Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
Par une requête enregistrée le 1er février 2024, Mme A... B..., a demandé au tribunal administratif de Rennes d'annuler l'arrêté du 3 janvier 2024 par lequel le préfet d'Ille-et-Vilaine lui a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours, a fixé le pays de destination d'une éventuelle mesure d'éloignement forcé et lui fait interdiction de retourner sur le territoire français pour une durée d'un an.
Par un jugement n° 2400566 du 20 mars 2024, le magistrat désigné du tribunal administratif de Rennes a annulé la décision interdisant le retour en France pendant un an de Mme B... et a rejeté le surplus des demandes de cette requérante.
Procédure devant la cour :
Par une requête enregistrée le 5 avril 2024, Mme A... B..., représentée par Me Blanchot, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 20 mars 2024 en tant qu'il rejette ses demandes tendant à l'annulation des décisions par lesquelles le préfet d'Ille-et-Vilaine lui a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a fixé le pays de destination d'une éventuelle mesure d'éloignement forcé ;
2°) d'annuler les décisions du 3 janvier 2024 par lesquelles le préfet d'Ille-et-Vilaine lui a fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et a fixé le pays de destination d'une éventuelle mesure d'éloignement forcé ;
3°) de mettre à la charge de l'État la somme de 1 500 euros en application des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991.
Elle soutient que :
- l'arrêté contesté est insuffisamment motivé et révèle que le préfet n'a pas procédé à un examen particulier de sa situation ;
- il est entaché d'une erreur de droit au regard des dispositions du 4° de l'article L. 611-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dès lors qu'elle a présenté une demande de titre de séjour dont il n'a pas été tenu compte ;
- l'arrêté méconnaît les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et est entaché d'une erreur manifeste d'appréciation quant à ses conséquences sur sa situation personnelle ;
- la décision fixant le pays de destination méconnaît les stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les dispositions de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
La procédure a été communiquée au préfet d'Ille-et-Vilaine, qui n'a pas produit de mémoire en défense.
Mme B... a été admise au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 15 juillet 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ;
- le code de justice administrative.
La présidente de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Vergne,
- et les observations de Me Neve, substituant Me Blanchot, représentant Mme B....
Considérant ce qui suit :
1. Mme A... B..., ressortissante haïtienne née en 1998, à qui les autorités italiennes ont délivré un visa de type D valable du 15 mars 2021 au 29 mars 2022, est entrée irrégulièrement en France depuis l'Italie, selon ses déclarations, en juin 2021, et a demandé l'asile. Sa demande a été rejetée successivement le 12 avril 2023 par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) et le 4 septembre 2023 par la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Constatant que la demande d'asile de l'intéressée avait été définitivement rejetée et que celle-ci n'était pas titulaire d'un titre de séjour, le préfet d'Ille-et-Vilaine a pris à son encontre, le 3 janvier 2024, sur le fondement du 4° de l'article L. 611-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, une décision portant obligation de quitter le territoire français et fixant Haïti comme pays de destination ainsi qu'une interdiction de retourner en France pendant un an. Mme B... relève appel du jugement du 20 mars 2024 du magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Rennes en tant que ce jugement, qui se borne à annuler la décision du préfet d'Ille-et-Vilaine lui interdisant de retourner en France pendant un an, rejette ses demandes tendant à l'annulation des décisions par lesquelles la même autorité lui fait obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et fixe le pays de destination d'une éventuelle mesure d'éloignement.
2. En premier lieu, l'arrêté contesté vise le 4° de l'article L. 611-1 et les articles L. 612-1, L. 612-8, L. 612-10 et L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dont le préfet a fait application et mentionne la situation administrative et personnelle de l'intéressée, notamment les circonstances que sa demande d'asile a été définitivement rejetée, qu'elle ne bénéficie plus du droit de se maintenir sur le territoire français en application des articles L. 542-1 et L. 542-2, et qu'elle ne dispose pas d'un premier titre de séjour. Le préfet, qui se réfère aux craintes exprimées par la requérante en cas de retour en Haïti, indique aussi, après le rappel des positions prises par les instances en charge de l'asile, que Mme B... n'établit pas, par les éléments qu'elle a portés à sa connaissance, être exposée à des peines ou traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il expose aussi qu'au regard des éléments portés à sa connaissance, la mesure d'éloignement ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit de l'intéressée au respect de sa vie privée et familiale. L'obligation de quitter le territoire français comporte ainsi les considérations de droit et de fait qui en constituent le fondement. Une telle motivation et l'ensemble des considérants de l'arrêté permettent de vérifier que le préfet, qui a notamment pris en compte la situation de l'intéressée au regard de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, a procédé à un examen suffisant de sa situation. L'absence de mention par le préfet dans son arrêté des études engagées par la requérante en France en BTS " électrotechnique " à partir de septembre 2022, de la présence régulière d'une sœur étudiante et d'une relation de concubinage avec un ressortissant français, à supposer même que la préfecture ait été informée de ces circonstances, ne constitue pas une insuffisance de motivation ni ne révèle un examen insuffisant par l'autorité compétente de la situation de l'intéressée. Il en est de même s'agissant de l'absence de précision, dans l'arrêté litigieux, des risques particuliers allégués par la requérante en cas de retour dans son pays d'origine. Les moyens tirés de l'insuffisance de la motivation des décisions en litige et du défaut d'examen particulier doivent donc être écartés.
3. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 611-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'autorité administrative peut obliger un étranger à quitter le territoire français lorsqu'il se trouve dans les cas suivants : (...) 4° La reconnaissance de la qualité de réfugié ou le bénéfice de la protection subsidiaire a été définitivement refusé à l'étranger ou il ne bénéficie plus du droit de se maintenir sur le territoire français en application des articles L. 542-1 et L. 542-2, à moins qu'il ne soit titulaire de l'un des documents mentionnés au 3° ". Aux termes de l'article L. 542-1 de ce code : " (...) Lorsqu'un recours contre la décision de rejet de l'office a été formé dans le délai prévu à l'article L. 532-1, le droit du demandeur de se maintenir sur le territoire français prend fin à la date de la lecture en audience publique de la décision de la Cour nationale du droit d'asile ou, s'il est statué par ordonnance, à la date de la notification de celle-ci. ".
4. Il ressort des pièces du dossier, et notamment de la fiche TelemOfpra produite en défense, que, d'une part, par une ordonnance du 4 septembre 2023 notifiée le 10 octobre 2023, la Cour nationale du droit d'asile a rejeté la demande d'asile de Mme B.... Il s'ensuit que, par application de l'article L. 542-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, l'intéressée avait perdu le droit de se maintenir sur le territoire français et que le préfet d'Ille-et-Vilaine pouvait prendre à son encontre une décision l'obligeant à quitter le territoire français. Le moyen tiré de la méconnaissance du 4° de l'article L. 611-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile doit donc être écarté. D'autre part, le seul dépôt d'une demande de titre de séjour ne saurait faire obstacle à ce que l'autorité administrative décide d'obliger un étranger à quitter le territoire sauf si la loi prescrit, dans sa situation, l'attribution de plein droit d'un titre de séjour. En se bornant à verser aux débats un avis de réception, le 13 juin 2023, d'un courrier recommandé adressé à la préfecture, dont elle ne produit pas la copie, qu'elle n'a pas conservée, et dont elle ne précise pas le contenu, Mme B... n'établit pas avoir déposé avant que soit pris l'arrêté litigieux, comme elle le soutient, une demande de titre de séjour qui faisait obstacle à ce que soit prise à son encontre la mesure d'éloignement litigieuse. Le moyen tiré de ce que le préfet d'Ille-et-Vilaine, en prenant cette décision, aurait commis une erreur de droit au regard de l'article L. 611-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile doit être écarté.
5. En troisième lieu, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...) ".
6. Il ressort des pièces du dossier que Mme B... est entrée récemment en France en 2021 en provenance d'Italie, pays lui ayant délivré un visa, et n'y a séjourné que le temps de l'instruction de sa demande d'asile. Elle est célibataire et n'établit pas, par les documents qu'elle produit, l'intensité de sa relation avec sa sœur régulièrement présente en France comme étudiante et avec qui elle ne réside pas, ni l'ancienneté et l'intensité de la relation qu'elle allègue avoir avec un ressortissant français. Elle ne fait état d'aucune autre attache en France même si elle y poursuit des études, et n'établit pas ne plus avoir d'attache dans son pays d'origine. Dans ces conditions, le préfet d'Ille-et-Vilaine n'a pas porté à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des buts en vue desquels il a pris l'arrêté attaqué. Le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté.
7. En quatrième lieu, pour les mêmes motifs que ceux précédemment énoncés au point 6 et quand bien même elle suit avec sérieux, pour la deuxième année consécutive, des études menant au BTS " Electrotechnique ", sans toutefois s'être vue délivrer le visa de long séjour requis en principe pour étudier en France, Mme B... n'établit pas que le préfet aurait entaché son arrêté d'une erreur manifeste d'appréciation des conséquences de sa décision sur sa situation personnelle en prenant à son encontre la décision d'éloignement litigieuse.
