Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. B... A... a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française de condamner l'Etat à lui verser la somme de 42 648 779 francs CFP en réparation du préjudice moral qu'il estime avoir subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Faa'a Nuutania.
Par un jugement n° 1900366 du 29 mai 2020, le tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à verser à M. A... une somme de 10 000 000 francs CFP, sous déduction de la somme de 682 400 francs CFP éventuellement versée à titre de provision en exécution de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1400516 du 26 septembre 2014, et a rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête sommaire enregistrée le 3 août 2020 et un mémoire ampliatif enregistré le 6 août 2020, le garde des sceaux, ministre de la justice, demande à la Cour de réformer le jugement n° 1900366 du tribunal administratif de la Polynésie française en date du 29 mai 2020, en ramenant à 3 932 489 francs CFP la somme que l'Etat a été condamné à verser à M. A....
Il soutient que :
- M. A... a été écroué au centre pénitentiaire de Faa'a Nuutania du 26 mars 2008 au 28 mai 2018 ;
- le tribunal a commis une erreur d'appréciation en faisant application d'un barème journalier non progressif et excessif ;
- hormis les périodes où l'intéressé a disposé de moins de 3 m2 d'espace personnel, les conditions de détention n'étaient pas indignes et la responsabilité de l'Etat n'est pas engagée.
Par ordonnance du 2 février 2021, la clôture de l'instruction a été fixée au 12 mars 2021 à 12 h.
Un mémoire, enregistré le 24 février 2022 à 03h53, a été présenté pour M. A... par Me Millet postérieurement à la clôture d'instruction et n'a pas été communiqué.
Vu :
- l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1400516 du 26 septembre 2014 ;
- les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus, au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Doré, rapporteur,
- et les conclusions de Mme Guilloteau, rapporteure publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. A... a été incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania du 26 mars 2008 au 28 mai 2018. Il a saisi le garde des sceaux, ministre de la justice, d'une demande d'indemnisation du préjudice moral qu'il estime avoir subi du fait de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine. Cette demande préalable a été implicitement rejetée et M. A... a saisi le tribunal administratif de la Polynésie française, en sollicitant le versement de la somme de 42 648 779 francs CFP. Le garde des sceaux, ministre de la justice fait appel du jugement du 29 mai 2020 par lequel le tribunal administratif de la Polynésie française la condamné à verser à M. A... une somme de 10 000 000 francs CFP, sous déduction de la somme de 682 400 francs CFP éventuellement versée à titre de provision en exécution de l'ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1400516 du 26 septembre 2014, et demande que cette indemnité soit ramenée à de plus justes proportions.
Sur les conclusions indemnitaires :
2. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule que : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article D. 349 du code de procédure pénale : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". Aux termes des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
3. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
En ce qui concerne la prescription quadriennale :
4. Le premier alinéa de l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l'Etat, les départements, les communes et les établissements publics dispose que : " Sont prescrites, au profit de l'État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis ". Aux termes de l'article 3 de la même loi : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Aux termes du premier alinéa de son article 7 : " L'Administration doit, pour pouvoir se prévaloir, à propos d'une créance litigieuse, de la prescription prévue par la présente loi, l'invoquer avant que la juridiction saisie du litige au premier degré se soit prononcée sur le fond ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
5. Le préjudice moral subi par un détenu à raison de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine revêt un caractère continu et évolutif. Par ailleurs, rien ne fait obstacle à ce que ce préjudice soit mesuré dès qu'il a été subi. Il s'ensuit que la créance indemnitaire qui résulte de ce préjudice doit être rattachée, dans la mesure où il s'y rapporte, à chacune des années au cours desquelles il a été subi. M. A... ayant saisi le tribunal administratif de la Polynésie française d'une demande de référé provision le 2 septembre 2014, c'est à bon droit que les premiers juges ont accueilli l'exception de prescription quadriennale opposée en ce qui concerne la période d'incarcération antérieure au 1er janvier 2010.
