Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. D...a demandé au tribunal administratif de la Polynésie française de condamner l'Etat à lui verser une indemnité de 1 325 000 F CFP en réparation du préjudice qu'il a subi du fait de ses conditions de détention au centre pénitentiaire de Nuutania.
Par un jugement n° 1600463 du 10 avril 2018, le tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à verser à M. C...une indemnité de 365 500 F CFP et rejeté le surplus des conclusions de la demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête enregistrée le 26 juin 2018, M. C..., représenté par Me B..., demande à la Cour :
1°) de réformer le jugement n° 1600463 du 10 avril 2018 du tribunal administratif de la Polynésie française ;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 1 425 000 F CFP en réparation du préjudice subi du fait de ses conditions de détention et de dire que cette somme devra être versée sur le compte CARPA de son conseil ;
3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 226 000 F CFP, sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
M. C...soutient que :
- le jugement n'est pas suffisamment motivé s'agissant de la prescription ;
- ses conditions de détention au centre pénitentiaire constituent un traitement inhumain et dégradant au sens de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- quand bien même ses conditions de détention n'atteindraient pas le niveau de gravité requis pour emporter une violation de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, elles constitueraient néanmoins une méconnaissance de l'article 8 de cette convention et de l'article 9 du code civil ;
- la responsabilité de l'Etat est engagée pour faute ;
- le préjudice moral qu'il a subi du fait de ses conditions de détention doit être indemnisé à hauteur de 1 425 000 F CFP ;
- la prescription quadriennale ne peut lui être opposée, dès lors que seule la fin de la détention ou la mise en conformité des conditions de détention est susceptible de constituer le point de départ du délai de prescription, qu'il ignorait l'existence de sa créance et que sa requête en référé a interrompu le délai.
Par un mémoire en défense et un appel incident enregistrés le 23 novembre 2018, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut à l'annulation du jugement n° 1600463 du 10 avril 2018 du tribunal administratif de la Polynésie française et au rejet de la demande de M.C....
Le ministre soutient que :
- les motifs et le dispositif du jugement sont contradictoires ;
- les moyens invoqués ne sont pas fondés.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code civil ;
- le code de procédure pénale ;
- la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 ;
- la loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Platillero ;
- et les conclusions de Mme Nguyên Duy, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M.C..., incarcéré au centre pénitentiaire de Nuutania à Faa'a du 24 juin 2010 au 14 mars 2015, a demandé à l'État de l'indemniser du préjudice moral que lui ont causé ses conditions de détention dans cet établissement. M. C...fait appel du jugement du 10 avril 2018 par lequel le tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à lui verser une indemnité de 365 500 F CFP et rejeté le surplus des conclusions de sa demande. Par un appel incident, le garde des sceaux, ministre de la justice conclut à l'annulation du même jugement et au rejet de la demande de M.C....
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Dans ses motifs, le jugement attaqué mentionne que l'Etat doit être condamné au versement d'une indemnité de 304 100 F CFP au profit de M.C.... L'article 1er de ce jugement condamne toutefois l'Etat à verser à l'intéressé une somme de 365 500 F FCP. Ainsi que le soutient le garde des sceaux, ministre de la justice, cette contrariété entre les motifs du jugement et son dispositif entache sa régularité. Par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner le moyen d'irrégularité invoqué par M.C..., ce jugement doit être annulé.
3. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par M. C...devant le tribunal administratif de la Polynésie française.
Sur la prescription quadriennale :
4. L'article 1er de la loi du 31 décembre 1968 dispose : " Sont prescrites au profit de l'Etat, des départements et des communes, sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n'ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l'année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis (...) ". Aux termes de l'article 2 de la même loi : " La prescription est interrompue par : / Toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l'autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l'existence ou au paiement de la créance alors même que l'administration saisie n'est pas celle qui aura finalement la charge du règlement. / Toute communication écrite d'une administration intéressée, même si cette communication n'a pas été faite directement au créancier qui s'en prévaut, dès lors que cette communication a trait au fait générateur, à l'existence, au montant ou au paiement de la créance (...) ". Aux termes de son article 3 : " La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l'intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l'existence de sa créance ou de la créance de celui qu'il représente légalement ". Lorsque la responsabilité d'une personne publique est recherchée, les droits de créance invoqués en vue d'obtenir l'indemnisation des préjudices doivent être regardés comme acquis, au sens de ces dispositions, à la date à laquelle la réalité et l'étendue de ces préjudices ont été entièrement révélées, ces préjudices étant connus et pouvant être exactement mesurés. La créance indemnitaire relative à la réparation d'un préjudice présentant un caractère continu et évolutif doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Dans ce cas, le délai de prescription de la créance relative à une année court, sous réserve des cas visés à l'article 3 précité, à compter du 1er janvier de l'année suivante, à la condition qu'à cette date le préjudice subi au cours de cette année puisse être mesuré.
