Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La galerie Brimo de Laroussilhe a demandé au Tribunal administratif de Paris de surseoir à statuer dans l'attente de la décision définitive de l'autorité judiciaire sur la question de la propriété du fragment du jubé gothique de la cathédrale de Chartres, dit " fragment à l'aigle ", d'annuler la décision du 12 mars 2007 par laquelle le directeur de l'architecture et du patrimoine du ministère de la culture et de la communication a refusé de lui délivrer un certificat pour l'exportation de ce fragment et d'enjoindre à la ministre de la culture et de la communication de délivrer ce certificat d'exportation, dans un délai de quinze jours à compter de la notification du jugement à intervenir, sous astreinte de 3 000 euros par jour de retard.
Par un jugement n° 0707297/4-1 du 29 juin 2017, le Tribunal administratif de Paris a rejeté cette demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et trois mémoires complémentaires enregistrés respectivement les
24 août 2017, 27 avril 2018, 12 juillet 2018 et 13 septembre 2018, la galerie Brimo de Laroussilhe représentée par Mes Brochier et Savoie, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du Tribunal administratif de Paris n° 0707297/4-1 du
29 juin 2017.
2°) d'annuler la décision du 12 mars 2007 par laquelle la ministre de la culture et de la communication a refusé de délivrer un certificat pour permettre l'exportation du fragment du jubé de la cathédrale de Chartres qu'elle détient.
3°) de mettre à la charge de l'Etat une somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
4°) de surseoir à statuer jusqu'à ce que la juridiction judiciaire se prononce de manière définitive sur l'action en revendication engagée par l'Etat.
Elle soutient que :
- le Tribunal administratif de Paris aurait dû surseoir à statuer dans l'attente que l'autorité judiciaire ait définitivement statué sur la question de la propriété du fragment du jubé gothique de la cathédrale de Chartres, dit " fragment à l'aigle ", cette question déterminant la solution du présent litige ;
- le jugement est insuffisamment motivé ;
- la décision attaquée est entachée d'une incompétence de son signataire ;
- elle est entachée d'une erreur dans la qualification juridique du bien en cause, le fragment du Jubé de la cathédrale de Chartres que la galerie possède ne pouvant être regardé comme appartenant au domaine public ;
- les dispositions de l'article L. 121-1 du code du patrimoine ont été méconnues ;
- la décision attaquée est entachée d'un détournement de procédure et de pouvoir ;
- elle méconnaît l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
Par un mémoire en défense et deux mémoires complémentaires, enregistrés les 9 mars, 15 juin et 19 novembre 2018, le ministre de la culture conclut au rejet de la requête.
Elle soutient qu'aucun des moyens de la requête n'est fondé.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et son premier protocole additionnel ;
- la charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne ;
- l'Edit de Moulins de février 1566 ;
- le décret de l'Assemblée constituante du 2 novembre 1789 portant sur la nationalisation des biens du clergé ;
- le décret des 28 novembre et 1er décembre 1790 relatif aux domaines nationaux, aux échanges et concessions et aux apanages ;
- le code civil ;
- le code général de la propriété des personnes publiques ;
- le code du patrimoine ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme d'Argenlieu,
- les conclusions de Mme Oriol, rapporteur public,
- et les observations de Me C...pour la galerie Brimo de Laroussilhe.
