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15/05/2023 | FRANCE | N°21PA02856

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 8ème chambre, 15 mai 2023, 21PA02856


Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Total Direct Energie a demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 38 500 000 euros en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'illégalité des arrêtés des 21 décembre 2009, 9 décembre 2010, 27 juin 2011, 29 septembre 2011, 22 décembre 2011, 18 juillet 2012 et 26 septembre 2012 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente du gaz naturel applicables pour les a

nnées 2010, 2011 et 2012.

Par un jugement n°s 1707292/2-1, 1707294/2-1, 1707295...

Vu les procédures suivantes :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Total Direct Energie a demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 38 500 000 euros en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'illégalité des arrêtés des 21 décembre 2009, 9 décembre 2010, 27 juin 2011, 29 septembre 2011, 22 décembre 2011, 18 juillet 2012 et 26 septembre 2012 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente du gaz naturel applicables pour les années 2010, 2011 et 2012.

Par un jugement n°s 1707292/2-1, 1707294/2-1, 1707295/2-1 du 30 mars 2021, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

La société Total Direct Energie a demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 491 100 000 euros en réparation du préjudice qu'elle estime avoir subi du fait de l'illégalité des arrêtés des 13 août 2009, 12 août 2010, 28 juin 2011, 20 juillet 2012, 26 juillet 2013 et 28 juillet 2014 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente de l'électricité applicables pour les années 2010, 2011, 2012 et 2013.

Par un jugement n°s 1707298/2-1, 1707299/2-1 du 30 mars 2021, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

I/ Par une requête et des mémoires enregistrés les 27 mai 2021, 4 août 2021 et 7 juillet 2022 sous le n° 21PA02856, la société Total Direct Energie, représentée par Mes Glaser, Perrotet et Fréget, demande à la Cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler le jugement nos 1707292/2-1, 1707294/2-1, 1707295/2-1 du 30 mars 2021 du Tribunal administratif de Paris ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 9 800 000 euros en réparation des préjudices résultant de l'arrêté du 21 décembre 2009 par lequel les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente du gaz naturel applicables à compter du 1er janvier 2010 ;

3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 9 700 000 euros en réparation des préjudices résultant des arrêtés des 9 décembre 2010, 27 juin 2011 et 29 septembre 2011 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente du gaz naturel applicables pour l'année 2011 ;

4°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 19 000 000 euros en réparation des préjudices résultant des arrêtés des 22 décembre 2011, 18 juillet 2012 et 26 septembre 2012 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente du gaz naturel applicables pour l'année 2012 ;

5°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

En ce qui concerne la régularité du jugement :

- le jugement est entaché d'une insuffisance de motivation et d'une contradiction de motifs ;

- il méconnaît le droit à un recours effectif, les droits de la défense et le principe d'effectivité du droit de l'Union Européenne.

En ce qui concerne le bien-fondé du jugement :

- le non-respect de la couverture des coûts complets méconnaît le droit de la concurrence et constitue une illégalité qui établit l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, d'un dommage et d'un lien de causalité ;

- les arrêtés en litige ont placé l'opérateur historique en situation d'abuser automatiquement de sa position dominante par la mise en œuvre de prix prédateurs, d'un " ciseau tarifaire " et de barrières à l'entrée et à l'expansion ;

- les illégalités fautives commises par l'Etat lui ont causé un préjudice direct et certain consistant en une perte de recettes, un manque à gagner futur et des surcoûts ;

- à titre subsidiaire, la responsabilité sans faute de l'Etat est susceptible d'être engagée sur le fondement de la rupture d'égalité devant les charges publiques en raison du préjudice anormal et spécial causé par les arrêtés en litige.

Par un mémoire en défense enregistré le 7 juin 2022, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 6 septembre 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au 22 septembre 2022 à 12h.

II/ Par une requête et des mémoires enregistrés les 27 mai 2021, 4 août 2021 et 7 juillet 2022 sous le n° 21PA02857, la société Total Direct Energie, représentée par Mes Glaser, Perrotet et Fréget, demande à la Cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) d'annuler le jugement nos 1707298/2-1, 1707299/2-1 du 30 mars 2021 du Tribunal administratif de Paris ;

2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 200 900 000 euros assortie des intérêts au taux légal en vigueur et de la capitalisation des intérêts en réparation des préjudices résultant des arrêtés des 13 août 2009 et 12 août 2010 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente de l'électricité applicables pour l'année 2010 ;

3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 290 200 000 euros assortie des intérêts au taux légal en vigueur et de la capitalisation des intérêts en réparation des préjudices résultant des arrêtés des 12 août 2010, 28 juin 2011, 20 juillet 2012, 26 juillet 2013 et 28 juillet 2014 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente de l'électricité applicables pour les années 2011, 2012 et 2013 ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

En ce qui concerne la régularité du jugement attaqué :

- le jugement est entaché d'une insuffisance de motivation et d'une contradiction de motifs ;

- il méconnaît le droit à un recours effectif, les droits de la défense et le principe d'effectivité du droit de l'Union Européenne.

En ce qui concerne le bien-fondé du jugement attaqué :

- les arrêtés du 12 août 2010 et du 28 juin 2011 sont illégaux en ce que les tarifs qu'ils prévoient ne permettent pas d'assurer la couverture des coûts complets d'EDF ;

- le non-respect de la couverture des coûts complets méconnaît le droit de la concurrence et constitue une illégalité qui établit l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat, d'un dommage et d'un lien de causalité ;

- les arrêtés en litige ont placé l'opérateur historique en situation d'abuser automatiquement de sa position dominante par la mise en œuvre de prix prédateurs, d'un " ciseau tarifaire " et de barrières à l'entrée et à l'expansion ;

- ils méconnaissent le principe de contestabilité des tarifs ;

- les illégalités fautives commises par l'Etat lui ont causé un préjudice direct et certain consistant en une perte de recettes, un manque à gagner futur et des surcoûts ;

- à titre subsidiaire, la responsabilité sans faute de l'Etat est susceptible d'être engagée sur le fondement de la rupture d'égalité devant les charges publiques en raison du préjudice anormal et spécial causé par les arrêtés litigieux.

