Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme E... C... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler l'arrêté du 14 novembre 2023 par lequel le préfet de police a décidé son transfert aux autorités croates.
Par un jugement n° 2326439/8 du 15 décembre 2023 le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Paris a annulé l'arrêté du 14 novembre 2023 et a enjoint au préfet de police d'admettre Mme C... au séjour au titre de l'asile dans un délai de deux mois suivant la notification du jugement et de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour pendant la durée de l'examen de sa demande d'asile.
Procédure devant la Cour :
Par une requête, enregistrée le 10 janvier 2024, le préfet de police demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du 15 décembre 2023 du magistrat désigné par le président du Tribunal administratif de Paris ;
2°) de rejeter la demande présentée par Mme C....
Il soutient que :
- c'est à tort que le magistrat désigné a considéré que l'arrêté portant transfert de Mme C... aux autorités croates avait été pris en méconnaissance de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- les moyens soulevés par l'intéressée devant le tribunal administratif ne sont pas fondés.
Par un mémoire en défense, enregistré le 1er avril 2024, Mme C..., représentée par Me Fournier, conclut à son admission provisoire à l'aide juridictionnelle, au rejet de la requête du préfet de police et à ce que soit mise à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à son conseil en application de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et, en cas de non admission au bénéfice de l'aide juridictionnelle, à ce que cette somme lui soit versée.
Elle soutient que :
- c'est à bon droit que le tribunal a considéré que l'arrêté litigieux avait été pris en méconnaissance de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- cet arrêté a été signé par une autorité incompétente ;
- il a été pris à l'issue d'une procédure irrégulière au regard des dispositions de l'article 4 du règlement (UE) n° 604/2013 ;
- il est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation et méconnaît l'article 17 du règlement n° 604/2013 ainsi que les articles 3 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le règlement (CE) n° 1560/2003 de la Commission du 2 septembre 2003 portant modalités d'application du règlement (CE) n° 343/2003 du Conseil établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande d'asile présentée dans l'un des Etats membres par un ressortissant d'un pays tiers ;
- le règlement (UE) n° 603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d'Eurodac ;
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Par une décision du 10 avril 2024, le bureau d'aide juridictionnelle près le Tribunal judiciaire de Paris a admis Mme C... au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.
Le président de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de Mme D... a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. Mme C..., ressortissante russe née le 26 septembre 1974 et entrée en France selon ses déclarations le 5 août 2023, a sollicité son admission au statut de réfugié le
18 août 2023. La consultation du fichier Eurodac ayant révélé que Mme C... avait présenté une demande d'asile en Croatie le 24 juillet 2023, le préfet de police a adressé à ces autorités une demande de reprise en charge de Mme C... en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, que les autorités croates ont acceptée. Par un arrêté du 14 novembre 2023, le préfet de police a prononcé le transfert de Mme C... aux autorités croates. Le préfet de police fait appel du jugement du 15 décembre 2023 par lequel le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Paris a annulé cet arrêté.
Sur l'admission de Mme C... au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire :
2. Mme C... ayant été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 10 avril 2024 du bureau d'aide juridictionnelle près le Tribunal judicaire de Paris, il n'y a plus lieu de statuer sur les conclusions de la requérante tendant à son admission au bénéficie de l'aide juridictionnelle provisoire.
Sur le moyen d'annulation retenu par le jugement attaqué :
3. Aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d'autrui. ".
4. Pour annuler l'arrêt contesté, le magistrat désigné par le président du Tribunal administratif de Paris a retenu que le préfet de police avait méconnu les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en considérant que la tante et les frères et sœurs de Mme C... résidaient en France sous couvert du statut de réfugié, que l'intéressée ne disposait d'aucun membre de sa famille en Croatie pour l'accompagner dans sa demande d'asile et que les attestations versées au dossier faisaient état de liens très forts au sein de cette famille.
