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29/11/2024 | FRANCE | N°23PA01491

France | France, Cour administrative d'appel de PARIS, 3ème chambre, 29 novembre 2024, 23PA01491


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



Mme E... F... a demandé au tribunal administratif de Paris, d'une part, d'ordonner une expertise complémentaire afin de réévaluer son préjudice au titre des souffrances morales et son préjudice esthétique et, d'autre part, de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à lui verser la somme totale de 887 495,71 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis du fait de sa prise en charge les 13 et 14 janvier 2017.



Par un

jugement n° 1920727/6-3 du 11 juin 2020, le tribunal administratif de Paris a condamné le centr...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Mme E... F... a demandé au tribunal administratif de Paris, d'une part, d'ordonner une expertise complémentaire afin de réévaluer son préjudice au titre des souffrances morales et son préjudice esthétique et, d'autre part, de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à lui verser la somme totale de 887 495,71 euros en réparation des préjudices qu'elle a subis du fait de sa prise en charge les 13 et 14 janvier 2017.

Par un jugement n° 1920727/6-3 du 11 juin 2020, le tribunal administratif de Paris a condamné le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, d'une part, à verser à Mme F... la somme de 87 157,15 euros et à chacun de ses trois enfants la somme de

3 000 euros en réparation de leurs préjudices, d'autre part à rembourser à la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-Saint-Denis la somme de 1 077,87 euros, cette somme portant intérêt au taux légal à partir du 12 novembre 2019, et enfin à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-Saint-Denis la somme de 359,29 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue à l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, a mis définitivement à la charge du centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts les frais d'expertise, liquidés et taxés à la somme de 2 270 euros, et a rejeté le surplus des conclusions H... F... et de la caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis.

Procédure devant la cour avant cassation :

I. Par une requête et des mémoires enregistrés respectivement le 30 juillet 2020, le

16 septembre 2020, le 15 janvier 2021 et le 26 janvier 2021 sous le n° 20PA01987, le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, représenté par Me Le Prado, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1920727/6-3 du 11 juin 2020 du tribunal administratif de Paris ;

2°) de rejeter les demandes présentées par Mme F... et par la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-Saint-Denis devant le tribunal administratif de Paris.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est insuffisamment motivé au regard des moyens dont le tribunal administratif avait été saisi ;

- le tribunal administratif a fait une évaluation exagérée des différents préjudices subis par Mme F... et ses enfants ;

- c'est à tort que le tribunal administratif a retenu un lien de causalité direct entre les frais de relogement dont Mme F... demandait l'indemnisation et la faute du service public hospitalier ; c'est en toute hypothèse à tort qu'a été allouée une somme de 42 000 euros à Mme F... au titre de ses frais de relogement, dont elle n'avait pas justifié ;

- c'est à tort que le tribunal administratif a alloué à Mme F... une somme de

24 000 euros au titre du préjudice d'incidence professionnelle ;

- c'est à tort que le tribunal administratif a alloué à Mme F... une somme de

5 000 euros au titre d'un préjudice d'agrément résultant du fait de ne plus pratiquer certaines activités sportives et de connaître des difficultés pour lire et regarder la télévision, préjudice qui a par ailleurs été réparé au titre du déficit fonctionnel permanent ;

- c'est à tort que le tribunal administratif a alloué à chacun des trois enfants H... F... une somme de 3 000 euros au titre de leur préjudice moral, une telle indemnité étant excessive au regard du préjudice moral subi.