Par un mémoire en défense enregistré le 10 juin 2022, le ministre de l'économie et des finances et de la souveraineté industrielle et numérique conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

- les conclusions indemnitaires sont irrecevables pour leur part excédant le montant réclamé dans la requête introductive d'instance.

- les moyens soulevés ne sont pas fondés.

Par une ordonnance du 6 septembre 2022, la clôture de l'instruction a été fixée au 22 septembre 2022 à 12 h.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la directive 2009/72/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 ;

- la directive 2009/73/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 ;

- la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 ;

- le code de commerce ;

- le code de l'énergie ;

- la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 ;

- la loi n° 2003-8 du janvier 2003 ;

- la loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 ;

- l'ordonnance n° 2020-1402 du 18 novembre 2020 ;

- le décret n° 2009-975 du 12 août 2009 ;

- le décret n° 2009-1603 du 18 décembre 2009 ;

- le décret n° 2020-1406 du 18 novembre 2020 ;

- l'arrêt du 7 septembre 2016 de la Cour de justice de l'Union européenne rendu dans l'affaire C-121/15 " ANODE " ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Ho Si Fat, président assesseur,

- les conclusions de Mme. Bernard, rapporteure publique,

- et les observations de Me Fréget, avocat de la société Total Direct Energie.

Une note en délibéré a été enregistrée le 26 avril 2023 pour la société Total Direct Energie.

Considérant ce qui suit :

1. Les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont, en application de l'article 5 du décret n° 2009-1603 du 18 décembre 2009 relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel, fixé les tarifs réglementés de vente du gaz naturel fourni à partir des réseaux publics de distribution de la société GDF Suez, applicables pour les années 2010, 2011 et 2012 par sept arrêtés des 21 décembre 2009, 9 décembre 2010, 27 juin 2011, 29 septembre 2011, 22 décembre 2011, 18 juillet 2012 et 28 septembre 2012. Le Conseil d'Etat statuant au contentieux a, par la décision n° 353356 du 10 juillet 2012, la décision n° 352206, 363571, 362165 et 362774 du 30 janvier 2013 et la décision n° 357037 du 2 octobre 2013 annulé partiellement ou en totalité les arrêtés des 27 juin 2011, 29 septembre 2011, 22 décembre 2011, 18 juillet 2012 et 28 septembre 2012 au motif qu'ils prévoyaient une évolution insuffisante de ces tarifs.

2. Les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont également, en application de l'article 5 du décret n° 2009-975 du 12 août 2009 relatif aux tarifs réglementés de vente de l'électricité, fixé les tarifs réglementés de vente de l'électricité applicables pour la période 2010, 2011, 2012 et 2013 par six arrêtés des 13 août 2009, 12 août 2010, 28 juin 2011, 20 juillet 2012, 26 juillet 2013 et 28 juillet 2014. Par des décisions n° 332641 du 22 octobre 2012, n° 365219 du 11 avril 2014 et n° 83722 du 15 juin 2016, le Conseil d'Etat statuant au contentieux a partiellement ou totalement annulé les arrêtés des 13 août 2009, 20 juillet 2012 et 28 juillet 2014.

3. L'ensemble de ces annulations ont été prononcées au motif que les arrêtés prévoyaient une évolution insuffisante des tarifs. Estimant avoir subi en raison de l'illégalité de ces arrêtés un préjudice au titre des années 2010 à 2012 pour le gaz et au titre des années 2010 à 2013 pour l'électricité, la société Total Direct Energie a adressé au ministre de l'économie et des finances des demandes d'indemnisation qui ont été implicitement rejetées. Par jugements n°s 1707292/2-1, 1707294/2-1, 1707295/2-1 du 30 mars 2021, dont la société Direct Energie relève appel, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme totale de 529 600 000 euros à titre de dommage et intérêts en réparation des préjudices résultant des illégalités fautives commises par l'Etat dans la fixation des tarifs réglementés de vente du gaz naturel et d'électricité applicables pour les périodes litigieuses. La société Total Direct Energie relève appel de ces deux jugements.

4. Les requêtes n° 21PA02856 et n° 21PA02857 de la société Total Direct Energie présentent à juger les mêmes questions. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.

Sur la régularité du jugement :

S'agissant du moyen tiré d'une contradiction de motifs :

5. La société Total Direct Energie soutient que le tribunal administratif a entaché ses décisions d'une contradiction de motifs. Cependant, dans le cadre de l'effet dévolutif de l'appel et hormis le cas où le juge de première instance a méconnu les règles de compétence, de forme ou de procédure qui s'imposaient à lui et a ainsi entaché son jugement d'une irrégularité, il appartient au juge d'appel non d'apprécier le bien-fondé des motifs par lesquels le juge de première instance s'est prononcé sur les moyens qui lui étaient soumis mais de se prononcer directement sur les moyens dirigés contre la décision administrative attaquée dont il est saisi. Par suite, le moyen tiré de la contradiction de motifs tendant en réalité à remettre en cause l'appréciation des premiers juges ne peut utilement être soulevé et doit être écarté comme étant inopérant.