5. Le préjudice moral subi par un détenu à raison de conditions de détention attentatoires à la dignité humaine revêt un caractère continu et évolutif. Par ailleurs, rien ne fait obstacle à ce que ce préjudice soit mesuré dès qu'il a été subi. Il s'ensuit que la créance indemnitaire qui résulte de ce préjudice doit être rattachée, dans la mesure où il s'y rapporte, à chacune des années au cours desquelles il a été subi. M.C..., incarcéré du 24 juin 2010 au 14 mars 2015, n'a déposé un référé provision relatif à ses conditions de détention, interrompant le cours de la prescription quadriennale, que le 26 mai 2015. Il s'ensuit que le garde des sceaux, ministre de la justice, est fondé à opposer la prescription quadriennale à la créance de l'intéressé correspondant à la période du 24 juin 2010 au 31 décembre 2010.
Sur les conclusions indemnitaires :
6. L'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales stipule : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article 22 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 : " L'administration pénitentiaire garantit à toute personne détenue le respect de sa dignité et de ses droits (...) ". Aux termes de l'article D. 189 du code de procédure pénale : " À l'égard de toutes les personnes qui lui sont confiées par l'autorité judiciaire, à quelque titre que ce soit, le service public pénitentiaire assure le respect de la dignité inhérente à la personne humaine et prend toutes les mesures destinées à faciliter leur réinsertion sociale ". Aux termes de l'article D. 349 du même code : " L'incarcération doit être subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité, tant en ce qui concerne l'aménagement et l'entretien des bâtiments, le fonctionnement des services économiques et l'organisation du travail, que l'application des règles de propreté individuelle et la pratique des exercices physiques ". En vertu des articles D. 350 et D. 351 du même code, d'une part, " les locaux de détention et, en particulier, ceux qui sont destinés au logement, doivent répondre aux exigences de l'hygiène, compte tenu du climat, notamment en ce qui concerne le cubage d'air, l'éclairage, le chauffage et l'aération " et, d'autre part, " dans tout local où les détenus séjournent, les fenêtres doivent être suffisamment grandes pour que ceux-ci puissent lire et travailler à la lumière naturelle. L'agencement de ces fenêtres doit permettre l'entrée d'air frais. La lumière artificielle doit être suffisante pour permettre aux détenus de lire ou de travailler sans altérer leur vue. Les installations sanitaires doivent être propres et décentes. Elles doivent être réparties d'une façon convenable et leur nombre proportionné à l'effectif des détenus ".
7. En raison de la situation d'entière dépendance des personnes détenues vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, l'appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention dépend notamment de leur vulnérabilité, appréciée compte tenu de leur âge, de leur état de santé, de leur personnalité et, le cas échéant, de leur handicap, ainsi que de la nature et de la durée des manquements constatés et eu égard aux contraintes qu'implique le maintien de la sécurité et du bon ordre dans les établissements pénitentiaires. Les conditions de détention s'apprécient au regard de l'espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l'intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l'accès à la lumière, de l'hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l'aune de ces critères et des dispositions précitées du code de procédure pénale, révèlent l'existence d'une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu'il incombe à l'Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l'intensité du préjudice subi.
8. Il résulte de l'instruction que, s'il n'est pas contesté que M. C...n'a pas séjourné dans l'établissement pénitentiaire mais en unité d'hospitalisation du 24 juin 2010 au 23 février 2012, il a été incarcéré, du 24 février 2012 au 22 juillet 2014, à l'exception de la période du 4 au 13 juin 2012 où il était également en unité d'hospitalisation, dans des cellules non complètement rénovées du centre pénitentiaire de Nuutania, dans des conditions d'insalubrité, caractérisées par la chaleur et l'humidité dues au climat local, l'absence de système d'aération et d'isolation des toilettes, le manque de lumière naturelle, l'impureté de l'eau transitant par des tuyauteries vétustes et la présence occasionnelle de rats et de cafards, qui ne sont pas contestées par l'administration. Dans ces circonstances, les conditions de détention de M. C... pendant cette période de près de vingt-neuf mois doivent être regardées comme attentatoires à la dignité humaine.
