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13/05/2024 | FRANCE | N°24NT00138

France | France, Cour administrative d'appel de NANTES, 4ème chambre, 13 mai 2024, 24NT00138


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Caen d'annuler l'arrêté du 19 septembre 2023 par lequel le préfet de la Seine-Maritime a ordonné son transfert en Croatie.



Par un jugement n° 2303196 du 21 décembre 2023, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Caen a admis provisoirement M. B... au bénéfice de l'aide juridictionnelle (article 1er) et a rejeté le surplus de sa demande (article 2).



Pro

cédure devant la cour :



Par une requête, enregistrée le 17 janvier 2024, M. B..., représenté par Me C...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Caen d'annuler l'arrêté du 19 septembre 2023 par lequel le préfet de la Seine-Maritime a ordonné son transfert en Croatie.

Par un jugement n° 2303196 du 21 décembre 2023, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Caen a admis provisoirement M. B... au bénéfice de l'aide juridictionnelle (article 1er) et a rejeté le surplus de sa demande (article 2).

Procédure devant la cour :

Par une requête, enregistrée le 17 janvier 2024, M. B..., représenté par Me Cavelier, demande à la cour :

1°) d'annuler l'article 2 du jugement du magistrat désigné du tribunal administratif de Caen du 21 décembre 2023 ;

2°) d'annuler l'arrêté du préfet de la Seine-Maritime du 19 septembre 2023 portant transfert en Croatie ;

3°) d'enjoindre au préfet de la Seine-Maritime de lui délivrer une attestation de demande d'asile en procédure normale ;

4°) de mettre à la charge de l'Etat le versement à son conseil d'une somme de 1 200 euros sur le fondement de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 et de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le premier juge a omis de se prononcer sur le moyen tiré de l'atteinte disproportionnée à sa vie privée et familiale ;

- le préfet de la Seine-Maritime a méconnu les articles 3 et 5 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;

- le préfet de la Seine-Maritime a méconnu les articles 3 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

- le préfet de la Seine-Maritime a commis une erreur manifeste d'appréciation au regard de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013.

M. B... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du 29 janvier 2024.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ;

- le règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;

- le code de justice administrative.

Le président de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Le rapport de M. Derlange, président assesseur, a été entendu au cours de l'audience publique.

Considérant ce qui suit :

1. M. B..., ressortissant russe, né le 20 mars 2000, a sollicité l'asile, le 28 août 2023. Par un arrêté du 19 septembre 2023, le préfet de la Seine-Maritime a ordonné son transfert aux autorités croates, responsables de l'examen de sa demande d'asile. Il relève appel du jugement du 21 décembre 2023 par lequel le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Caen a rejeté sa demande tendant à l'annulation de cet arrêté.

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. Comme le relève M. B..., le premier juge n'a pas répondu au moyen tiré de l'atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, fondé sur les stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui était invoqué en particulier aux pages 5, 9, 13 et 14 de sa requête enregistrée au greffe du tribunal administratif le 11 décembre 2023 et n'était pas inopérant. Le jugement attaqué doit, dès lors, être annulé comme entaché de l'omission d'examiner ce moyen.

3. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par M. B... devant le tribunal administratif de Nantes.

Sur la légalité de l'arrêté contesté du préfet de la Seine-Maritime :

4. En premier lieu, aux termes de l'article 5 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " 1. Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, l'Etat membre procédant à cette détermination mène un entretien individuel avec le demandeur. Cet entretien permet également de veiller à ce que le demandeur comprenne correctement les informations qui lui sont fournies conformément à l'article 4. / (...) 5. L'entretien individuel a lieu dans des conditions garantissant dûment la confidentialité. Il est mené par une personne qualifiée en vertu du droit national. / 6. L'Etat membre qui mène l'entretien individuel rédige un résumé qui contient au moins les principales informations fournies par le demandeur lors de l'entretien. Ce résumé peut prendre la forme d'un rapport ou d'un formulaire type. (...) ".

