Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
Mme G...B...épouse C...a demandé au Tribunal administratif de Paris d'annuler la décision implicite par laquelle le Premier ministre a rejeté la demande qu'elle avait formée le 17 décembre 2010, tendant à la réparation des préjudices subis du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation. Elle demandait également qu'une somme de 1 041 642 euros soit mise à la charge de l'Etat en réparation de ces préjudices.
Par un jugement n° 1106765/6-3 du 16 mai 2013 le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande.
Procédure devant la Cour :
Par une requête et un mémoire récapitulatif, enregistrés les 15 juillet 2013 et 13 mai 2014, Mme B..., représentée par Me Roth, demande à la Cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1106765/6-3 du 16 mai 2013 du Tribunal administratif de Paris ;
2°) d'annuler la décision du Premier ministre rejetant sa demande ;
3°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de 1 429 918,50 euros, sauf à parfaire, en réparation du préjudice résultant de la perte des éléments incorporels et de la perte de revenus du fait de la spoliation du fonds de commerce appartenant à son grand-père et son père, en application des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement de la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
.........................................................................................................................
Vu :
- les autres pièces du dossier ;
- la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que le premier protocole additionnel à cette convention ;
- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;
- le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999 ;
- le code de justice administrative.
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l'audience ;
Après avoir entendu au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Marino, président assesseur,
- les conclusions de M. Sorin, rapporteur public,
- et les observations de Me Roth, avocat de Mme B... épouseC... ;
1. Considérant que Mme B...a saisi la commission d'indemnisation des victimes de spoliation intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS), en vue de l'indemnisation de la spoliation des biens de son grand-père, M. F... B..., mort en déportation, et de son père, M. E...B..., qui détenaient respectivement 30% et 20% des parts de la société en nom collectif (SNC) " Sylvain B...et fils et Albert A...et gendre ", spécialisée dans le négoce de tissus de gros ; que la CIVS, siégeant en formation plénière, a émis le
10 décembre 2009 une recommandation tendant à ce que soit allouée à Mme B...une somme de 200 000 euros au titre de la spoliation des biens matériels et immatériels personnels dont avaient été victimes ses grands-parents et son père et 50% de la somme de 97 000 euros au titre des éléments corporels du fonds de commerce spolié ; que Mme B...a formé, le 17 décembre 2010, un recours auprès du Premier ministre contre cette recommandation en tant qu'elle écartait toute indemnisation au titre de la perte des éléments incorporels de la société et de la perte de dividendes constitutive d'une perte de revenus ; que Mme B... fait régulièrement appel du jugement du 16 mai 2013 par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant, d'une part, à l'annulation de la décision par laquelle le Premier ministre a implicitement rejeté son recours et, d'autre part, à la condamnation de l'Etat à réparer ces chefs de préjudice ; qu'elle demande également que l'Etat soit condamné à lui verser la somme de 1 429 918,50 euros ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article 1er du décret du 10 septembre 1999 : " Il est institué auprès du Premier ministre une commission chargée d'examiner les demandes individuelles présentées par les victimes ou par leurs ayants droit pour la réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des législations antisémites prises, pendant l'Occupation, tant par l'occupant que par les autorités de Vichy. / La commission est chargée de rechercher et de proposer les mesures de réparation, de restitution ou d'indemnisation appropriées. " ;
3. Considérant que le dispositif institué par les dispositions du décret du 10 septembre 1999, qui participe à l'indemnisation des préjudices de toute nature causés par les actions de l'Etat ayant concouru à la déportation ou à la spoliation, aboutit, au terme d'une procédure de conciliation, à ce que la commission recommande, le cas échéant, au Premier ministre de prendre une mesure d'indemnisation ; que les décisions prises par le Premier ministre sont susceptibles de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir ; qu'elles peuvent être annulées notamment si elles sont entachées d'erreur de droit, d'erreur de fait, d'erreur manifeste d'appréciation ou de détournement de pouvoir ; que, saisi de conclusions en ce sens, le juge administratif peut enjoindre à l'administration de prendre les mesures qu'impose nécessairement sa décision, notamment de procéder au réexamen des points encore en litige et de prendre, le cas échéant, une décision accordant en tout ou partie l'indemnisation demandée ;
Sur la réparation du préjudice relatif à la perte de clientèle :
4. Considérant, en premier lieu, que lorsque un fonds de commerce a été restitué à son propriétaire ou à ses ayants droit, les éléments incorporels dudit fonds retournent dans le patrimoine de la victime ou entrent dans celui de ses ayants droit ; qu'il suit de là qu'en telle hypothèse, la perte éventuelle de la valeur de biens incorporels ne peut être regardée comme constituant une spoliation au sens du décret du 10 septembre 1999 ; qu'il ressort des pièces du dossier que la SNC " Sylvain B...et fils et Albert A...et gendre " a été placée sous administration provisoire à compter du
