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21/03/2024 | FRANCE | N°23PA03790

France | France, Cour administrative d'appel de PARIS, 1ère chambre, 21 mars 2024, 23PA03790


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. D... C... A... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision du 8 novembre 2022 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté sa demande tendant au changement de son nom en " B... ", et d'enjoindre à ce ministre de procéder au changement de nom sollicité ou de réexaminer sa demande dans le délai d'un mois à compter de la notification du jugement.



Par un jugement n° 2300190 du 6 juillet 2023, le tribunal adm

inistratif de Paris a annulé la décision contestée et a enjoint au garde des sceaux, ministre de...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. D... C... A... a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision du 8 novembre 2022 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté sa demande tendant au changement de son nom en " B... ", et d'enjoindre à ce ministre de procéder au changement de nom sollicité ou de réexaminer sa demande dans le délai d'un mois à compter de la notification du jugement.

Par un jugement n° 2300190 du 6 juillet 2023, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision contestée et a enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice de présenter au Premier ministre, dans un délai de trois mois à compter de la notification du jugement, un projet de décret autorisant M. A... à changer son nom en " B... ".

Procédure devant la Cour :

Par un recours enregistré le 21 août 2023, le garde des sceaux, ministre de la justice demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 2300190 du 6 juillet 2023 du tribunal administratif de Paris ;

2°) de rejeter la demande présentée par M. A... devant le tribunal administratif de Paris.

Il soutient que :

- le jugement attaqué est irrégulier dès lors, d'une part, que l'argumentation suivie par le tribunal administratif va à l'encontre de sa propre jurisprudence et que, d'autre part, les premiers juges n'ont pas statué sur la demande de substitution de motif qui leur était soumise, relativement à la consonance étrangère du nom sollicité ;

- le nom sollicité présente une consonance étrangère et est peu répandu en France, ce qui est de nature à favoriser une confusion avec une dévolution du nom par filiation.

Par un mémoire en défense enregistré le 12 octobre 2023, M. D... C... A..., représenté par Me Emmanuelli (SELARL Serre Odin Emmanuelli) conclut à titre principal au rejet du recours, à titre subsidiaire à ce qu'il soit enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice, de procéder au réexamen de sa situation dans un délai d'un mois suivant la notification de l'arrêt à intervenir, et à ce qu'il soit mis la somme de 2 500 euros à la charge de l'État en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il fait valoir que :

- aucun des moyens du recours n'est fondé ;

- la décision litigieuse a été prise par une autorité incompétente ;

- elle est insuffisamment motivée ;

- il justifie d'un intérêt légitime au sens de l'article 61 du code civil, eu égard à un contexte familial violent et malsain et au caractère injurieux et ridicule de son patronyme ;

- le nouveau patronyme qu'il souhaite acquérir n'est pas de consonance étrangère dès lors qu'il constitue un nom commun français ;

- sa volonté de francisation ne peut être mise en cause.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code des relations entre le public et les administrations ;

- le décret n° 94-52 du 20 janvier 1994 relatif à la procédure de changement de nom ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Diémert,

- les conclusions de M. Doré, rapporteur public,

- et les observations de Me Scalabre substituant Me Emmanuelli, avocat de M. A....

Considérant ce qui suit :

1. M. C... A..., né le 11 mars 1994, a demandé au tribunal administratif de Paris l'annulation de la décision du 8 novembre 2022 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté sa demande tendant au changement de son nom en " B... ". Par un jugement du 6 juillet 2023 dont le garde des sceaux, ministre de la justice, relève appel devant la Cour, le tribunal a annulé la décision contestée et a lui enjoint de présenter au Premier ministre dans un délai de trois mois à compter de la notification du jugement, un projet de décret autorisant M. A... à changer son nom en " B... ".

2. Pour rejeter la demande de changement de nom présentée par M. A..., le garde des sceaux, ministre de la justice s'est fondé sur le double motif que, d'une part, " si l'incommodité alléguée du port d'un nom lié notamment à son caractère ridicule ou péjoratif est susceptible de constituer un intérêt légitime au sens de l'article 61 précité du code civil, [la] demande ne saurait néanmoins être satisfaite eu égard à la rareté du nom sollicité en remplacement " et d'autre part, que : " en la forme, la demande est irrecevable en l'absence de production de l'ensemble des pièces requises par le décret modifié n° 94 52 du 20 janvier 1994 (...) à savoir la copie intégrale et en original de [l']acte de naissance datant de moins de trois mois. ".