S'agissant du moyen tiré d'une insuffisance de motivation :

6. La société requérante soutient que les jugements sont entachés d'une insuffisance de motivation. D'une part, selon elle les premiers juges n'ont pas justifié les motifs fondant leur appréciation lorsqu'ils relèvent que la non-couverture des coûts " ne permet pas à elle seule d'établir l'existence de pratiques concurrentielles alléguées " ainsi que lorsqu'ils estiment que les barrières à l'entrée ne sont pas établies. Or, au point 9 et au point 14 respectivement des jugements portant sur les tarifs réglementés de vente de gaz naturel et de l'électricité, le tribunal a pris en considération le fait que ni l'Autorité de la concurrence ni la Commission européenne n'ont relevé à l'encontre de GDF Suez et EDF d'infractions liées à des pratiques anticoncurrentielles. Il a étayé sa motivation en faisant valoir qu'il ne ressort pas des motifs des décisions rendues par le Conseil d'Etat que les arrêtés litigieux ont été annulés en raison de la méconnaissance des principes du droit de la concurrence. En outre, les paragraphes 11 à 14 et 17 à 19 respectifs des jugements portant sur les tarifs réglementés de vente de gaz naturel et de l'électricité démontrent l'absence de caractérisation de tout abus de position dominante. De plus, en se fondant uniquement sur l'évolution dans le temps de la part des fournisseurs alternatifs sur le marché, le tribunal s'est livré à une appréciation dynamique de la concurrence au lieu de se concentrer sur les parts de marchés détenues par les opérateurs historiques, lesquelles permettent seulement d'établir l'existence d'une position dominante et non celle de barrières à l'entrée.

7. D'autre part, la société Total Direct Energie soutient que le tribunal n'a pas suffisamment motivé ses décisions lorsqu'il relève, sans en tirer les conséquences, que " le maintien ou le développement d'opérateurs alternatifs sur le marché du gaz suppose, compte tenu du caractère indifférencié du bien vendu, qu'ils puissent proposer à leurs clients des offres tarifaires plus attractives que celles proposées par l'opérateur historique ". Or, le tribunal a souligné qu'en dépit de l'importance de pouvoir proposer des offres tarifaires plus attractives que celles de l'opérateur historique, il n'en demeure pas moins que les fournisseurs alternatifs fixent librement le prix de leurs offres commerciales.

8. Enfin, selon la société requérante, le tribunal n'explique pas suffisamment les raisons pour lesquelles il considère que l'absence de couverture des coûts ne pouvait jouer un rôle dans la survenance du dommage invoqué. Or, le jugement est rendu compte tenu des données produites par la société Total Direct Energie dans ses rapports d'évaluation du préjudice pour justifier le fait que le niveau des tarifs réglementés de vente n'est pas corrélé avec l'évolution de sa clientèle. Les premiers juges ont ainsi suffisamment motivé leurs décisions.

9. Il suit de là que le moyen tiré de l'insuffisance de motivation doit être écarté.

S'agissant du moyen tiré de la méconnaissance du droit à un recours effectif, des droits de la défense et du principe d'effectivité de l'Union Européenne :

10. La société Total Direct Energie soutient que les décisions juridictionnelles de première instance ont mis en place un régime rendant impossible ou excessivement difficile la démonstration de son préjudice, ce qui entraîne une violation du droit de l'Union engageant la responsabilité de l'Etat. Elle invoque les dispositions de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 et doit être regardée comme invoquant notamment les dispositions du point 1 de son article 16, qui fixent aux Etats membres l'obligation de veiller " à ce que ni la charge ni le niveau de la preuve requis pour la quantification du préjudice ne rendent l'exercice du droit à des dommages et intérêts pratiquement impossible ou excessivement difficile. (...) ". Cependant, d'une part, la société requérante ne peut utilement se prévaloir directement des termes de cette directive, laquelle a été transposée en droit interne par l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, d'autre part, il résulte des dispositions combinées des articles 1er et 2 de la directive invoquée que son champ d'application se limite aux actions en réparation engagées à l'encontre d'une entreprise ou d'un groupement d'entreprises. Or, la demande de la société requérante tend à mettre en jeu exclusivement la responsabilité de l'Etat et non celle d'une entreprise. Dans ces conditions, la société requérante ne peut utilement se prévaloir des dispositions de cette directive en vue d'établir une méconnaissance du droit de l'Union.

Sur le bien-fondé du jugement :

I. Sur le principe de responsabilité :

1) En ce qui concerne la faute invoquée résultant de la méconnaissance du droit national :

11. En vertu du premier alinéa du II de l'article 4 de la loi du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité, alors applicable, les tarifs réglementés de vente de l'électricité " sont définis en fonction de catégories fondées sur les caractéristiques intrinsèques des fournitures, en fonction des coûts liés à ces fournitures ". Le dernier alinéa du même II dispose que ces tarifs " couvrent l'ensemble des coûts supportés (...) par Electricité de France et par les distributeurs non nationalisés (...), en y intégrant notamment les dépenses de développement du service public pour ces usagers et en proscrivant les subventions en faveur des clients éligibles ". Aux termes du II de l'article 2 du décret du 12 août 2009 alors en vigueur, pris pour l'application de l'article 4 précité de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité : " Chaque option ou version tarifaire comporte une part fixe et, par période tarifaire, une part proportionnelle à l'énergie consommée. / La part fixe et chaque part proportionnelle à l'énergie consommée dépendent des caractéristiques intrinsèques de la fourniture, notamment : / - de la ou des puissances souscrites par l'abonné ; / - de la tension sous laquelle l'énergie est fournie ; / - du mode d'utilisation de la puissance au cours de l'année en ce qui concerne en particulier la période et la durée d'utilisation. (...) ". Aux termes de l'article 5 de ce décret : " Les tarifs réglementés de vente d'électricité sont fixés par arrêté conjoint des ministres chargés de l'économie et de l'énergie, après avis de la Commission de régulation de l'énergie (...) ".