En ce qui concerne les conditions de détention du 26 mars 2008 au 6 janvier 2015 :
6. Le garde des sceaux, ministre de la justice, ne conteste pas que les conditions de détention de M. A... au cours de cette période, compte tenu de l'insalubrité et de la sur-occupation des cellules du centre pénitentiaire de Nuutania, peuvent être regardées comme portant atteinte à la dignité humaine et sont de nature à engager, s'agissant de la période non prescrite, la responsabilité de l'Etat.
En ce qui concerne la période du 6 janvier 2015 au 28 mai 2018 :
7. Il résulte du tableau d'affectation en cellule rectifié produit par le ministre devant la Cour, que M. A... était, au cours de cette période, affecté dans une cellule rénovée de 10,78 m2 avec un seul codétenu, selon un régime de détention dit " portes ouvertes ", lui permettant de disposer de la clé de sa cellule, de circuler dans le bâtiment entre 5 h 00 et 18 h 05 et d'accéder à la cour de promenade le matin, le midi et l'après-midi. Il en résulte également que M. A... travaillait comme auxiliaire de cuisine au sein du centre de détention. Ainsi, il résulte de l'instruction que, contrairement à ce qu'il prétend, M. A... n'était pas, au cours de cette période, contraint de passer plus de 20 heures par jour en cellule. En outre, il résulte des documents produits par le ministre que les cellules ont été rénovées par le remplacement des réseaux d'adduction d'eau afin de remédier à l'impureté de l'eau qui avait été relevée par le contrôleur général des lieux de privation de liberté lors de l'inspection réalisée en décembre 2012, et la pose de carrelage au sol et dans les sanitaires, qui comprennent un bac à douche et des toilettes séparées par une cloison partielle en contreplaqué et un rideau du reste de la cellule. Si l'intéressé soutient, sans plus de précision, que la luminosité naturelle des cellules était insuffisante, il résulte de l'instruction que les cellules de 10,78 m² disposent de deux fenêtres de 80 cm de hauteur et 1,85 m de longueur. L'intéressé n'est pas non plus fondé à soutenir que l'absence d'abattant sur les toilettes constituerait un risque pour l'hygiène des détenus, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'administration ne respecterait pas la fréquence à laquelle doivent en principe être distribués aux détenus, qui ont la charge de l'entretien de leurs cellules, les produits nécessaires à cet effet. Il résulte également de l'instruction qu'afin de lutter contre la présence de nuisibles qui prolifèrent en raison du climat tropical et des déchets jetés par les fenêtres par les détenus, l'administration mène des campagnes de désinfection trimestrielles contre les cafards et organise l'intervention hebdomadaire d'une entreprise de dératisation. Ainsi, les conditions de détention de M. A... durant cette période ne caractérisent pas une atteinte à la dignité de la personne humaine.
8. Compte tenu de la nature des manquements relevés et de leur durée, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. A... au titre de la période allant du 1er janvier 2010 au 6 janvier 2015, mais eu égard à la période antérieure pour tenir compte de l'aggravation de l'intensité du préjudice subi au fil du temps, en le fixant à la somme de 7 300 000 francs CFP.
9. Il résulte de tout ce qui précède que le garde des sceaux, ministre de la justice, est seulement fondé à demander que l'indemnité que le tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à verser à M. A... soit ramenée à la somme de 7 300 000 francs CFP.
DECIDE :
Article 1er : La somme de 10 000 000 francs CFP que l'État a été condamné à verser à M. A... par le jugement du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1900366 du 29 mai 2020 est réduite à 7 300 000 francs CFP.
Article 2 : Le jugement du tribunal administratif de la Polynésie française n° 1900366 du 29 mai 2020 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié au garde des sceaux, ministre de la justice et à M. B... A....
Délibéré après l'audience du 24 février 2022, à laquelle siégeaient :
- M. Lapouzade, président de chambre,
- M. Gobeill, premier conseiller,
- M. Doré, premier conseiller.
Rendu public par mise à disposition au greffe, le 24 mars 2022.
Le rapporteur,
F. DORÉLe président,
J. LAPOUZADE
La greffière,
Y. HERBER
La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne, ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
N° 20PA02080 2