Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
La SAS Siorat Nord Loire, la SAS Guintoli, la SAS EHTP et la SAS Agilis ont demandé au tribunal administratif de Caen de condamner l'Etat à leur verser la somme de 1 574 097, 06 euros TTC avec intérêts à compter du 2 mars 2014 au titre du marché des travaux de la RN 12 au niveau de la déviation nord-ouest d'Alençon.
Par un jugement n° 1402510 du 13 décembre 2019, le tribunal administratif de Caen a, en premier lieu, condamné l'Etat à verser à la SAS Siorat Nord Loire, la SAS Guintoli, la SAS EHTP et la SAS Agilis la somme de 591 188, 40 euros TTC, avec intérêts à 7, 25 % à compter du 19 mai 2014 et capitalisation des intérêts, et en second lieu, mis les frais d'expertise liquidés et taxés à hauteur de 13 548, 91 euros à la charge de l'Etat.
Procédure devant la cour :
Par une requête et des mémoires, enregistrés le 13 février 2020, le 21 février 2020, 28 février 2020 et le 12 janvier 2021, la ministre de la transition écologique et solidaire demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1402510 du tribunal administratif de Caen du 13 décembre 2019 ;
2°) de rejeter les demandes de la SAS Siorat Nord Loire, la SAS Guintoli, la SAS EHTP et la SAS Agilis présentées devant le tribunal administratif de Caen.
Elle soutient que :
- la requête d'appel de l'Etat est bien recevable :
o le signataire de la requête, sous-directeur des affaires juridiques de l'énergie et des transports au sein de la direction des affaires juridiques du ministère de la transition écologique avait compétence en application des dispositions de l'article R. 811-10 du code de justice administrative et de l'article 1er du décret du 27 juillet 2005 relatif aux délégations de signature des membres du gouvernement ;
o la requête est suffisamment motivée et produit le jugement du tribunal administratif de Caen, seule pièce exigée, en application des dispositions des articles R. 811-13 et R. 411-1 du code de justice administrative ; en outre, le mémoire complémentaire, après la requête sommaire, était accompagnée de pièces jointes ;
- le jugement est insuffisamment motivé en méconnaissance de l'article L. 9 du code de justice administrative ; le jugement n'est pas suffisamment motivé en l'absence d'éléments quant au lien de causalité entre les préjudices subis par les entreprises et le montant auquel l'Etat a été condamné à indemniser les entreprises ;
- c'est à tort que le tribunal administratif de Caen a retenu, pour condamner l'Etat, l'existence d'une sujétion imprévue tenant à la présence, en sous-sol, d'un horizon rocheux continu, constitué d'une roche non dégradée ou faiblement dégradée :
o le dossier de consultation des entreprises contenait des éléments informant les entreprises de la nature du sol, ainsi que cela résulte de l'article 1.2.2 du fascicule 2 du cahier des clauses techniques particulières (CCTP) ; en outre, l'article 8-2.1 du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) prévoit que le titulaire ne peut élever de réclamation quant à la qualité ou au caractère essentiel des études complémentaires ;
o la découverte de l'horizon rocheux n'a eu qu'une influence très faible sur le planning ;
o les entreprises sont des entreprises de travaux publics expérimentées ;
- c'est à tort que le tribunal administratif de Caen a considéré que l'Etat avait commis des fautes dans l'organisation et la direction du chantier :
o l'Etat n'a pas commis de faute quant à la notification du début des travaux :
* en application des dispositions et stipulations combinées de l'article 11 du code des marchés publics, de l'article 4.1 du CCAP et de l'article 2-7 du règlement de la consultation, le délai d'exécution des travaux était, en application de l'article 3-2 de l'acte d'engagement, de douze mois à compter de la date fixée par l'ordre de service prescrivant de les commencer, soit le 6 février 2012, date fixée par l'ordre de service du 31 janvier 2012 ; il ne peut donc être estimé que le maître d'oeuvre aurait tardivement notifié aux entreprises le début de la période de préparation, cette dernière ne pouvant résulter que de l'ordre de service mentionné dans l'acte d'engagement ;