5. Il ressort des mentions figurant sur le compte-rendu signé par M. B... qu'il a bénéficié le 28 août 2023 de l'entretien individuel prévu par l'article 5 précité du règlement n° 604/2013. Aucun élément du dossier n'établit que cet entretien n'aurait pas été mené par une personne qualifiée en vertu du droit national du seul fait que l'agent qui a procédé à cet entretien n'est identifié que par le cachet de la préfecture du Calvados, la mention manuscrite " Par un agent de la préfecture " et sa signature. En tout état de cause, l'absence de plus de précision sur l'identité dudit agent n'a pas privé l'intéressé de la garantie que constitue le bénéfice de cet entretien individuel. Dès lors, le moyen tiré de la violation des dispositions de l'article 5 du règlement du 26 juin 2013 n'est pas fondé et doit être écarté.

6. En deuxième lieu, aux termes du 1 de l'article 3 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " 1. Les États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l'un quelconque d'entre eux, y compris à la frontière ou dans une zone de transit. La demande est examinée par un seul État membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable ". Aux termes de l'article 13 du même règlement : " 1. Lorsqu'il est établi, sur la base de preuves ou d'indices tels qu'ils figurent dans les deux listes mentionnées à l'article 22, paragraphe 3, du présent règlement, notamment des données visées au règlement (UE) n° 603/2013, que le demandeur a franchi irrégulièrement, par voie terrestre, maritime ou aérienne, la frontière d'un État membre dans lequel il est entré en venant d'un État tiers, cet État membre est responsable de l'examen de la demande de protection internationale. ".

7. Il ressort des pièces du dossier que M. B... a franchi irrégulièrement la frontière de la Croatie en venant de Bosnie-Herzégovine. Par suite, en application des dispositions combinées des articles 3 et 13 précitées du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013, cet État membre est responsable de l'examen de sa demande de protection internationale présentée par la suite en France. D'ailleurs, les autorités croates ont explicitement accepté de le reprendre en charge le 14 septembre 2023. M. B... n'est donc pas fondé à soutenir que la France est responsable de l'examen de sa demande d'asile en application de l'article 3 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013.

8. En troisième et dernier lieu, aux termes de l'article 2 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " Aux fins du présent règlement, on entend par : (...) g) membres de la famille", dans la mesure où la famille existait déjà dans le pays d'origine, les membres suivants de la famille du demandeur présents sur le territoire des États membres: / - le conjoint du demandeur, ou son ou sa partenaire non marié(e) engagé(e) dans une relation stable, lorsque le droit ou la pratique de l'État membre concerné réserve aux couples non mariés un traitement comparable à celui réservé aux couples mariés, en vertu de sa législation relative aux ressortissants de pays tiers (...) ". Aux termes du 2 de l'article 3 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " Lorsqu'il est impossible de transférer un demandeur vers l'État membre initialement désigné comme responsable parce qu'il y a de sérieuses raisons de croire qu'il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, l'État membre procédant à la détermination de l'État membre responsable poursuit l'examen des critères énoncés au chapitre III afin d'établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable (...) ". Aux termes de l'article 9 du même règlement : " Si un membre de la famille du demandeur, que la famille ait été ou non préalablement formée dans le pays d'origine, a été admis à résider en tant que bénéficiaire d'une protection internationale dans un État membre, cet État membre est responsable de l'examen de la demande de protection internationale, à condition que les intéressés en aient exprimé le souhait par écrit ". Aux termes de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " 1. Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. / L'État membre qui décide d'examiner une demande de protection internationale en vertu du présent paragraphe devient l'État membre responsable et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité. (...) ". Par ailleurs, aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Enfin, aux termes de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ".

9. Ces dispositions doivent être appliquées dans le respect des droits garantis par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par ailleurs, eu égard au niveau de protection des libertés et des droits fondamentaux dans les Etats membres de l'Union européenne, lorsque la demande de protection internationale a été introduite dans un Etat autre que la France, que cet Etat a accepté de prendre ou de reprendre en charge le demandeur et en l'absence de sérieuses raisons de croire qu'il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les craintes dont le demandeur fait état quant au défaut de protection dans cet Etat membre doivent en principe être présumées non fondées, sauf à ce que l'intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire.