Par un mémoire en défense, enregistré le 22 janvier 2021, Mme E... F..., agissant à titre personnel et en sa qualité de représentante légale de ses deux enfants mineurs,

Mlle E... B... et Mlle A... B..., et M. C... B..., représentés par Me Raffin, demandent à la cour :

1°) de rejeter la requête ;

2°) par la voie de l'appel incident :

- de réformer le jugement n° 1920727/6-3 du 11 juin 2020 du tribunal administratif de Paris en tant que, par l'article 6 de son dispositif, ce jugement a rejeté le surplus de leurs conclusions ;

- avant-dire-droit, d'ordonner un complément d'expertise, sur le fondement de l'article

R. 621-1 du code de justice administrative, afin, d'une part, d'évaluer les souffrances morales subies par Mme F..., et de désigner un médecin expert psychiatre pour y procéder et, d'autre part, d'ordonner un complément d'expertise afin d'évaluer les souffrances endurées et le préjudice esthétique H... F... ;

- de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à Mme F..., en son nom personnel, une somme totale de 827 294, 71 euros, cette somme devant porter intérêts au taux légal à compter de la demande préalable adressée le

19 septembre 2019 au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, et les intérêts échus devant être capitalisés ;

- de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à Mme F..., en sa qualité de représentante légale de ses enfants mineurs,

Mlle E... B... et Mlle A... B..., la somme de 20 000 euros à chacune en réparation de leur préjudice moral, ces sommes devant porter intérêts au taux légal à compter de la demande préalable adressée le 19 septembre 2019 au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, et les intérêts échus devant être capitalisés ;

- de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à M. C... B... la somme de 20 000 euros en réparation de son préjudice moral, cette somme devant porter intérêts au taux légal à compter de la demande préalable adressée le

19 septembre 2019 au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, et les intérêts échus devant être capitalisés ;

- de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts aux dépens, comprenant notamment les frais d'expertise ;

- de mettre à la charge du centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts le versement de la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que l'évaluation qui a été faite par le tribunal administratif de ses préjudices est insuffisante.

Par un mémoire enregistré le 8 janvier 2021, la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-Saint-Denis, représentée par Me Nemer, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 3 000 euros soit mise à la charge du centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les moyens invoqués par le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts ne sont pas fondés.

II. Par une requête et des mémoires, enregistrés les 11 août 2020, 22 janvier 2021 et

25 février 2021, sous le n° 20PA02238, Mme E... F..., agissant à titre personnel et en sa qualité de représentante légale de ses deux enfants mineurs, Mlle E... B... et Mlle A... B..., et M. C... B..., représentés par Me Raffin, demandent à la Cour :

1°) de réformer le jugement n° 1920727/6-3 du 11 juin 2020 du tribunal administratif de Paris en tant que, par l'article 6 de son dispositif, ce jugement a rejeté le surplus de ses conclusions ;

2°) avant-dire-droit, d'ordonner un complément d'expertise, sur le fondement de l'article R. 621-1 du code de justice administrative, afin, d'une part, d'évaluer les souffrances morales subies par Mme F..., et de désigner un médecin expert psychiatre pour y procéder et, d'autre part, d'ordonner un complément d'expertise afin d'évaluer les souffrances endurées et le préjudice esthétique H... F... ;

3°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à Mme F..., en son nom personnel, une somme totale de 827 294, 71 euros, cette somme devant porter intérêts au taux légal à compter de la demande préalable adressée le

19 septembre 2019 au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, et les intérêts échus devant être capitalisés ;

4°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à Mme F..., en sa qualité de représentante légale de ses enfants mineurs,

Mlle E... B... et Mlle A... B..., la somme de 20 000 euros à chacune en réparation de leur préjudice moral, ces sommes devant porter intérêts au taux légal à compter de la demande préalable adressée le 19 septembre 2019 au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, et les intérêts échus devant être capitalisés ;

5°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à M. C... B... la somme de 20 000 euros en réparation de son préjudice moral, cette somme devant porter intérêts au taux légal à compter de la demande préalable adressée le 19 septembre 2019 au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, et les intérêts échus devant être capitalisés ;

6°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts aux dépens, comprenant notamment les frais d'expertise ;

7°) de mettre à la charge du centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts le versement de la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement est irrégulier en ce qu'il n'est pas motivé s'agissant du rejet de sa demande d'expertise complémentaire et en ce qu'il est insuffisamment motivé, au regard des moyens dont le tribunal administratif avait été saisi, en ce qui concerne le quantum des indemnités allouées ;