* au surplus, les entreprises n'ont pas émis de réserves au premier ordre de service, ce qu'elles auraient dû faire si elles estimaient que le démarrage des travaux était tardif ;
o l'Etat n'a pas commis de faute à ne pas avoir ajourné les travaux de la phase 4 :
* le lancement de la phase 4 a été ordonné en novembre 2012 afin d'anticiper la construction de l'écran acoustique ; l'objectif était de raccourcir le planning général en permettant à l'entreprise de concentrer les travaux d'enrobés sur une période plus courte ; ce n'est pas le lancement de la phase 4 qui a obligé les entreprises à maintenir sur place le matériel nécessaire aux enrobés, mais les travaux de la phase 2a qui n'étaient pas terminés ; l'ordre de service du 27 novembre 2012 de poursuivre les travaux et de lancer les travaux de la phase 4 n'entrainait donc pas de préjudices ;
* l'Etat a répondu aux réserves exprimées par la société Siorat à la suite de l'ordre de service du 27 novembre 2012 par un ordre de service du 11 décembre 2012 qui prolonge la phase 4 ; le groupement n'a jamais invoqué la nécessité d'un ajournement du chantier ;
- le tribunal administratif n'a pas identifié le lien de causalité entre les faits générateurs du préjudice subi par les sociétés et le montant de l'indemnisation retenue ;
- en ce qui concerne l'appel incident des sociétés Siorat Nord Loire, Guintoli, EHTP et Agilis :
o le changement dans l'importance des diverses natures d'ouvrage n'est pas établi ; en application des articles 17.2 du CCAG applicable et 3.2.3 du CCAP, le co-contractant ne peut être indemnisé au titre du changement dans l'importance des diverses natures d'ouvrage lorsque le montant des travaux figurant au détail estimatif du marché et au décompte final des travaux excède le vingtième du montant du marché, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ; le montant figurant au décompte final était inférieur à 5 % ;
o la décision du maire de la commune de Saint-Pierre-des-Nids imposant une déviation en juin et juillet 2012 ne peut être considérée comme une sujétion imprévue y compris du fait de l'allongement des itinéraires prévus pour l'approvisionnement et l'évacuation des matériaux ;
o la demande d'indemnisation des entreprises au titre de travaux supplémentaires indispensables doit être rejetée ; les entreprises n'établissent pas que l'allongement des itinéraires de chantier serait une prestation indispensable à l'exécution du marché dans les règles de l'art.
Par un mémoire en défense, enregistré le 7 juillet 2020, la société Siorat Nord Loire, la société Guintoli, la société EHTP et la société Agilis, représentées par Me A..., demande à la cour :
1°) à titre principal, de rejeter la requête d'appel de l'Etat comme irrecevable ;
2°) à titre subsidiaire, de rejeter la requête au fond et, par la voie de l'appel incident, de réformer le jugement n° 1402510 du tribunal administratif de Caen du 13 décembre 2019 en condamnant l'Etat à lui verser :
- la somme de 85 967, 10 euros TTC au titre de la demande afférente aux incidences d'un changement dans l'importance d'une nature d'ouvrage ;
- la somme de 28 514, 68 euros TTC au titre de la demande afférente aux incidences de la modification des itinéraires en cours de chantier ;
3°) à titre très subsidiaire, de condamner l'Etat à leur verser la somme de 705 670, 08 euros TTC ;
4°) de condamner l'Etat à leur verser des intérêts sur le montant des condamnations au taux de 7,5 % à compter du 19 mai 2014 avec capitalisation à chaque date anniversaire ;
5°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 8 000 euros en application des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Elles soutiennent que :
- la requête de l'Etat est irrecevable :
o la requête n'est pas signée par une personne habilitée à représenter l'entité appelante, alors qu'en application de l'article R. 811-10 du code de justice administrative, seul le ministre concerné ou son délégué peut signer une requête d'appel ;
o la requête est insuffisamment motivée puisque l'Etat se limite à un moyen de légalité externe sans fondement et trois moyens de légalité interne qui sont identiques à ceux présentés devant le tribunal administratif ;
