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27/03/2024 | FRANCE | N°22PA02893

France | France, Cour administrative d'appel de PARIS, 7ème chambre, 27 mars 2024, 22PA02893


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



La société Groupe Bruxelles Lambert a demandé au Tribunal administratif de Paris, à titre principal, de condamner l'État à lui verser une somme de 90 011 167,72 euros, majorée des intérêts au taux légal, en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la décision du Conseil d'État n° 361179 du 10 février 2016 et, à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle pour déterminer si le Conseil d'Etat

avait commis une violation manifeste du droit de l'Union, engageant la responsabilité de l'Éta...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Groupe Bruxelles Lambert a demandé au Tribunal administratif de Paris, à titre principal, de condamner l'État à lui verser une somme de 90 011 167,72 euros, majorée des intérêts au taux légal, en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la décision du Conseil d'État n° 361179 du 10 février 2016 et, à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle pour déterminer si le Conseil d'Etat avait commis une violation manifeste du droit de l'Union, engageant la responsabilité de l'État français, en refusant de saisir la Cour de justice d'Union européenne d'une question préjudicielle avant de rejeter son recours.

Par un jugement n° 1909220/2-3 du 21 avril 2022, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête sommaire et des mémoires, enregistrés respectivement le 22 juin 2022, le 9 septembre 2022 et le 2 octobre 2023, la société Groupe Bruxelles Lambert, représentée par Me Espasa-Mattei, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 1909220/2-3 du 21 avril 2022 du Tribunal administratif de Paris ;

2°) de condamner l'État à lui verser une somme de 90 011 167,72 euros, à parfaire, assortie des intérêts moratoires ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le Conseil d'État, en considérant dans la décision n° 361179 du 10 février 2016 que les conditions subordonnant la recevabilité des réclamations des non-résidents ne constituaient pas une procédure discriminatoire, disproportionnée et contraire aux principes d'équivalence et d'effectivité, a méconnu le droit de l'Union, alors en outre que ne sont pas applicables les dispositions de l'article R. 421-5 du code de justice administrative ;

- le Conseil d'État, en considérant dans la même décision que le dispositif de retenue à la source appliqué aux sociétés non-résidentes déficitaires était conforme au droit de l'Union, a également méconnu le droit communautaire ;

- le Conseil d'État, en refusant dans la même décision de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle, a encore méconnu les principes du droit de l'Union ;

- le Conseil d'Etat, en faisant application dans la même décision des modalités de preuve imposées aux non-résidents contestant une retenue à la source par l'article R*. 197-3 du livre des procédures fiscales, lesquelles sont contraires aux principes d'équivalence et d'effectivité, a également méconnu le droit de l'Union ;

- la responsabilité de l'État est engagée à raison de ces violations du droit de l'Union européenne, qui étaient manifestes à la date à laquelle le Conseil d'État a statué ;

- elle a subi un préjudice, équivalent au montant des retenues à la source mises à sa charge, en étant privée du dégrèvement de cette retenue auquel elle avait droit.

Par un mémoire en défense enregistré le 9 décembre 2022, le garde des Sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés par la requérante ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes du 30 septembre 2003 Köbler (C-224/01) et du 22 décembre 2008 Belgique c/ Truck Center SA (C-282/07) et les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne du 28 juillet 2016 Tomášová (C-168/15), du 22 novembre 2018 Sofina SA (C-575/17), du 29 juillet 2019 Hochtief Solutions AG Magyarországi Fióktelepe (C-620/17) et du 10 janvier 2020 A. K. et autres (C-585/18, C-624/18, C-625/18) ;

- le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Hamon,

- les conclusions de Mme Jurin, rapporteure publique,

- et les observations de Me Renaudin pour la société Groupe Bruxelles Lambert.

Une note en délibéré, enregistrée le 13 mars 2024, a été présentée pour la société Groupe Bruxelles Lambert.