5. Il ressort des pièces du dossier que Mme C... est entrée en France, selon ses déclarations, au cours du mois d'août 2023, soit quelques mois avant l'édiction de l'arrêté litigieux. Si ses deux frères et deux de ses tantes paternelles résident en France sous couvert de titres de séjour en qualité de réfugié et que son père, décédé en 2016, résidait également sur le territoire français et était également titulaire d'un titre de séjour en qualité de réfugié, il ne ressort pas des pièces du dossier que Mme C... entretiendrait avec les membres de sa famille présents en France des relations intenses alors que, ainsi que le soutient le préfet de police, elle a vécu éloignée de ses frères et de ses tantes pendant plus de dix années. Par ailleurs, au cours de l'entretient individuel qui a eu lieu le 18 août 2023, Mme C... n'a pas fait état de la présence en France de membres de sa famille. Dès lors, compte tenu des circonstances de l'espèce, le préfet de police est fondé à soutenir que c'est à tort que le magistrat désigné par le tribunal administratif de Paris a accueilli le moyen tiré de la méconnaissance de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
6. Il appartient à la Cour, saisie de l'ensemble du litige par l'effet dévolutif de l'appel, d'examiner les autres moyens soulevés par Mme C... devant le tribunal administratif de Paris.
Sur les autres moyens présentés par Mme C... :
7. En premier lieu, par un arrêté n° 2023-01047 du 11 septembre 2023 régulièrement publié le même jour au recueil des actes administratifs spécial, le préfet de police de Paris a donné délégation à Mme B... A..., attachée d'administration de l'Etat, signataire de l'arrêté attaqué, à l'effet de signer tous actes, arrêtés et décisions dans la limite de ses attributions au nombre desquelles figure la police des étrangers. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence de l'auteur de l'acte doit être écarté.
8. En deuxième lieu, aux termes de l'article 4 du règlement n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 : " 1. Dès qu'une demande de protection internationale est introduite au sens de l'article 20, paragraphe 2, dans un Etat membre, ses autorités compétentes informent le demandeur de l'application du présent règlement [...]. / 2. Les informations visées au paragraphe 1 sont données par écrit, dans une langue que le demandeur comprend ou dont on peut raisonnablement supposer qu'il la comprend. Les États membres utilisent la brochure commune rédigée à cet effet en vertu du paragraphe 3 [...] ".
9. Il résulte de ces dispositions que le demandeur d'asile auquel l'administration entend faire application du règlement du 26 juin 2013 doit se voir remettre, dès le moment où le préfet est informé de ce qu'il est susceptible d'entrer dans le champ d'application de ce règlement, et, en tout cas, avant la décision par laquelle l'autorité administrative décide de refuser l'admission provisoire au séjour de l'intéressé au motif que la France n'est pas responsable de l'examen de sa demande d'asile, une information complète sur ses droits, par écrit et dans une langue qu'il comprend. Cette information doit comprendre l'ensemble des éléments prévus au paragraphe 1 de l'article 4 du règlement. Eu égard à la nature desdites informations, la remise par l'autorité administrative de la brochure prévue par les dispositions précitées et telle qu'elle figure à l'annexe X du règlement d'exécution (UE) n° 118/2014 de la Commission du 30 janvier 2014 modifiant le règlement (CE) n° 1560/2003, constitue pour le demandeur d'asile une garantie.
10. Il ressort des pièces du dossier que Mme C... s'est vu remettre contre signature, le 18 août 2023, la brochure intitulée " J'ai demandé l'asile dans l'Union européenne - quel pays sera responsable de l'analyse de ma demande ' " (brochure A) et la brochure intitulée " Je suis sous procédure Dublin - qu'est-ce que cela signifie ' " (brochure B) dans une langue dont il n'est pas contesté que la requérante était en mesure de la comprendre et qu'elle a pris connaissance de ces informations au plus tard au moment de l'entretien individuel qui a eu lieu le même jour. Contrairement à ce que soutient Mme C..., il n'est pas établi que ces brochures ne lui auraient pas été remises en temps utile pour lui permettre de faire valoir ses observations.
11. Enfin, aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 : " 1. Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. / L'État membre qui décide d'examiner une demande de protection internationale en vertu du présent paragraphe devient l'État membre responsable et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité. (...) / 2. L'État membre dans lequel une demande de protection internationale est présentée et qui procède à la détermination de l'État membre responsable, ou l'État membre responsable, peut à tout moment, avant qu'une première décision soit prise sur le fond, demander à un autre État membre de prendre un demandeur en charge pour rapprocher tout parent pour des raisons humanitaires fondées, notamment, sur des motifs familiaux ou culturels, même si cet autre État membre n'est pas responsable au titre des critères définis aux articles 8 à 11 et 16. Les personnes concernées doivent exprimer leur consentement par écrit. ".