o la requête ne comporte aucune pièce permettant au juge de statuer ;
- le jugement est régulièrement motivé ; la motivation prévue par l'article L. 9 du code de justice administrative peut être implicite ;
- en ce qui concerne leur indemnisation du fait du décalage et du morcellement de la période de réalisation, les travaux, qui étaient prévus pour se dérouler sur une période de 365 jours, ont duré en réalité 591 jours, soit un allongement de 226 jours ; ce retard résulte de trois causes :
o la découverte d'un horizon rocheux imprévu les a contraints à ajouter une opération de minage qui a allongé la durée de réalisation des travaux :
* il s'agit d'une sujétion imprévue, le régime de réparation de ce fait reposant sur le principe de l'enrichissement sans cause ; l'Etat a reconnu ce caractère imprévisible puisqu'il a indemnisé le surcoût lié à l'opération de minage par un prix nouveau ; en ce qui concerne l'application de l'article 8-2.1 du CCAP, les études géotechniques étaient cohérentes complètes et concordantes, mais la difficulté est survenue lors de l'excavation, le terrain révélant un événement géologique jamais évoqué ; en ce qui concerne l'article 1.2.2 du fascicule 2 du CCTP, les investigations confiées au titulaire ne correspondent pas à la réalisation d'une étude géotechnique complète et n'ont pas pour objet de déterminer les horizons géologiques, mais uniquement l'état hydrique du sol ; les éléments de la consultation ne permettaient pas de prévoir la présence d'un horizon rocheux continu nécessitant le recours au minage pour la réalisation des tranchées, la notion d'horizon graniteique recouvrant un grand nombre de profils et n'apportant pas de données sur la profondeur ;
* à supposer que les résultats des études géotechniques permettaient de déceler la nécessité de cette prestation supplémentaire, le maître d'ouvrage a commis une faute en ne prévoyant pas la prestation et engage sa responsabilité pour faute ;
o l'Etat n'a pas respecté la date de démarrage figurant dans le plan de coordination annexé au CCAP ; l'Etat ne conteste pas ce fait ; dans le cadre de la demande d'indemnisation, le délai de réalisation n'est pas en cause, mais la période de réalisation au regard des conditions climatiques, les stipulations de l'article 19.1.1 du CCAG Travaux étant dès lors sans incidence ; dès lors en notifiant une date de démarrage des travaux à une date ne respectant pas les prescriptions du marché, l'Etat a méconnu les termes du marché ; il est sans incidence qu'elles n'aient pas présenté de réserves à l'ordre de service du 30 mars 2012, lequel est relatif au démarrage des travaux de la phase 1 qui n'est pas concernée, alors en outre, qu'à cette date, rien ne permettait de prévoir que le déroulement du chantier serait affecté par deux aléas significatifs allongeant la durée de réalisation des travaux (la présence d'un horizon rocheux continu et des intempéries d'une fréquence anormale ) ;
o en ce qui concerne la gestion des intempéries, les travaux d'enrobés en fin de phase 3 et en phase 4 sont très sensibles au froid et ne peuvent être réalisés lorsque la température est inférieure à 5 ° C ; malgré les températures trop basses, le maître d'oeuvre et le maître d'ouvrage ont imposé le maintien des moyens immobilisés pour le chantier durant toute la durée hivernale ; le fait de ne pas prendre de décision d'ajournement jusqu'au printemps constitue une faute de l'Etat ;
o en ce qui concerne la notification tardive de l'ordre de service de démarrage de la phase 4, le 17 novembre 2012, cette décision, prise au seuil de la période froide, est techniquement aberrante puisque le démarrage de la phase 4 concerne la mise en oeuvre de matériaux bitumineux sensibles au froid ; cette décision constitue une faute de l'Etat ; les travaux bitumineux demeurant à réaliser ne représentaient que quelques jours de travail dont la réalisation différée n'aurait pas eu d'effet significatif sur le planning de réalisation ; les entreprises ont présenté des réserves contre l'ordre de service prescrivant le démarrage des travaux de la phase 4 et demandaient une décision reportant les travaux au printemps, afin de leur permettre de démobiliser leurs moyens sur site ;