Sur la régularité du jugement attaqué :

3. En premier lieu, le garde des sceaux, ministre de la justice, ne peut sérieusement soutenir que " le jugement attaqué est irrégulier dès lors que l'argumentation suivie par le Tribunal administratif va à l'encontre de sa propre jurisprudence ". Ce moyen, outre qu'il critique le bien-fondé du jugement attaqué et non son irrégularité, est inopérant.

4. En second lieu, toutefois, le garde des sceaux, ministre de la justice, est fondé à soutenir que les premiers juges n'ayant pas répondu à la demande de substitution de motif qu'il a présentée, tendant à ce que la demande de changement de nom présentée par M. A... soit également rejetée sur le caractère étranger du nom sollicité, le jugement attaqué est entaché d'irrégularité.

5. Il y a donc lieu pour la Cour d'annuler le jugement et, l'affaire étant en état, d'évoquer.

Sur la légalité de la décision attaquée :

6. Aux termes de l'article 61 du code civil : " Toute personne qui justifie d'un intérêt légitime peut demander à changer de nom. / (...) / Le changement de nom est autorisé par décret. ".

7. Tant l'incommodité du port d'un nom ridicule ou fâcheusement connu ou de consonance étrangère, que des circonstances exceptionnelles, résultant notamment du manquement des parents du demandeur à leurs devoirs à son égard, peuvent constituer un motif légitime de changement de nom dans le cadre prévu par l'article 61 précité du code civil.

8. En premier lieu, d'une part, il est constant que le nom porté par le requérant présente un caractère ridicule, objet de moqueries dont l'intéressé a souffert durant sa scolarité, ainsi qu'il ressort notamment des attestations jointes au dossier. D'autre part, en raison du comportement délictuel tant du père que du frère du requérant, et en particulier de l'usurpation d'identité commise par le second au détriment du requérant, ce dernier établit, par les pièces du dossier, que, vivant dans une modeste localité en milieu rural, son nom est ainsi devenu fâcheusement connu à raison des agissements de sa parentèle, et que cette circonstance est de nature à lui porter préjudice. Par ailleurs, l'intéressé apporte également des éléments probants établissant qu'il a grandi dans un milieu familial hostile, dès lors qu'il a subi des violences physiques et morales exercées par son père, et que ses parents se sont désintéressés de lui. Enfin, le requérant expose qu'il entend franciser son patronyme, d'origine algérienne, qui fait obstacle à son intégration professionnelle et personnelle dans la société française et qu'il a déjà obtenu le 17 février 2022, dans cette perspective, l'adjonction du prénom D... devant son prénom de naissance C.... Dans ces conditions, et comme l'admet d'ailleurs le garde des sceaux, ministre de la justice dans les motifs de la décision attaquée, le requérant justifie d'un intérêt légitime, au sens des dispositions du premier alinéa de l'article 61 du code civil, pour demander à changer de nom.

9. En deuxième lieu, alors, d'une part, que la procédure même de changement de nom instituée par l'article 61 du code civil est par nature sans effet sur les liens de filiation et que, d'autre part, la relative rareté d'un patronyme ne saurait par elle-même, et en l'absence de circonstances particulières, dûment révélées par les pièces du dossier, établissant un risque réel et caractérisé de confusion avec certains de ses actuels autres détenteurs, constituer un motif légal de refuser son attribution dans le cadre de cette même procédure, le garde des sceaux, ministre de la justice, qui n'établit pas, autrement que par une allégation générale dépourvue de toute démonstration probante, la réalité d'un quelconque risque de confusion, n'est pas fondé à faire valoir que le nom sollicité entrainerait, par lui-même et eu égard à sa prétendue rareté, un tel risque.

10. En troisième lieu, le nom " B... " sollicité par le requérant en remplacement de son actuel patronyme est, quoique d'étymologie hispanique, un nom commun de la langue française. Contrairement à ce que fait valoir le garde des sceaux, ministre de la justice, il ne présente donc pas le caractère d'un nom ayant une consonance étrangère, alors au demeurant que les dispositions de l'article 61 ne prohibent pas, par principe, que le nom sollicité présente une telle consonance, et son choix n'est pas contradictoire avec la volonté du requérant de franciser son patronyme.

11. En quatrième lieu, aux termes de l'article 2 du décret n° 94-52 du 20 janvier 1994 relatif à la procédure de changement de nom : " À peine d'irrecevabilité, la demande expose les motifs sur lesquels elle se fonde, indique le nom sollicité et, lorsque plusieurs noms sont proposés, leur ordre de préférence ; elle est accompagnée des pièces suivantes : / 1° La copie de l'acte de naissance du demandeur ; (...). ". Le premier alinéa de l'article R. 113-10 du code des relations entre le public et les administrations, issu de l'article 1er du décret n° 2001899 du 1er octobre 2001 portant abrogation des dispositions réglementaires relatives à la certification conforme des copies de documents délivrés par les autorités administratives, dispose que : " L'administration ne peut exiger, dans les procédures administratives qu'elle instruit, la certification conforme à l'original des photocopies de documents délivrés par une administration et pour lesquelles une simple photocopie n'est pas déjà admise par un texte réglementaire. ".