12. Eu égard au niveau de protection des libertés et des droits fondamentaux dans les Etats membres de l'Union européenne, lorsque la demande de protection internationale a été introduite dans un Etat autre que la France, que cet Etat a accepté de prendre ou de reprendre en charge le demandeur et en l'absence de sérieuses raisons de croire qu'il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraîneraient un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, les craintes dont le demandeur fait état quant au défaut de protection dans cet Etat membre doivent en principe être présumées non fondées, sauf à ce que l'intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire. La seule circonstance qu'à la suite du rejet de sa demande de protection par cet Etat membre, l'intéressé serait susceptible de faire l'objet d'une mesure d'éloignement ne saurait caractériser la méconnaissance par cet Etat de ses obligations.
13. D'une part, Mme C... soutient qu'il existe des défaillances systémiques dans le système d'accueil et de prise en charge des demandeurs d'asile en Croatie en se prévalant du rapport 2021/2022 d'Amnesty International et du rapport établi par l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés en septembre 2022. Toutefois ni les extraits de ces documents qui font état de l'existence de violences policières à l'égard des demandeurs d'asile en Croatie et de renvois forcés illégaux, ni même la circonstance que certains Etats membres auraient suspendu les mesures de transferts vers la Croatie ne sont de nature à établir qu'il existait à la date de l'arrêté litigieux des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs dans ce pays. L'intéressée n'apporte par ailleurs aucune précision sur les conditions de son séjour en Croatie qui n'a duré que quelques jours et n'établit ni même n'allègue qu'elle aurait été ou serait exposée à un risque de traitement inhumain et dégradant dans ce pays ou encore que les autorités croates seraient susceptibles de la renvoyer vers son pays d'origine sans examen effectif de sa demande d'asile dans des conditions conformes à l'ensemble des garanties exigées par le respect du droit d'asile et des risques auxquels elle serait exposée. D'autre part, la seule présence en France de membres de sa famille, notamment de ses frères et ses tantes paternelles, lesquels ont obtenu le bénéfice du statut de réfugié, n'est pas suffisante pour considérer que sa demande d'asile devrait être examinée en France. Dès lors, le moyen tiré de ce que le préfet de police aurait commis une erreur manifeste d'appréciation au regard des dispositions de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 et aurait méconnu les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en prononçant son transfert aux autorités croates responsables de sa demande d'asile doivent être écartés.
14. Il résulte de tout ce qui précède que le préfet de police est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Paris a annulé son arrêté du 14 novembre 2023 et lui a enjoint d'admettre Mme C... au séjour au titre de l'asile dans un délai de deux mois suivant la notification du jugement et de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour pendant la durée de l'examen de sa demande d'asile et a mis à la charge de l'Etat le versement à son conseil de la somme de 1 100 euros au titre des frais d'instance. Dès lors, il y a lieu d'annuler les articles 2, 3 et 4 de ce jugement et de rejeter la demande présentée par Mme C... devant le tribunal administratif de Paris.
Sur les conclusions présentées en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 :
15. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat qui n'est pas, en la présente instance, la partie perdante, quelque somme que ce soit au titre des frais exposés par Mme C... et non compris dans les dépens.
D É C I D E :
Article 1er : Il n'y a plus lieu de statuer sur la demande de Mme C... tendant à son admission au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire.
Article 2 : Les articles 2, 3 et 4 du jugement n° 2326439/8 du 15 décembre 2023 du magistrat désigné par le président du Tribunal administratif de Paris sont annulés.
Article 3 : La demande présentée par Mme C... devant le Tribunal administratif de Paris ainsi que ses conclusions présentées devant la Cour au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à Mme E... C....
Copie en sera adressée au préfet de police.
Délibéré après l'audience du 4 juin 2024, à laquelle siégeaient :
- M. Auvray, président de chambre,
- Mme Hamon, présidente-assesseure,
-Mme D..., première conseillère,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 7 juin 2024.
La rapporteure,
N. D...
Le président,
B. AUVRAY
La greffière,
L. CHANA
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.