Considérant ce qui suit :

1. La société Groupe Bruxelles Lambert, qui a son siège en Belgique, a perçu au cours des années 1999 à 2005 des dividendes versés par la société de droit français Total, lesquels ont été soumis à des retenues à la source au taux de 15 % en application du 2 de l'article 119 bis du code général des impôts et de la convention fiscale franco-belge du 10 mars 1964. Elle a contesté ces retenues à la source devant le juge de l'impôt, en soulevant notamment des moyens tirés de ce que les dispositions de l'article 119 bis du code général des impôts ainsi que les modalités de réclamation contre la retenue à la source prévue par cet article étaient incompatibles avec le principe de liberté de circulation des capitaux garanti par le droit de l'Union et discriminatoires aux dépens des contribuables non-résidents. Par une décision n° 361179 du 10 février 2016, le Conseil d'État, statuant au contentieux, a rejeté le pourvoi dirigé contre l'arrêt du 21 mars 2012 par lequel la Cour administrative d'appel de Paris a rejeté la requête de la société Groupe Bruxelles Lambert tendant à la restitution de ces retenues à la source.

2. Par un arrêt du 22 novembre 2018 Sofina SA (C-575/17), la Cour de justice de l'Union européenne, saisie à titre préjudiciel par le Conseil d'État, a dit pour droit que les articles 63 et 65 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, relatifs à la libre circulation des capitaux et aux restrictions qui peuvent y être apportées, doivent être interprétés en ce sens qu'ils s'opposent à une réglementation d'un État membre en vertu de laquelle les dividendes distribués par une société résidente font l'objet d'une retenue à la source lorsqu'ils sont perçus par une société non-résidente, alors que, lorsqu'ils sont perçus par une société résidente, leur imposition selon le régime de droit commun de l'impôt sur les sociétés ne se réalise à la fin de l'exercice au cours duquel ils ont été perçus qu'à la condition que le résultat de cette société ait été bénéficiaire durant cet exercice, une telle imposition pouvant, le cas échéant, ne jamais intervenir si ladite société cesse ses activités sans avoir atteint un résultat bénéficiaire depuis la perception de ces dividendes.

3. Le 28 décembre 2018, la société Groupe Bruxelles Lambert a saisi le garde des Sceaux, ministre de la justice, d'une réclamation par laquelle elle demandait la condamnation de l'État à lui verser une somme de 90 011 167,72 euros, correspondant aux retenues à la source qu'elle avait supportées, en réparation du préjudice causé par la décision du Conseil d'État ° 361179 du 10 février 2016, au motif que cette décision avait manifestement méconnu le droit de l'Union. A la suite du rejet implicite de sa demande, elle a saisi le Tribunal administratif de Paris d'une requête indemnitaire, qui a été rejetée par un jugement n°1909220/2-3 du 21 avril 2022 dont elle relève appel.

4. Ainsi que l'a rappelé le tribunal, en vertu des principes généraux régissant la responsabilité de la puissance publique, une faute lourde commise dans l'exercice de la fonction juridictionnelle par une juridiction administrative est susceptible d'ouvrir droit à indemnité. Si l'autorité qui s'attache à la chose jugée s'oppose à la mise en jeu de cette responsabilité dans les cas où la faute lourde alléguée résulterait du contenu même de la décision juridictionnelle et où cette décision serait devenue définitive, la responsabilité de l'État peut cependant être engagée dans le cas où le contenu de la décision juridictionnelle est entaché d'une violation manifeste du droit de l'Union européenne ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers.

5. Pour apprécier si le contenu d'une décision juridictionnelle de l'ordre administratif est entaché d'une violation manifeste du droit de l'Union européenne, il appartient au juge administratif, ainsi que la Cour de justice de l'Union européenne l'a indiqué dans ses arrêts Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, Tomášová (C-168/15) du 28 juillet 2016 et Hochtief Solutions Magyarországi Fióktelepe (C-620/17) du 29 juillet 2019, de tenir compte de tous les éléments caractérisant la situation qui lui est soumise, notamment du degré de clarté et de précision de la règle de droit de l'Union en question, de l'étendue de la marge d'appréciation que cette règle laisse aux autorités nationales, du caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé, du caractère excusable ou inexcusable de l'éventuelle erreur de droit, de la position prise, le cas échéant, par une institution de l'Union européenne et ayant pu contribuer à l'adoption ou au maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit de l'Union ainsi que de la méconnaissance, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel au titre du troisième alinéa de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. En particulier, une violation du droit de l'Union est suffisamment caractérisée lorsque la décision juridictionnelle concernée est intervenue en méconnaissance manifeste d'une jurisprudence bien établie de la Cour de justice de l'Union européenne en la matière.