Considérant ce qui suit :
1. La galerie Brimo de Laroussilhe a fait l'acquisition en 2002 d'une pierre sculptée longue de 1,63 mètre et haute de 48 centimètres, dont il est avéré qu'elle constitue un fragment du jubé gothique de la cathédrale de Chartres. Cette pierre, désignée comme étant le "fragment à l'aigle" du fait de son iconographie, correspond à la partie supérieure d'un autre relief fragmentaire conservé dans le dépôt lapidaire de la cathédrale de Chartres intitulé le "fragment à l'ange", les deux panneaux réunis représentant "l'Agneau divin". La galerie Brimo de Laroussilhe a demandé au ministre de la culture et de la communication, le 26 mai 2003, la délivrance d'une autorisation pour l'exportation du "fragment à l'aigle". Par un arrêté du 5 septembre 2003, le ministre de la culture et de la communication a refusé de délivrer ce certificat en raison du caractère de "trésor national" du bien en cause. Par une lettre du 12 février 2007, la direction de 1'architecture et du patrimoine a finalement fait savoir à la galerie Brimo de Laroussilhe que ce fragment appartenait au domaine public de l'Etat et l'a mise en demeure de lui restituer ce bien. Cette galerie, s'estimant propriétaire du bien, a refusé de le restituer. Le directeur de l'architecture et du patrimoine du ministère de la culture et de la communication, réaffirmant l'appartenance au domaine public du bien en litige, a, par une décision du 12 mars 2007, refusé de délivrer le certificat d'exportation sollicité. La galerie Brimo de Laroussilhe fait appel du jugement du 29 juin 2017 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation de ce refus.
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. En premier lieu, il n'appartient qu'à la juridiction administrative de se prononcer sur l'existence, l'étendue et les limites du domaine public sauf à renvoyer à l'autorité judiciaire la solution d'une question préjudicielle de propriété lorsque, à l'appui de la contestation, sont invoqués des titres privés dont l'examen soulève une difficulté sérieuse. Le présent litige porte uniquement sur l'examen de la légalité d'un refus de certificat d'exportation d'un fragment du jubé gothique de la cathédrale de Chartres, qui est lié au préalable à la question de l'appartenance ou non de ce bien au domaine public. Aucun titre de propriété de droit privé dont l'examen soulèverait une difficulté sérieuse n'a au demeurant été invoqué. Les premiers juges pouvaient donc, sans se méprendre sur l'étendue de leur compétence, statuer sur ce litige sans renvoyer à l'autorité judiciaire le soin de trancher une question préjudicielle relative à la propriété dudit bien.
3. En second lieu, l'article L. 9 du code de justice administrative dispose que : " Les jugements sont motivés ". Les premiers juges, qui n'étaient pas tenus de répondre à l'ensemble des arguments soulevés devant eux, pouvaient, sans entacher leur jugement d'une insuffisance de motivation, se fonder principalement sur l'expertise judiciaire ordonnée par le Tribunal de grande instance, versée au dossier, pour trancher la question de savoir si le bien en litige appartient ou non au domaine public de l'Etat. Par suite, le moyen tiré de ce que le jugement dont il est fait appel méconnaîtrait l'article L. 9 du code de justice administrative doit être écarté.
Sur le fond :
4. Aux termes de l'article L. 111-2 du code du patrimoine : " L'exportation temporaire ou définitive hors du territoire douanier des biens culturels, autres que les trésors nationaux, qui présentent un intérêt historique, artistique ou archéologique et entrent dans l'une des catégories définies par décret en Conseil d'Etat est subordonnée à l'obtention d'un certificat délivré par l'autorité administrative. Ce certificat atteste à titre permanent que le bien n'a pas le caractère de trésor national (...) ".