12. Il résulte de la combinaison de ces dispositions que les tarifs réglementés de vente de l'électricité ne peuvent être inférieurs aux coûts moyens complets de chaque opérateur. Les ministres chargés de l'économie et de l'énergie, compétents pour prendre les décisions relatives à ces tarifs en vertu du deuxième alinéa du III de l'article 4 de la loi du 10 février 2000, sont tenus de répercuter dans les tarifs qu'ils fixent de façon périodique les variations, à la hausse ou à la baisse, des coûts moyens complets de l'électricité distribuée par EDF et les distributeurs non nationalisés. Compte tenu des dispositions du premier alinéa du II de l'article 4 de la loi du 10 février 2000 et de l'article 2 du décret du 2 août 2009, la couverture par les tarifs des coûts moyens complets des opérateurs doit être appréciée pour chaque tarif au regard des coûts moyens complets exposés pour la fourniture de l'électricité à ce tarif. Pour satisfaire à ces obligations, il appartient aux ministres compétents, à la date à laquelle ils prennent leur décision, pour chaque tarif, premièrement, de permettre au moins la couverture des coûts moyens complets des opérateurs afférents à la fourniture de l'électricité à ce tarif, tels qu'ils peuvent être évalués à cette date, deuxièmement, de prendre en compte une estimation de l'évolution de ces coûts sur l'année à venir, en fonction des éléments dont ils disposent à cette même date, et troisièmement, d'ajuster le tarif s'ils constatent qu'un écart significatif s'est produit entre tarif et coûts, du fait d'une sous-évaluation du tarif, au moins au cours de la période tarifaire écoulée.

S'agissant de la légalité de l'arrêté du 12 août 2010 :

13. Par l'arrêté du 12 août 2010, les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente de l'électricité en vigueur à compter du 15 août 2010, en application de l'article 5 du décret du 12 août 2009. La société Total Direct Energie reprend en appel le moyen développé en première instance tiré de l'illégalité de cet arrêté en ce qu'il fixe des tarifs réglementés de vente de l'électricité qui ne permettent pas d'assurer la couverture des coûts complets de l'opérateur historique EDF, ce qui constituerait une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat. Cependant, elle ne développe au soutien de ce moyen aucun argument de droit ou de fait pertinent de nature à remettre en cause l'analyse et la motivation retenues par le tribunal administratif. Il y a lieu, dès lors, d'écarter ce moyen par adoption des motifs retenus à bon droit par les premiers juges.

S'agissant de la légalité de l'arrêté du 28 juin 2011 :

14. Par l'arrêté du 28 juin 2011, les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les nouveaux tarifs réglementés " bleu ", " jaune " et " vert " de vente de l'électricité. Si la société requérante soutient qu'il ne prévoit pas une hausse suffisante des tarifs pour permettre la couverture des coûts complets, il ressort de l'avis favorable rendu le 28 juin 2011 par la Commission de régulation de l'énergie (CRE) que la hausse des tarifs prévue permettait de couvrir davantage que les coûts comptables de production d'EDF. Au demeurant, le Conseil d'Etat a, par sa décision n° 352242 du 24 avril 2013, confirmé la légalité de cet arrêté s'agissant des tarifs " bleus ". Dans ces conditions, le moyen tiré de la faute commise par l'Etat qui résulterait de l'illégalité de l'arrêté du 28 juin 2011 doit être écarté.

2) En ce qui concerne la faute résultant de la méconnaissance du droit de la concurrence :

15. Aux termes de l'article 9 de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014, transposée à l'article L. 481-2 du code de commerce : " Les États membres veillent à ce qu'une infraction au droit de la concurrence constatée par une décision définitive d'une autorité nationale de concurrence ou par une instance de recours soit considérée comme établie de manière irréfragable aux fins d'une action en dommages et intérêts introduite devant leurs juridictions nationales au titre de l'article 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ou du droit national de la concurrence ". Il est constant que ni l'Autorité de la concurrence ni la Commission européenne n'ont relevé à l'encontre de GDF Suez et d'EDF au cours des périodes en litige d'infractions à raison de pratiques anticoncurrentielles qui auraient été permises ou favorisées par l'insuffisance des tarifs réglementés de vente du gaz naturel et de l'électricité. En outre, il ne ressort pas des motifs des décisions du Conseil d'Etat citées aux points 1 et 2 des 10 juillet 2012, 30 janvier 2013, 2 octobre 2013, 22 octobre 2012, 11 avril 2014 et 15 juin 2016 que les arrêtés des 27 juin 2011, 29 septembre 2011, 22 décembre 2011, 18 juillet 2012, 28 septembre 2012, 13 août 2009, 20 juillet 2012 et 28 juillet 2014 ont été annulés en raison de la méconnaissance des principes du droit de la concurrence.