- une expertise complémentaire, confiée à un expert psychiatre, doit être ordonnée pour évaluer ses souffrances morales ; une autre expertise complémentaire doit être ordonnée pour évaluer son préjudice esthétique ;

- s'agissant des dépenses de santé actuelles et futures, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal administratif, les frais d'ostéopathe, dont le remboursement est sollicité, sont justifiés ; en outre, les postes concernant le remboursement de lunettes de protection et une nouvelle intervention chirurgicale doivent être réservés ;

- la somme de 450 euros allouée en remboursement des frais divers (honoraires du médecin-conseil) doit être confirmée ;

- une indemnité de 1 116 euros doit lui être allouée au titre des frais liés à l'aide par une tierce personne, 2 heures par jour, pendant 31 jours, au taux horaire de 18 euros ;

- dès lors que, du fait de son handicap, elle n'est plus en mesure de conduire sa caravane-habitation (elle appartient à la communauté des gens du voyage et a toujours vécu en caravane), elle est contrainte de se sédentariser, ce qui induit des frais importants, le coût de la vie en caravane étant très inférieur à celui de la vie en maison puisqu'il n'y a ni charges, ni impôts locaux ;

- elle conduisait, avant l'intervention fautive, un " food-truck ", qui constituait son activité professionnelle et où elle travaillait avec sa mère, chacune trois jours par semaine ; du fait de son handicap, elle ne peut plus conduire ce " food-truck " et elle accomplit avec beaucoup de maladresse les tâches professionnelles qu'elle effectuait auparavant ; les séquelles de l'intervention fautive sont à l'origine d'une pénibilité dans les emplois auxquels elle peut prétendre (elle n'a pas de formation particulière) et constituent une dévalorisation sur le marché du travail ;

- le déficit fonctionnel temporaire doit être indemnisé à hauteur de 24 euros par jours, soit par une somme totale de 218,75 euros ;

- les souffrances physiques doivent être indemnisées à hauteur de 15 000 euros ;

- le déficit fonctionnel permanent doit être indemnisé à hauteur de 70 000 euros eu égard à la circonstance qu'elle a totalement et définitivement perdu son œil droit ;

- les souffrances morales n'ayant pas été prises en considération par l'expert médical, il convient de diligenter sur ce point un complément d'expertise ; à titre subsidiaire, si la Cour ne faisait pas droit à cette demande de complément d'expertise, une somme de 100 000 euros doit être allouée à ce titre ;

- l'évaluation du préjudice esthétique subi doit faire l'objet d'un complément d'expertise ; à titre subsidiaire, si la Cour ne faisait pas droit à cette demande de complément d'expertise, une somme de 80 000 euros doit être allouée à ce titre ;

- alors qu'elle avait l'habitude de se promener en forêt, d'accompagner son mari à la chasse et de ramasser des champignons, de faire du vélo, du tennis, du ski, du trampoline et de l'équitation, elle n'est plus en mesure de pratiquer ces activités du fait de son handicap ; de plus, elle ne sort plus et n'entretient plus de relation sociale en dehors de son cadre familial restreint ; son préjudice d'agrément doit ainsi être indemnisé à hauteur de 100 000 euros ;

- ses enfants, âgés actuellement de 18, 16 et 7 ans, qu'elle élève seule, ont subi un préjudice moral du fait de l'intervention fautive qu'il convient d'indemniser en allouant à chacun d'eux la somme de 20 000 euros.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 15 janvier 2021 et 26 janvier 2021, le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, représenté par Me Le Prado, conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par Mme F... ne sont pas fondés.

La procédure a été communiquée à la caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis qui n'a produit aucune écriture.

Par un arrêt nos 20PA01987, 20PA02238 du 25 mars 2021, la Cour a ramené à 55 155 euros et 600 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 23 septembre 2019 et capitalisation des intérêts échus à la date du 23 septembre 2020, la somme totale de

87 157,15 euros et les sommes de 3000 euros que le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts avait été condamné à payer respectivement à Mme F... et à chacun de ses enfants, et rejeté le surplus des conclusions des requêtes dont elle était saisie.

