Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Melun de condamner la Bibliothèque nationale de France (BnF) à lui verser la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice moral qu'il estime avoir subi à raison de la situation de harcèlement moral dont il estime avoir été victime.
Par un jugement n° 1902072 du 14 avril 2022, le tribunal administratif de Melun a condamné la BnF à verser à M. B... une somme de 5 000 (cinq mille) euros au titre de son préjudice moral assortie du versement des intérêts au taux légal à compter du 8 novembre 2018, capitalisés annuellement à compter du 8 novembre 2019.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire, enregistrés le 13 juin 2022 et le 15 décembre 2023, la Bibliothèque nationale de France, représentée par la SCP Lemonnier Delion Fauquez, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement du 14 avril 2022 ;
2°) de rejeter la demande de première instance de M. A... B....
Elle soutient que :
- M. B... ne justifie pas avoir été victime de harcèlement moral ;
- le poste attribué à M. B... relève bien de son cadre d'emploi ;
- M. B... ne justifie pas avoir fait l'objet d'un dénigrement systématique, les propos attribués à son supérieur hiérarchique lors d'un entretien du 16 mai 2017 présentant un caractère isolé ;
- M. B... n'était pas éligible à la prime " locaux aveugles " ;
- l'absence de compte-rendu d'entretien professionnel pour l'année 2017 est justifiée compte tenu des difficultés relationnelles de M. B... avec son supérieur hiérarchique qui a dû être remplacé ;
- la qualification de harcèlement moral doit être écartée dès lors que les difficultés professionnelles invoquées par M. B... trouvent leur origine dans son propre comportement.
Par un mémoire en défense, enregistré le 11 mai 2023, M. A... B..., représenté par Me Maujeul, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de la BnF au titre de l'article L. 761-1 de code de justice administrative.
Il soutient que les moyens soulevés par la BnF ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code général de la fonction publique ;
- la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires ;
- la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique d'Etat ;
- le décret n° 2012-230 du 16 février 2012 portant statut particulier du corps des techniciens d'art ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Bruston,
- les conclusions de Me Lipsos, rapporteure publique,
- et les observations de Me Delion, représentant la BnF.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... B..., agent titulaire affecté à la Bibliothèque nationale de France (BnF), occupait depuis 1998 le poste de technicien d'art. Il a bénéficié d'une mise en disponibilité à sa demande de 2010 à 2016 et a été réaffecté, à son retour, sur un poste de préparation de documents avant numérisation au sein du centre technique de conservation de la BnF situé à Bussy-Saint-Georges, dans le département de la Seine-et-Marne. Par un courrier du 6 novembre 2018, reçu le 8 novembre suivant, M. B... a adressé à la BnF une demande préalable indemnitaire tendant à la réparation du préjudice moral qu'il estime avoir subi à raison de la situation de harcèlement moral dont il serait victime. Le silence gardé par la BnF sur cette demande a fait naître une décision implicite de rejet. La BnF relève appel du jugement par lequel le tribunal administratif de Melun l'a condamnée à verser à M. B... une somme de 5 000 (cinq mille) euros au titre de son préjudice moral assortie des intérêts au taux légal à compter du 8 novembre 2018, capitalisés annuellement à compter du 8 novembre 2019.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. Aux termes de l'article 6 quinquies de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires : " Aucun fonctionnaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. / Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la rémunération, la formation, l'évaluation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un fonctionnaire en prenant en considération : 1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral visés au premier alinéa ; / 2° Le fait qu'il ait exercé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ; / 3° Ou bien le fait qu'il ait témoigné de tels agissements ou qu'il les ait relatés. / Est passible d'une sanction disciplinaire tout agent ayant procédé ou ayant enjoint de procéder aux agissements définis ci-dessus ". Il appartient à un agent public qui soutient avoir été victime d'agissements constitutifs de harcèlement moral de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer l'existence d'un tel harcèlement. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs de l'agent auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de l'agent qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral.
