 et pour absence de versement des cotisations dues au titre des mois d'août et septembre 2018. Les sociétés requérantes n'établissent pas que les majorations infligées à raison des mois de juillet et août 2018 résultent directement de l'absence de détention de comptes bancaires postérieurement aux dates prévues pour le paiement des cotisations correspondantes. De même, alors que les cotisations dues au titre du mois de septembre 2018 devaient être acquittées avant le 15 octobre 2018 et qu'elles disposaient à nouveau, antérieurement à cette date, d'un compte bancaire auprès de l'agence Paris Sorbonne de la banque BNP Paribas, elles n'établissent pas que les majorations qui leur ont été infligées à raison de l'absence de paiement de ces cotisations résultent directement de l'absence de détention de comptes bancaires entre le 13 septembre 2018 et le 9 octobre 2018.
15. En quatrième lieu, si les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services soutiennent que l'erreur d'adresse commise par la Banque de France lors de l'envoi des lettres de désignation du 10 septembre 2018 a eu pour effet des retards de paiement de cotisations dues par trois d'entre elles à l'organisme de retraite Klesia et qu'elles ont, en conséquence, été sanctionnées par des majorations s'élevant à un montant total de 1 630,06 euros, elles ne versent au dossier aucune pièce de nature à l'établir.
16. En cinquième lieu, les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services ne sont pas fondées à soutenir que les pénalités qui leur ont été infligées à raison du retard de paiement des droits de taxe sur la valeur ajoutée qui devaient être acquittés avant le 13 septembre 2018 et après le 9 octobre 2018 résultent de l'absence de détention de comptes bancaires entre ces deux dates. Les circonstances que l'administration fiscale ait mis un terme, en novembre 2018, à des délais de paiement qui avaient été consentis aux sociétés requérantes et que des poursuites en recouvrement de l'impôt aient été engagées ne sont pas par elles-mêmes de nature à établir l'existence d'un préjudice financier. En revanche, il résulte de l'instruction, et notamment de l'avis de mise en recouvrement du 31 octobre 2018, qu'une pénalité de 139 euros a été infligée à la société V.I.I. Services à raison de l'absence de paiement des droits de taxe sur la valeur ajoutée dus au titre de la période du mois d'août 2018, correspondant à la déclaration du 21 septembre 2018 et exigibles le 24 septembre 2018.
17. En dernier lieu, si les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services soutiennent qu'elles ont été contraintes de verser des honoraires à un avocat chargé de " trouver un terrain d'entente " avec la Banque de France, pour un montant total de 10 638 euros, il est constant et il résulte au demeurant de la facture établie le 2 octobre 2019 à l'ordre de la société V.I.I. Origin et de l'attestation de l'avocat l'ayant établie en date du 10 mars 2022, que, à supposer qu'elle ait été réglée en contrepartie de démarches réalisées par cet avocat auprès de la Banque de France en vue de l'indemnisation des préjudices résultant de l'erreur d'adresse commise lors de l'envoi des lettres de désignation du 10 septembre 2018, cette somme a été acquittée par la société V.I.I. Origin, et non par les sociétés requérantes, qui ne justifient dès lors pas, à ce titre, avoir subi un préjudice financier.
En ce qui concerne le préjudice moral :
18. En premier lieu, les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services n'apportent aucun élément de nature à établir qu'ainsi qu'elles le soutiennent, l'erreur d'adresse commise par la Banque de France lors de l'envoi des lettres de désignation du 10 septembre 2018 est à l'origine directe d'une dégradation de leur image et de leur crédibilité auprès de leurs clients, de leurs fournisseurs et de leurs salariés ou des " tracasseries administratives " alléguées, à les supposer établies.