Sur les méconnaissances alléguées du droit de l'Union :

6. L'administration fiscale a rejeté la demande en restitution des retenues à la source de la société Groupe Bruxelles Lambert aux motifs, pour les années 1999 à 2001, que sa réclamation contentieuse du 26 septembre 2005 était tardive, pour l'année 2002, que les pièces produites par la société au soutien de sa réclamation ne permettaient pas d'établir la date du versement de la retenue litigieuse, en méconnaissance des dispositions de l'article R*. 197-3 du livre des procédures fiscales et, pour les années 2003 à 2005, elle a écarté l'argumentation de la société requérante tirée de ce que les retenues à la source litigieuses constituaient une restriction au principe de libre circulation des capitaux garanti par l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Le tribunal administratif, la cour administrative d'appel et, en dernier lieu, le Conseil d'Etat par sa décision n° 361179 du 10 février 2016, ont confirmé le bien-fondé de ces motifs de rejet.

7. La société Groupe Bruxelles Lambert soutient que le Conseil d'Etat, en jugeant, s'agissant des retenues à la source opérées au cours des années 1999 à 2001, que les conditions de recevabilité des réclamations des contribuables non-résidents n'étaient pas discriminatoires, a méconnu les principes du droit de l'Union d'équivalence et d'effectivité, qu'il a également méconnu ce principe en jugeant, s'agissant des retenues à la source opérées au cours de l'année 2002, que la réclamation tendant à leur restitution était irrecevable faute d'être assortie des pièces justifiant de son application et, s'agissant des retenues opérées au cours des années 2003 à 2005, que le dispositif de retenue à la source prévu au 2 de l'article 119 bis du code général des impôts n'était pas constitutif d'une restriction au principe de libre circulation des capitaux garanti par l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne y compris lorsque les dividendes perçus par un contribuable non-résident subissent de telles retenues alors qu'il est en situation déficitaire et qu'il a, enfin, méconnu ses obligations résultant de l'article 267 de ce même traité en refusant de saisir la Cour de justice de l'Union européenne de questions portant sur ces points.

Quant aux retenues à la source acquittées au cours des années 1999 à 2001 :

en ce qui concerne l'opposabilité des délais :

8. Aux termes de l'article R*. 196-1 du livre des procédures fiscales : " Pour être recevables, les réclamations relatives aux impôts autres que les impôts directs locaux et les taxes annexes à ces impôts, doivent être présentées à l'administration au plus tard le 31 décembre de la deuxième année suivant celle, selon le cas : / a) De la mise en recouvrement du rôle ou de la notification d'un avis de mise en recouvrement (...) / Toutefois, dans les cas suivants, les réclamations doivent être présentées au plus tard le 31 décembre de l'année suivant celle, selon le cas : / (...) b) Au cours de laquelle les retenues à la source et les prélèvements ont été opérés s'il s'agit de contestations relatives à l'application de ces retenues (...) " ; aux termes de l'article R. 421-5 du code de justice administrative : " Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu'à la condition d'avoir été mentionnés, ainsi que les voies et délais de recours ". Il résulte de ces dispositions que l'absence de mention sur un avis d'imposition adressé par l'administration au contribuable du caractère obligatoire de la réclamation préalable, ainsi que des délais dans lesquels le contribuable doit exercer cette réclamation, fait obstacle à ce que les délais de réclamation lui soient opposables ; en revanche, ces dispositions ne sont pas applicables lorsque le contribuable demande la restitution d'impositions versées par lui ou acquittées par un tiers sans qu'un titre d'imposition ait été émis.

