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08/04/2022 | FRANCE | N°21NT00145

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 4ème chambre, 08 avril 2022, 21NT00145


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Brest Métropole a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner, conjointement ou chacun pour son fait ou sa faute, les sociétés SETEC TPI, Freyssinet France, Endel et Joseph Paris à lui verser la somme de 6 497 414,72 euros toutes taxes comprises (TTC) au titre des travaux de reprise des désordres affectant le pont de Recouvrance et la somme de 500 000 euros au titre des préjudices consécutifs à l'exécution des travaux de reprise rendant impossible l'utilisation du tramway pendant la durée du

chantier, assorties des intérêts au taux légal à compter de l'enregistre...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Brest Métropole a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner, conjointement ou chacun pour son fait ou sa faute, les sociétés SETEC TPI, Freyssinet France, Endel et Joseph Paris à lui verser la somme de 6 497 414,72 euros toutes taxes comprises (TTC) au titre des travaux de reprise des désordres affectant le pont de Recouvrance et la somme de 500 000 euros au titre des préjudices consécutifs à l'exécution des travaux de reprise rendant impossible l'utilisation du tramway pendant la durée du chantier, assorties des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de la requête et capitalisation.

Par un jugement n° 1800290 du 19 novembre 2020, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête et des mémoires, enregistrés les 18 janvier, 23 septembre et 14 octobre 2021, la communauté urbaine Brest Métropole, représentée par Me Mocaer, demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement du 19 novembre 2020 du tribunal administratif de Rennes ;

2°) de condamner in solidum ou chacun pour son fait ou sa faute les sociétés SETEC travaux publics et industriels (SETEC TPI), Freyssinet France, Endel et Joseph Paris à lui verser les sommes de 6 497 414,72 euros au titre des travaux de reprise résultant des désordres affectant le pont de Recouvrance, et de 500 000 euros au titre des préjudices consécutifs, assorties des intérêts au taux légal à compter de l'enregistrement de la requête, et de leur capitalisation ;

3°) de rejeter les conclusions d'appel incident des sociétés Freyssinet, SETEC TPI, Endel et Joseph Paris ;

4°) de mettre à la charge des sociétés SETEC TPI, Freyssinet France, Endel et Joseph Paris, chacun pour son fait ou sa faute, la somme de 15 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le tribunal a méconnu son office et commis une irrégularité en écartant le rapport d'expertise judiciaire établi contradictoirement par l'expert désigné en août 2013 par le tribunal de commerce de Paris, M. B..., pour se fonder sur des études et un rapport non-contradictoires établis à la demande des constructeurs eux-mêmes et violant le principe du contradictoire puisque la collectivité maître d'ouvrage n'a pas été invitée à présenter ses observations sur ces études et rapports ;

- l'origine et les causes du désordre sont établies par le rapport d'expertise de M. B... ; les désordres consistent en une déformation des éléments mécaniques des éléments de levage du pont et un fretting corrosion résultant d'un défaut de serrage entre les demi-moyeux de la molette et de l'arbre du pont ; ils résultent donc de défauts d'exécution des travaux et d'un défaut de surveillance de ces mêmes travaux ;

- le rapport de M. D... ne peut qu'être écarté car établi en méconnaissance du contradictoire et uniquement destiné à introduire le doute sur les conclusions du rapport judiciaire, à la demande des défendeurs ; ce rapport s'appuie sur des rapports qui ont été également appréciés par l'expert judiciaire ; les qualifications de M. D... pour analyser les mécanismes de levage du pont et le rapport judiciaire sont contestables ; ce dernier n'a pas procédé à une analyse détaillée du rapport judiciaire ; seul le remplacement des pièces avec un serrage suffisant est de nature à résoudre le problème ;

- l'étude de l'école centrale de Lyon ne peut qu'être écartée s'agissant d'un document de complaisance commandé par les intimés et dont la compétence de l'auteur n'est pas établie ; ses conclusions sont contestables faute de prendre un compte le phénomène de fretting corrosion ;