12. D'une part, le garde des sceaux, ministre de la justice, a également motivé sa décision de rejet sur l'absence de production d'une copie intégrale " en original " de l'acte de naissance du requérant. Outre que cette exigence ne résulte pas expressément de l'article 2 du décret du 20 janvier 1994 précité, il est constant que, eu égard à l'impossibilité pour un administré d'obtenir le document " original " de son acte de naissance, qui doit être conservé dans les registres d'état civil, une telle exigence ne saurait présenter d'autre effet utile que d'imposer la production d'une copie certifiée conforme de l'acte de naissance, prohibée depuis l'entrée en vigueur des dispositions du décret du 1er octobre 2001. Il s'ensuit que le garde des sceaux, ministre de la justice, a ainsi entaché sa décision d'une erreur de droit en exigeant de M. A... la production d'une copie intégrale " en original " de son acte de naissance.

13. D'autre part, le ministre a également opposé au requérant l'irrecevabilité de sa demande de changement de nom au motif du défaut de production d'un acte de naissance " datant de moins de trois mois ", compte-tenu de l'adjonction de prénom obtenue par l'intéressé le 17 février 2022. Toutefois, outre qu'une telle exigence ne résulte pas expressément de l'article deux du décret du 20 janvier 1994 précité, elle ne saurait fonder l'administration à regarder la demande de changement de nom comme irrecevable lorsque, comme en l'espèce, le requérant produit, en vue de l'instruction de cette dernière, une copie intégrale d'acte de naissance établie le 14 octobre 2021 ainsi que la décision l'autorisant à changer de prénom en date du 17 février 2022, ces deux documents permettant d'établir avec suffisamment de certitude l'état civil de l'intéressé à la seule fin de l'instruction dont s'agit. Il s'ensuit que le garde des sceaux, ministre de la justice, a ainsi entaché sa décision d'une erreur de droit en exigeant de M. A... la production d'un acte de naissance " datant de moins de trois mois ".

14. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de statuer sur les moyens de légalité externe articulés à l'encontre de la décision attaquée, dès lors que les moyens de légalité interne accueillis comme il vient d'être dit aux points 6 à 13 du présent arrêt suffisent à eux seuls à fonder l'annulation de ladite décision, que les conclusions de la demande de M. A... qui tendent à cette annulation doivent être accueillies.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

15. Eu égard aux motifs ci-dessus retenus pour prononcer l'annulation de la décision refusant le changement de nom sollicité, l'exécution complète du présent arrêt implique que, sur le fondement de l'article L. 911-2 du code de justice administrative, il soit enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice de proposer au Premier ministre, dans un délai de trois mois à compter de sa notification, un projet de décret autorisant le requérant à changer son nom de " A... " en " B... ".

Sur les frais du litige :

16. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'État, qui succombe dans la présente instance, une somme de 1 500 euros à verser au requérant sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement n° 2300190 du 6 juillet 2023 du tribunal administratif de Paris est annulé.

Article 2 : La décision du 8 novembre 2022 par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a rejeté la demande de M. D... C... A..., tendant au changement de son nom en " B... " est annulé.

Article 3 : Il est enjoint au garde des sceaux, ministre de la justice de présenter au Premier ministre, dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent arrêt, un projet de décret autorisant M. D... C... A... à changer son nom en " B... ".

Article 4 : Le surplus des conclusions du recours du garde des sceaux, ministre de la justice, est rejeté.

Article 5 : L'État (ministère de la justice) versera à M. A... une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié au garde des sceaux, ministre de la justice et à M. D... C... A....

Délibéré après l'audience du 29 février 2024, à laquelle siégeaient :

- M. Lapouzade, président de chambre,

- M. Diémert, président-assesseur,

- M. Gobeill, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 21 mars 2024.

Le rapporteur,

S. DIÉMERTLe président,

J. LAPOUZADE

La greffière,

Y. HERBER

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 23PA03790


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de PARIS
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 23PA03790
Date de la décision : 21/03/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. LAPOUZADE
Rapporteur ?: M. Stéphane DIEMERT
Rapporteur public ?: M. DORE
Avocat(s) : SCP SERRE - ODIN - EMMANUELLI

Origine de la décision
Date de l'import : 31/03/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-03-21;23pa03790 ?
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