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10/01/2023 | FRANCE | N°22PA01168

France | France, Cour administrative d'appel de Paris, 1ère chambre, 10 janvier 2023, 22PA01168


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... C... a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française de condamner l'État au paiement de la somme de 2 896 875 francs CFP en réparation du préjudice moral subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania.

Par un jugement n° 2100155 du 14 décembre 2021, le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête enregistrée le 12 mars 2022, M. A... C..., représenté par Me

Millet, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 2100155 du 14 décembre 2021 du tribunal...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... C... a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française de condamner l'État au paiement de la somme de 2 896 875 francs CFP en réparation du préjudice moral subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania.

Par un jugement n° 2100155 du 14 décembre 2021, le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande.

Procédure devant la Cour :

Par une requête enregistrée le 12 mars 2022, M. A... C..., représenté par Me Millet, demande à la Cour :

1°) d'annuler le jugement n° 2100155 du 14 décembre 2021 du tribunal administratif de la Polynésie française ;

2°) de condamner l'État au paiement de la somme de 2 896 875 francs CFP en réparation du préjudice moral subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania et de la capitalisation des intérêts ;

3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 150 000 francs CFP au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;

4°) de dire que les sommes seront versées sur le compte Carpa de son conseil.

Il soutient que :

- ses conditions de détention constituent en soi une méconnaissance de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que :

. en méconnaissance des dispositions des articles 716 et 717-2 du code de procédure pénale et de l'article D. 332-7 du code de l'aménagement de la Polynésie française, il n'a jamais bénéficié d'une cellule individuelle ni d'un espace de plus de 2,5 m2 ;

. l'aménagement des sanitaires dans la cellule a porté atteinte à sa dignité ;

. du fait de la présence de nuisibles, d'une insuffisante ventilation et d'une eau non conforme, le lieu de détention est insalubre, en méconnaissance des dispositions des articles D. 349, D. 650 et D. 351 du code de procédure pénale et de l'article D. 332-7 précité ;

- il a subi un préjudice moral évalué à 1 612 500 francs CFP, dont 1 200 000 francs CFP au titre de l'humiliation particulièrement affligeante subie durant les 4 ans et 11 mois de détention ;

- la prescription quadriennale ne peut lui être opposée.

Par un mémoire en défense enregistré le 19 août 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.

Il soutient que les moyens ne sont pas fondés.

Par une décision du 11 avril 2022, le bureau d'aide juridictionnelle près le tribunal judiciaire de Paris, a admis M. C... au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de procédure pénale ;

- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics ;

- l'ordonnance n° 2022-478 du 30 mars 2022 portant partie législative du code pénitentiaire et le décret n° 2022-479 du 30 mars 2022 portant partie réglementaire du code pénitentiaire ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. B...,

- et les conclusions de M. Doré, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. M. C..., incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania, a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française de condamner l'État à l'indemniser du préjudice moral qu'il a subi du fait de ses conditions de détention dans cet établissement. Il relève appel du jugement du 14 décembre 2021 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.

2. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 8 de cette même convention : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".

3. Aux termes des dispositions du code de procédure pénale alors en vigueur, et notamment de son article 716 : " Les personnes mises en examen, prévenus et accusés soumis à la détention provisoire sont placés en cellule individuelle. Il ne peut être dérogé à ce principe que dans les cas suivants : / 1° Si les intéressés en font la demande ; / 2° Si leur personnalité justifie, dans leur intérêt, qu'ils ne soient pas laissés seuls ; / 3° S'ils ont été autorisés à travailler ou à suivre une formation professionnelle ou scolaire et que les nécessités d'organisation l'imposent. / Lorsque les personnes mises en examen, prévenus et accusés sont placés en cellule collective, les cellules doivent être adaptées au nombre des personnes détenues qui y sont hébergées. Celles-ci doivent être aptes à cohabiter. Leur sécurité et leur dignité doivent être assurées. ". Aux termes de son article 717-2 : " Les condamnés sont soumis dans les maisons d'arrêt à l'emprisonnement individuel du jour et de nuit, et dans les établissements pour peines, à l'isolement de nuit seulement, après avoir subi éventuellement une période d'observation en cellule. Il ne peut être dérogé à ce principe que si les intéressés en font la demande ou si leur personnalité justifie que, dans leur intérêt, ils ne soient pas laissés seuls, ou en raison des nécessités d'organisation du travail ". Aux termes de son article D. 349 : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes de ses articles D. 350 et D. 351, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".

4. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions du code de procédure pénale mentionnées au point 3, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'État de réparer. À conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.

En ce qui concerne la prescription quadriennale :

5. Aux termes de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'État, les départements, les communes et les établissements publics : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 2 de cette même loi " La prescription est interrompue par : / Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement. / Tout recours formé devant une juridiction, relatif au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance, quel que soit l'auteur du recours et même si la juridiction saisie est incompétente pour en connaître, et si l'administration qui aura finalement la charge du règlement n'est pas partie à l'instance. (...). / Un nouveau délai de quatre ans court à compter du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle a eu lieu l'interruption. Toutefois, si l'interruption résulte d'un recours juridictionnel, le nouveau délai court à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle la décision est passée en force de chose jugée ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes du premier alinéa de son article 7 : " L'administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ".