- les désordres affectant le pont sont établis avec une déformation des pièces du mécanisme de levage et un phénomène de fretting corrosion affectant leur tenue en conséquence d'un serrage insuffisant de la molette et de l'ouvrage ; le risque d'atteinte à la solidité de l'ouvrage et l'impropriété à destination présentent un caractère inéluctable, dans un délai prévisible, relevé par l'expert et le sapiteur ; les prestations du groupement d'entreprises ont été réalisées en méconnaissance du CCTP et des règles de l'art ainsi que relevé par l'expert ; toutes les piles du pont sont affectées ainsi que le relève le sapiteur ;

- la responsabilité contractuelle des constructeurs est engagée au titre de la garantie de parfait achèvement sachant que la décision de réception était assortie d'une réserve relative aux bruits anormaux entendus lors des mouvements du pont qui n'a jamais été levée ; la responsabilité des sociétés Freyssinet, Joseph Paris et Endel est engagée sur ce fondement et à défaut sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun ; la responsabilité de la société SETEC TPI est engagée sur ce dernier fondement ;

- subsidiairement, si la réserve formulée ne devait pas être analysée comme concernant l'ensemble des désordres affectant l'ouvrage, la responsabilité décennale des constructeurs sera alors engagée ; les conditions sont remplies s'agissant de désordres évolutifs que les résultats de l'expertise ont permis d'appréhender ;

- la responsabilité des sociétés Freyssinet, Joseph Paris et Endel est engagée dans les conditions définies par le rapport d'expertise respectivement en raison d'une défaillance dans la coordination des travaux, un manquement lors des études d'exécution des travaux et lors de l'exécution même de ces travaux ; la responsabilité de la société SETEC TPI est engagée en qualité de maitre d'œuvre de l'opération de travaux en charge des missions VISA et DET au regard des travaux des sociétés Joseph Paris et Endel ;

- eu égard aux conclusions de l'expertise la responsabilité conjointe et solidaire de la maitrise d'œuvre et des constructeurs sera retenue, notamment celle de la société Freyssinet, mandataire solidaire du groupement d'entreprises de travaux ;

- les travaux proposés par l'expert propres à remédier aux désordres seront financés pour un total de 6 497 414,72 euros TTC auxquels s'ajoutent les frais, pour 500 000 €, qui seront exposés pour substituer un trafic en bus à celui en tram pendant la période des travaux ;

- les conclusions d'appel incident des sociétés Freyssinet, Endel, Joseph Paris seront rejetées pour les motifs retenus par les premiers juges et en raison de leur irrecevabilité en l'absence de demande indemnitaire préalable ; les demandes de la société Endel sont également irrecevables faute d'avoir été présentées en première instance.

Par un mémoire en défense, enregistré le 25 juin 2021, la société SETEC Travaux Publics et Industriels (SETEC TPI), représentée par Me d'Herbomez, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête de Brest Métropole ;

2°) de rejeter la demande de la société Freyssinet tendant à une réformation du jugement s'agissant des dépens ;

3°) subsidiairement, de condamner solidairement les sociétés Freyssinet, Endel et Joseph Paris à la garantir intégralement de toute condamnation qui serait prononcée au titre d'une faute commise dans la réalisation de l'ouvrage et l'absence de levée de la réserve n° 10 ;

4°) de mettre à la charge de Brest Métropole, et subsidiairement des sociétés Freyssinet, Endel et Joseph Paris, une somme de 30 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés par Brest Métropole ne sont pas fondés ;

- elle sera garantie par les sociétés Freyssinet, Endel et Joseph Paris eu égard aux conclusions des rapports B... et D... pour qui la conception de l'ouvrage n'est pas critiquable et alors qu'aucune défaillance dans l'exercice de ses missions n'est établie.

Par des mémoires enregistrés les 18 juin, 20 septembre, 13 octobre et 15 octobre 2021, la SAS Joseph Paris, représentée par Me Grange, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête de Brest Métropole ;

2°) subsidiairement, de rejeter toute demande présentée à son encontre ;

3°) plus subsidiairement, si une condamnation devait être prononcée à son encontre, celle-ci serait prononcée hors taxe, pour un montant maximum de 400 140,20 euros HT au seul titre de la pile n° 3, et elle serait alors garantie intégralement in solidum par les sociétés SETEC TPI, Freyssinet France et Endel ;

4°) encore plus subsidiairement, si une condamnation devait être prononcée à son encontre, celle-ci serait prononcée hors taxe, pour un montant maximum de 1 104 474,60 euros HT au titre des piles n° 1, 3 et 4 et elle serait alors garantie intégralement in solidum par les sociétés SETEC TPI, Freyssinet France et Endel ;