16. Par ailleurs, la société requérante soutient que le prix étant le seul élément différenciant sur le marché de l'énergie, les fournisseurs alternatifs de gaz et d'électricité sont obligés d'indexer leurs prix sur le niveau des tarifs réglementés de vente, ce qui fausserait le jeu concurrentiel. Or, il ressort de l'instruction, et notamment du rapport annuel d'activité de 2012 du Médiateur de l'énergie indiquant que " la CRE relevait au quatrième trimestre 2011 que la meilleure offre (...) pour un consommateur se chauffant au gaz [était inférieure] de - 8% [aux tarifs réglementés de vente] " et du rapport annuel de 2015 de la Cour des comptes mentionnant que " les fournisseurs alternatifs ont de faibles marges de différenciation par les prix de vente ", que les fournisseurs alternatifs sont libres de fixer leurs prix selon leur propre stratégie commerciale et ne sont juridiquement pas tenus d'indexer leurs prix sur les tarifs réglementés de vente. En outre, il ressort des rapports d'évaluation du préjudice produits par la société Total Direct Energie que, sur le marché du gaz naturel au 31 décembre 2015, 26 fournisseurs proposaient des offres aux clients non résidentiels et 9 fournisseurs proposaient des offres aux clients résidentiels. Sur le marché de l'électricité au 31 décembre 2015, 25 fournisseurs proposaient des offres aux clients non résidentiels et 12 fournisseurs proposaient des offres aux clients résidentiels. Il s'ensuit que la concurrence ne se limite pas aux tarifs réglementés de vente mais résulte également des offres de marché des autres fournisseurs alternatifs. Dans ces conditions, les tarifs réglementés de vente ne méconnaissent pas en eux-mêmes le droit de la concurrence. Contrairement à ce qui est soutenu, la seule circonstance que les tarifs réglementés de vente du gaz naturel et de l'électricité aient été, au cours des périodes litigieuses, fixés à un niveau inférieur aux coûts complets de l'opérateur historique ne permet pas à elle seule d'établir l'existence des pratiques anticoncurrentielles alléguées. Par suite, c'est à bon droit que le moyen tiré de ce que la méconnaissance par l'Etat de la règle de couverture des coûts a été écarté par les premiers juges.

3) En ce qui concerne l'existence d'un abus automatique de position dominante :

17. Aux termes de l'article 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : " 1. Les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles des traités, notamment à celles prévues aux articles 18 et 101 à 109 inclus. / 2. Les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général ou présentant le caractère d'un monopole fiscal sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de l'Union (...) ". Aux termes de l'article 102 du même traité : " Est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci. (...) ". L'article L. 420-2 du code de commerce prohibe " l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci ".

Quant à l'existence de prix prédateurs et de perturbation durable du marché :

18. Les arrêtés litigieux ont, selon la société Total Direct Energie, placé les opérateurs historiques GDF Suez et EDF en situation d'abuser automatiquement de leurs positions dominantes par la mise en œuvre de prix prédateurs et par la perturbation durable du marché qu'ils ont engendrés.

19. D'une part, il résulte de l'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne le 3 juillet 1991 dans l'affaire C-62/86 " Akzo Chemie " que des prix doivent être regardés comme révélant un comportement d'éviction abusive de ses concurrents par une entreprise en position dominante, lorsqu'ils sont inférieurs aux coûts variables moyens de cette entreprise ou, s'ils sont supérieurs aux coûts variables moyens mais inférieurs aux coûts complets, lorsqu'une stratégie délibérée d'éviction des concurrents a été mise en place par l'entreprise qui détient la position dominante. Or, il n'est pas établi ni même allégué que les tarifs fixés par les arrêtés litigieux auraient été inférieurs aux coûts variables moyens supportés par GDF Suez et EDF pour l'activité de vente de gaz naturel et d'électricité au cours des périodes en litige. En ce qui concerne les tarifs réglementés de vente du gaz naturel, les rapports de la CRE cités par les parties intitulés " Observatoires des marchés de l'électricité et du gaz " pour les années 2011 et 2012 établissent que les coûts variables moyens supportés par GDF Suez, incluant l'approvisionnement en matière première et la distribution, représentaient entre 74 % et 77 % de la facture au tarif réglementé de vente de gaz naturel en distribution publique au titre des années 2010 à 2012. En ce qui concerne l'électricité, le rapport de la CRE cité en défense, intitulé " Le fonctionnement des marchés de détail français de l'électricité et du gaz naturel - Rapport 2012-2013 ", établit que les coûts variables moyens supportés par EDF correspondaient en moyenne à 25 % de la facture au tarif réglementé de vente de l'électricité. Dans ces conditions, et compte tenu de l'ampleur des écarts entre le niveau des tarifs réglementés de vente et celui qui aurait été nécessaire à la couverture des coûts, ces derniers ne pouvaient, ainsi que l'a justement relevé le tribunal administratif, être que nettement supérieurs à la moyenne des coûts variables de GDF Suez et d'EDF.

20. Par ailleurs, s'il est constant que, pour les périodes litigieuses, les tarifs réglementés de vente ont été inférieurs à la moyenne des coûts complets de GDF Suez et d'EDF, il ne résulte pas de l'instruction que les pertes subies par les opérateurs historiques s'inscriraient dans une stratégie délibérée d'éviction de ses concurrents alors que ceux-ci ne disposaient d'aucune maîtrise sur la fixation des tarifs réglementés de vente. Au contraire, concernant les tarifs réglementés de vente du gaz naturel, GDF Suez a elle-même demandé au Conseil d'Etat d'annuler pour excès de pouvoir l'arrêté du 18 juillet 2012 en ce qu'il fixait une augmentation insuffisante du niveau des tarifs réglementés de vente. Par suite, comme l'ont relevé les premiers juges, les arrêtés litigieux ne sont pas de nature à permettre ou favoriser une pratique de prix prédateurs.

