Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La Société internationale de diffusion et d'édition (SIDE) a demandé au Tribunal administratif de Paris de condamner l'Etat à lui verser la somme de 20 427 857 euros en réparation du préjudice qu'elle a subi du fait de l'octroi d'une aide illégale à la coopérative d'exportation du livre français (CELF), ou de désigner un expert pour déterminer son préjudice, et de lui verser une provision de 10 000 000 d'euros.
Par un jugement n° 0911778/7-1 du 15 décembre 2011, le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et des mémoires enregistrés le 14 février 2012 et le 2 décembre 2013, la SIDE, représentée par MeB..., demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement du Tribunal administratif de Paris n° 0911778/7-1 du
15 décembre 2011;
2°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 20 427 857 euros ;
3°) à titre subsidiaire, d'ordonner une expertise ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- le tribunal administratif a méconnu l'article 6 paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en ne respectant pas un délai de jugement raisonnable ;
- le tribunal administratif ayant refusé de diligenter une expertise, elle a été privée de son droit à un recours effectif ;
- la Cour doit demander à la ministre de la culture et de la communication et au liquidateur du CELF de produire les pièces comptables relatives à la période de versement de l'aide entre le 1er janvier 1980 et le 31 décembre 2001 ;
- étant avec le CELF le principal opérateur sur le marché de la commission à l'exportation de livres en langue française, les aides illégales versées par l'Etat lui ont directement causé un préjudice.
Par un mémoire en défense enregistré le 11 octobre 2013, la ministre de la culture et de la communication, représentée par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 6 000 euros soit mise à la charge de la SIDE sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle soutient que :
- la requête se heurte à l'autorité de la chose jugée définitivement par la Cour le
5 octobre 2004 ;
- les moyens soulevés par la SIDE ne sont pas fondés.
Par un arrêt n° 12PA00767 du 12 mai 2014, la Cour a rejeté la requête de la SIDE.
Par une décision n° 382427 du 13 janvier 2017, le Conseil d'Etat, saisi par la SIDE, a annulé cet arrêt et renvoyé l'affaire devant la Cour.
Par des mémoires enregistrés le 27 février 2017 et le 15 décembre 2017 la SIDE a déclaré maintenir les conclusions de sa requête.
Par des mémoires enregistrés les 12 décembre 2017 et 8 janvier 2018, la ministre de la culture et de la communication, représentée par la SELARL D4 avocats associés, conclut au rejet de la requête et à ce que la somme de 15 000 euros soit mise à la charge de la SIDE sur le fondement de l'article L.761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne ;
- la communication de la Commission 2009/C 85/01 relative à l'application des règles en matière d'aides d'Etat par les juridictions nationales ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Hamon,
- les conclusions de Mme Oriol, rapporteur public,
- les observations de Me B...pour la SIDE ;
- et les observations de Me A...pour la ministre de la culture.
Considérant ce qui suit :
1. La coopérative d'exportation des livres français (CELF), qui exerçait l'activité de commissionnaire à l'exportation de livres de langue française, a bénéficié, entre 1980 et 2001, de subventions de la part de l'Etat, destinées, notamment, à favoriser les commandes de faible montant émanant de libraires situés à l'étranger. Par une décision du 14 décembre 2010, devenue définitive, la Commission européenne a estimé que ces aides avaient été octroyées illégalement, à défaut de notification par les autorités françaises, et parce qu'elles n'étaient pas compatibles avec le marché intérieur, dès lors qu'il n'était pas démontré qu'elles respectaient le critère de proportionnalité au regard des surcoûts invoqués en matière de petites commandes.