5. L'édit de Moulins de février 1566 a consacré le principe de l'inaliénabilité du domaine de la Couronne. Le décret de l'Assemblée constituante du 2 novembre 1789 susvisé a mis tous ces biens, ainsi que ceux du clergé " à la disposition de la Nation ". L'Assemblée constituante a, quant à elle, précisé, au point 4 du préambule du décret des 28 novembre et 1er décembre 1790 susvisé, " que toute concession, toute distraction du domaine public, est essentiellement nulle et révocable, si elle est faite sans le concours de la nation ; qu'elle conserve sur les biens ainsi distraits la même autorité et les mêmes droits que sur ceux qui sont restés dans ses mains ; que ce principe, qu'aucun laps de temps ne peut affaiblir, dont aucune formalité ne peut éluder l'effet, s'étend à tous les objets détachés du domaine national, sans aucune exception ". L'article 8 de ce décret ajoute que : " Les domaines nationaux et les droits qui en dépendent sont et demeurent... ; mais ils peuvent être vendus et aliénés (...) en vertu d'un décret formel du corps législatif, sanctionné par le Roi ". Aux termes de l'article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques, applicable à la date des décisions attaquées : " Sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l'histoire, de l'art, de l'archéologie, de la science ou de la technique (inaliénables, sans le consentement ou le concours de la nation) ". L'article L. 3111-1 du même code, déclaré conforme à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel n° 2018-743 du 26 octobre 2018, ajoute que : " Les biens des personnes publiques (inaliénables, sans le consentement ou le concours de la nation), qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles ". Il résulte de l'ensemble de ces dispositions combinées que le principe d'inaliénabilité, consacré pour les biens appartenant au domaine de la Couronne par l'édit de Moulins de février 1566, a été réaffirmé par le décret de l'Assemblée constituante du 2 novembre 1789 et étendu à l'ensemble des biens du clergé, meubles ou immeubles, qui, étant " mis à la disposition de la Nation ", ont ainsi intégré à cette date, au même titre que les biens de la Couronne, le domaine public national. En l'absence d'autorisation législative préalable formelle de sortie, prise sur le fondement du décret de l'Assemblée constituante des 28 novembre et 1er décembre 1790, ces biens inaliénables et imprescriptibles ne peuvent être l'objet de la prescription acquisitive prévue par l'article 36 de ce texte, ni par les règles de prescription ultérieurement instituées par le code civil. Ainsi, lorsqu'un bien a été incorporé au domaine public, il ne cesse d'appartenir à ce domaine, sauf décision expresse de déclassement. Par l'effet du principe d'inaliénabilité, toute cession d'un bien du domaine public non déclassé est nulle, les acquéreurs, même de bonne foi, étant tenus de le restituer.
6. En premier lieu, la galerie Brimo de Laroussilhe fait valoir à l'appui de sa demande que le " fragment à l'aigle " a été extrait en 1763 de la cathédrale de Chartres, alors que l'Eglise en était encore propriétaire, afin d'être réutilisé pour des chantiers privés et qu'ainsi, il n'a pu intégrer le domaine public national étendu aux biens du clergé en 1789.
7. Il ressort du rapport d'expertise judiciaire établi par M. A...daté du 28 novembre 2013, versé au dossier, qu'un usage profane des pierres consacrées était, à l'époque considérée, inenvisageable. La note du 15 février 2007 rendant compte des analyses scientifiques effectuées par la direction de l'architecture et du patrimoine du ministère de la culture fait apparaître que des traces de mortier rose, identique à celui identifié sur les morceaux du jubé ayant été récupérés après 1763 pour paver le choeur de la cathédrale, ont été relevées sur le " fragment à l'aigle ". L'utilisation de ce fragment comme pierre de dallage permet de réfuter l'hypothèse, défendue par l'appelante, de son usage comme dalle sans mortier à l'extérieur de la cathédrale. En tout état de cause, si la pierre avait été utilisée sans mortier, elle aurait été couverte de points de cisaillement, ce qui n'est pas le cas. Il apparaît également que le revers de la pierre présentait des marques d'usure dues manifestement au piétinement des fidèles, d'autres fragments ayant servi au pavement de la cathédrale présentant des marques similaires. En outre, la pierre d'origine symbolisant " l'Agneau divin ", composée de l'agneau au centre avec dans sa partie basse le " fragment à l'ange ", dont il est certain qu'il a été utilisé comme dalle, et dans sa partie haute le " fragment à l'aigle ", a été taillée en deux morceaux parfaitement identiques, ce qui confirme également la thèse selon laquelle ce second fragment a fait l'objet du même usage que le premier. Enfin, si la galerie fait encore état de ce que le " fragment à l'aigle " correspondrait à celui donné au chanoine B...en 1765, cette hypothèse est exclue par le rapport d'expertise. En effet, la pierre offerte au chanoine était une pierre tendre, tandis que le " fragment à l'aigle " est constitué d'une pierre dure de type liais de Paris. Il ressort de tous ces éléments que le " fragment à l'aigle " doit être regardé comme ayant été utilisé, dès 1763, à usage de pierre de dallage et maintenu sur place pendant plusieurs dizaines d'années, ainsi qu'en attestent les importantes traces d'usure relevées par l'expert. Dans ces conditions, le fragment en litige a nécessairement été extrait de l'édifice religieux non pas antérieurement mais postérieurement à 1789, date à laquelle il a intégré le domaine public national, l'appelante ne faisant aucunement état d'une autorisation législative préalable formelle de sortie, prise sur le fondement du décret de l'Assemblée constituante des 28 novembre et 1er décembre 1790, ou d'un déclassement. Par suite, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres hypothèses débattues par les parties d'une éventuelle sortie de l'édifice au cours des années 1791/1792, ou postérieurement à l'année 1836, la ministre de la culture et de la communication n'a pas commis d'erreur de droit ni d'appréciation au regard de l'article L. 111-2 précité du code du patrimoine en refusant de délivrer le certificat d'exportation sollicité par la galerie Brimo de Laroussilhe au motif que le " fragment à l'aigle " appartient au domaine public national.
8. En deuxième lieu, la ministre de la culture était tenue de refuser de délivrer un certificat pour l'exportation d'un bien appartenant au domaine public. Par suite, les moyens tirés de l'incompétence de l'auteur de l'acte, de l'existence d'erreurs de droit et d'appréciation qui auraient été commises par la ministre de la culture et de la communication au regard de l'article L. 121-1 du code du patrimoine relatif aux biens culturels présentant le caractère de trésor national et d'un détournement de pouvoir et de procédure doivent être écartés comme étant inopérants.
9. En troisième et dernier lieu, aux termes de l'article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. / Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes ". Il résulte de ce qui précède que le refus contesté de certificat d'exportation n'a pas privé la galerie Brimo de Laroussilhe de la propriété dont elle se prévaut, dès lors que l'objet du présent litige n'a, depuis 1789, jamais cessé d'appartenir au domaine public et ne lui a dès lors jamais appartenu. Si la galerie Brimo de Laroussilhe fait valoir qu'elle a été privée de la jouissance du " fragment à l'aigle " pendant dix ans du fait du refus de certificat en litige, ce refus n'a pas rompu l'équilibre entre l'intérêt public qui s'attache à la conservation dans le domaine public du " fragment à l'aigle ", dont la grande valeur historique et artistique n'est pas contestée, et les intérêts privés de sa détentrice. Par suite, le moyen tiré de ce que la ministre de la culture et de la communication aurait, par sa décision, méconnu les stipulations précitées du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté.
10. Il résulte de tout ce qui précède que la galerie Brimo de Laroussilhe n'est pas fondée à se plaindre que, par le jugement attaqué, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à l'annulation du refus de certificat d'exportation du 12 mars 2007. Par voie de conséquence, les conclusions présentées par cette galerie sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.
DECIDE :
Article 1er : La requête de la galerie Brimo de Laroussilhe est rejetée.
Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à la galerie Brimo de Laroussilhe et au ministre de la culture.
Délibéré après l'audience du 7 janvier 2019, à laquelle siégeaient :
- M. Even, président de chambre,
- Mme Hamon, président assesseur,
- Mme d'Argenlieu, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 29 janvier 2019.
Le rapporteur,
L. d'ARGENLIEULe président,
B. EVEN
Le greffier,
S. GASPAR
La République mande et ordonne au ministre de la culture, en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 17PA02928