5°) à titre infiniment subsidiaire, si une condamnation devait être prononcée à son encontre, celle-ci serait prononcée hors taxe, pour un montant maximum de 1 454 626,50 euros HT au titre des piles n° 1, 2, 3 et 4 et elle serait alors garantie intégralement in solidum par les sociétés SETEC TPI, Freyssinet France et Endel ;

6°) en cas d'admission de l'appel principal de Brest Métropole et si elle devait être condamnée au versement d'une somme, il conviendrait alors de :

. réformer le jugement en procédant au partage des responsabilités entre les codéfendeurs et en prononçant la condamnation in solidum des sociétés SETEC TPI, Freyssinet France et Endel à la garantir de toute condamnation la concernant ;

. réformer partiellement le jugement en condamnant toute partie succombante à lui verser 16 241,38 euros HT au titre des frais qu'elle a exposés au bénéfice de M. D... et 2 880 euros au titre des frais exposés au bénéfice du Bureau d'études Calcul Méca ;

7°) de rejeter toute demande de condamnation présentée à son encontre pour la prise en charge des dépens ;

8°) de mettre à la charge de toute partie succombante la somme de 20 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les demandes de Brest Métropole présentées sur le fondement de la responsabilité contractuelle pour les piles n° 1 et n° 4 sont irrecevables dès lors que les réserves présentes au PV de réception ont été levées ;

- les moyens soulevés par Brest Métropole ne sont pas fondés ;

- les moyens soulevés par les sociétés Endel, Freyssinet France, SETEC TPI à l'appui de leurs conclusions d'appel provoqué ne sont pas fondés ;

- si une condamnation devait être prononcée à son encontre, un partage des responsabilités en fonction des fautes respectives serait décidé et elle serait alors garantie intégralement in solidum par les sociétés SETEC TPI, Freyssinet France et Endel :

- la société SETEC TPI, maitre d'œuvre, sera alors condamnée in solidum sur un fondement quasi-délictuel en raison de ses manquements à ses missions DET et VISA mis en lumière par l'expert judiciaire ;

- les sociétés Endel et Freyssinet Franc en raison de leurs qualité de participants au marché de travaux et membres du groupement momentané d'entreprise ; la société Endel au motif du défaut de serrage entre les deux demi-moyeux de la molette et de l'ouvrage mis en évidence par l'expert judiciaire caractérisant une non-conformité aux règles de construction et la société ; la société Freyssinet France pour fautes dans l'exécution des prestations de coordination des travaux des membres du groupement à l'origine des désordres et la levée de la réserve demandée par Brest Métropole ;

- si une condamnation devait être prononcée à son encontre il y aurait lieu de réformer partiellement le jugement en condamnant toute partie succombante à lui verser 16 241,38 euros HT au titre des frais qu'elle a exposés au bénéfice de M. D... et 2 880 euros au titre des frais exposés au bénéfice du Bureau d'études Calcul Méca alors que sa responsabilité n'est pas engagée, eu égard à l'apport de ces études pour la résolution du litige ; cette demande est recevable même en l'absence de réclamation préalable.

Par des mémoires, enregistrés les 28 juin et 14 octobre 2021, la société Freyssinet France, représentée par Me Claudon, demande à la cour :

1°) à titre principal, de rejeter la requête de Brest Métropole ;

2°) à titre subsidiaire, de rejeter toute demande présentée par Brest Métropole ou les autres parties à son encontre et de condamner les sociétés Joseph Paris, Endel et Setec TPI à la garantir de toutes condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre au bénéfice de Brest Métropole ;

3°) par la voie de l'appel incident, d'infirmer le jugement attaqué en tant qu'il a rejeté ses conclusions reconventionnelles et en conséquence condamner toute partie succombante à lui verser 141 875,95 euros au titre des frais d'expertise judiciaire, 73 371 euros HT au titre des frais avancés au titre de l'expertise de M. B... et 14 033,05 euros HT au titre de la mission de M. D... ;

4°) de mettre à la charge de toute partie succombante la somme de 10 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés par Brest Métropole ne sont pas fondés ;