- rien n'interdit au tribunal administratif de retenir conjointement plusieurs causes ayant concouru à la survenance d'une situation préjudiciable ;
- par la voie de l'appel incident, il doit être fait droit à leurs demandes :
o en ce qui concerne le changement dans l'importance des diverses natures d'ouvrage dont elles doivent être indemnisées en application de l'article 17 du CCAG, les entreprises ont constaté que les caractéristiques et l'état des matériaux du site permettaient, contrairement à ce qui était prévu au marché, leur réutilisation en remblai, ce qui a évité au pouvoir adjudicateur l'achat et le transport de 120 000 tonnes de matériaux de carrière ; le pouvoir adjudicateur a ainsi bénéficié d'une économie estimée à 660 000 euros ; le prix 208 b " matériaux d'apport 0/150 " ouvre donc droit à indemnisation ; contrairement à ce qu'a estimé le tribunal administratif, ce n'est que lorsque le montant au détail estimatif et le montant figurant au décompte final sont tous les deux inférieurs à 5 % que l'application des stipulations de l'article 17 du CCAG est écartée ; en l'espèce, le montant des travaux correspondant à la nature d'ouvrage figurant au détail estimatif excède bien 5 % du montant du marché ; leur préjudice s'élève sur ce point à la somme de 71 639, 25 euros HT et 85 967, 10 euros TTC ;
o les entreprises ont été confrontées à une sujétion imprévue due à une déviation du trafic imposée entre Averton et Alençon par le maire de la commune de Saint-Pierre-des-Nids entrainant un allongement significatif du transport et une augmentation des coûts ; elles ont sous-estimé le volume de transport, élément de leur offre, sans que cette sous-estimation puisse leur être imputée ; leur préjudice s'élève sur ce point à la somme de 28 514, 68 euros ;
- elles ne forment pas d'appel incident sur le retard invoqué dans la remise du visa ;
- le jugement doit être confirmé quant aux intérêts.
Par une ordonnance du 14 janvier 2021, la clôture de l'instruction a été fixée au 30 janvier 2021.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code des marchés publics ;
- le code du travail ;
- le décret n° 2005-850 du 27 juillet 2005 ;
- l'arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales applicables aux marchés publics de travaux ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme B..., première conseillère,
- les conclusions de M. Besse, rapporteur public,
- et les observations de Me A..., représentant la société Siorat Nord Loire, la société Guintoli, la société EHTP et la société Agilis.
Considérant ce qui suit :
1. Le ministre de l'écologie, du développement durable, des transports et du logement, représenté par le préfet de la Basse-Normandie, a engagé en 2011 une procédure d'appel d'offre ouvert en vue de la conclusion d'un marché public de travaux de terrassement, assainissement, et réalisation de chaussées et équipements de sécurité portant sur l'emprise de la route nationale (RN) 12 au nord d'Alençon (Orne) entre Pacé et l'échangeur de la route départementale (RD) 438. Par un acte d'engagement du 3 janvier 2012, le marché a été confié à un groupement composé de la SAS Siorat, mandataire, la SAS Guintoli Région Ouest, la SAS Entreprise Hydraulique et Travaux Publics (EHTP) Région Ouest et la SAS Agilis. Le marché, à prix unitaires, a été conclu pour un montant estimé de 11 334 409, 80 euros hors taxes (HT) et 13 555 954, 12 euros toutes taxes comprises (TTC). Un premier avenant, conclu en mars et avril 2013, a augmenté à 13 908 729, 87 euros TTC le montant total du marché, a prolongé le délai d'exécution de la phase 4 et le délai global du marché d'un mois, et a inclus, au bordereau des prix, des prix nouveaux liés à la modification du mur anti-bruit. Un second avenant d'octobre 2013 a augmenté à 14 261 651, 23 euros TTC le montant total du marché et a inclus au bordereau des prix nouveaux liés à la remise en état de l'itinéraire de déviation. Les travaux ont débuté en avril 2012 et la mise en service a été effectuée en octobre 2013, les derniers travaux de mise en conformité ayant été réalisés en novembre 2013.