8. En cinquième lieu, aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales aux termes desquelles : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'autorité administrative peut désigner comme pays de renvoi : / 1° Le pays dont l'étranger à la nationalité, sauf si l'Office français de protection des réfugiés et apatrides ou la Cour nationale du droit d'asile lui a reconnu la qualité de réfugié ou lui a accordé le bénéfice de la protection subsidiaire ou s'il n'a pas encore été statué sur sa demande d'asile ; / 2° Un autre pays pour lequel un document de voyage en cours de validité a été délivré en application d'un accord ou arrangement de réadmission européen ou bilatéral ; / 3° Ou, avec l'accord de l'étranger, tout autre pays dans lequel il est légalement admissible ". Pour l'application de ces dispositions, il y a lieu de déterminer si, compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l'intéressé, s'il est renvoyé dans son pays, y courra un risque réel d'être soumis à un traitement contraire à l'article 3 précité. L'existence d'un tel risque peut découler aussi bien de caractéristiques personnelles de l'intéressé ou d'une situation qui lui est propre, que d'une situation générale de violence aveugle prévalant dans son pays de retour en raison d'un conflit armé interne ou international.
9. Ainsi que le rappelle la requérante, la CNDA, notamment par un arrêt rendu en grande formation n° 23035187 du 5 décembre 2023, a jugé que " les affrontements opposant en Haïti les groupes criminels armés rivaux entre eux et ces groupes à la Police nationale haïtienne, voire aux groupes d'autodéfense, doivent, eu égard au niveau d'organisation de ces groupes criminels, à la durée du conflit, à l'étendue géographique de la situation de violence et à l'agression intentionnelle des civils, être regardés comme caractérisant un conflit armé interne, ayant, au demeurant, vocation à s'internationaliser par l'intervention étrangère à venir, au sens et pour l'application du 3° de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. / Si au vu de la situation sécuritaire analysée aux points précédents, la totalité du territoire haïtien subit une situation de violence aveugle résultant d'un conflit armé interne, cette violence atteint à Port-au-Prince ainsi que dans les départements de l'Ouest et de l'Artibonite, qui concentrent le plus grand nombre d'affrontements, d'incidents sécuritaires et de victimes, un niveau d'intensité exceptionnelle ". Le préfet, qui n'a pas produit de mémoire dans la présente instance et qui se bornait, devant les premiers juges, à se référer à la décision de l'OFPRA selon laquelle Mme B... ne justifiait pas être personnellement ciblée et actuellement exposée elle-même aux risques qu'elle alléguait pour sa sécurité en Haïti, ne conteste pas cette situation de violence aveugle et d'insécurité d'intensité exceptionnelle, qui était constituée à la date à laquelle il a pris sa décision. Dans ces conditions, Mme B..., qui fait valoir sans être contredite qu'elle résidait à Croix-des-Bouquets, commune située dans le département de l'Ouest, à quelques kilomètres de la capitale Port-au-Prince, où elle faisait ses études, est fondée à soutenir qu'il existait des motifs sérieux et avérés de croire qu'elle serait exposée à un risque réel de subir des traitements contraires à l'article 3 précité de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme en cas de retour dans son pays d'origine. Par suite, en décidant que Mme B... pourrait être éloignée d'office vers Haïti, le préfet d'Ille-et-Vilaine a méconnu les stipulations de l'article 3 de cette convention.
10. Il résulte de ce qui précède que Mme B... est seulement fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a rejeté ses conclusions tendant à l'annulation de la décision fixant Haïti comme pays de destination de la mesure d'éloignement litigieuse.
Sur les frais liés à l'instance :
11. Mme B... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocate peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que Me Blanchot, avocate de Mme B..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'État, de mettre à la charge de l'État le versement à Me Blanchot de la somme de 1 200 euros hors taxe.
D E C I D E :
Article 1er : L'arrêté du 9 avril 2024 du préfet d'Ille-et-Vilaine est annulé en tant qu'il fixe Haïti comme pays à destination duquel Mme B... pourra être éloignée.
Article 2 : L'article 3 du jugement du tribunal administratif de Rennes du 20 mars 2024 est réformé en ce qu'il a de contraire à l'article 1er ci-dessus.
Article 3 : L'État versera à Me Blanchot, avocate de Mme B..., une somme de 1 200 euros hors taxe en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que cette avocate renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 4 : Le présent jugement sera notifié à Mme A... B... et au ministre de l'intérieur.
Délibéré après l'audience du 21 novembre 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Brisson, présidente,
- M. Vergne, président-assesseur,
- Mme Marion, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 décembre 2024.
Le rapporteur,
G.-V. VERGNE
La présidente,
C. BRISSON
Le greffier,
Y. MARQUIS
La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur, en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 24NT01011