Par une décision n° 452931 du 7 avril 2023, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé cet arrêt en tant qu'il porte sur la détermination du préjudice lié aux frais d'aménagement du logement et du préjudice moral lié à l'obligation de se sédentariser et a, dans la mesure de la cassation ainsi prononcée, renvoyé les affaires devant la cour où elles ont été enregistrées sous les nos 23PA01491 et 23PA01494.

Procédure devant la cour après cassation :

I. Par des mémoires, enregistrés sous le n° 23PA01491 les 12 mai 2023, 20 juin 2023 et

4 mars 2024, Mme E... F... agissant en son personnel et en qualité de représentante légale de sa fille mineure A... B..., M. C... B... et Mme E... B..., représentés par Me Patout, demandent à la cour, dans le dernier état de leurs écritures :

1°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à Mme E... F... une somme de 240 000 euros en réparation de son préjudice identitaire et une somme de 340 000 euros au titre des frais d'aménagement de son logement, sommes assorties des intérêts légaux à compter du 23 septembre 2019, eux-mêmes capitalisés ;

2°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à Mme E... F... une somme de 50 000 euros assortie des intérêts légaux à compter du 23 septembre 2019, eux-mêmes capitalisés, en réparation du préjudice identitaire subi par sa fille mineure A... ;

3°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à verser à M. C... B... et à Mme E... B... une somme de 20 000 euros chacun en réparation de leur préjudice identitaire, assortie des intérêts légaux à compter du 23 septembre 2019, eux-mêmes capitalisés ;

4°) de condamner le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts au paiement des dépens comprenant les frais d'expertise ainsi que la somme de 13 euros au titre du droit de plaidoirie ;

5°) de mettre à la charge du centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, à verser à Me Patout, la somme de 1 500 euros sous réserve que celui-ci renonce au bénéfice de l'aide juridictionnelle.

Ils soutiennent que :

- leur préjudice identitaire est réel et certain et n'a pas été indemnisé au titre du déficit fonctionnel permanent ; Mme F... et ses enfants ont dû renoncer à la vie itinérante des gens du voyage et ont été contraints de se sédentariser ; ils se retrouvent isolés et coupés de leur communauté ; A... B..., compte tenu de son jeune âge au moment de l'intervention litigieuse, ne connaitra pas la vie d'itinérance de la communauté des gens du voyage ;

- Mme F... a été contrainte de se sédentariser et d'acheter une maison ; la caravane dans laquelle elle résidait avec sa famille était la propriété de son compagnon duquel elle est séparée ; les frais d'acquisition de la maison se sont élevés à 340 000 euros (prix de vente de 240 000 euros, frais notariés de 20 000 euros et frais d'emprunt de 81 133,81 euros) ; elle supporte à présent différentes charges qu'elle ne payait pas auparavant ou pour des montants très faibles : impôts locaux, factures d'électricité et facture d'eau.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 16 mai 2023, 31 mai 2023, 30 octobre 2023 et 5 avril 2024, le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, représenté par Me Le Prado, conclut au rejet de la requête.

Il fait valoir que :

- les demandes présentées par M. C... B... et Mme E... B..., devenus majeurs, sont irrecevables dès lors qu'elles sont nouvelles ;

- la demande présentée pour les enfants H... F... s'élevait initialement à la somme totale de 50 000 euros et qu'elle ne peut donc aujourd'hui être portée à 90 000 euros ;

- la sédentarisation H... F... et de sa famille relève d'un choix personnel ; les préjudices invoqués ne sont pas en lien direct et certain avec la faute commise ;

- la réalité du préjudice identitaire n'est pas démontrée ;

- il n'est pas établi que Mme F... ne puisse plus conduire de caravane ; en tout état de cause, il n'est pas établi qu'aucun membre de sa famille, dont ses deux enfants majeurs, ou de sa communauté ne puisse pas conduire sa caravane ;

- les enfants majeurs H... Mme F... ne subissent pas de préjudice identitaire dans la mesure où ils peuvent reprendre une vie itinérante ;

- Mme F... aurait dû s'acquitter de frais d'entretien des véhicules qu'elle utilisait et qui doivent donc être déduits des sommes qui pourraient lui être allouées.