- si sa condamnation devait être prononcée elle sera intégralement garantie par les sociétés Joseph Paris et Endel eu égard à la répartition des taches au sein du groupement et à l'acte d'engagement du marché et par la société SETEC TPI au motif du défaut de surveillance relevé par l'expert ;

- le jugement sera réformé en ce qu'il a rejeté sa demande, dument justifiée, présentée au titre des frais d'expertise judiciaire et des frais exposés pour l'analyse de M. D... nonobstant l'absence de toute réclamation préalable ;

- les demandes des sociétés Joseph Paris, Endel et SETEC TPI présentées à son égard seront rejetées comme infondées, alors que la société SETEC TPI ne motive pas son appel en garantie.

Par des mémoires, enregistrés les 25 juin, 23 septembre et 14 octobre 2021, la société Endel, représentée par Me Forté, demande à la cour :

1°) de rejeter la requête de Brest Métropole ;

2°) de rejeter les conclusions d'appel incident de la société Joseph Paris notamment en ce qu'elles la concernent ;

3°) subsidiairement, par la voie de l'appel incident, de condamner les sociétés SETEC TPI, Joseph Paris et Freyssinet France à la garantir de toute condamnation qui serait prononcée à son encontre et condamner toute partie succombante à la rembourser des frais qu'elle a exposés pour les études DCNS et SACI, ainsi que pour l'expertise de M. D... pour 16 241,38 euros HT ;

4°) de mettre à la charge de Brest Métropole ou de toute partie succombante la somme de 8 000 euros en application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les moyens soulevés par Brest Métropole ne sont pas fondés ;

- subsidiairement, elle sera garantie par la société SETEC TPI aux motifs d'un défaut de conception et d'un défaut de suivi d'exécution, par la société Joseph Paris dès lors qu'elle a défini les valeurs de serrage qui sont discutées et a validé le PV de serrage et par la société Freyssinet France au titre de la défaillance dans la coordination des travaux ;

- les conclusions d'appel incident présentées à son encontre seront rejetées car reposant sur des moyens infondés ;

Par une ordonnance du 24 septembre 2021 la clôture d'instruction a été fixée au 15 octobre 2021 à 12 heures.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code des marchés publics ;

- l'arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Rivas,

- les conclusions de M. Pons, rapporteur public,

- et les observations de Me Mocaer, représentant à la communauté urbaine Brest Métropole, de Me d'Herbomez représentant la société SETEC TPI, de Me Biacabe représentant la société Freyssinet France, de Me Dailly représentant la société Endel et de Me Grange représentant la société Joseph Paris.

Une note en délibéré, présentée pour la société Freyssinet France, a été enregistrée le 24 mars 2022.

Une note en délibéré, présentée pour la communauté urbaine Brest Métropole, a été enregistrée le 24 mars 2022.

Considérant ce qui suit :