21 décembre 1940 et que les associés ont été contraints de la céder le 21 janvier 1941 pour une somme de 100 000 F ; qu'elle a cependant été rachetée par les associés survivants après la Libération qui en ont repris l'exploitation, à la même adresse, sous une enseigne très comparable ; qu'ainsi, nonobstant la circonstance que la SNC originelle ait fait l'objet d'une dissolution enregistrée au registre du commerce le 22 mars 1941 du fait de sa vente forcée consécutive à la législation antisémite alors en vigueur, le rachat de ses éléments d'actif doit être regardé comme une reprise d'activité ; que, par suite, c'est à bon droit que les premiers juges ont estimé, sans même avoir à apprécier la pertinence du caractère définitif ou non du préjudice invoqué, que le Premier ministre, en rejetant le recours gracieux de Mme B...au motif que ce préjudice n'était pas certain, n'avait pas entaché sa décision d'une erreur de droit ou d'une erreur manifeste d'appréciation ;
5. Considérant, en second lieu, que Mme B...soutient, à titre subsidiaire, qu'à défaut de faire droit à sa demande d'indemnisation sur le fondement du décret précité du 10 septembre 1999 précité, il conviendrait d'y faire droit en vertu des règles de droit commun de la responsabilité ; que, toutefois, d'une part, eu égard au caractère en tout point exceptionnel des préjudices nés des actes et agissements antisémites de l'État pendant l'Occupation, il est impossible de rétablir, de quelque manière que ce soit, l'équilibre détruit par le dommage et de parvenir à la réparation intégrale des préjudices subis par le père et le grand-père de la requérante ; que, pour compenser les préjudices matériels et moraux subis par les victimes de la déportation et des législations antisémites et par leurs ayants droit, l'État a pris une série de mesures, au nombre desquelles figure le décret du
10 septembre 1999, instaurant des pensions, des indemnités, des aides ou des mesures de
réparation ; que prises dans leur ensemble et bien qu'elles aient procédé d'une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres États européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées, en tout état de cause, comme ayant permis, autant qu'il a été possible, l'indemnisation, dans le respect des droits garantis par la Constitution, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ainsi que le premier protocole additionnel à cette convention, des préjudices de toute nature causés par les actions antisémites de l'État ; que, dès lors, Mme B...n'est fondée à soutenir ni que l'absence d'indemnisation des biens incorporels constitue un " déni de justice " susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat pour faute ni que, les fonctionnaires juifs réintégrés ayant obtenu le versement de leurs traitements à compter de leur éviction, l'absence d'indemnisation des pertes des commerçants juifs constitue une rupture d'égalité devant les charges publiques ;
Sur la réparation des pertes de revenus :
6. Considérant que lorsque la perte de revenus résulte de l'impossibilité d'exploiter un fonds de commerce en raison de la spoliation dont il a fait l'objet du fait des législations antisémites, ce préjudice entre dans le champ d'application du décret du 10 septembre 1999, qui prévoit la réparation des préjudices " consécutifs " à de telles spoliations ;
7. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier, ainsi qu'il a été dit précédemment, que les associés de la SNC " Sylvain B...et fils et Albert A...et gendre " ont été contraints de vendre leur société le 21 janvier 1941, après qu'elle eut été mise sous administration provisoire en application de la législation antisémite décidée par le régime de Vichy ; qu'il est constant que l'acquéreur de cette société a pu continuer son exploitation durant l'Occupation jusqu'à la Libération, date à laquelle le père de la requérante et ses deux associés, M. A...et M. D...ont pu la racheter et reprendre leur activité ; que, par suite, la perte de revenus des quatre associés de cette société entre le mois de janvier 1941 et, au plus tôt, le rétablissement de la légalité républicaine dans les conditions prévues par l'ordonnance du 9 août 1944, soit à Paris le 25 août 1944, est directement imputable à la spoliation de la SNC ; qu'il y a lieu, par suite, d'annuler, d'une part, la décision implicite de rejet née du silence gardé par le Premier ministre sur le recours gracieux formé le
17 décembre 2010 par Mme B...en tant qu'elle rejette la demande tendant à l'indemnisation des pertes de revenus subies par M. F...B...et M. E...B..., consécutives à la spoliation de la société dont ils étaient associés et, d'autre part, sans qu'il soit besoin de statuer sur sa régularité, d'annuler le jugement du tribunal administratif en tant qu'il rejette la demande de Mme B...sur ce point ;
8. Considérant qu'eu égard à la situation économique générale au cours de la période considérée et la situation de la branche du textile, le préjudice lié à ces pertes de revenus peut être évalué forfaitairement de 15 000 euros pour le grand-père et le père de MmeB..., compte tenu des parts sociales détenues par ces derniers dans la SNC ;
Sur les conclusions à fin d'injonction :
9. Considérant que le présent arrêt implique nécessairement que l'administration accorde à MmeB..., au titre des pertes de revenus, une somme de 15 000 euros ; que, dès lors, il y a lieu d'enjoindre au Premier ministre, en application de l'article L. 911-1 du code de justice administrative, de prendre une nouvelle décision en ce sens dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt ;
Sur les conclusions présentées sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :
10. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement d'une somme de 1 500 euros au titre des frais exposés par Mme B...et non compris dans les dépens ;
DÉCIDE :
Article 1er : La décision implicite de rejet née du silence gardé par le Premier ministre sur la demande formée le 17 décembre 2010 par Mme B...est annulée en tant qu'elle rejette la demande tendant à l'indemnisation de la perte de revenus.
Article 2 : Il est enjoint au Premier ministre de prendre une nouvelle décision accordant à Mme B...une somme de 15 000 euros dans un délai de deux mois à compter de la notification du présent arrêt.
Article 3 : Le jugement n° 1106765/6-3 du 16 mai 2013 du Tribunal administratif de Paris est réformé en tant qu'il est contraire à l'article 1er ci-dessus.
Article 4 : L'Etat versera à Mme B...une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
''
''
''
''
2
N° 13PA02714