2. En janvier 2014, la SAS Siorat, mandataire du groupement, a adressé son projet de décompte final, assorti d'une demande de rémunération complémentaire figurant dans un mémoire daté de décembre 2013, pour un montant total HT de 13 759 480, 69 euros et un montant TTC de 16 456 338, 90 euros. Le 28 mars 2014, la direction interdépartementale des routes du Nord-Ouest a établi le décompte général du marché à la somme globale de 11 924 457, 55 euros HT et 14 402 076, 05 euros TTC. Par un courrier du 15 mai 2014, reçu le 19 mai suivant, la société Siorat a accusé réception du décompte général et refusé de le signer, tout en présentant un mémoire en réclamation. Par une décision du 30 juin 2014, la directrice régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement a accepté l'indemnisation, à hauteur de 3 004 euros HT, augmentés de 102, 14 euros de révision, en raison des perturbations induites par les travaux sur les réseaux dans la bretelle nord du giratoire de Pacé. Les sociétés membres du groupement ont saisi le tribunal administratif de Caen en décembre 2014 d'une demande tendant à la condamnation de l'Etat. L'Etat relève appel du jugement n° 1402510 du 13 décembre 2019 par lequel le tribunal administratif de Caen l'a condamné à verser aux SAS Siorat Nord Loire, Guitoli, EHTP et Agilis la somme de 591 188, 40 euros TTC avec intérêts au taux de 7, 25 % à compter du 19 mai 2014 et capitalisation des intérêts.
Sur la régularité du jugement attaqué :
3. L'article L. 9 du code de justice administrative dispose que : " Les jugements sont motivés ".
4. Contrairement à ce que soutient la ministre de la transition écologique et solidaire, le jugement attaqué du tribunal administratif de Caen est suffisamment motivé notamment quant au lien entre les préjudices subis par les sociétés, les préjudices indemnisés par les premiers juges étant tous consécutifs à l'allongement de la durée du chantier (point 13), et le fait générateur de ces préjudices, l'allongement étant imputable tant à la survenue de sujétions imprévues qu'à des fautes commises par le maître d'ouvrage dans l'organisation du chantier (points 7 à 9). Il suit de là que la ministre appelante n'est pas fondée à soutenir que le jugement serait irrégulier en raison d'une insuffisante motivation.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
En ce qui concerne l'appel principal de la ministre de la transition écologique et solidaire :
S'agissant de l'existence de sujétions imprévues et de la responsabilité contractuelle sans faute de l'Etat :
5. Ne peuvent être regardées comme des sujétions techniques imprévues que des difficultés matérielles rencontrées lors de l'exécution d'un marché, présentant un caractère exceptionnel, imprévisibles lors de la conclusion du contrat et dont la cause est extérieure aux parties. S'agissant d'un marché à prix unitaires, leur indemnisation par le maître d'ouvrage n'est pas subordonnée à un bouleversement de l'économie du contrat.