1. Lors de la construction de la première ligne de tramway de l'agglomération, Brest Métropole Océane, devenue Brest Métropole au 1er janvier 2015, a décidé, par l'intermédiaire de la SEM Tram, société d'économie mixte du transport collectif en site propre de la métropole, à laquelle elle a délégué la maîtrise d'ouvrage, de procéder à la réhabilitation et à l'élargissement du pont mobile de Recouvrance situé à Brest afin qu'il puisse être emprunté par le tramway. Ce pont est doté d'une travée mobile qui s'élève afin de permettre le passage des navires. Par acte d'engagement du 22 janvier 2008, le marché de maîtrise d'œuvre de cette opération de travaux a été confié à un groupement composé des sociétés Architecture et Ouvrages d'Art et SETEC Travaux publics et industriels (SETEC TPI), cette dernière étant désignée en qualité de mandataire. Les travaux de réhabilitation du pont ont été confiés à un groupement d'entreprises constitué des sociétés Endel, Joseph Paris et Freyssinet France, laquelle a été désignée comme mandataire du groupement. L'acte d'engagement n° B0077 approuvé le 5 mai 2010 prévoit que le lot n° 1 " Génie civil et équipements d'ouvrage " est attribué à la société Freyssinet France et que les lots n° 2 " Charpente métallique " et n° 3 " Mécanismes et équipements électriques " sont attribués conjointement aux sociétés Joseph Paris et Endel. Ces travaux ont fait l'objet, le 1er août 2012, d'un procès-verbal de réception assorti de réserves comprenant, après essai du fonctionnement de la travée mobile, la réserve n° 10 portant sur la mécanique au motif de " bruits anormaux (claquements) au niveau de 3 molettes (Brest Aval, Recouvrance Aval et Amont) lors des mouvements de montée et descente de la travée ". Par courrier du 7 août 2012 notifiant ce procès-verbal de réception, la SEM Tram précisait à la société Freyssinet France que " la réserve n° 10 en mécanique ne sera levée qu'à la condition d'une résorption du bruit et/ou d'une expertise particulière avec suivi dans le temps du bruit des molettes ". Malgré deux lettres de mise en demeure adressées le 24 septembre 2012 et le 12 juillet 2013 au mandataire du groupement d'entreprises, cette réserve n'a pu être levée. Le 21 juillet 2017, M. C... B..., expert désigné par une ordonnance du président du tribunal de commerce de Paris à la demande de la société Freyssinet France, a remis un rapport identifiant l'origine du bruit dans le mécanisme de levage du pont et ses conséquences et concluant à la nécessité d'une dépose et repose de l'ensemble du pont après remplacement d'éléments mécaniques défectueux. Brest Métropole a alors demandé au tribunal administratif de Rennes la condamnation des participants aux opérations de travaux à lui verser une somme de 6 497 414,72 euros au titre des travaux de reprise des désordres affectant le pont de Recouvrance ainsi qu'une somme de 500 000 euros au titre du préjudice résultant de l'impossibilité pour les usagers d'utiliser le tramway pendant la durée des travaux de reprise. Par un jugement du 19 novembre 2020, dont Brest Métropole relève appel, le tribunal administratif de Rennes a rejeté sa demande. Par la voie de l'appel incident et provoqué, la société Freyssinet France demande la condamnation de toute partie succombante à lui verser 141 875,95 euros au titre des frais d'expertise judiciaire, 73 371 euros HT au titre des frais avancés au titre de l'expertise de M. B... et 14 033,05 euros HT au titre de la mission de M. D....

Sur les conclusions d'appel principal de Brest Métropole :

En ce qui concerne la régularité du jugement attaqué :

2. Le respect du caractère contradictoire de la procédure d'expertise implique que les parties soient mises à même de discuter devant l'expert des éléments de nature à exercer une influence sur la réponse aux questions posées par la juridiction saisie du litige. Lorsqu'une expertise est entachée d'une méconnaissance de ce principe ou lorsqu'elle a été ordonnée dans le cadre d'un litige distinct, ses éléments peuvent néanmoins, s'ils sont soumis au débat contradictoire en cours d'instance, être régulièrement pris en compte par le juge, soit lorsqu'ils ont le caractère d'éléments de pur fait non contestés par les parties, soit à titre d'éléments d'information dès lors qu'ils sont corroborés par d'autres éléments du dossier.

3. En l'espèce, eu égard à leurs contenus et dès lors qu'ils ont été soumis au débat contradictoire entre les parties devant le tribunal administratif, en étant notamment communiqués à la collectivité publique maître d'ouvrage, les divers rapports et études produits au dossier au cours de l'instruction, émanant d'un ingénieur spécialiste des structures des ponts, d'un directeur de recherches au CNRS spécialiste de la résistance à la fatigue et de la mécanique de la rupture, ou du laboratoire de Tribologie et Dynamique des Systèmes de l'Ecole Centrale de Lyon, pouvaient être pris en compte par le tribunal administratif. Brest Métropole n'est ainsi pas fondée à soutenir que le jugement attaqué serait irrégulier au motif que le tribunal aurait méconnu son office et violé le principe du contradictoire en écartant le rapport d'expertise judiciaire établi contradictoirement par l'expert désigné en août 2013 par le tribunal de commerce de Paris, M. B..., pour se fonder sur des études et un rapport non-contradictoires établis à la demande des constructeurs eux-mêmes. D'ailleurs, Brest Métropole n'était pas davantage partie à l'expertise, dont elle se prévaut, ordonnée par le tribunal de commerce de Paris dans la mesure où celle-ci a été sollicitée par la société Freyssinet France et opposait cette dernière aux autres constructeurs ainsi qu'à la SEM Tram, concessionnaire du transport en commun en site propre de la communauté urbaine de Brest.

