Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme E... J..., agissant en son nom propre et en qualité de tutrice de son époux, M. F... J..., ainsi qu'en qualité de représentante légale de leurs deux enfants alors mineurs, Stessie et Sejiyann J..., a demandé au tribunal administratif de la Guadeloupe de condamner la commune du Moule à indemniser les préjudices résultant de l'accident sur la voie publique dont a été victime M. J... le 3 juillet 2014, d'ordonner une expertise afin de déterminer l'étendue des préjudices subis par ce dernier et de condamner la commune du Moule à lui verser, à titre provisionnel, les sommes de 30 000 euros au titre de son préjudice, de 800 000 euros au titre du préjudice subi par M. J... et de 70 000 euros par chacun de leurs enfants.
Par un jugement avant-dire droit n° 1600827 du 2 mars 2017 le tribunal administratif de la Guadeloupe a déclaré la commune du Moule entièrement responsable des conséquences dommageables de l'accident dont a été victime M. J... le 3 mai 2014, l'a condamnée à verser à Mme J... les sommes provisionnelles de 5 000 euros en réparation de son préjudice propre, de 150 000 euros en réparation des préjudices subis par M. J..., de 5 000 euros en réparation des préjudices subis par chacun de leurs enfants mineurs, Stessie et Sejiyann J..., et a ordonné une expertise médicale aux fin d'évaluation des préjudices subis par M. J....
Procédure devant la Cour :
Par une requête et des mémoires enregistrés au greffe de la cour administrative d'appel de Bordeaux le 21 avril 2017, le 5 octobre 2017 et le 20 octobre 2017, la commune du Moule, représentée par Me D..., demande à la cour :
1°) à titre principal, d'annuler le jugement avant-dire droit n° 1600827 du 2 mars 2017 du tribunal administratif de la Guadeloupe et de rejeter les demandes présentées par
Mme J..., en son nom propre et ès-qualité de tutrice de son conjoint et de représentante légale de ses enfants, mineurs ;
2°) à titre subsidiaire, de surseoir à statuer dans l'attente de la communication par
Mme J... de l'enquête de police ou de gendarmerie diligentée après l'accident ;
3°) à titre infiniment subsidiaire, de limiter l'indemnisation des préjudices résultant de l'accident dont a été victime M. J... à hauteur de 20% des préjudices subis ;
4°) de mettre à la charge de Mme J... la somme de 1 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
La commune du Moule soutient que :
- la preuve des circonstances de l'accident dont a été victime M. J... et son imputabilité à l'ouvrage public en cause n'est pas suffisamment rapportée par la seule production des photographies d'une route dont rien ne prouve qu'il s'agit de celle sur laquelle l'accident s'est produit ;
- elle justifie du bon entretien des voies de circulation dépendant de la voirie par la production d'ordres de service et sa responsabilité ne saurait être engagée du fait de la présence sur la chaussée de l'excavation incriminée dont elle ignorait l'existence, faute de preuve suffisante du lien de causalité entre la présence de cette excavation et la chute de moto dont a été victime M. J..., d'un défaut d'entretien normal, le témoignage produit étant ancien et le rapport du SDIS ne mentionnant pas l'existence d'une excavation à l'emplacement de la chute ;
- à supposer que sa responsabilité soit regardée comme engagée, la faute de la victime est totalement exonératoire de sa responsabilité ; l'excavation était en effet visible et la vitesse à laquelle circulait M. J..., qui connaissait les lieux, était excessive ; la victime a manqué à une obligation de prudence et de vigilance, a commis un défaut de maîtrise au sens de l'article R. 413-17 du code pénal ;
- à titre subsidiaire, Mme J... devra produire les différents procès-verbaux de l'enquête menée par les services de police à la suite de l'accident ;
- en tout état de cause, la responsabilité de la commune devra être limitée à 20 % du préjudice compte-tenu de la visibilité de l'excavation, des conditions météorologiques favorables ainsi que de la vitesse excessive à laquelle M. J... circulait.
Par des mémoires en défense et d'appel incident, enregistrés au greffe de la cour administrative d'appel de Bordeaux le 17 juillet 2017, le 12 octobre 2017 et le 1er novembre 2017 et un mémoire enregistré au greffe de la cour administrative d'appel de Paris le
25 décembre 2019, Mme E... J... et Mme K... J... devenue majeure en cours de procédure, représentées par Me C..., concluent dans le dernier état des écritures au rejet de la requête, à l'annulation du jugement en tant qu'il a limité le montant de la provision allouée à Mme E... J... en sa qualité de représentante légale de son époux à la somme de 150 000 euros et à ce que cette somme soit portée à 800 000 euros, à ce qu'une somme de 4 000 euros soit mise à la charge de la commune du Moule en application des dispositions de l'article