9. Si la société Groupe Bruxelles Lambert, qui relève que les retenues à la source litigieuses ont été recouvrées sans indication des mentions prévues à l'article R. 421-5 du code de justice administrative, en déduit qu'une telle situation crée une discrimination entre les sociétés résidentes et les sociétés non-résidentes caractérisant une méconnaissance des principes du droit de l'Union d'équivalence des garanties procédurales et d'effectivité, un tel moyen doit être écarté dès lors que l'impôt sur les sociétés dû notamment à raison des dividendes perçus par les sociétés résidentes ne donne pas lieu non plus à émission d'un avis d'imposition ou de mise en recouvrement.

en ce qui concerne le délai de réclamation :

10. Pour rejeter la demande en restitution des retenues à la source qu'avait formulée la société requérante, le Conseil d'Etat a, par sa décision n° 361179 du 10 février 2016, jugé que cette réclamation, présentée le 23 septembre 2005 et relative à des retenues à la source opérées entre 1999 et 2001, était tardive au regard des dispositions du b) de la seconde partie de l'article R*. 196-1 du livre des procédures fiscales.

11. La société Groupe Bruxelles Lambert soutient que ces dispositions, selon lesquelles les retenues à la source ne peuvent être contestées que jusqu'au 31 décembre de l'année suivant celle au cours de laquelle elles ont été opérées, méconnaissent le principe d'équivalence qui impose que les modalités procédurales de traitement de situations trouvant leur origine dans l'exercice d'une liberté garantie par le droit de l'Union ne soient pas moins favorables que celles concernant le traitement de situations purement internes. Lorsqu'il apparaît que le contribuable non-résident a été effectivement traité de manière défavorable, il appartient à l'administration fiscale et, le cas échéant, au juge de l'impôt, d'appliquer au contribuable non-résident des règles procédurales de nature à rétablir une équivalence de traitement. Il s'ensuit que l'application, aux contestations des retenues à la source prélevées sur des dividendes de source française perçus par une société non-résidente, d'un délai de réclamation, prévu au b) de la seconde partie de l'article R*. 196-1 du livre des procédures fiscales, d'une durée inférieure à celui prévu au b) de la première partie du même article, applicable quant à lui à la réclamation d'une société résidente contestant l'impôt sur les sociétés dû à raison de ces mêmes dividendes, sans que cette différence soit justifiée par une différence objective de situation, méconnaît le principe d'équivalence garanti par le droit de l'Union. Il s'ensuit qu'en appliquant à la réclamation présentée par la société Groupe Bruxelles Lambert contestant les retenues à la source en litige les dispositions du b) de la seconde partie de l'article R*. 196-1 du livre des procédures fiscales, alors qu'il aurait dû appliquer celles du b) de la première partie de cet article, le Conseil d'Etat, a méconnu le droit de l'Union.

12. Cependant et en tout état de cause, en admettant même que cette violation ait alors revêtu un caractère manifeste, elle serait insusceptible d'engager la responsabilité de l'Etat dès lors qu'il résulte de l'instruction qu'ainsi que l'ont relevé les premiers juges, la réclamation formée par la société requérante le 23 septembre 2005 était également tardive au regard du délai prévu au b) de la première partie de l'article R*. 196-1 du livre des procédures fiscales.

Quant aux retenues à la source acquittées au cours de l'année 2002 :

13. Aux termes de l'article R*. 197-3 du livre des procédures fiscales : " Toute réclamation doit à peine d'irrecevabilité : a) Mentionner l'imposition contestée (...) / d) Être accompagnée (...) dans le cas où l'impôt n'a pas donné lieu à l'établissement d'un rôle ou d'un avis de mise en recouvrement, d'une pièce justifiant le montant de la retenue ou du versement (...) ". Ni ces dispositions, qui s'imposent indistinctement à toutes les actions tendant à la restitution d'une imposition qui n'a pas donné lieu à l'émission d'un rôle ou d'un avis de mise en recouvrement, quel que soit le fondement juridique sur lequel elles sont introduites, ni aucune autre ne précisent, pour ce qui concerne les réclamations tendant à la restitution d'un impôt recouvré par la voie de retenue à la source opérée par un tiers, la nature des pièces justifiant cette retenue qui doivent, à peine d'irrecevabilité, accompagner la réclamation. Un contribuable non résident formant une réclamation tendant à la restitution de la retenue à la source qui a été prélevée sur ses revenus tirés de produits visés aux articles 108 à 117 du code général des impôts en vertu du premier alinéa du 2 de l'article 119 bis de ce code peut donc satisfaire aux prescriptions de l'article R*. 197-3 précité en produisant toutes pièces établissant l'application de cette retenue, pour peu qu'elles précisent la date à laquelle elle a été opérée et l'identité de l'établissement payeur. Toutefois, dans l'hypothèse où le contribuable justifie, en dépit de démarches en ce sens effectuées auprès tant de l'établissement auquel il a confié la tenue du compte sur lequel sont inscrits ses titres que de l'émetteur de ces titres, être dans l'impossibilité de produire cette information, une réclamation doit être regardée comme recevable si elle est assortie d'un extrait de compte ou de tout document équivalent émanant de l'établissement teneur du compte sur lequel sont inscrits les titres dont procèdent les revenus soumis à la retenue en litige, désignant ces titres avec une précision suffisante pour permettre leur identification, notamment au moyen de leur numéro international d'identification, indiquant la date de leur inscription en compte et mentionnant la date de versement ainsi que les montants nets et bruts des revenus, en vue de permettre à l'administration de rechercher l'identité de l'établissement payeur par l'exercice de ses pouvoirs de contrôle, notamment de son droit de communication auprès du débiteur des revenus sur lesquels la retenue a été opérée ou des intermédiaires successifs établis en France. Il n'en va différemment que si l'établissement qui a produit l'extrait de compte ou le document équivalent n'est pas situé dans un Etat ou un territoire ayant conclu avec la France une convention fiscale incluant une clause d'assistance administrative en vue de lutter contre la fraude ou l'évasion fiscale.