En ce qui concerne le bien-fondé du jugement attaqué :

4. Brest Métropole recherche, à titre principal, la responsabilité des sociétés Freyssinet France, Joseph Paris et Endel sur le fondement de la garantie de parfait achèvement et celle de la société SETEC TPI sur celui de la responsabilité contractuelle de droit commun au titre des désordres affectant le dispositif de levage du pont de Recouvrance.

5. En premier lieu, d'une part, en vertu des principes dont s'inspire l'article 1792-6 du code civil, la garantie de parfait achèvement due par l'entreprise s'étend à la reprise des désordres ayant fait l'objet de réserves dans le procès-verbal de réception comme à ceux qui apparaissent et sont signalés dans l'année suivant la date de réception. D'autre part, en l'absence de stipulations particulières prévues par les documents contractuels, lorsque la réception de l'ouvrage est prononcée avec réserves, les rapports contractuels entre le maître de l'ouvrage et les constructeurs se poursuivent au titre des travaux ou des parties de l'ouvrage ayant fait l'objet des réserves. Les relations contractuelles entre le responsable du marché et l'entrepreneur se poursuivent non seulement pendant le délai de garantie, mais encore jusqu'à ce qu'aient été expressément levées les réserves exprimées lors de la réception.

6. En l'espèce, il résulte de l'instruction que le procès-verbal de réception des travaux relatifs à la réhabilitation du pont de Recouvrance, établi le 1er août 2012 avec effet au 31 mai 2012, comporte une réserve n° 10 indiquant " bruits anormaux (claquements) au niveau de 3 molettes (Brest Aval, Recouvrance Aval et Amont) lors des mouvements de montée et descente de la travée " et que celle-ci n'a pas été levée. En conséquence, les relations contractuelles entre Brest Métropole et les constructeurs membres du groupement chargé de ces travaux, les sociétés Freyssinet France, Joseph Paris et Endel, se sont poursuivies à ce titre postérieurement à la réception des autres travaux. La responsabilité de ces trois entreprises est alors susceptible d'être engagée, en ce qui concerne l'objet de la réserve, sur le fondement de la garantie de parfait achèvement. Par ailleurs, la responsabilité de la société SETEC TPI, membre du groupement de maitrise d'œuvre, est susceptible d'être engagée sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun.

7. En deuxième lieu, en conséquence de la réserve affectant trois des quatre piles du pont en raison de bruits de type claquement entendu lors des montées et descentes de la levée, et d'un différend entre constructeurs sur les conditions de levée de cette réserve, une expertise a été sollicitée par la société Freyssinet auprès du tribunal de commerce de Paris. Il a été fait droit à cette demande par la désignation d'un expert ingénieur, M. B..., qui s'est fait assister d'un sapiteur, M. A... spécialisé en " mécanique générale et machines ". Le rapport de M. B..., déposé le 21 juillet 2017, conclut au fait que les claquements entendus, en définitive dans une seule pile du pont, trouvent leur origine dans " des mouvements relatifs très probablement dus par des mouvements brusques, d'au moins un demi-moyeu de la molette par rapport à l'arbre lors des mouvements de montée et de descente " de la travée du pont, " mouvements impulsionnels erratiques (...) créés à la suite du blocage momentané du mouvement d'au moins un demi-moyeu de la molette par rapport à l'arbre. Ce blocage entre les surfaces est suivi d'un glissement. ". L'expert poursuit en exposant au titre des conséquences de ses constatations que " la tenue en service des pièces est affectée, notamment l'intégrité de l'ensemble des composants de la molette et de la liaison du bâti lors des manœuvres de montée et descente du pont ; manœuvres occasionnelles selon certaines parties. L'atteinte à la sécurité et au fonctionnement normal de l'ouvrage est inéluctable, ce qui rend l'ouvrage à terme, si aucune reprise n'est effectuée, impropre à sa destination, de même que sa solidité en serait affectée. ". Il conclut à la nécessité d'une " dépose et une repose de l'ensemble du pont après vérification et remplacement des éléments défectueux de l'ouvrage ".

