Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française de condamner l'État au paiement de la somme de 1 375 000 francs CFP en réparation du préjudice moral subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania.
Par un jugement n° 2100158 du 23 novembre 2021, le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 24 janvier 2022, M. A... B..., représenté par Me Millet, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 2100158 du 23 novembre 2021 du tribunal administratif de la Polynésie française ;
2°) de condamner l'Etat au paiement de la somme de 1 375 000 francs CFP, dont 1 200 000 francs CFP au titre de l'humiliation particulièrement affligeante qu'il a subie, en réparation du préjudice moral subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania et de la capitalisation des intérêts ;
3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 150 000 francs CFP au titre de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ;
4°) de dire que les sommes seront versées sur le compte Carpa de son conseil.
Il soutient que :
- ses conditions de détention constituent en soi une méconnaissance de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que :
. en méconnaissance des dispositions des articles 716 et 717-2 du code de procédure pénale et de l'article D. 332-7 du code de l'aménagement de la Polynésie française, il n'a jamais bénéficié d'une cellule individuelle ni d'un espace de plus de 2,5 m2 ;
. l'aménagement des sanitaires dans la cellule a porté atteinte à sa dignité ;
. du fait de la présence de nuisibles, d'une insuffisante ventilation et d'une eau non conforme, le lieu de détention est insalubre, en méconnaissance des dispositions des articles D. 349, D. 650 et D. 351 du code de procédure pénale et de l'article D. 332-7 du code de l'aménagement de la Polynésie française ;
- il a subi un préjudice moral évalué à 1 375 000 CFP, dont 1 200 000 francs CFP au titre de l'humiliation particulièrement affligeante subie durant les 7 mois de détention ;
- la prescription quadriennale ne peut lui être opposée.
Par un mémoire en défense enregistré le 19 août 2022, le garde des sceaux, ministre de la justice, conclut au rejet de la requête.
Il soutient que les moyens ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- l'ordonnance n° 2022-478 du 30 mars 2022 portant partie législative du code pénitentiaire et le décret n° 2022-479 du 30 mars 2022 portant partie réglementaire du code pénitentiaire ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. C...,
- et les conclusions de M. Doré, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania, a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française de condamner l'État à l'indemniser du préjudice moral qu'il a subi du fait de ses conditions de détention dans cet établissement. Il relève appel du jugement du 23 novembre 2021 par lequel le tribunal a rejeté sa demande.
2. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 8 de cette même convention : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. / 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".
3. Aux termes des dispositions du code de procédure pénale alors en vigueur, et notamment de son article 716 : " Les personnes mises en examen, prévenus et accusés soumis à la détention provisoire sont placés en cellule individuelle. Il ne peut être dérogé à ce principe que dans les cas suivants : / 1° Si les intéressés en font la demande ; / 2° Si leur personnalité justifie, dans leur intérêt, qu'ils ne soient pas laissés seuls ; / 3° S'ils ont été autorisés à travailler ou à suivre une formation professionnelle ou scolaire et que les nécessités d'organisation l'imposent. / Lorsque les personnes mises en examen, prévenus et accusés sont placés en cellule collective, les cellules doivent être adaptées au nombre des personnes détenues qui y sont hébergées. Celles-ci doivent être aptes à cohabiter. Leur sécurité et leur dignité doivent être assurées. ". Aux termes de son article 717-2 : " Les condamnés sont soumis dans les maisons d'arrêt à l'emprisonnement individuel du jour et de nuit, et dans les établissements pour peines, à l'isolement de nuit seulement, après avoir subi éventuellement une période d'observation en cellule. Il ne peut être dérogé à ce principe que si les intéressés en font la demande ou si leur personnalité justifie que, dans leur intérêt, ils ne soient pas laissés seuls, ou en raison des nécessités d'organisation du travail ". Aux termes de son article D. 349 : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes de ses articles D. 350 et D. 351, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
4. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions du code de procédure pénale mentionnées au point 3, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'État de réparer. À conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
En ce qui concerne la prescription quadriennale :
5. Alors que la prescription quadriennale n'a pas été opposée en première instance et n'a pas été retenue par les premiers juges, M. B... ne peut utilement soutenir que le point de départ du délai de prescription devait être reporté à sa sortie de prison.
En ce qui concerne la responsabilité de l'État :
6. Si M. B... soutient qu'il a été incarcéré dans des conditions insalubres, il se borne à se prévaloir des considérations générales d'un rapport de la commission de surveillance du centre pénitentiaire de Nuutania dressé le 16 septembre 2009 et d'un rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté faisant suite à une visite au cours de l'année 2012, et ne produit aucune pièce de nature à justifier de la persistance, après les travaux de rénovation, des problèmes d'insalubrité relevés dans ces rapports et caractérisés par l'absence d'isolation des toilettes, l'intéressé n'étant pas fondé à soutenir que l'absence d'abattant sur les toilettes constituerait un risque pour l'hygiène dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'administration ne respecterait pas la fréquence à laquelle doivent en principe être distribués aux détenus, qui ont la charge de l'entretien de leurs cellules, les produits nécessaires à cet effet, le manque de lumière naturelle, l'impureté de l'eau transitant par des tuyauteries vétustes et la présence de rats et de cafards, alors que le garde des sceaux, ministre de la justice produit notamment le descriptif des travaux réalisés à l'intérieur des cellules, des contrats attestant de la réalisation de campagnes de dératisation et de désinsectisation et des mesures de la qualité de l'eau dont le requérant se borne à remettre en cause la fiabilité sans assortir ses affirmations de précisions suffisantes.
7. Il résulte toutefois de l'instruction, et notamment du tableau d'affectation en cellule produit par le garde des sceaux, ministre de la justice, que du 28 septembre au 16 octobre 2018, M. B... a été affecté dans une cellule dite " double " de 10,8 m2 conçue pour deux personnes qu'il a partagée avec 2 codétenus, disposant ainsi d'un espace personnel au maximum de 3,6 m2 sans tenir compte de l'emprise au sol du mobilier (lits superposés, table, chaises, toilettes).
8. Dans ces circonstances, les conditions de détention de M. B... doivent être regardées comme attentatoires à la dignité humaine et révélant ainsi l'existence d'une faute de l'État de nature à engager sa responsabilité durant une période rappelée au point précédent.
9. Compte tenu de la nature des manquements relevés et de leur durée, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. B... au titre de la période considérée en le fixant à la somme de 14 400 francs CFP. Il n'appartient pas au juge de préciser les modalités de versement de cette indemnité.
10. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... est fondé, d'une part, à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de la Polynésie française a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'État à l'indemniser du préjudice par lui subi et à demander l'annulation du jugement attaqué et, d'autre part, à obtenir que l'État soit condamné à lui payer la somme de 14 400 francs CFP au titre de la réparation dudit préjudice.
Sur les frais liés au litige :
11. M. B... n'ayant pas sollicité le bénéfice de l'aide juridictionnelle, les conclusions de son conseil fondées sur l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 ne peuvent qu'être rejetées.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2100158 du 23 novembre 2021 du tribunal administratif de la Polynésie française est annulé.
Article 2 : L'État (ministère de la justice) est condamné à verser une somme de 14 400 francs CFP à M. B....
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B... et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Délibéré après l'audience du 17 novembre 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Diémert, président de la formation de jugement en application des articles L. 234-3 (1er alinéa) et R. 222-6 (1er alinéa) du code de justice administrative,
- M. Gobeill, premier conseiller,
- Mme Guilloteau, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 10 janvier 2023.
Le rapporteur, Le président,
J.-F. C... S. DIÉMERT
La greffière
Y. HERBER
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice, en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 22PA00378