19. En second lieu, si la société V.I.I. Digital Services soutient qu'elle a subi un préjudice moral à raison de son assignation en justice par l'organisme de retraite Klesia le 29 mai 2019, il résulte de l'instruction que cette action a été engagée en conséquence de l'absence de paiement de cotisations exigibles au titre des premier, deuxième et troisième trimestres de l'année 2018 et du refus de la société requérante de régler les échéances dues conformément à une ordonnance d'injonction de payer du président du tribunal de commerce de Paris en date du 15 mai 2019. Le préjudice moral allégué, à le supposer établi, ne résulte pas, dès lors, de l'erreur d'adresse commise par la Banque de France lors de l'envoi des lettres de désignation du 10 septembre 2018 et de l'absence de détention d'un compte bancaire entre le 13 septembre 2018 et le 9 octobre 2018.
20. Il résulte de ce qui a été dit aux points 3 à 19 que les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services ne sont pas fondées à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté le surplus de leurs conclusions indemnitaires. En revanche, la Banque de France est seulement fondée à demander que l'indemnité mise à sa charge par le jugement attaqué au profit de la société V.I.I. Services soit ramenée à la somme de 139 euros et à soutenir que c'est à tort que, par ce jugement, le tribunal l'a condamnée à verser la somme de 821 euros à la société V.I.I. Digital Services, la somme de 1 037 euros à la société V.I.I. Projects et la somme de 693 euros à la société V.I.I. Future.
Sur les intérêts :
21. La société V.I.I. Services a droit aux intérêts au taux légal correspondant à l'indemnité de 139 euros à compter du 13 avril 2021, date de réception de sa réclamation préalable par la Banque de France.
Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
En ce qui concerne les frais de première instance :
22. Il résulte de ce qui a été dit au point 20 que la Banque de France, qui n'est pas la partie perdante pour l'essentiel, est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, les premiers juges ont mis à sa charge le versement aux sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services d'une somme totale de 1 600 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
En ce qui concerne les frais exposés en appel :
23. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la Banque de France, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante pour l'essentiel, le versement aux sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services des sommes qu'elles demandent au titre des frais qu'elles ont exposés. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à leur charge le versement à la Banque de France d'une somme totale de 1 500 euros à ce titre, la Banque de France ne justifiant par ailleurs, au titre de la présente instance, d'aucuns dépens.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2116324 du tribunal administratif de Paris en date du 7 février 2023 est annulé en tant qu'il condamne la Banque de France à verser la somme de 821 euros à la société V.I.I. Digital Services, la somme de 1 037 euros à la société V.I.I. Projects et la somme de 693 euros à la société V.I.I. Future et en tant qu'il met à sa charge le versement à ces sociétés et à la société V.I.I. Services d'une somme totale de 1 600 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 2 : Les conclusions indemnitaires présentées par les sociétés V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services devant le tribunal administratif de Paris, ainsi que les conclusions présentées par ces sociétés et la société V.I.I. Services au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, sont rejetées.
Article 3 : La somme de 867 euros que la Banque de France a été condamnée à verser à la société V.I.I. Services par l'article 1er du jugement n° 2116324 du tribunal administratif de Paris en date du 7 février 2023 est ramenée à la somme de 139 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 13 avril 2021.
Article 4 : L'article 1er du jugement n° 2116324 du tribunal administratif de Paris en date du 7 février 2023 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 3 du présent arrêt.
Article 5 : Les sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services verseront à la Banque de France une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : Le surplus des conclusions de la requête des sociétés V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services et le surplus des conclusions présentées par la Banque de France sont rejetés.
Article 7 : Le présent arrêt sera notifié aux sociétés par actions simplifiées V.I.I. Services, V.I.I. Projects, V.I.I. Future et V.I.I. Digital Services et à la Banque de France.
Délibéré après l'audience du 10 janvier 2025, à laquelle siégeaient :
- M. Carrère, président,
- M. Lemaire, président assesseur,
- Mme Boizot, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe de la Cour, le 24 janvier 2025.
Le rapporteur,
O. LEMAIRE
Le président,
S. CARRERE
La greffière,
C. DABERT
La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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No 23PA01643