L. 761-1 du code de justice administrative.
Les consorts J... soutiennent que :
- l'imputabilité de l'accident litigieux à la présence d'une excavation profonde et non signalée sur la chaussée est établie par les pièces du dossier, notamment le témoignage de
M. B... et l'attestation d'intervention des services de secours sur le lieu de l'accident ;
- les services de police ne sont pas intervenus, en conséquence de quoi il est vain de demander la production de la procédure d'enquête, avant dire droit ;
- l'existence de l'excavation à l'origine de l'accident n'est pas contestée, contestable ; ses dimensions et l'absence de signalisation caractérisent un défaut d'entretien normal de nature à engager la responsabilité de la commune du Moule qui en avait connaissance ;
- aucune faute ne peut être imputée à M. J... dont il n'est pas établi qu'il roulait à une vitesse excessive ;
- la mesure d'expertise doit être confirmée et la somme provisionnelle de 150 000 euros accordée par les premiers juges au titre de l'indemnisation des préjudices liés au déficit fonctionnel et au recours à l'assistance d'une tierce personne, accordée en première instance, doit être portée à 800 000 euros, compte tenu de l'importance des préjudices subis par M. J....
La caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe n'a pas conclu.
Par ordonnance du 1er mars 2019, le président de la section du contentieux du Conseil d'Etat a attribué le jugement de la requête à la cour administrative d'appel de Paris qui l'a enregistrée sous le n° 17PA21278.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
- le code général de la propriété des personnes publique ;
- le code général des collectivités territoriales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme A...,
- les conclusions de Mme Pena, rapporteur public,
- et les observations de Me I... représentant la commune du Moule et de Me G... représentant les Consorts J....
Considérant ce qui suit :
1. Le 3 juillet 2014, aux alentours de 6.30 du matin, alors qu'il circulait en motocyclette, M. J... a été victime d'une chute à la suite de laquelle il a souffert, notamment, d'un grave traumatisme crânien et d'un traumatisme thoracique, sévère. En raison de cet accident, son épouse, ès-qualité de tutrice, a recherché la responsabilité de la commune du Moule devant le tribunal administratif de la Guadeloupe auquel elle a demandé de désigner un expert judiciaire aux fins de détermination de l'étendue du préjudice subi par son conjoint et de mettre à la charge de la commune le versement de provisions au titre des préjudices subis par ce dernier, elle-même et leurs deux enfants en raison de cet accident. Par un jugement avant-dire droit du
2 mars 2017 dont il est fait appel, le tribunal administratif de la Guadeloupe a déclaré la commune du Moule totalement responsable des conséquences dommageables de l'accident dont a été victime M. J... et l'a condamnée à verser à Mme J... les sommes provisionnelles de 5 000 euros au titre de son préjudice propre, de 150 000 euros au titre des préjudices subis par M. J... et de 5 000 euros au titre des préjudices subis par chacun de leurs enfants alors mineurs, Stessie et Sejiyann J... ; les premiers juges ont par ailleurs ordonné une expertise médicale aux fins d'évaluation des préjudices subis par M. J....
Sur le bien-fondé du jugement :
Sur la responsabilité de la commune :
2. Il appartient à l'usager, victime d'un dommage survenu sur un ouvrage public, de rapporter la preuve du lien de cause à effet entre l'ouvrage public et le dommage dont il se plaint. La collectivité en charge de l'ouvrage public doit alors, pour s'exonérer de sa responsabilité, établir la preuve de l'entretien normal de l'ouvrage ou que le dommage est imputable à la faute de la victime ou à la force majeure.
3. En premier lieu, il résulte de l'instruction, notamment du rapport d'intervention du SDIS et des photographies suffisamment probantes versées aux débats, que l'accident de la circulation dont a été victime M. J... est survenu sur la route de la Porte d'Enfer et qu'il trouve son origine dans la présence sur cette route d'une excavation de 120 cm de longueur sur 40 cm de largeur et de plus de 5 cm de profondeur, située au milieu de la chaussée dans sa voie de circulation. Il résulte, par ailleurs, du témoignage de l'automobiliste qui suivait M. J... à une vingtaine de mètres, dont l'ancienneté ne saurait entacher la force probante, que la roue avant de la motocyclette conduite par M. J... s'est enfoncée dans cette excavation ce qui a provoqué le déséquilibre de l'engin puis la chute de son passager, son éjection à une distance de 15 mètres, enfin une violente collision entre sa tête et une pierre. La matérialité des faits, ainsi que le lien de causalité de M. J... et les préjudices subis, sont ainsi établis.