La procédure a été communiquée à la caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis qui n'a produit aucune écriture.

Mme F... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 14 décembre 2023.

II. Par des mémoires, enregistrés sous le n° 23PA01494, les 16 mai 2023, 31 mai 2023,

30 octobre 2023 et 5 avril 2024, le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, représenté par Me Le Prado, demande à la cour de rejeter les demandes indemnitaires présentées par Mme E... F..., M. C... B... et Mme E... B... au titre du préjudice lié à l'acquisition d'une maison et du préjudice moral lié à l'obligation de se sédentariser.

Il soutient que :

- les demandes présentées par M. C... B... et Mme E... B..., devenus majeurs, sont irrecevables dès lors qu'elles sont nouvelles ;

- la demande présentée pour les enfants H... F... s'élevait initialement à la somme totale de 50 000 euros et qu'elle ne peut donc aujourd'hui être portée à 90 000 euros ;

- la sédentarisation H... F... et de sa famille relève d'un choix personnel ; les préjudices invoqués ne sont pas en lien direct et certain avec la faute commise ;

- la réalité du préjudice identitaire n'est pas démontrée ;

- il n'est pas établi que Mme F... ne puisse plus conduire de caravane ; en tout état de cause, il n'est pas établi qu'aucun membre de sa famille, dont ses deux enfants majeurs, ou de sa communauté ne puisse pas conduire sa caravane ;

- les enfants majeurs H... Mme F... ne subissent pas de préjudice identitaire dans la mesure où ils peuvent reprendre une vie itinérante ;

- Mme F... aurait dû s'acquitter de frais d'entretien des véhicules qu'elle utilisait et qui doivent donc être déduits des sommes qui pourraient lui être allouées.

La procédure a été communiquée à Mme F... et à la caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis qui n'ont produit aucune écriture.

Mme F... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 14 décembre 2023.

Vu les autres pièces des dossiers.

Vu :

- le code de la santé publique,

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991,

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport H... G...,

- les conclusions H... Dégardin, rapporteure publique,

- et les observations de Me Patout, représentant Mme F..., M. B... et

Mme B....

Considérant ce qui suit :

1. Mme E... F..., née le 22 décembre 1981, qui ressentait depuis plusieurs jours une réduction du champ visuel temporal droit, s'est présentée le 12 janvier 2017 à la clinique de Montargis où un décollement rétinien a été diagnostiqué, et a été adressée, le même jour, au service des urgences du centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts à Paris. Elle y a subi le 13 janvier 2017 une intervention chirurgicale afin de réappliquer sa rétine par cerclage du globe oculaire. A la suite immédiate de cette opération, l'œil droit opéré n'a plus perçu la lumière. Le 14 janvier 2017, Mme F... a subi une nouvelle intervention chirurgicale pour desserrer le cerclage. Mme F... a définitivement perdu la vision de l'œil droit, et souffre, de plus, de ce fait, d'un strabisme avec déviation externe de l'œil droit et d'une réduction de la fente palpébrale droite. Par un courrier en date du 17 mai 2018, le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts a rejeté la demande indemnitaire présentée par Mme F.... Par une ordonnance n° 1808981 du 23 octobre 2018, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a ordonné une expertise médicale confiée à un chirurgien ophtalmologue. Le rapport d'expertise a été déposé le 24 juillet 2019.