14. Il ressort des motifs de l'arrêt du 10 février 2016 que le Conseil d'Etat a confirmé, dans l'exercice de son office de juge de cassation, l'appréciation à laquelle s'était livrée la Cour administrative d'appel de Paris, en relevant que le contribuable, qui pouvait produire toutes pièces établissant l'application de la retenue litigieuse pour peu qu'elles en précisent la date et le montant, n'avait produit aucun document en ce sens. En outre, pas plus en appel qu'en première instance, la requérante n'établit, ni d'ailleurs n'allègue, qu'elle aurait justifié être dans l'impossibilité de produire cette information, en dépit de démarches qu'elle aurait effectuées en ce sens. Dans ces conditions, le Conseil d'Etat n'a commis aucune faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat en écartant le moyen tiré de ce que la Cour administrative d'appel de Paris aurait dénaturé les pièces du dossier, ni méconnu les dispositions de l'article R*. 197-3 du livre des procédures fiscales, en jugeant que la requérante n'établissait ni le montant, ni la date à laquelle avait été opérée la retenue à la source dont la restitution était demandée, sans que, contrairement à ce que soutient la société requérante, les règles de preuve en cause puissent être regardées comme discriminatoires ou disproportionnées et, par suite, contraires aux principes d'équivalence et d'effectivité.

Quant aux retenues à la source pratiquées au cours des années 2003 à 2005 :