6. D'une part, lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.

7. D'autre part, si les premiers juges ont retenu que la créance était prescrite pour la période antérieure au 1er janvier 2017 du fait de la présentation de la demande indemnitaire préalable le 25 janvier 2021, il résulte cependant de l'instruction que l'intéressé a introduit, le 9 février 2017, un référé-provision pour les périodes du 17 février 2007 au 22 novembre 2010 et du 24 septembre 2015 au 10 novembre 2016, rejeté par une ordonnance du 23 mars 2017. Il en résulte que la créance était seulement prescrite pour la période antérieure au 1er janvier 2013.

En ce qui concerne la responsabilité de l'État :

8. Si M. C... soutient qu'il a été incarcéré dans des conditions insalubres, il se borne à se prévaloir des considérations générales d'un rapport de la commission de surveillance du centre pénitentiaire de Nuutania dressé le 16 septembre 2009 et d'un rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté faisant suite à une visite au cours de l'année 2012, et ne produit aucune pièce de nature à justifier de la persistance, après les travaux de rénovation, des problèmes d'insalubrité relevés dans ces rapports et caractérisés par l'absence d'isolation des toilettes, l'intéressé n'étant pas fondé à soutenir que l'absence d'abattant sur les toilettes constituerait un risque pour l'hygiène dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'administration ne respecterait pas la fréquence à laquelle doivent en principe être distribués aux détenus, qui ont la charge de l'entretien de leurs cellules, les produits nécessaires à cet effet, le manque de lumière naturelle, l'impureté de l'eau transitant par des tuyauteries vétustes et la présence de rats et de cafards, alors que le garde des sceaux, ministre de la justice produit notamment le descriptif des travaux réalisés à l'intérieur des cellules, des contrats attestant de la réalisation de campagnes de dératisation et de désinsectisation et des mesures de la qualité de l'eau dont le requérant se borne à remettre en cause la fiabilité sans assortir ses affirmations de précisions suffisantes.

9. Il résulte toutefois de l'instruction, et notamment du tableau d'affectation en cellule produit par le garde des sceaux, ministre de la justice, que du 12 au 19 octobre 2019 et du 30 octobre au 3 novembre 2019, M. C... a été, affecté dans des cellules dites " doubles " de 10,8 m2 conçues pour deux personnes qu'il a partagées avec 2 codétenus, disposant ainsi d'un espace personnel au maximum de 3,6 m2 sans tenir compte de l'emprise au sol du mobilier (lits superposés, table, chaises, toilettes), et avec plus de 2 codétenus du 20 au 29 octobre 2016 et du 4 au 9 novembre 2016. Enfin, s'agissant de la période du 24 septembre 2015 au 12 octobre 2016, le garde des sceaux, ministre de la justice, qui n'a pas produit de tableau des cellules occupées pour cette période, ne conteste pas que l'intéressé a été affecté dans des conditions similaires.

10. Dans ces circonstances, les conditions de détention de M. C... doivent être regardées comme attentatoires à la dignité humaine et révélant ainsi l'existence d'une faute de l'État de nature à engager sa responsabilité durant les périodes précitées.

11. Compte tenu de la nature des manquements relevés et de leur durée, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. C... au titre de la période considérée en le fixant à la somme de 342 000 francs CFP. Il n'appartient pas au juge de préciser les modalités de versement de cette indemnité.

12. Il résulte de tout ce qui précède que M. C... est fondé, d'une part, à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'État à l'indemniser du préjudice par lui subi et à demander l'annulation du jugement attaqué et, d'autre part, à obtenir que l'État soit condamné à lui payer la somme de 342 000 francs CFP au titre de la réparation dudit préjudice.

Sur les frais liés au litige :

13. Il y a lieu de mettre à la charge de l'État la somme de 90 000 francs CFP à verser au conseil de M. C... sur le fondement de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.

D E C I D E :

Article 1er : Le jugement n° 2100155 du 14 décembre 2021 du tribunal administratif de la Polynésie française est annulé.

Article 2 : L'État (ministère de la justice) est condamné à verser une somme de 342 000 francs CFP à M. A... C....

Article 3 : L'État (ministère de la justice) versera une somme de 90 000 francs CFP au conseil de M. A... C... en application de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.

Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... C... et au garde des sceaux, ministre de la justice.

Délibéré après l'audience du 17 novembre 2022, à laquelle siégeaient :

- M. Diémert, président de la formation de jugement en application des articles L. 234-3 (1er alinéa) et R. 222-6 (1er alinéa) du code de justice administrative,

- M. Gobeill, premier conseiller,

- Mme Guilloteau, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 10 janvier 2023.

Le rapporteur, Le président,

J.-F. B... S. DIÉMERT

La greffière

Y. HERBER

La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 22PA01168


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Paris
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 22PA01168
Date de la décision : 10/01/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. DIEMERT
Rapporteur ?: M. Jean-François GOBEILL
Rapporteur public ?: M. DORE
Avocat(s) : SELARL MLDC

Origine de la décision
Date de l'import : 14/01/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.paris;arret;2023-01-10;22pa01168 ?
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