9. En revanche, il résulte de l'instruction, et notamment des écritures non contestées du ministre en première instance, que M. C...a été incarcéré du 22 juillet 2014 au 14 mars 2015 dans des cellules du bâtiment B du centre pénitentiaire lui offrant plus de 3 m² d'espace personnel, bâtiment dont la rénovation s'est achevée le 22 juillet 2014. Il ressort des documents produits par le ministre de la justice que les cellules ont été rénovées par le remplacement des réseaux d'adduction d'eau afin de remédier à l'impureté de l'eau qui avait été relevée par le contrôleur général des lieux de privation de liberté lors de l'inspection réalisée en décembre 2012, et la pose de carrelage au sol et dans les sanitaires, qui comprennent un bac à douche et des toilettes séparées par une cloison partielle en contreplaqué et un rideau du reste de la cellule. Si le requérant soutient, sans plus de précision, que la luminosité naturelle des cellules était insuffisante, il résulte de l'instruction que les cellules de 10,78 m² disposent de deux fenêtres de 80 cm de hauteur et 1,85 m de longueur et que les cellules de 5,18 m² sont équipées d'une fenêtre de mêmes dimensions. Le requérant n'est pas non plus fondé à soutenir que l'absence d'abattant sur les toilettes constituerait un risque pour l'hygiène des détenus, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction que l'administration ne respecterait pas la fréquence à laquelle doivent en principe être distribués aux détenus, qui ont la charge de l'entretien de leurs cellules, les produits nécessaires à cet effet. Si M. C...conteste le dispositif de cloisonnement des toilettes, il ne résulte pas de l'instruction que le requérant aurait occupé des cellules rénovées avec un codétenu et aurait subi un préjudice du fait du dispositif prévu. Il résulte également de l'instruction qu'afin de lutter contre la présence de nuisibles qui prolifèrent en raison du climat tropical et des déchets jetés par les fenêtres par les détenus, l'administration mène des campagnes de désinfection trimestrielles contre les cafards et organise l'intervention hebdomadaire d'une entreprise de dératisation. Il est également constant que le requérant était autorisé à sortir de sa cellule plusieurs heures par jour.
10. Il résulte de ce qui précède que la responsabilité de l'Etat doit être engagée pour la période de détention mentionnée au point 8. Compte tenu, d'une part, de la nature des manquements relevés et de leur durée, et, d'autre part, de la circonstance qu'ils n'ont pas été précédés d'une période de détention dans des conditions analogues, dès lors qu'il n'est pas contesté que M. C...séjournait en unité d'hospitalisation au cours de la période prescrite, il y a ainsi lieu, eu égard à l'aggravation de l'intensité du préjudice subi au fil du temps et de l'état de santé de l'intéressé, de faire une juste appréciation du préjudice subi par M. C...en lui accordant une indemnité globale de 910 000 F CFP. Toutefois, par une ordonnance du 15 juin 2015, le président du tribunal administratif de la Polynésie française a condamné l'Etat à verser à M. C...à titre de provision la somme de 334 400 F CFP. Par suite, l'Etat doit seulement être condamné à verser à M. C...la somme de 575 600 F CFP. Il n'appartient pas au juge de préciser les modalités de versement de cette indemnité.
11. Il résulte de tout ce qui précède que M. C... est seulement fondé à demander la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 575 600 F CFP.
Sur les conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
12. Il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat, qui est la partie perdante dans la présente instance, une somme de 150 000 F CFP au titre des frais exposés par M. C...en première instance et en appel, sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
DÉCIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1600463 du 10 avril 2018 du tribunal administratif de la Polynésie française est annulé.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. C...la somme de 575 600 F CFP.
Article 3 : L'Etat versera à M. C...la somme de 150 000 F CFP sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la demande de première instance et de la requête est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. D...et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera adressée au haut-commissaire de la République en Polynésie française.
Délibéré après l'audience du 10 janvier 2019, à laquelle siégeaient :
- Mme Pellissier, présidente de chambre,
- M. Diémert, président-assesseur,
- M. Platillero, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 24 janvier 2019.
Le rapporteur,
F. PLATILLEROLa présidente,
S. PELLISSIERLe greffier,
M. A...La République mande et ordonne au garde des sceaux, ministre de la justice en ce qui le concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 18PA02175