8. Toutefois, s'il résulte de ce rapport, notamment des travaux de M. A... sapiteur, que l'origine du bruit est probablement liée au phénomène décrit de blocage momentané du mouvement de moitiés de moyeux autour de l'arbre avant leur glissement, le risque retenu en conclusion par l'expert sur le bon fonctionnement du mécanisme de levage du pont n'est ni expliqué ni justifié. En particulier, le sapiteur, plus particulièrement compétent en matière de mécanique, se borne à indiquer que " Le risque de fretting corrosion (au sens large du terme : risque de fretting, microfissuration, corrosion localisée compte tenu de l'air marin) ne peut pas être exclu ", sans analyser comment ce risque de fretting, qui est un processus de détérioration des pièces né de l'arrachement de micro grains d'acier lors des phénomènes de blocage glissance des mécanismes de levée/descente de la travée, est même identifié en l'espèce. De même, l'expert n'expose pas davantage comment de ce risque, dont le sapiteur se bornait à indiquer qu'il ne peut être exclu, il se déduirait que la tenue des pièces est affectée au point qu'il est nécessaire de déposer l'ensemble des mécanismes d'arbres et molettes, et ainsi de reprendre la totalité du pont. Enfin, si est également évoquée la possibilité d'un serrage insuffisant de certains des boulons, n'est pas expliqué en revanche le motif pour lequel les deux autres piles du pont ne généreraient désormais plus le même bruit alors qu'elles étaient initialement affectées par ce phénomène et qu'il n'a pas été procédé à un tel resserrage de boulons.

9. Il résulte par ailleurs de l'instruction, notamment du rapport réalisé en 2018 par M. D..., spécialiste en conception de ponts, qu'il a complété en 2019 après la réalisation d'une étude réalisée par MM. Fouvry et Garcin avec le concours du laboratoire de tribologie et dynamique des systèmes rattaché à l'École centrale de Lyon, que le risque de fretting corrosion évoqué par le sapiteur, retenu comme certain par M. B..., est très improbable en l'espèce, en raison de la nature des aciers utilisés et de leur usinage qui fait disparaitre les aspérités de surface susceptibles par les frottements de détériorer les pièces. Il en résulte qu'en admettant même un début de processus de détérioration des molettes et des arbres, lié à un hypothétique fretting, il faudrait un nombre extrêmement important de montées et levées de la travée du pont, de l'ordre de 57 600 manœuvres, sans commune mesure avec l'utilisation contractuellement prévue de quelques dizaines de mouvements par an au regard de la durée de vie de l'ouvrage, pour qu'une éventuelle fissuration des pièces atteigne la profondeur critique de 30 mm. La même étude, précisément documentée et fondée sur des séries de calculs dont la rigueur n'est pas sérieusement contestée par la requérante, met également en évidence que le risque même de corrosion évoqué par le sapiteur est extrêmement limité eu égard à la nature des aciers employés et à l'absence d'espace entre l'arbre et les demi moyeux. Plus largement, il résulte de l'instruction, et de l'analyse de M. D..., que le phénomène de collage-glissage également identifié par M. B..., n'entraine que des déformations élastiques et réversibles des pièces installées, sachant que l'ouvrage a été conçu et réalisé avec des pièces, comme des boulons précontraints, plus solides que celles préexistantes afin notamment de supporter le poids accru du tablier du pont.

10. De l'ensemble de ces analyses, dont celles présentées par MM. D..., Fouvry et Garcin à titre d'information, soumises au débat contradictoire tant devant le tribunal administratif que devant la cour, et dont le caractère complaisant allégué à l'égard des constructeurs n'est aucunement établi, il résulte que les bruits constituant l'objet des demandes pécuniaires de Brest Métropole trouvent leur origine dans un phénomène de blocage glissance des demi moyeux enserrant l'arbre du mécanisme de lever du tablier du pont, dont il ne peut être établi ni qu'il serait la conséquence d'une mauvaise réalisation des travaux et de leur suivi ni qu'il entraverait le bon fonctionnement du mécanisme de levage du pont. Au surplus il n'a été signalé aucune avarie, début de corrosion ou fissuration affectant ce mécanisme de levage du pont depuis sa mise en service en 2012 et les bruits attestant du phénomène de blocage glissance identifiés dans trois piles du pont n'étaient par ailleurs plus audibles que pour l'une d'entre elles à la date de l'expertise. En conséquence, Brest Métropole n'est pas fondée à soutenir que les " désordres " ainsi identifiés seraient de nature à engager la responsabilité des sociétés Freyssinet France, Joseph Paris et Endel sur le fondement de la garantie de parfait achèvement et celle de la société SETEC TPI sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun. En conséquence, sa demande de condamnation de ces sociétés à lui verser les sommes de 6 497 414,72 euros au titre des travaux de reprise des désordres et de 500 000 euros à titre d'indemnisation du préjudice consécutif à l'interruption prévue du trafic des tramways durant ces travaux ne peut qu'être rejetée.