21. D'autre part, il résulte de la décision du Conseil de la concurrence du 22 novembre 2000 relative aux pratiques mises en œuvre par EDF et sa filiale Citélum sur le marché de l'éclairage public et de l'avis de l'Autorité de la concurrence du 16 septembre 2020 relatif à une saisine d'Ile-de-France Mobilités concernant l'ouverture à la concurrence du secteur de transport public de personnes par autobus en Ile-de-France que, pour qu'une pratique de prix bas non prédatrice soit constitutive d'une pratique anticoncurrentielle, il faut que cette pratique ne soit rendue possible que par une subvention tirée de la rente d'une activité monopolistique et elle doit avoir entraîné une perturbation durable du marché qui n'aurait pas eu lieu sans elle. Or, il ressort des rapports d'évaluation du préjudice produits à l'appui du recours que les opérateurs historiques réalisent une partie de leur chiffre d'affaires grâce à la commercialisation d'offres de marché. Pourtant, il n'est pas démontré que les tarifs réglementés de vente ont été soutenables pour les opérateurs historiques uniquement parce qu'ils auraient été compensés par un excédent de ressources provenant d'une activité faisant l'objet d'un monopole légal. En outre, il résulte de l'instruction que les fournisseurs alternatifs de gaz naturel et d'électricité ont connu une progression constante sur les périodes en litige. Il ressort des rapports de la CRE intitulés " Observatoire du marché de détail du gaz et de l'électricité " que, les parts de marché des fournisseurs alternatifs représentaient au 31 décembre 2007 12 % sur le marché du gaz et 8 % sur le marché de l'électricité, puis au 30 septembre 2013 respectivement 58 % et 17 %. Ainsi, les fournisseurs alternatifs ont pu se développer sur le marché malgré l'insuffisance du niveau des tarifs réglementés de vente. Il suit de là que le marché de l'énergie n'a pas connu de perturbation durable sur les périodes en litige. Dans ces conditions, et ainsi que l'ont relevé à juste titre les premiers juges, les arrêtés litigieux ne mettent pas, par eux-mêmes, les opérateurs historiques en situation d'abuser de la position dominante qu'ils occupent sur le marché en conduisant une politique de prix prédateurs ou en y perturbant de manière significative les conditions de la concurrence.

Quant à l'existence d'un " ciseau tarifaire " :

22. La société requérante soutient que les arrêtés litigieux mettent par eux-mêmes les fournisseurs historiques de gaz et d'électricité en situation d'abuser automatiquement de la position dominante qu'ils détiennent sur les marchés de détail du gaz et de l'électricité, en méconnaissance des stipulations combinées des articles 102 et 106, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, en conduisant à un effet de " ciseau tarifaire " entre les prix de gros auxquels les fournisseurs alternatifs s'approvisionnent et les prix du marché de détail.

23. Il résulte de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 17 février 2011 dans l'affaire C-52/09 " TeliaSonera Sverige AB " que la caractérisation d'un ciseau tarifaire suppose une compression des marges non justifiée objectivement et susceptible d'engendrer un effet d'éviction pour les concurrents au moins aussi efficaces que l'entreprise dominante. La société Total Direct Energie se prévaut des avis de l'Autorité de la concurrence des 27 juillet 2009 et 12 avril 2012, dans lesquels celle-ci a souligné que l'absence de couverture des coûts par les tarifs réglementés conduirait " à fausser le jeu de la concurrence en créant une barrière à l'entrée des nouveaux opérateurs " et entraînerait " le risque d'un effet de ciseau entre les tarifs réglementés de vente (...) et les prix des offres des fournisseurs alternatifs ". Toutefois, en se bornant à se prévaloir de ces avis, elle n'apporte pas d'éléments suffisamment précis et étayés tendant à démontrer l'existence et l'ampleur de l'effet de ciseau tarifaire allégué, faute notamment de préciser, pour chacun des marchés pertinents de la vente au détail du gaz naturel et de l'électricité, l'ampleur de l'écart entre le prix d'approvisionnement consenti par GDF Suez et EDF à la société Total Direct Energie et les prix de vente au détail pratiqués sur ces mêmes marchés par GDF Suez et EDF. En outre, la seule circonstance que les marges sur coûts directs de la société Total Direct Energie aient été négatives au cours de l'année 2010 pour le gaz et entre 2010 et 2012 pour l'électricité ne suffit pas à caractériser un ciseau tarifaire dès lors que la société requérante, qui a proposé à ses clients des prix inférieurs de 4,5 à 5 % aux tarifs réglementés de vente, n'établit pas avoir été dans l'impossibilité de dégager des marges si elle avait appliqué les mêmes tarifs que GDF Suez et EDF. Dans ces conditions, c'est à bon droit que le tribunal a jugé que la société requérante ne démontre pas l'existence d'un effet de " ciseau tarifaire " résultant des tarifs litigieux qui lui aurait causé un préjudice de compression des marges, en méconnaissance des règles de concurrence découlant de l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et de l'article L. 420-2 du code de commerce.

Quant à l'existence de barrières à l'entrée et à l'expansion :

24. La société Total Direct Energie soutient que la fixation des tarifs réglementés à un niveau inférieur aux coûts complets a eu pour effet d'ériger de fortes barrières à l'entrée ou à l'expansion des concurrents de GDF Suez et d'EDF et de placer ces opérateurs historiques en position d'abuser automatiquement de leur position dominante. Toutefois, ainsi qu'il a été dit au point 16, la société requérante n'établit pas l'impossibilité pour les opérateurs alternatifs de se développer sur le marché de la vente au détail du gaz naturel et d'électricité en pratiquant des coûts inférieurs ou identiques à ceux proposés par l'opérateur historique au cours des périodes en litige. Il ressort au contraire des rapports précédemment cités publiés par la CRE que le nombre total de sites résidentiels fournis en offre de marché par des fournisseurs alternatifs est passé pour le gaz de 900 000 sites à 2 135 000 sites entre les 31 décembre 2010 et 2012 et pour l'électricité de 1 571 000 sites à 2 333 000 sites entre le 31 décembre 2010 et le 30 septembre 2013. Dans la mesure où la société requérante n'établit pas se trouver dans une situation différente de celle des autres fournisseurs alternatifs au regard des conditions de la concurrence, la circonstance que son portefeuille de clientèle n'ait progressé au cours de la même période que d'environ 19 % pour le gaz et d'environ 4 % pour l'électricité ne saurait être imputée au niveau des tarifs réglementés. Dans ces conditions, ainsi que les premiers juges l'ont relevé à juste titre, le moyen tiré de ce que les arrêtés litigieux auraient eu pour effet d'ériger des barrières à l'entrée ou à l'expansion et de placer les opérateurs historiques en position d'abuser automatiquement de leur position dominante, doit être écarté.