3. En premier lieu, aux termes de l'article 1er du décret du 16 février 2012 portant statut particulier du corps des techniciens d'art : " Le corps des techniciens d'art, classé dans la catégorie B prévue à l'article 29 de la loi du 11 janvier 1984 susvisée, est régi par les dispositions du décret du 11 novembre 2009 susvisé et par celles du présent décret ". L'article 5 du même décret dispose : " I. ' Les techniciens d'art participent à la conservation, à l'enrichissement et à la mise en valeur du patrimoine mobilier, monumental et ornemental ainsi que des collections des musées par la mise en œuvre de techniques spécifiques dont ils assurent la transmission (...). / Ils peuvent : 1° Assurer la restauration et la préservation des documents, mobiliers et pièces des collections nationales ainsi que des ensembles végétaux des domaines nationaux relevant du ministère chargé de la culture dont le traitement exige des connaissances appropriées ainsi que la maîtrise de la pratique de techniques complexes ou anciennes (...) ".
4. M. B... fait valoir qu'il a subi une réduction non négligeable de ses attributions, et que ses nouvelles attributions ne correspondent pas à celles d'un agent de catégorie B. Il résulte de l'instruction, en particulier de la fiche de poste de M. B... et des mentions portées sur son compte rendu d'entretien professionnel pour l'année 2017, décrivant uniquement ses objectifs, que M. B... était alors chargé, au titre de la préparation de la presse ancienne avant numérisation, de la réparation des déchirures, mise à plat des feuillets, doublage complet selon les besoins, désemboîtage des volumes de presse et post-production des images numériques. Ainsi que le fait valoir M. B..., ces missions, qui ne requièrent pas, en elles-mêmes, des connaissances appropriées ni la maîtrise de la pratique de techniques complexes ou anciennes, correspondent aux fonctions de magasinier de bibliothèque, dévolues aux agents de catégorie C, et non aux missions de relieur/restaurateur pouvant être confiées, en application des dispositions du décret du 16 février 2012 citées au point précédent, à des techniciens d'art, agents de catégorie B.
5. M. B... fait valoir, en deuxième lieu, une attitude de dénigrement systématique de la part de sa hiérarchie, qui a d'ailleurs conduit le médecin de prévention de la BnF à établir un certificat médical le 28 mai 2018 préconisant une mobilité professionnelle rendue nécessaire en raison de son état de santé, et son médecin traitant à le placer en arrêt maladie pour un état anxiodépressif du 29 mars 2018 au 6 avril suivant et du 18 avril 2018 jusqu'au 6 juin 2018. Ainsi que l'ont retenu les premiers juges, les trois témoignages de collègues qu'il a produits, faisant état de ce qu'il subit une situation de harcèlement moral de la part de sa hiérarchie, ne précisent pas les faits dont il aurait été victime et ne permettent ainsi pas à eux seuls de faire présumer l'existence de faits constitutifs de harcèlement moral. Toutefois, le requérant a également produit un courrier électronique du 30 mai 2017 d'un syndicat alertant la direction générale de la BnF sur la situation dont il est victime, imputable à sa hiérarchie, et qui fait état de ce que, le 16 mai 2017, à l'occasion d'un entretien, le supérieur hiérarchique direct de M. B... a tenu des propos injurieux à son égard. Les propos tenus à cette occasion, dont il résulte de l'instruction qu'ils ont été enregistrés par M. B..., ne sont pas sérieusement contestés par la BnF. Si celle-ci soutient qu'il s'agirait de propos isolés, s'expliquant par des difficultés personnelles de ce supérieur hiérarchique, lequel se serait excusé auprès de M. B..., et non d'un dénigrement systématique présentant un caractère répété, il résulte de l'instruction, en particulier d'un courrier électronique d'un représentant syndical, du 28 mars 2018, que ce même supérieur a, de nouveau, tenu des propos outrageants à l'endroit de M. B... à l'occasion de son entretien professionnel, le 28 mars 2018. En outre, il ressort d'un courrier électronique de la directrice générale de la BnF, daté du 3 avril 2018, adressé au même représentant syndical en réponse à son message, que ces évènements faisaient suite à de précédents messages d'alerte et que l'administration avait demandé à ce supérieur, dès 2017, à plusieurs reprises, de modifier son comportement, les faits graves précédemment relatés ayant conduit à envisager des mesures à court terme pour faire évoluer ce responsable vers d'autres fonctions. En outre, il résulte de l'instruction que M. B... n'a pas pu bénéficier d'un compte rendu de son entretien professionnel du 28 mars 2018 en raison du départ de son supérieur hiérarchique avant la rédaction de ce compte rendu. De ce fait, il n'a pu prétendre à un avancement de grade à l'occasion de la commission administrative paritaire du 18 octobre 2018.
