Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La société Air France a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler la décision n° R/17-2029 du 2 août 2019 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer lui a infligé une amende de 25 000 euros et de la décharger de l'obligation de payer cette somme.
Par un jugement n° 1921368 du 15 décembre 2020, le tribunal administratif de Paris a rejeté ses demandes.
Par une décision n° 459230 du 19 octobre 2022, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a annulé l'arrêt n° 21PA00787 du 8 octobre 2021 par lequel la cour administrative d'appel de Paris a rejeté la requête formée par la société Air France à l'encontre de la décision n° R/17-2029 du 2 août 2019 du ministre de l'intérieur et des outre-mer.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et trois mémoires complémentaires enregistrés le 16 février 2021, 19 septembre 2021 et 24 mai 2023, la société Air France, représentée par Me Pradon, demande à la Cour :
1°) d'annuler ce jugement ;
2°) d'annuler la décision n° R/17-2029 du 2 août 2019 par laquelle le ministre de l'intérieur lui a infligé une amende de 25 000 euros ou de la décharger du paiement de cette amende ;
3°) à titre subsidiaire, d'ordonner au ministre de l'intérieur et des outre-mer la communication de tout procès-verbal qui se réfère au vol AF 474 du 14 janvier 2018 et/ou à Mme A... et, dans l'attente de renvoyer l'affaire à une audience ultérieure ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- elle ne peut se voir opposer un défaut de réacheminement dès lors que le commandant de bord a pris une décision de refus de transport du passager non admissible afin d'assurer la sécurité du vol et de ses occupants, en application de l'article L. 6522-3 du code des transports et de l'OPS 1.085 de l'annexe III du règlement n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 ;
- il ne saurait peser sur la compagnie une obligation de résultat au regard de l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dès lors notamment que les dispositions de l'OPS 1.085 de l'annexe III du règlement n° 859/2008 priment sur celles de l'OPS 1.265 de la même annexe qui imposent au transporteur d'établir des procédures pour le transport des passagers non admissibles ;
- ni elle ni son commandant de bord n'ont à démontrer l'existence d'un événement ayant un caractère de force majeure pour s'exonérer d'une quelconque responsabilité ;
- le ministre de l'intérieur ne saurait lui opposer l'absence d'une escorte privée dès lors que cette dernière ne dispose pas des pouvoirs de police nécessaires permettant, seuls, d'obliger un passager refoulé ou non admis à monter à bord d'un avion et de respecter la sécurité à bord ;
- l'absence de caractère dissuasif, pour le passager en cause, de la sanction pénale de trois ans d'emprisonnement prévue à l'article L. 624-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile pour l'infraction de refus de quitter le territoire français, démontre l'inutilité d'une escorte privée ;
- la loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France n'a conféré ni aux compagnies aériennes ni aux commandants de bord des pouvoirs de police leur permettant d'obliger des passagers refoulés ou non admis à monter à bord d'un avion et à respecter la sécurité à bord.
Par deux mémoires enregistrés les 13 mai 2021 et 17 mai 2023, le ministre de l'intérieur demande à la Cour de rejeter la requête.
Il soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention d'application de l'accord de Schengen du 14 juin 1985 ;
- le règlement (CE) n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- le code des transports ;
- la décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 du Conseil constitutionnel ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme d'Argenlieu, rapporteure,
- les conclusions de Mme Naudin, rapporteure publique,
- et les observations de Me Rémy, représentant la société Air France.
Considérant ce qui suit :
1. Par une décision n° R/17-2029 du 2 août 2019, le ministre de l'intérieur a infligé à la société Air France une amende de 25 000 euros pour avoir manqué à son obligation de réacheminer une passagère, alors que cette dernière avait fait l'objet d'une décision de refus d'entrée sur le territoire français. La société Air France relève appel du jugement du 15 décembre 2020 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cette décision.
Sur les obligations des entreprises de transport aérien :
2. D'une part, en application de l'article 26 de la convention d'application de l'accord de Schengen signée le 19 juin 1990, les États signataires se sont engagés à instaurer l'obligation pour les entreprises de transport de " reprendre en charge sans délai " les personnes étrangères dont l'entrée sur le territoire de ces États a été refusée et de les ramener vers un État tiers. Selon l'article 3 de la directive 2001/51/CE du 28 juin 2001 complétant les stipulations précitées, les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour imposer aux transporteurs l'obligation de trouver immédiatement le moyen de réacheminer les ressortissants de pays tiers dont l'entrée dans l'espace Schengen est refusée. L'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile alors applicable, pris pour la transposition de cette directive, devenu l'article L. 333-3, dispose : " Lorsque l'entrée en France est refusée à un étranger non ressortissant d'un Etat membre de l'Union européenne, l'entreprise de transport aérien ou maritime qui l'a acheminé est tenue de ramener sans délai, à la requête des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière, cet étranger au point où il a commencé à utiliser le moyen de transport de cette entreprise, ou, en cas d'impossibilité, dans l'Etat qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou en tout autre lieu où il peut être admis ". Le 1 de l'article L. 625-7 du même code, dans la rédaction alors applicable, déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel par sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 et devenu l'article L. 821-10, prévoit qu'est punie d'une amende d'un montant maximal de 30 000 euros " L'entreprise de transport aérien ou maritime qui ne respecte pas les obligations fixées aux articles L. 213-4 à L. 213-6 ".