11. En troisième lieu, dès lors qu'il résulte de l'instruction que les désordres évoqués ci-avant par Brest Métropole ont fait l'objet d'une réserve n° 10 qui n'a pas été levée, la communauté urbaine n'est pas davantage fondée à soutenir à titre subsidiaire que la responsabilité décennale des constructeurs pourrait être engagée en l'espèce pour les mêmes motifs.

Sur les conclusions d'appel incident de la société Freyssinet France :

12. Les frais et dépens qu'a définitivement supportés une personne en raison d'une instance judiciaire dans laquelle elle était partie, sont au nombre des préjudices dont elle peut obtenir réparation devant le juge administratif de la part de l'auteur du dommage, sauf dans le cas où ces frais et dépens sont supportés en raison d'une procédure qui n'a pas de lien de causalité directe avec le fait de cet auteur.

13. La société Freyssinet France demande à être indemnisée par toute partie succombante des frais qu'elle a exposés devant le tribunal de commerce de Paris au titre de l'expertise confiée à M. B..., qu'elle avait sollicitée, et pour laquelle elle s'est acquittée d'une somme de 141 875,95 euros et de 73 371 euros HT au titre d'avances versées dans le cadre de la même expertise. Elle demande également à être indemnisée pour 14 033,05 euros HT au titre des frais exposés pour la mission confiée à M. D.... Toutefois, la société Freyssinet France ne produit à l'appui de sa demande que des avis de versement de consignation qui n'établissent pas le caractère définitif des versements qu'elle allègue avoir effectués au titre de l'expertise diligentée par le tribunal de commerce de Paris. Par ailleurs, s'agissant de l'expertise réalisée par M. D... et des études complémentaires que celui-ci a sollicitées, les éléments présentés n'établissent pas davantage la réalité des versements effectués par la société Freyssinet France, ainsi que le quantum resté effectivement à la charge de cette dernière, dès lors que les sociétés Endel et Joseph Paris exposent également avoir exposé des frais à ces titres. Dans ces conditions les conclusions d'appel incident de la société Freyssinet France ne peuvent qu'être rejetées.

Sur les frais d'instance :

14. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à l'octroi d'une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens à la partie perdante. Il y a lieu, dès lors, de rejeter les conclusions présentées à ce titre par Brest Métropole. En revanche, il convient, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de cette dernière, sur le fondement des mêmes dispositions, la somme de 1 000 euros chacune au titre des frais exposés respectivement par les sociétés SETEC TPI, Freyssinet France, Endel et Joseph Paris et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : La requête de la communauté urbaine Brest Métropole est rejetée.

Article 2 : Le surplus des conclusions des autres parties est rejeté.

Article 3 : La communauté urbaine Brest Métropole versera respectivement aux sociétés SETEC TPI, Freyssinet France, Endel et Joseph Paris la somme de 1 000 euros chacune au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la communauté urbaine Brest Métropole, à la société SETEC TPI, à la société Freyssinet France, à la société Endel et à la société Joseph Paris.

Délibéré après l'audience du 22 mars 2022, à laquelle siégeaient :

- M. Lainé, président de chambre,

- M. Rivas, président assesseur,

- Mme Béria-Guillaumie, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 8 avril 2022.

Le rapporteur,

C. RIVAS

Le président,

L. LAINÉ

La greffière,

S. LEVANT

La République mande et ordonne au préfet du Finistère en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 21NT00145


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 21NT00145
Date de la décision : 08/04/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Composition du Tribunal
Président : M. LAINE
Rapporteur ?: M. Christian RIVAS
Rapporteur public ?: M. PONS
Avocat(s) : D'HERBOMEZ

Origine de la décision
Date de l'import : 19/04/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2022-04-08;21nt00145 ?
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