10. M. B... fait état de l'existence de défaillances affectant les conditions d'accueil et de prise en charge des demandeurs d'asile faisant l'objet de mesures de transfert auprès des autorités croates, mais les documents qu'il produit à l'appui de ces affirmations ne permettent pas de tenir pour établi que sa propre situation serait exposée à un risque sérieux de ne pas être traitée par les autorités croates dans des conditions conformes à l'ensemble des garanties exigées par le respect du droit d'asile, alors que la Croatie est un Etat membre de l'Union européenne, partie tant à la convention de Genève du 28 juillet 1951 sur le statut des réfugiés, complétée par le protocole de New-York, qu'à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. En particulier, si M. B... produit des documents faisant état de violences policières et de " push-backs ", cela ne permet pas d'en inférer que son propre renvoi vers la Croatie en exécution d'une décision de transfert pour le traitement de sa demande d'asile dans ce pays, en application du règlement n° 604/2013 du 26 juin 2013, entraînerait un risque sérieux qu'il soit exposé à un défaut d'instruction de sa demande d'asile et à des traitements indignes en violation des règles du droit européen de l'asile. Les autres éléments présentés n'établissent pas que M. B... se trouvait à la date de l'arrêté contesté dans une situation de vulnérabilité exceptionnelle imposant d'instruire sa demande d'asile en France. Par ailleurs, si M. B... se prévaut de la présence en France de son père, détenteur d'une carte de résident, de deux demi-frères et quatre demi-sœurs, ces personnes ne sont en tout état de cause pas des membres de sa famille au sens du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013. Eu égard à son âge et au fait qu'il ressort des pièces du dossier qu'il ne vivait plus avec son père depuis l'année 2004 et qu'il n'a jamais connu ses demi-frères et sœurs, l'arrêté contesté ne porte pas d'atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale. En outre, M. B... ne peut utilement se prévaloir du risque d'être mobilisé pour faire la guerre en Ukraine en cas de renvoi en Russie, dès lors que l'arrêté contesté n'a pas pour objet de l'éloigner vers ce dernier pays et que l'éventualité d'une telle mesure d'éloignement ne saurait caractériser à elle seule la méconnaissance par la Croatie de ses obligations. Par suite, les moyens tirés de ce que la décision litigieuse méconnaîtrait les articles 3 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ainsi que les dispositions du 2 de l'article 3 et l'article 9 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 et serait entachée d'erreur manifeste d'appréciation au regard de l'article 17 du même règlement doivent être écartés.

11. Il résulte de tout ce qui précède que M. B... n'est pas fondé à demander l'annulation de l'arrêté du 19 septembre 2023 par lequel le préfet de la Seine-Maritime a ordonné son transfert aux autorités croates.

Sur les conclusions à fin d'injonction :

12. Le présent arrêt n'appelle aucune mesure d'exécution. Par suite, les conclusions de l'intéressé aux fins d'injonction doivent être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

13. Les dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 font obstacle à ce que soit mis à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, le versement de la somme que le conseil de M. B... demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : L'article 2 du jugement du 21 décembre 2023 du magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Caen est annulé.

Article 2 : La demande de M. B... devant le tribunal administratif de Caen et le surplus de ses conclusions devant la cour sont rejetés.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B..., à Me Cavelier et au ministre de l'intérieur et des outre-mer.

Une copie en sera transmise, pour information, au préfet de la Seine-Maritime.

Délibéré après l'audience du 16 avril 2024, à laquelle siégeaient :

- M. Lainé, président de chambre,

- M. Derlange, président assesseur,

- Mme Chollet, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 13 mai 2024.

Le rapporteur,

S. DERLANGE

Le président,

L. LAINÉ

Le greffier,

C. WOLF

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne, et à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 24NT00138


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANTES
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 24NT00138
Date de la décision : 13/05/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. LAINÉ
Rapporteur ?: M. Stéphane DERLANGE
Rapporteur public ?: Mme ROSEMBERG
Avocat(s) : CAVELIER

Origine de la décision
Date de l'import : 19/05/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-05-13;24nt00138 ?
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