2. Parallèlement à ces procédures, la SIDE a saisi la juridiction administrative française de recours tendant à ce qu'il soit mis fin au versement des aides, à ce qu'il soit enjoint à l'Etat de procéder à la récupération des montants versés à la CELF et à ce que l'Etat soit condamné à réparer le préjudice qu'elle estime avoir subi. Par un premier arrêt du 5 octobre 2004, devenu définitif, la présente Cour a, notamment, rejeté ses conclusions indemnitaires au motif que si l'aide n'avait pas été notifiée à la Commission européenne, en méconnaissance de l'article 93 du Traité de Rome, la Commission l'avait estimée compatible avec le marché intérieur. A la suite de l'intervention de l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 12 février 2008, statuant sur des questions préjudicielles dont l'avait saisie le Conseil d'Etat, la SIDE a estimé que lui était reconnu un droit à obtenir réparation du préjudice causé par l'illégalité de l'aide. Elle a en conséquence saisi à nouveau le ministre chargé de la culture, puis le Tribunal administratif de Paris, d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat à l'indemniser. Par un jugement du
15 décembre 2011, ce tribunal a rejeté cette demande au motif que, si l'Etat avait commis une faute en accordant à la CELF une aide d'Etat non notifiée préalablement à la Commission, incompatible avec le marché intérieur, le lien de causalité entre cette faute et le préjudice commercial allégué par la société SIDE n'était pas établi. La Cour, saisie par la SIDE d'un appel dirigé contre ce jugement, a rejeté la requête au motif que le lien de causalité entre la faute commise par l'Etat du fait de l'illégalité de cette aide et les préjudices allégués n'était pas établi par la SIDE, et qu'une expertise et des mesures d'instruction ne pouvaient permettre d'établir ce lien de causalité. Par une décision n° 382427 du 13 janvier 2017, le Conseil d'Etat, saisi par la SIDE, a annulé cet arrêt au motif que la Cour avait ainsi méconnu son office en refusant d'ordonner les mesures d'instruction sollicitées par la société requérante, au seul motif, s'agissant de la demande de production de la comptabilité de la CELF auprès du liquidateur de cet organisme, que ce liquidateur n'était pas partie à l'instance. Il a en conséquence renvoyé l'affaire devant la Cour.
Sur la régularité du jugement attaqué :
3. En premier lieu, si la SIDE soutient que les premiers juges auraient statué dans un délai déraisonnable, la méconnaissance de l'obligation de statuer dans un délai raisonnable est par elle-même sans incidence sur la régularité du jugement rendu à l'issue de ce délai.
4. En second lieu, il ressort du dossier de première instance, que le second mémoire en défense produit par le ministre de la culture le 22 septembre 2011, à la veille de la clôture de l'instruction, ne comportait pas de moyen nouveau par rapport à ceux figurant dans ses précédentes écritures. Dès lors, la nouvelle date de clôture de l'instruction fixée par le tribunal administratif, à la suite de la communication de ce second mémoire, n'a pas privé la SIDE, qui y a d'ailleurs répondu le 13 octobre 2011, de la possibilité de répliquer utilement au ministre et n'a donc pas méconnu le principe du contradictoire.
Sur le fond :
En ce qui concerne l'exception de chose jugée :
5. Si les deux litiges successivement portés par la SIDE devant la Cour opposaient les mêmes parties, et si ces deux demandes tendaient, notamment, à l'indemnisation du préjudice résultant pour cette société des aides illégales versées à la CELF, il est toutefois constant que le premier de ces litiges était fondé sur la non notification de ces aides à la Commission européenne et le second, dont la Cour est de nouveau saisie sur renvoi du Conseil d'Etat, sur leur caractère incompatible avec le marché intérieur, reconnu pour la première fois par la Commission européenne dans sa décision du 14 décembre 2010. Ils sont dès lors fondés sur des illégalités distinctes et, par suite, sur des causes juridiques également distinctes. En conséquence, l'autorité de chose jugée par l'arrêt de la Cour n° 01PA02761 du 5 octobre 2004 est sans incidence sur le présent litige.
En ce qui concerne la prescription de la créance :
6. En se bornant à faire valoir que la Commission européenne, dans sa décision du
14 décembre 2010, a considéré que l'obligation de récupération des aides illégalement versées était prescrite pour les années 1980 et 1981, l'Etat n'établit pas que la créance de la société SIDE, qui n'a eu connaissance de la nature exacte et de l'étendue de son préjudice qu'à la suite de la décision de la Commission européenne du 14 décembre 2010, serait prescrite pour ces deux années.
En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :
7. En premier lieu, il est constant qu'en versant à la CELF des aides incompatibles avec le marché intérieur, et par suite illégales, l'Etat a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.
8. En second lieu, il résulte de l'instruction, ainsi que l'a relevé le Conseil d'Etat dans sa décision de renvoi du 13 janvier 2017, que la société SIDE était entre 1980 et 2001 " le seul concurrent de la Coopérative d'exportation du livre français sur le marché de l'exportation des livres français ". La SIDE doit donc être regardée comme établissant qu'elle a subi un préjudice présentant un lien de causalité direct avec l'octroi à son unique concurrent d'une aide illégale de nature à fausser la concurrence en sa défaveur, quelles que soient par ailleurs les évolutions de ses propres chiffre d'affaires et marge bénéficiaire. Elle est dès lors fondée à obtenir l'annulation du jugement attaqué, et la condamnation de l'Etat à réparer ce préjudice.