4) En ce qui concerne la méconnaissance du principe de " contestabilité " des tarifs :

25. La société Total Direct Energie fait valoir que les tarifs établis par les arrêtés litigieux ont été fixés à un niveau ne permettant pas d'assurer leur " contestabilité " économique, c'est-à-dire la faculté pour un opérateur concurrent d'EDF présent ou entrant sur le marché de la fourniture d'électricité de proposer, compte tenu de ses propres coûts, des offres à des prix égaux ou inférieurs aux tarifs réglementés, mettant ainsi les fournisseurs historiques en position d'abuser automatiquement de leur position dominante. Cependant, elle ne développe au soutien de ce moyen aucun argument de droit ou de fait pertinent de nature à remettre en cause l'analyse et la motivation retenues par le tribunal administratif. Il y a lieu, dès lors, d'écarter ce moyen par adoption des motifs retenus à bon droit par les premiers juges.

5) En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'Etat pour rupture d'égalité devant les charges publiques :

26. Si la société Total Direct Energie soutient que les arrêtés litigieux engagent la responsabilité de l'Etat sans faute car ils rompent l'égalité devant les charges publiques et créent un dommage anormal et spécial, elle n'assortit pas ce moyen des précisions suffisantes permettant d'en apprécier le bien-fondé. Par suite, il doit être écarté.

27. Il suit de là que ni la responsabilité pour faute ni la responsabilité sans faute de l'Etat ne peut être retenue en raison de pratiques anticoncurrentielles qui auraient été permises ou favorisées par la méconnaissance de la règle de couverture des coûts complets par les arrêtés litigieux.

II. Sur le caractère direct et certain du préjudice :

1) En ce qui concerne le préjudice de perte de recettes :

28. La société Total Direct Energie soutient qu'à supposer que les pratiques anticoncurrentielles prohibées par les articles 102 et 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et par l'article L. 420-2 du code de commerce ne puissent être caractérisées, l'illégalité commise par l'administration ne s'en est pas moins traduite de manière certaine et directe par un préjudice de perte de recettes.

29. Il ressort des rapports d'évaluation de son préjudice produits par la société requérante qu'elle a procédé à une régularisation rétroactive de ses tarifs pour les années 2011 et 2012 concernant le gaz et pour l'année 2012 concernant l'électricité. Si les montants de ces rattrapages tarifaires ont été déduits du montant total de l'évaluation de son préjudice, il résulte de l'instruction que le chiffre d'affaires annuel de la société Total Direct Energie est passé pour le marché du gaz de 91,7 millions d'euros en 2010 à 159,8 millions d'euros en 2012 et pour le marché de l'électricité de 448,1 millions d'euros en 2010 à 521 millions d'euros en 2012. En outre, il est constant qu'elle a pu dégager en 2011 et 2012 des marges sur le marché du gaz et que si ses marges ont été négatives sur le marché de l'électricité, elles sont passées de la somme négative de 49,1 millions d'euros en 2010 à la somme négative de 3,2 millions d'euros en 2012 révélant ainsi une amélioration de ses marges sur les périodes litigieuses. Par ailleurs, comme indiqué au point 16, la société requérante n'établit pas l'impossibilité pour les opérateurs alternatifs de se développer sur le marché de la vente au détail du gaz naturel et d'électricité en pratiquant des coûts inférieurs ou identiques à ceux proposés par l'opérateur historique au cours des périodes en litige. A cet égard, si elle précise indexer ses offres commerciales sur les tarifs réglementés de vente en leur appliquant une décote moyenne de 4,5 %, le préjudice éventuel qui résulte sa propre stratégie commerciale ne saurait être imputé directement à la faute commise par l'État dans la fixation des tarifs litigieux. Dans ces conditions, comme l'ont relevé à bon droit les premiers juges, la requérante n'établit pas le caractère direct et certain du préjudice allégué.

2) En ce qui concerne les préjudices de manque à gagner futur et de surcoût :

30. La société Total Direct Energie soutient que l'illégalité des arrêtés litigieux s'est traduite de manière certaine et directe par un manque à gagner futur et des surcoûts générés par des dépenses engagées inutilement pour des campagnes publicitaires et du démarchage. Elle fait valoir que si les tarifs réglementés avaient été fixés à un niveau permettant de couvrir les coûts, elle aurait pu espérer détenir dès le début de l'année 2010 sur le marché du gaz et dès le mois de juillet 2010 sur le marché de l'électricité les parts de marché qu'elle n'a conquises que trois ans plus tard, lorsque les tarifs réglementés ont été fixés de manière conforme.