4. En second lieu, d'une part, contrairement à ce que soutient la commune du Moule, la présence, les dimensions et la situation de cette excavation sur la chaussée constituaient un danger excédant ceux que les motocyclistes peuvent s'attendre à rencontrer, la commune ne pouvant utilement se prévaloir d'un ordre de service de réfection de la route de la Porte d'Enfer en date du 6 octobre 2014, c'est-à-dire de travaux réalisés trois mois après les faits ; d'autre part, il n'est pas contesté que le mauvais état de la chaussée en cause n'était pas signalé. Dans ces conditions, compte tenu du danger manifeste que constituait son ouvrage, la commune du Moule ne rapporte pas la preuve qui lui incombe de son entretien normal. Sa responsabilité est, par suite, engagée.
5. En dernier lieu, il n'est pas contesté et résulte de l'instruction que M. J... circulait à 6.30 ou 6.50 du matin au mois de juillet, soit de jour et dans des conditions atmosphériques normales, pour se rendre sur son lieu de travail. Connaissant ainsi nécessairement les lieux pour habiter à proximité, il ne pouvait dès lors ignorer la présence, visible, de l'excavation litigieuse dont l'apparition n'a pu être soudaine. S'il n'est pas établi qu'il circulait à une vitesse excessive au moment des faits, aucune conséquence ne pouvant être tirée en l'état du dossier de la distance entre l'excavation et le point de chute du motocycliste ainsi que de la violence du choc, il résulte en revanche du témoignage produit que M. J... a effectué une manoeuvre de dépassement juste avant d'arriver à la hauteur de l'obstacle. Compte-tenu de ces circonstances et de la nécessaire prudence qui s'impose aux usagers de la voie publique, il sera fait une exacte appréciation des circonstances de l'espèce en retenant à la charge de la victime le tiers des conséquences dommageables de l'accident. Ainsi, la responsabilité de la commune du Moule ne doit être regardée comme engagée que dans la limite des deux tiers, soit 66 %, du préjudice subi par M. J....
Sur le montant de la provision :
6. Il résulte de l'instruction, et notamment du rapport d'une première expertise diligentée par l'assureur de M. J... le 29 octobre 2015, que ce dernier a conservé d'importantes séquelles des suites de l'accident, tant sur le plan physique que cognitif. L'existence d'un déficit fonctionnel permanent, dont l'expert mandaté par l'assureur retient qu'il ne sera pas inférieur à 65%, et le besoin d'une assistance par une tierce personne, notamment pour assurer la surveillance de l'intéressé ainsi que sa stimulation intellectuelle et sociale, ne sont pas sérieusement contestables. Toutefois, dans l'attente de l'expertise ordonnée par les premiers juges et en l'absence de tout élément de nature à établir précisément l'étendue de ces préjudices, les consorts J... ne démontrent pas que ces derniers en auraient fait une estimation erronée. Dès lors, ils ne sont pas fondés à demander une majoration de l'évaluation servant de base à la fixation de l'indemnité provisionnelle des préjudices subis par M. J....
7. En conséquence de ce qui a été dit au point 5, l'indemnité versée à titre provisionnel en réparation des préjudices de M. J... doit être ramenée à 100 000 euros et celles allouées respectivement à Mme J... et aux deux enfants du couple à 3 300 euros chacun.
8. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de faire droit à la demande de communication d'une procédure d'enquête judiciaire dont l'existence n'est au demeurant pas avérée, que la commune du Moule est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de la Guadeloupe a mis à sa charge la somme totale de
170 000 euros à verser à Mme J... en son nom propre et es qualité, à titre de provisions.
Sur les frais d'instance :
9. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge des consorts J... une indemnité en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative. Les mêmes dispositions font également obstacle à ce que la commune du Moule, qui n'a pas dans la présente instance la qualité de partie perdante, verse aux consorts J... une somme au même titre.
D E C I D E :
Article 1er : Les sommes provisionnelles de 150 000 euros, 5 000 euros, 5 000 euros et
5 000 euros que la commune du Moule a été condamnée à verser, respectivement, en réparation des préjudices subis par M. F... J..., Mme E... J..., Stessie J... et Sejiyann J... sont respectivement ramenées à 100 000 euros, 3 300 euros, 3 300 euros et 3 300 euros.
Article 2 : Le jugement n°1600827 du 2 mars 2017 du tribunal administratif de la Guadeloupe est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.
Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête de la commune du Moule et des conclusions présentées par les consorts J... est rejetée.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la commune du Moule, à Mme E... J... et à Mme K... J... ainsi qu'à la caisse générale de sécurité sociale de la Guadeloupe.
Délibéré après l'audience publique du 7 janvier 2020 à laquelle siégeaient :
- M. H..., premier vice-président,
- M. Bernier, président assesseur,
- Mme Mornet, premier conseiller.
Lu en audience publique le 21 janvier 2020.
Le rapporteur,
M-L... A... Le président,
M. H...
Le greffier,
N. DAHMANI
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
5
N° 10PA03855
2
N° 17PA21278