En ce qui concerne l'évaluation du préjudice indemnisable :
9. En premier lieu, si la SIDE a produit divers éléments pour justifier l'évaluation de l'indemnité qu'elle sollicite, l'état de l'instruction ne permet pas à la Cour, en l'absence notamment des documents comptables permettant de déterminer les parts de marchés détenues respectivement par la SIDE et la CELF, ainsi que l'impact des aides versées sur ces parts de marché, de chiffrer les préjudices subis par la SIDE. Dès lors, il y a lieu, avant de statuer sur ce point, d'ordonner à la SIDE, ainsi qu'à la société Mandataires judiciaires associés (MJA), liquidateur de la CELF, de produire toutes les pièces de leur comptabilité permettant de déterminer, pour chacune des années au cours de la période à indemniser, mais aussi, aux fins de comparaison, avant et après celle-ci, soit de 1979 inclus à 2002 inclus, l'impact des aides versées sur l'évolution respective de leurs parts de marché et, par suite, sur leurs bénéfices.
10. Pour les mêmes motifs, il y a également lieu d'ordonner à la ministre de la culture et de la communication de produire tous les documents, notamment comptables, ainsi que les analyses économiques, préparatoires aux décisions d'attribution et de renouvellement des subventions versées à la CELF entre 1980 et 2001, susceptibles d'éclairer la Cour pour l'évaluation des préjudices subis par la SIDE.
11. En deuxième lieu, la communication de la Commission européenne relative à l'application des règles en matière d'aides d'Etat par les juridictions nationales, en date du
9 avril 2009, mentionne en son point 2.2.4 intitulé " Actions en dommages et intérêts " que " les questions concernant la détermination des dommages et intérêts peuvent également faire l'objet de demandes d'assistance adressées à la Commission en vertu de la section 3 de la présente communication. ", et en son point 3, que cette assistance peut prendre la forme de communication, par la Commission, de " données factuelles, de statistiques, d'études de marché et d'analyses économiques. ". Aux fins de déterminer l'effet des aides illégales versées à la CELF sur les bénéfices de la SIDE, il y a lieu de saisir la Commission européenne d'une demande d'assistance tendant à la production des études de marchés et analyses économiques portant sur le marché de l'exportation des livres de langue française, élaborés par ses services dans le cadre de l'instruction de l'affaire ayant donné lieu à sa décision du 14 décembre 2010.
DECIDE :
Article 1er : Le jugement du Tribunal administratif de Paris n° 0911778/7-1 du 15 décembre 2011 est annulé.
Article 2 : Il sera, avant de statuer sur l'évaluation des préjudices subis par la SIDE, procédé aux mesures d'instruction décrites aux articles 3 à 6.
Article 3 : La SIDE produira les pièces décrites au point 7, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 4 : La société MJA, mandataire liquidateur de la CELF, produira les pièces décrites au point 7, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 5 : La ministre de la culture et de la communication produira les pièces décrites au point 7, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 6 : La Commission européenne produira à la Cour les études de marchés et analyses économiques de toute nature, élaborés par ses services dans le cadre de l'instruction de l'affaire ayant donné lieu à sa décision du 14 décembre 2010, dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 7 : Tous droits et moyens des parties, sur lesquels il n'est pas expressément statué par le présent arrêt, sont réservés jusqu'en fin d'instance.
Article 8 : Le présent arrêt sera notifié à la Société internationale de diffusion et d'édition, à la société Mandataires judiciaires associés (MJA), à la ministre de la culture et de la communication, et à la Commission européenne.
Délibéré après l'audience du 18 septembre 2018, à laquelle siégeaient :
- M. Even, président de chambre,
- Mme Hamon, président assesseur,
- Mme d'Argenlieu, premier conseiller.
Lu en audience publique, le 9 octobre 2018.
Le rapporteur,
P. HAMON
Le président,
B. EVEN
Le greffier,
S. GASPAR
La République mande et ordonne à la ministre de la culture et de la communication en ce qui la concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 17PA00397