2. Par le jugement du 11 juin 2020 dont il est relevé appel, le tribunal administratif de Paris a estimé que la responsabilité du centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts était engagée, que la perte de chance H... F... d'obtenir une guérison devait être évaluée à 60% et que, dans ces conditions, il y avait lieu de mettre à la charge du centre hospitalier national d'ophtalmologie (CHNO) des Quinze-Vingts la réparation de cette fraction des dommages subis, ces points n'étant pas contestés en appel. Le jugement attaqué du 11 juin 2020 a également condamné le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts, d'une part, à verser à Mme F... la somme de 87 157,15 euros et à chacun de ses trois enfants la somme de 3 000 euros en réparation de leurs préjudices, d'autre part, à rembourser à la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-Saint-Denis la somme de 1 077,87 euros, cette somme portant intérêt au taux légal à partir du 12 novembre 2019, et enfin, à verser à la caisse primaire d'assurance maladie de la Seine-Saint-Denis la somme de 359,29 euros au titre de l'indemnité forfaitaire de gestion prévue à l'article L. 376-1 du code de la sécurité sociale. Par un arrêt nos 20PA01987, 20PA02238 du 25 mars 2021, la Cour a ramené à 55 155 euros et

600 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 23 septembre 2019 et capitalisation des intérêts échus à la date du 23 septembre 2020, les sommes que le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts avait été condamné à payer respectivement à Mme F... et à chacun de ses enfants, et rejeté le surplus des conclusions des requêtes dont elle était saisie. Par une décision n° 452931 du 7 avril 2023, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé cet arrêt en tant qu'il porte sur la détermination du préjudice lié aux frais d'aménagement du logement et du préjudice moral lié à l'obligation de se sédentariser et a, dans la mesure de la cassation ainsi prononcée, renvoyé les affaires devant la Cour.

Sur la jonction :

3. Les requêtes enregistrées sous les nos 23PA01491 et 23PA01494 présentent à juger des questions semblables et ont fait l'objet d'une instruction commune. Il y a lieu par suite de les joindre pour y statuer par un seul arrêt.

Sur les fins de non-recevoir :

4. En premier lieu, il est constant que deux des enfants H... F... sont devenus majeurs en cours d'instance. M. C... B... et Mme E... B..., aujourd'hui parties à l'instance, se sont appropriés les conclusions présentées en leur nom par leur mère. La fin de non-recevoir tirée de ce que leurs conclusions à fin d'indemnisation seraient irrecevables doit être écartée.

5. En second lieu, il résulte de l'instruction que l'indemnisation du préjudice moral des enfants H... F... a été demandée dans les écritures de première instance. S'il est plus spécifiquement demandé en appel l'indemnisation du préjudice résultant de l'obligation de se sédentariser, il n'en demeure pas moins que cette demande se rattache plus globalement au préjudice moral et ne peut être regardée comme nouvelle. Par suite, il y a lieu d'écarter la fin de non-recevoir soulevée par le CHNO des Quinze-Vingts à ce titre.

Sur les préjudices :

En ce qui concerne les frais d'adaptation du logement :

6. Des dépenses nées d'une décision d'achat ou de construction d'un logement sont, dès lors qu'une telle décision est imposée par le handicap de la victime et dans la mesure où ces dépenses visent à répondre à ses besoins, susceptibles d'être regardées comme étant en lien direct avec la faute de l'établissement de santé et comme devant, par suite, faire l'objet d'une indemnisation.

7. En l'espèce, il résulte de l'instruction qu'avant l'intervention réalisée le 13 janvier 2017, Mme F..., appartenant à la communauté des gens du voyage, résidait avec son compagnon et leurs trois enfants, dans une caravane qu'ils déplaçaient toute l'année. A la suite de cette intervention, Mme F... qui a perdu la vue de son œil droit, ne peut plus conduire un véhicule tractant une caravane dont le poids excède 3,5 tonnes ce qu'elle était autorisée à faire en qualité de détentrice d'un permis de conduire E. Il ressort des pièces produites par l'intéressée en réponse à la mise en demeure qui lui a été adressée par la Cour, que le type de caravane qui constituait son lieu d'habitation dépasse, une fois attelée à une voiture, 3,5 tonnes. Compte tenu des caractéristiques de ce genre de caravane et de la composition de sa famille depuis l'intervention, il ne résulte pas de l'instruction que Mme F... ait été en mesure de s'installer dans une caravane de taille plus modeste qu'elle aurait été en mesure de conduire avec un simple permis de conduire B. La faute commise par le CHNO des Quinze-Vingts ayant conduit à la perte de vision de l'œil droit de l'intéressée est donc à l'origine directe et certaine de sa sédentarisation.

