Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
M. C... B... et Mme A... B... ont demandé au tribunal administratif de Caen de condamner la communauté urbaine de Caen-la-Mer à leur verser une indemnité d'un montant de 56 000 euros, à parfaire, majorée des intérêts au taux légal à compter de la date de réception de leur réclamation préalable, en réparation du préjudice grave et spécial ayant résulté des travaux publics réalisés dans la rue où se situe leur restaurant.
Par un jugement n° 2202851 du 15 décembre 2023, le tribunal administratif de Caen a rejeté leur demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête et un mémoire enregistrés les 19 février et 23 mai 2024, M. C... B... et Mme A... B..., représentés par Me Désert, demandent à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Caen du 15 décembre 2023 ;
2°) de condamner la communauté urbaine de Caen-la-Mer à leur verser une indemnité d'un montant de 56 000 euros, à parfaire, majorée des intérêts au taux légal à compter de la date de réception de leur réclamation préalable le 6 septembre 2022, en réparation du préjudice grave et spécial ayant résulté des travaux publics réalisés dans la rue où se situait leur restaurant ;
3°) de mettre à la charge de la communauté urbaine de Caen-la-Mer la somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Ils soutiennent que :
- la responsabilité sans faute de la communauté urbaine de Caen-la-Mer est engagée à raison du préjudice grave et spécial résultant directement des travaux publics réalisés dans la rue dans laquelle est situé leur restaurant, qui, du fait de la fermeture totale de la rue et de la suppression des places de stationnement, ont dissuadé ou empêché une partie de leur clientèle de fréquenter l'établissement comme en attestent les témoignages produits et la baisse du chiffre d'affaires enregistrée ;
- ils ont subi un préjudice tenant à une perte d'exploitation, comptablement démontrée, à hauteur de 51 304 euros, sauf à parfaire, et un préjudice moral qu'ils évaluent à 4 000 euros.
Par un mémoire en défense enregistré le 15 avril 2024, la communauté urbaine de Caen-la-Mer, représentée par Me Phelip, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge des appelants une somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- le lien de causalité entre la fréquentation de l'établissement et les conditions d'accès à celui-ci du fait des travaux n'est pas démontré, compte tenu d'autres causes, tels que les effets du Covid ;
- la preuve de sujétions anormales et spéciales ou d'une gêne excédant les inconvénients normaux du voisinage d'un ouvrage public n'est pas rapportée ; l'existence d'un accès impossible ou exceptionnellement difficile au restaurant et non seulement d'une gêne n'est pas caractérisée compte tenu des aménagements réalisés ; les conditions d'engagement de la responsabilité pour dommages de travaux publics ne sont donc pas réunies ;
- à titre subsidiaire, les sommes réclamées sont excessives, seule la perte de bénéfice net pouvant être indemnisée si elle est démontrée.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de M. Vergne,
- les conclusions de M. Catroux,
- et les conclusions de Me Carpintero, substituant Me Désert, représentant M. et Mme B....
Une note en délibéré, enregistrée le 2 décembre 2024, a été produite pour M. et Mme B....
Considérant ce qui suit :
1. M. et Mme B... exploitaient un restaurant situé au 64, rue de la Folie sur le territoire de la commune de Caen (Calvados). Du 14 juin 2021 au 16 août 2022, la communauté urbaine Caen-la-Mer a entrepris des travaux d'aménagement de la voirie et de réfection des réseaux d'eaux pluviales, eaux usées et eau potable. Afin de rendre possible la réalisation de ces travaux, le maire de la commune de Saint-Contest puis le maire de la commune de Caen ont réglementé la circulation et le stationnement rue de la Folie. Par un courrier du 2 septembre 2022, les époux B... ont demandé à la communauté urbaine Caen-la-Mer, en sa qualité de maître d'ouvrage, de les indemniser des préjudices qu'ils estiment avoir subis à raison de l'exécution de ces travaux. Par une décision du 2 novembre 2022, le président de la communauté urbaine Caen-la-Mer a rejeté leur réclamation. Les époux B... relèvent appel du jugement du 15 décembre 2023 par lequel le tribunal administratif de Caen a rejeté leur demande tendant à la condamnation de la communauté urbaine Caen-la-Mer à leur verser une somme globale de 56 000 euros, à parfaire, assortie des intérêts au taux légal, en réparation de leurs préjudices.
Sur les conclusions à fin d'indemnisation :
Sur la responsabilité de la communauté urbaine Caen-la-Mer :
2. Il appartient au riverain d'une voie publique qui entend obtenir réparation des dommages qu'il estime avoir subis à l'occasion d'une opération de travaux publics à l'égard de laquelle il a la qualité de tiers d'établir, d'une part, le lien de causalité entre cette opération et les dommages invoqués, et, d'autre part, le caractère grave et spécial de son préjudice, les riverains des voies publiques étant en principe tenus de supporter sans contrepartie les sujétions normales qui leur sont imposées dans un but d'intérêt général.