3. D'autre part, aux termes de l'article L. 6522-3 du code des transports : " Le commandant de bord a autorité sur toutes les personnes embarquées. Il a la faculté de débarquer toute personne parmi l'équipage ou les passagers, ou toute partie du chargement, qui peut présenter un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l'aéronef ". Aux termes de l'annexe III au règlement n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 modifiant le règlement n° 3922/91 du Conseil en ce qui concerne les règles techniques et procédures administratives communes applicables au transport commercial par avion, alors en vigueur : " OPS 1085. Responsabilité de l'équipage / Le commandant de bord (...) a le droit de refuser de transporter des passagers non admis, des personnes expulsées ou des personnes en état d'arrestation si leur transport présente un risque quelconque pour la sécurité de l'avion ou de ses occupants. (...) OPS 1265. Transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention. / L'exploitant doit établir des procédures pour le transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention afin d'assurer la sécurité de l'avion et de ses occupants. Le transport d'une de ces personnes doit être notifié au commandant de bord ".
4. Il résulte de ces dispositions et, s'agissant de celles de l'article L. 213-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, de l'interprétation donnée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, que les entreprises de transport aérien sont tenues d'assurer sans délai, à la requête des services de police aux frontières, la prise en charge et le transport des personnes de nationalité étrangère non admises sur le territoire français. Elles doivent établir des procédures internes permettant d'assurer la sécurité des aéronefs et de leurs occupants lors du transport de passagers non admissibles ou refoulés, sans que les en dispense la faculté donnée au commandant de bord par l'article L. 6522-3 du code des transports de débarquer toute personne présentant un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l'aéronef. Ces dispositions n'ont toutefois ni pour objet, ni pour effet de mettre à la charge de ces entreprises une obligation de surveiller la personne devant être réacheminée ou d'exercer sur elle une contrainte, de telles mesures relevant de la seule compétence des autorités de police.
5. Pour déterminer s'il y a lieu de sanctionner l'entreprise de transport et fixer le montant de la sanction prévue par l'article L. 625-7 devenu L.821-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'administration doit prendre en compte, notamment, le comportement du passager et les diligences accomplies par l'entreprise pour respecter ses obligations, au nombre desquelles figure la mise en place de procédures de réacheminement. Mais l'impossibilité dûment établie de réacheminer le passager en raison de son comportement et des exigences de la sécurité à bord, alors qu'il n'incombe pas au transporteur de pourvoir à la surveillance de l'intéressé et qu'il ne lui appartient pas d'exercer sur lui une contrainte, constitue une circonstance exonératoire.
Sur le bien-fondé de l'amende :
6. Les services de la police aux frontières de l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle ont, le 12 janvier 2018, requis la compagnie aérienne Air France pour assurer sans délai, par un vol prévu le 14 janvier 2018 à 13h45 ou par tout autre moyen, le réacheminement vers Panama de Mme A..., celle-ci ayant fait l'objet d'un refus d'admission sur le territoire français, le 21 décembre 2017. Par un procès-verbal du 14 janvier 2018, ces services ont constaté le défaut de réacheminement de l'intéressée du fait du refus du commandant de bord de la prendre en charge.
7. Il résulte de l'instruction, et notamment du procès-verbal relevant le défaut de réacheminement, que les services de la police aux frontières ont fait monter l'intéressée par la passerelle réservée aux passagers afin de la présenter au commandant de bord qui a refusé de la prendre en charge au motif tiré d'un " refus passagère Inad ". Ces éléments ne sont contredits par aucune pièce du dossier, notamment pas par ce procès-verbal lequel reste silencieux sur le comportement de l'intéressée, dont c'était la 4ème tentative de réacheminement. Dans ces conditions, et alors qu'il ne lui appartenait pas d'exercer une contrainte sur cette passagère, la société Air France établit dûment son impossibilité de réacheminer Mme A... en raison de son comportement réfractaire et des exigences de la sécurité à bord, ce qui constitue une circonstance exonératoire.
8. Il résulte de ce qui précède, sans qu'il soit besoin de procéder à la mesure d'instruction sollicitée, que la société Air France est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, a rejeté sa demande tendant à l'annulation de la décision n° R/17-2029 du 2 août 2019 par laquelle le ministre de l'intérieur et des outre-mer lui a infligé une amende de 25 000 euros.
Sur les frais liés à l'instance :
9. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros à verser à la société Air France sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 1921368 du 15 décembre 2020 du tribunal administratif de Paris et la décision n° R/17-2029 du 2 août 2019 du ministre de l'intérieur et des outre-mer sont annulés.
Article 2 : L'Etat versera à la société Air France la somme de 1 500 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de l'intérieur et des outre-mer et à la société Air France.
Délibéré après l'audience du 5 mars 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Bonifacj, présidente,
- M. Niollet, président-assesseur,
- Mme d'Argenlieu, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 19 mars 2024.
La rapporteure,
L. d'ARGENLIEU
La présidente,
J. BONIFACJ
La greffière,
E. TORDO
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 22PA04631