8. Mme F... justifie avoir acquis une maison comprenant deux chambres en vue de se loger avec ses trois enfants. Il ressort tant de l'acte de la vente du bien que de la facture notariale correspondant à cet achat que la maison a été acquise le 24 janvier 2020 pour une somme de 240 000 euros à laquelle s'ajoute des frais notariés d'un montant de 19 126,29 euros. Cette acquisition a été financée par un prêt bancaire dont le coût total, assurances comprises, s'élève pour la requérante à 81 133,81 euros. Les frais d'achat de cette maison, conséquence de la sédentarisation H... F..., se sont donc élevés à la somme de 340 260,10 euros. Il résulte de l'instruction que la caravane dans laquelle elle vivait était la propriété exclusive de son ancien compagnon et qu'elle n'a rien perçu du montant de la vente de celle-ci. Dans ces conditions, compte tenu du taux de perte de chance de 60%, Mme F... est fondée à solliciter la condamnation du CHNO des Quinze-Vingts à lui verser la somme de 204 156,06 euros à ce titre.

9. Mme F... soutient par ailleurs que les charges qu'elle supporte depuis son emménagement dans une maison sont supérieures à celles qui étaient les siennes lorsqu'elle résidait en caravane. Elle se prévaut tout à la fois du coût des impôts locaux auxquels elle est assujettie et du coût des consommations électriques. En réponse à la mesure d'instruction qui lui a été adressée par la Cour visant à justifier du montant des charges liées à son nouveau logement, Mme F... a produit ses avis d'impositions de taxe foncière pour les années 2022 et 2023 et ses factures d'électricité pour les mêmes années desquels il ressort un montant de charges annuelles à acquitter de 1 800 euros, soit 150 euros par mois. Mme F... a par ailleurs précisé que le coût des charges liées à une vie itinérante en caravane s'élève à " une centaine d'euros par mois " en produisant deux factures de stationnement dans une aire de grand passage destinée à accueillir les gens du voyage lesquelles font apparaitre un coût de 20 euros par semaine par caravane, soit 100 euros par mois en moyenne. Compte tenu tant de ce coût de stationnement que des frais liés aux consommations d'énergie et d'entretien des véhicules constituant le lieu de résidence, les charges antérieurement supportées par Mme F... peuvent être évaluées à la somme de 150 euros par mois. Aussi, au vu des pièces qu'elle a produites, la requérante ne justifie pas du paiement de charges supplémentaires liées à sa sédentarisation dont elle pourrait obtenir l'indemnisation.

En ce qui concerne le préjudice moral né de l'obligation de sédentarisation :

10. Il résulte de ce qui a été dit au point 7 que Mme F... a été contrainte de se sédentariser à la suite de la perte de vision de son œil droit. Compte tenu de la circonstance que l'intéressée est née dans une famille appartenant à la communauté des gens du voyage et qu'elle a vécu de manière itinérante jusqu'à l'intervention subie au CHNO des Quinze-Vingts, le préjudice moral qu'elle supporte du fait de l'obligation dans laquelle elle s'est trouvée de se sédentariser, peut-être évalué à la somme de 10 000 euros, sans qu'il soit besoin d'ordonner une mesure d'expertise complémentaire. Compte tenu du taux de perte de chance retenu, le centre hospitalier est condamné à verser à Mme F... une somme de 6 000 euros à ce titre.