6. En troisième lieu, M. B... fait valoir qu'il est le seul agent de son atelier à n'avoir pas perçu, au titre des années 2017 et 2018, la prime dite " locaux aveugles " consistant en l'attribution de deux jours de repos compensateur. Toutefois, il ne conteste pas en appel l'affirmation de la BnF selon laquelle il travaille en réalité à 100 % à la lumière naturelle, dans des locaux comportant des fenêtres qu'il peut ouvrir, de sorte que sa situation ne justifie pas l'octroi de cette prime, dont le bénéfice a été conservé par erreur par d'autres agents qui en bénéficiaient précédemment.
7. Il s'ensuit que les faits relatés aux points 4 et 5, pris dans leur ensemble, qui ont eu pour effet une dégradation des conditions de travail et de l'état de santé de M. B..., doivent être regardés comme susceptibles de faire présumer l'existence d'un harcèlement moral.
8. Pour démontrer que ces faits ne seraient pas constitutifs de harcèlement moral, la BnF soutient que les difficultés professionnelles invoquées par M. B... trouvent leur origine dans le propre comportement de l'agent et le caractère conflictuel de ses rapports tant avec sa hiérarchie qu'avec ses collègues. Toutefois, ni le courrier collectif du 20 juin 2017 de collègues de M. B... faisant état d'une " action néfaste " de l'intéressé sur l'activité de l'équipe et l'ambiance de travail qui y règne et du " très mauvais souvenir " qu'il aurait laissé dans ses précédentes fonctions, ni le courrier électronique du 11 janvier 2017 de son ancienne supérieure hiérarchique, ni le courrier électronique du directeur du département de la conservation du 17 octobre 2018, au demeurant non produit, ne font état de faits précis pouvant être reprochés à M. B..., à l'exception du refus de l'intéressé d'effectuer certaines tâches, refus pouvant au demeurant s'expliquer par la nature du poste qui lui a été confié et qui, ainsi qu'il a été dit
ci-dessus, ne correspondait pas à son statut et à ses compétences. Si un courrier électronique du 18 avril 2018 relate un évènement grave au cours duquel M. B... aurait lancé des fers à repasser sur les pieds de sa collègue de travail, ce courrier précise que les personnes présentes ont refusé de témoigner et il ne résulte pas de l'instruction que des suites auraient été données ou qu'une enquête aurait été diligentée. Compte tenu de l'ambiance conflictuelle relatée ci-dessus et en l'absence de tout autre élément venant corroborer les faits en cause, le courrier du 13 avril 2018 du supérieur hiérarchique de M. B... mentionnant des dégradations du matériel que ce dernier aurait occasionnées ne présente pas davantage de caractère probant.
9. Il résulte de tout ce qui précède que les faits mentionnés ci-dessus, susceptibles de porter atteinte à la dignité de M. B... ainsi qu'à sa santé mentale, pris dans leur ensemble, caractérisent, en l'absence de démonstration par l'administration de ce qu'ils seraient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement, un harcèlement moral.
10. Il résulte de tout ce qui précède que la BnF n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Melun a retenu sa responsabilité et l'a condamnée, en conséquence, à verser à M. B... une somme de 5 000 (cinq mille) euros au titre de son préjudice moral.
Sur les frais de l'instance :
11. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge de M. B..., qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme demandée par la BnF au titre des frais qu'elle a exposés et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, de mettre à la charge de la BnF, sur ce fondement, une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par M. B....
D E C I D E :
Article 1er : La requête de la Bibliothèque nationale de France est rejetée.
Article 2 : La Bibliothèque nationale de France versera une somme de 1 500 euros à M. B... sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la Bibliothèque nationale de France et à
M. A... B....
Délibéré après l'audience du 26 avril 2024, à laquelle siégeaient :
Mme Heers, présidente,
Mme Bruston, présidente assesseure,
M. Mantz, premier conseiller,
Rendu public par mise à disposition au greffe le 24 mai 2024.
La rapporteure,
S. BRUSTON
La présidente,
M. HEERSLa greffière,
C. DABERT
La République mande et ordonne à la ministre de la culture en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 22PA02713