3. Il résulte de l'instruction que les travaux effectués du 14 juin 2021 au 16 août 2022 sous la maîtrise d'ouvrage de la communauté urbaine Caen-la-Mer ont entraîné des difficultés et incommodités pour accéder au restaurant L'Equitation exploité par les époux B..., en raison, d'une part, des limitations et interdictions provisoires de la circulation automobile et du stationnement édictées sur la rue de la Folie pour permettre la réalisation des opérations de travaux, et, d'autre part, des gênes apportées au cheminement à pied des clients du fait de la présence et de l'activité du chantier. Si l'opération, qui a duré 14 mois, n'a pas eu pour conséquence de rendre l'accès à l'établissement impossible ou extrêmement difficile, ni d'interdire tout stationnement des clients venus en voiture à une distance raisonnable du restaurant, qui est resté ouvert pendant toute la durée des travaux et si, pour informer les clients de passage ou habitués, une signalisation adéquate a été mise en place de part et d'autre de la rue de la Folie afin d'indiquer que l'établissement restait ouvert et d'indiquer les accès à celui-ci en voiture, la gêne apportée à la desserte du restaurant n'en a pas moins été réelle et sensible, se traduisant par une perte de chiffre d'affaires substantielle de l'ordre de 28 % qui ne peut être imputée, sinon pour une part limitée, aux conséquences de la crise sanitaire invoquées par la collectivité défenderesse, soit le développement, encouragé par les pouvoirs publics, du télétravail à domicile, et les réticences des personnes fréquentant auparavant les lieux accueillant du public, notamment les restaurants, à renouer, après la fin des périodes de confinement ou de fermeture obligatoires, avec la fréquentation de lieux susceptibles de les exposer au virus. Ce facteur d'explication n'est d'ailleurs pas confirmé par les chiffres d'affaires de l'établissement L'Equitation, qui ont très rapidement rattrapé, après la crise sanitaire puis les travaux, les chiffres d'affaires enregistrés auparavant. Par ailleurs, les interdictions ou limitations de circuler ou de stationner et les déviations mises en place, d'abord par la rue de la Chapelle puis par le boulevard du Maréchal Juin, même s'ils n'ont pas créé un allongement de parcours considérable, ont varié à plusieurs reprises, compliqué l'accès à l'établissement, et, ainsi qu'il en est attesté par des témoignages, ont pu perturber les habitués du restaurant et les inciter à aller vers d'autres établissements plus commodes d'accès, notamment s'agissant des salariés des entreprises de la zone d'activité proche du restaurant L'Equitation et qui ne pouvaient plus accéder à celui-ci facilement en voiture et y déjeuner dans le temps limité de la pause de midi. Il ressort aussi d'attestations produites par les requérants ainsi que du procès-verbal de constat dressé par un huissier que la rue de la Chapelle, constituant un itinéraire de substitution à la rue de la Folie pour se rapprocher de l'établissement, comprend un nombre de places de stationnement autorisé limité et il n'est pas démontré par la collectivité ni ne résulte de l'instruction que d'autres voies ou lieux de stationnement publics libres permettaient d'accueillir sans perte de temps, même pour un stationnement limité, les véhicules de la clientèle de l'établissement à proximité de celui-ci. Il est constant, il est vrai, qu'avec l'accord, obtenu par les époux B..., du centre équestre " SHUC ", situé à environ 200 mètres du restaurant, les clients du restaurant étaient autorisés à stationner sur le parking du centre équestre, mais les requérants font valoir que d'autres habitants du quartier privés de stationnement du fait des travaux utilisaient les places de ce parking, avec pour effet la réduction du nombre de places réellement disponibles pour leurs clients. Il doit donc être considéré, dans les circonstances de l'espèce, en l'absence d'autres causes suffisamment caractérisées, que le lien de causalité est établi entre l'importante baisse du chiffre d'affaires du restaurant enregistrée entre juillet 2021 et juin 2022, seule période pour laquelle les requérants demandent à être indemnisés, et les travaux de voirie en cause, à l'origine de difficultés excédant, pour ces commerçants, les sujétions normales qu'ils devaient supporter, en tant que restaurateurs riverains d'une voie publique faisant l'objet de travaux réalisés dans un but d'intérêt général. Le préjudice dont les requérants demandent l'indemnisation constituant un préjudice grave et spécial, ils sont fondés à en demander l'indemnisation.
En ce qui concerne les préjudices :
S'agissant du préjudice économique :
4. Les requérants font valoir qu'ils ont subi une importante perte d'exploitation, dont ils demandent l'indemnisation à hauteur de 51 304 euros hors taxe. Il ressort du document comptable qu'ils produisant pour justifier de ce montant que celui-ci correspond à la différence négative entre, d'une part, le chiffre d'affaires de leur entreprise de restauration enregistré sur la période de douze mois de juillet 2021 à juin 2022 dont le niveau a été affecté négativement par les travaux, et, d'autre part, le chiffre d'affaires supérieur enregistré par l'entreprise au cours d'une période de référence d'une même durée de douze mois de mars à décembre 2019 (10 mois) et de janvier à février 2020 (2 mois).