En ce qui concerne le préjudice moral des enfants H... F... :

11. Les trois enfants H... F..., mineurs lorsque leur mère a perdu la vue de son œil droit, ont eux-mêmes été contraints de quitter le mode vie qui était le leur depuis leur naissance et se sont installés de manière sédentaire. Ils ont, par ailleurs, vu leur mère diminuée par les séquelles physiques et psychologiques du dommage subi, et n'ont plus pu partager certaines activités notamment sportives avec elle. Il sera fait une juste appréciation de leur préjudice moral en l'évaluant à la somme de 5 000 euros chacun, soit 3 000 euros compte tenu du taux de perte de chance de 60 %.

Sur les intérêts et la capitalisation :

12. Les sommes mises à la charge du CHNO des Quinze-Vingts au profit H... F..., M. B... et Mme B... doivent être assorties des intérêts au taux légal à compter du 23 septembre 2019, date d'enregistrement de leur demande au greffe du tribunal administratif. Les intérêts échus le 23 septembre 2020 sont capitalisés pour porter eux-mêmes intérêts à compter de cette date, puis à chaque échéance annuelle.

Sur les dépens :

13. Mme F... ne justifie avoir supporté aucun dépens dans le cadre de la présente instance. Les frais d'expertise judiciaire ont été mis à la charge définitive du CHNO des Quinze-Vingts par l'arrêt nos 20PA01987, 20PA02238 rendu par la Cour le 25 mars 2021 qui n'a pas été annulé par le Conseil d'Etat sur ce point. Les conclusions présentées à ce titre par

Mme F... doivent être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

14. Mme F... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle totale. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que Me Patout, avocat H... F..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'État, de mettre à la charge du CHNO des Quinze-Vingts le versement à

Me Patout de la somme de 1 500 euros.

D E C I D E :

Article 1er : Le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts est condamné à verser à Mme F... la somme totale de 210 156,06 euros en réparation des frais d'acquisition d'un nouveau logement et du préjudice né de l'obligation de se sédentariser. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 23 septembre 2019 date d'enregistrement de la demande devant le tribunal administratif. Les intérêts échus le

23 septembre 2020 seront capitalisés pour porter eux-mêmes intérêts à compter de cette date, puis à chaque échéance annuelle.

Article 2 : Le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts est condamné à verser à Mme F..., en sa qualité de représentante légale A... B..., à M. B... et à

Mme B... une somme de 3 000 euros chacun en réparation de leur préjudice moral. Ces sommes seront assorties des intérêts au taux légal à compter du 23 septembre 2019 date d'enregistrement de la demande devant le tribunal administratif. Les intérêts échus le

23 septembre 2020 seront capitalisés pour porter eux-mêmes intérêts à compter de cette date, puis à chaque échéance annuelle.

Article 3 : Le jugement n°1920727/6-3 du 11 juin 2020 du tribunal administratif de Paris est reformé en ce qu'il est contraire au présent arrêt.

Article 4 : Le centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts versera à Me Patout une somme de 1 500 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que Me Patout renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.

Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête n° 23PA01491 et la requête n° 23PA01494 sont rejetés.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à Mme E... F..., à M. C... B..., à

Mme E... B..., au centre hospitalier national d'ophtalmologie des Quinze-Vingts et à la caisse primaire d'assurance maladie de Seine-Saint-Denis.

Délibéré après l'audience du 7 novembre 2024 à laquelle siégeaient :

Mme Marianne Julliard, présidente,

Mme Marie-Isabelle Labetoulle, première conseillère,

Mme Mélanie Palis De Koninck, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 29 novembre 2024.

La rapporteure,

M. G...

La présidente,

M. D... La greffière,

N. DAHMANI

La République mande et ordonne à la ministre de la santé et de l'accès aux soins en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N°s 23PA01491, 23PA01494


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de PARIS
Formation : 3ème chambre
Numéro d'arrêt : 23PA01491
Date de la décision : 29/11/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : Mme JULLIARD
Rapporteur ?: Mme Gaëlle MORNET
Rapporteur public ?: Mme DÉGARDIN
Avocat(s) : SOCIETE D'AVOCATS BRG

Origine de la décision
Date de l'import : 08/12/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-11-29;23pa01491 ?
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