31. Si elle soutient que sa clientèle a stagné entre 2010 et 2012 sur le marché du gaz et entre 2010 et 2013 sur le marché de l'électricité en raison de l'insuffisance du niveau des tarifs réglementés, il résulte de l'instruction que le taux de croissance de la clientèle de la société requérante a été de plus de 40 % sur le marché du gaz entre 2010 et 2012 et de 14 % entre 2009 et 2010 sur le marché de l'électricité. De surcroît, elle ne peut valablement soutenir que l'écart de ce taux entre les périodes litigieuses et 2013 serait directement imputable à l'adoption illégale des tarifs dès lors qu'elle apporte elle-même l'explication à cet écart, à savoir la mise en œuvre d'importantes campagnes promotionnelles au mois de juillet 2013. Les données produites permettent au contraire de démontrer une corrélation entre l'évolution de sa clientèle et ses dépenses publicitaires. A cet égard, la société Total Direct Energie ne démontre pas que ces dépenses aient été inutiles, ni d'ailleurs qu'il aurait été inutile de conduire des campagnes similaires durant les périodes litigieuses. Par ailleurs, si elle soutient avoir exposé des coûts anormalement élevés pour acquérir de nouveaux clients, une telle situation n'apparaît pas anormale compte tenu de son entrée récente sur le marché. Ainsi, la situation concurrentielle décrite ne résulte pas tant du niveau des tarifs illégaux que de la configuration des marchés du gaz et de l'électricité, qui se caractérise par une ouverture récente et une position des opérateurs historiques GDF Suez et EDF plus favorable. Ainsi, c'est à bon droit que le tribunal administratif a relevé que la société Total Direct Energie n'établit pas que la stagnation de sa clientèle et que les coûts d'entrée sur le marché qu'elle a exposés seraient directement imputables au niveau des tarifs réglementés fixés par les arrêtés litigieux.

32. Par ailleurs, en ce qui concerne le caractère certain du préjudice, il apparaît peu vraisemblable, contrairement à ce que soutient la société requérante, qu'elle aurait pu parvenir à accroître ses marges commerciales en pratiquant des tarifs plus élevés tout en élargissant dans le même temps sa base de clientèle. A cet égard, l'évolution de la clientèle ne dépend pas tant du niveau absolu des tarifs que du taux de remise que la société requérante est en mesure d'appliquer par rapport aux tarifs de l'opérateur historique afin d'inciter des clients éligibles à changer de fournisseur. Or, la société Total Direct Energie se fonde sur une quasi-stagnation de ses remises par rapport à la situation réelle et ne justifie pas des raisons pour lesquelles elle aurait attiré de nouveaux clients tout en maintenant ses taux de remise inchangés. En outre, la quantification de son préjudice repose sur l'hypothèse contestable selon laquelle la hausse des prix s'accompagnerait d'un maintien à l'identique du niveau de consommation individuelle de gaz et d'électricité alors qu'il n'est pas établi que l'élasticité-prix de la demande soit nulle. Concernant l'électricité, les tarifs sur lesquels repose le calcul du préjudice que la société requérante allègue avoir subi ont été établis conformément à la méthode dite par " empilement " des coûts, prévue à l'article L. 337-6 du code de l'énergie, alors que ces dispositions n'imposaient pas la détermination des tarifs réglementés au moyen de cette méthode avant le 31 décembre 2015 et qu'il n'est pas démontré que la fixation des tarifs à un niveau inférieur entraîne, par elle-même, une méconnaissance des règles de concurrence prévues aux articles 102 et 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne. Dans ces conditions, c'est à juste titre que les juges de première instance ont relevé que le préjudice allégué par la société requérante ne saurait être regardé comme certain.

33. Il résulte des points 11 à 32 que la société Total Direct Energie n'établit ni l'existence d'un lien de causalité direct entre la faute commise par l'État et le préjudice qu'elle invoque, tiré de la perte des bénéfices qu'elle aurait pu obtenir du surcroît de clientèle pouvant être espéré en cas de fixation des tarifs réglementés à un niveau plus élevé, ni le caractère certain de ce préjudice. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner la fin de non-recevoir tirée par le ministre de ce que les conclusions indemnitaires sont irrecevables pour la part excédant le montant réclamé dans la demande introductive d'instance, les conclusions à fin d'indemnisation présentées par la société requérante doivent être rejetées.

34. Il résulte de tout ce qui précède que la société Total Direct Energie n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a rejeté ses demandes tendant à obtenir l'indemnisation du préjudice qu'elle estime avoir subi, d'une part, du fait de l'illégalité des arrêtés des 21 décembre 2009, 9 décembre 2010, 27 juin 2011, 29 septembre 2011, 22 décembre 2011, 18 juillet 2012 et 26 septembre 2012 par lesquels les ministres chargés de l'économie et de l'énergie ont fixé les tarifs réglementés de vente du gaz naturel applicables pour les années 2010, 2011 et 2012 et, d'autre part, du fait de l'illégalité des arrêtés des 13 août 2009, 12 août 2010, 28 juin 2011, 20 juillet 2012, 26 juillet 2013 et 28 juillet 2014 par lesquels ils ont fixé les tarifs réglementés de vente de l'électricité applicables pour les années 2010, 2011, 2012 et 2013. Dès lors, il y a lieu de rejeter ses conclusions en appel ainsi que, par voie de conséquence, ses conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : Les requêtes n°s 2102856 et 2102857 de la société Total Direct Energie sont rejetées.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la société Total Direct Energie et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Délibéré après l'audience du 11 avril 2023, à laquelle siégeaient :

- M. Le Goff, président de chambre,

- M. Ho Si Fat, président assesseur,

- Mme Larsonnier, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 15 mai 2023.

Le rapporteur,

F. HO SI FAT Le président,

R. LE GOFF

La greffière,

N. COUTY

La République mande et ordonne au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N°s 21PA02856, 21PA02857


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 8ème chambre
Numéro d'arrêt : 21PA02856
Date de la décision : 15/05/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. LE GOFF
Rapporteur ?: M. Frank HO SI FAT
Rapporteur public ?: Mme BERNARD
Avocat(s) : CABINET FREGET GLASER et ASSOCIES

Origine de la décision
Date de l'import : 28/05/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2023-05-15;21pa02856 ?
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