5. Toutefois, le manque à gagner subi par une entreprise commerciale du fait de la réalisation de travaux publics ne saurait être calculé en fonction de la perte de chiffres d'affaires ou de la marge commerciale de cette entreprise. Il incombe au juge d'accorder aux époux B..., pour assurer la réparation intégrale de leur préjudice, une indemnité correspondant aux pertes de recettes qu'ils ont subies dans l'exploitation de leur restaurant, diminuées des charges qu'ils n'ont pas eu à exposer et augmentées, le cas échéant, des charges supplémentaires provoquées par la réduction de l'activité.
6. D'une part, il y a lieu de prendre en considération, pour calculer cette perte, comme période de référence pertinente, la période de juillet 2018 à juin 2019, dès lors que les chiffres d'affaires des deux périodes de douze mois suivantes ont été affectés négativement par les effets de la crise sanitaire, puis par ceux des travaux. Au cours de cette période de référence de juillet 2018 à juin 2019, le chiffre d'affaires de la société s'est élevé à 198 568 euros qui doit être retenu comme terme de comparaison à comparer aux chiffres d'affaires de 144 503 euros obtenus pour la période de juillet 2021 à juin 2022. Ainsi, la perte de chiffre d'affaires imputable aux travaux s'établit à 54 065 euros. D'autre part, les éléments comptables produits par les requérants révèlent, pour l'exercice clos le 31 octobre 2019, une production de l'exercice de 199 659,20 euros et des consommations en provenance de tiers de 131 456,85 euros, dont il y a lieu de retrancher certaines dépenses correspondant manifestement à des frais fixes tels que les frais de location immobilière, d'assurance, de banque et d'honoraires, à hauteur de 22 711,12 euros. En tenant compte des seuls postes de dépenses variables en fonction du chiffre d'affaires, on obtient un taux de marge de l'ordre de 45% qu'il y a lieu d'appliquer à la perte de chiffre d'affaires de 54 065 euros retenue ci-dessus. La perte d'exploitation de M. et Mme B... correspondant à la période pour laquelle ils demandent à être indemnisés s'établit ainsi à 24 329, 25 euros. Compte tenu du fait qu'une partie de cette perte s'explique aussi, bien que de façon très secondaire, par le développement du télétravail à l'issue de la crise sanitaire, de nature à réduire le nombre de déjeuners servis à des clients venant des entreprises de la zone d'activités située à proximité, il sera fait une juste appréciation du préjudice économique des requérants résultant des travaux réalisés sous maîtrise d'ouvrage de la communauté urbaine Caen-la-Mer en le fixant à une somme de 20 000 euros qui doit être mise à la charge de cette collectivité.
S'agissant du préjudice moral :
7. M. et Mme B... n'établissent pas l'existence d'un préjudice d'ordre moral distinct du préjudice financier déjà indemnisé ci-dessus au point 6. Leurs conclusions tendant à être indemnisés de leur préjudice moral, qui n'est aucunement caractérisé, ne peuvent qu'être rejetées.
8. Il résulte de ce qui précède que M. et Mme B... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Caen a rejeté leur demande tendant à la condamnation de la communauté urbaine Caen-la-Mer à les indemniser du préjudice grave et spécial ayant résulté des travaux publics réalisés dans la rue de la Folie en 2021 et 2022. Il en résulte également qu'il y a lieu de condamner cette collectivité à verser la somme de 20 000 euros aux requérants. Ainsi que ceux-ci le demandent, cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 6 septembre 2022, date de réception par l'administration de leur demande préalable. La capitalisation de ces intérêts ayant été demandée par M. et Mme B... dans leur mémoire introductif de l'instance devant le tribunal administratif, enregistré le 20 décembre 2022, les intérêts échus au 6 septembre 2023, date à laquelle une première année d'intérêts était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Sur les frais d'instance :
9. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à la charge des époux B..., qui ne sont pas, dans la présente instance, la partie perdante, la somme demandée par la communauté urbaine Caen-la-Mer au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens. Il y a lieu, en revanche, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de la communauté urbaine Caen-la-Mer une somme globale de 2 000 euros à verser aux époux B... au titre de ces dispositions.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement du 15 décembre 2023 du tribunal administratif de Caen est annulé.
Article 2 : La communauté urbaine Caen-la-Mer est condamnée à verser la somme globale de 20 000 euros à M. et Mme B... en réparation de leurs préjudices. Cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 6 septembre 2022. Les intérêts échus à compter du 6 septembre 2023, puis à chaque échéance annuelle ultérieure, seront capitalisés pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : La communauté urbaine Caen-la-Mer versera à M. et Mme B... une somme globale de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions des parties est rejeté.
Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... B... et Mme A... B... et à la communauté urbaine de Caen-la-Mer.
Délibéré après l'audience du 21 novembre 2024, à laquelle siégeaient :
- Mme Brisson, présidente,
- M. Vergne, président-assesseur,
- Mme Marion, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 décembre 2024.
Le rapporteur,
G.-V. VERGNE
La présidente,
C. BRISSON
Le greffier,
Y. MARQUIS
La République mande et ordonne au préfet du Calvados, en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 24NT00484