15. En jugeant, par sa décision n° 361179 du 10 février 2016, que les sociétés résidant en France soumises à l'impôt sur les sociétés et les sociétés non-résidentes soumises à la retenue à la source à raison de la perception de dividendes de source française n'étaient pas placées dans une situation identique au regard des modalités de recouvrement de l'impôt sur les dividendes et que cette diversité de techniques d'imposition était, d'une part, liée et proportionnée à la différence de situation entre ces deux catégories de sociétés et, d'autre part, justifiée par la nécessité de garantir l'efficacité du recouvrement de l'impôt, et que les sociétés non-résidentes, qui font l'objet d'une imposition effective par voie de retenue à la source, se trouvent dans une situation différente de celle des sociétés françaises qui, en raison de leur caractère déficitaire, ne sont soumises à aucune imposition au titre de l'exercice au cours duquel un déficit a été constaté et peuvent, en application de l'article L. 190 du livre des procédures fiscales, contester sans condition de délai le montant de leur résultat déficitaire, le Conseil d'État a méconnu le droit de l'Union européenne, ainsi qu'il résulte du point 2 du présent arrêt. Toutefois, à la date à laquelle le Conseil d'Etat a statué, le 10 février 2016, la Cour de justice de l'Union européenne n'avait pas encore rendu l'arrêt mentionné au point 2, tandis que l'arrêt du 22 décembre 2008 Belgique c/ Truck Center SA (C-282/07) de cette même Cour avait expressément admis la conformité au droit communautaire d'une différence de traitement consistant en l'application de techniques d'imposition différentes selon le lieu d'établissement des sociétés bénéficiaires de dividendes, les sociétés non-résidentes étant assujetties à une retenue à la source tandis que les sociétés résidentes étaient imposées à l'impôt sur les sociétés, même si la jurisprudence ultérieure de la Cour de justice de l'Union européenne a mis en évidence que cette solution ne pouvait, sans méconnaître le principe de la liberté de circulation des capitaux garanti par l'article 63 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, être étendue aux sociétés non-résidentes en situation déficitaire, faute pour les sociétés résidentes se trouvant en situation déficitaire d'être effectivement imposées sur les dividendes qu'elles perçoivent, sans que la société requérante soit fondée à soutenir que cette incompatibilité résultait déjà de l'arrêt C-338/11 du 10 mai 2012, Santander Asset Management SGIIC SA, qui concerne une différence de traitement fiscal consistant à soumettre à retenue à la source les dividendes d'origine nationale lorsqu'ils sont perçus par des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) non-résidents, tandis que de tels dividendes sont purement et simplement exonérés d'impôt lorsqu'ils sont versés à des OPCVM résidents. La circonstance, dont se prévaut également la société requérante, tirée de ce que, le 28 mars 2014, une mise en demeure n° 2013/4244 a été adressée par la Commission européenne à la France s'agissant de l'application de ce dispositif aux sociétés déficitaires non-résidentes ne suffit pas, eu égard aux difficultés d'interprétation des dispositions de l'article 119 bis du code général des impôts, à établir que la violation du droit européen résultant de la décision du Conseil d'Etat du 10 février 2016 a revêtu un caractère manifeste de nature à engager la responsabilité de l'État, alors surtout que s'il est exact que le législateur a tiré les conséquences de cette mise en demeure dès la loi de finances rectificative pour 2015 en adoptant l'article 82, codifié à l'article 119 quinquies du code général des impôts, cette disposition ne concerne que les sociétés non-résidentes à la fois en situation déficitaire et en liquidation ou, à défaut d'existence d'une telle procédure dans l'Etat de résidence, en état de cessation de paiements définitif, situation dont la société requérante ne se prévaut pas. Dans ces conditions, l'intéressée n'est pas fondée à soutenir que le contenu de la décision n° 361179 du 10 février 2016 du Conseil d'Etat était alors entaché d'une violation manifeste du droit de l'Union européenne, notamment au regard de la liberté de circulation des capitaux.

En ce qui concerne la méconnaissance des obligations résultant de l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne :

16. Contrairement à ce que soutient la requérante, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, et notamment de son arrêt Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, que si la méconnaissance par une juridiction nationale statuant en dernier ressort de l'obligation prévue par l'article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, laquelle ne crée pas de droit au renvoi préjudiciel dans le chef des particuliers, constitue un des éléments que le juge national doit prendre en considération pour statuer sur une demande en réparation fondée sur la méconnaissance manifeste du droit de l'Union par une décision juridictionnelle, elle ne constitue pas une cause autonome d'engagement de la responsabilité d'un État membre.

17. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin de saisir la Cour de justice de l'Union européenne une question préjudicielle, que la société Groupe Bruxelles Lambert n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande. Par voie de conséquence, ses conclusions tendant au bénéfice des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de la société Groupe Bruxelles Lambert est rejetée.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société Groupe Bruxelles Lambert et au garde des Sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience du 12 mars 2024, à laquelle siégeaient :

- M. Auvray, président de chambre,

- Mme Hamon, présidente-assesseure,

- M. Desvigne-Repusseau, premier conseiller,

Rendu public par mise à disposition au greffe le 27 mars 2024.

La rapporteure,

P. HAMONLe président,

B. AUVRAY

La greffière,

C. BUOT La République mande et ordonne au garde des Sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 22PA02893


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de PARIS
Formation : 7ème chambre
Numéro d'arrêt : 22PA02893
Date de la décision : 27/03/2024
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. AUVRAY
Rapporteur ?: Mme Perrine HAMON
Rapporteur public ?: Mme JURIN
Avocat(s) : CABINET JEAUSSERAND AUDOUARD

Origine de la décision
Date de l'import : 31/03/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-03-27;22pa02893 ?
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