6. L'article 10.1 du cahier des clauses administratives générales (CCAG) résultant de l'arrêté du 8 septembre 2009, applicable au présent marché en application de l'article 2 B du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) stipule que : " 10.1 Contenu des prix : / 10.1.1. Les prix sont réputés comprendre toutes les dépenses résultant de l'exécution des travaux, y compris les frais généraux, impôts et taxes et assurer au titulaire une marge pour risques et bénéfice. (....) A l'exception des seules sujétions mentionnées dans le marché comme n'étant pas couvertes par les prix, ceux-ci sont réputés tenir compte de toutes les sujétions d'exécution des travaux qui sont normalement prévisibles dans les conditions de temps et de lieu où s'exécutent ces travaux, que ces sujétions résultent notamment : / - de l'utilisation du domaine public et du fonctionnement des services publics ; / - de phénomènes naturels ; / de la présence de canalisations, conduites et câbles de toute nature, ainsi que des chantiers nécessaires au déplacement ou à la transformation de ces installations ; / - des coûts résultant de l'élimination des déchets de chantier ; / - de la réalisation simultanée d'autres ouvrages (...) / 10.2 Les prix sont soit des prix forfaitaires soit des prix unitaires. / Est prix forfaitaire tout prix qui rémunère le titulaire pour un ouvrage, une partie d'ouvrage ou un ensemble déterminé de prestations défini par le marché et qui est soit mentionné explicitement dans le marché comme étant forfaitaire, soit ne s'applique dans le marché qu'à un ensemble de prestation qui n'est pas de nature à être répété. / Est prix unitaire tout prix qui n'est pas forfaitaire au sens défini ci-dessus, notamment tout prix qui s'applique à une nature d'ouvrage ou à un élément d'ouvrage dont les quantités ne sont indiquées dans le marché qu'à titre évaluatif. ". Par ailleurs, l'article 3-2.1 du CCAP stipule que : " Les prix du marché sont hors T.V.A et sont établis : (...) / En tenant compte des sujétions d'exécution particulières suivantes : / - des ruptures de cadences liés aux aléas de circulation, notamment lors des différentes phases de travaux, / - de l'obligation d'entretien en parfait état de propreté des voies aux alentours du chantier pendant toute la durée de celui-ci, / - du maintien permanent des écoulements naturels, / - du traitement permanent des eaux issues du chantier, / - En tenant compte des sujétions de déplacements des différents réseaux, / - En prenant en compte des sujétions susceptibles d'entraîner des pertes de rendements dues aux conditions d'accès de chantier ; / - En tenant compte des sujétions d'exécution par phases de travaux et d'interventions ponctuelles multiples pendant toute la durée du marché. / - En tenant compte des sujétions liées au maintien des accès des riverains à leurs propriétés. / - En tenant compte de l'existence d'autres travaux dans l'emprise ou autour du chantier ".
7. Il résulte de l'instruction que plusieurs études avaient été réalisées avant le lancement de la procédure d'appel d'offres par les services du ministère afin de déterminer la nature du sol et du sous-sol de l'assiette du projet par la réalisation de sondages à intervalles réguliers et études des documents géologiques disponibles pour le secteur. Ces études avaient souligné, au fil des sondages opérés, l'existence de blocs rocheux pouvant présenter une taille importante puisqu'a été relevée la présence de " roches écrasées anciennes ", d'une arène graniteique jusqu'à quatre mètres de profondeur, de calcaires altérés pouvant former " des blocs de volume important " ou d'un " sol calcaire blocailleux ". Cependant, aucune de ces études ne permettait aux entreprises, ainsi que l'a relevé l'expert nommé par le juge des référés du tribunal administratif de Caen, de prévoir, au-delà de l'existence de blocs rocheux, la présence d'un horizon rocheux continu de nature graniteique. Il résulte de l'instruction que les études préalables jointes au dossier de consultation des entreprises, si elles ne mentionnaient pas la présence d'un tel horizon rocheux continu, indiquaient que la présence de blocs rocheux pouvant avoir une taille plus ou moins importante pouvait nécessiter le recours à des instruments puissants tels qu'une " pelle de forte puissance, voire à un terrassement partiel à l'explosif ".
8. Néanmoins, malgré la présence de cet horizon rocheux continu, il résulte des constatations opérées par l'expert que les conséquences de la découverte de la vraie nature du sous-sol d'assiette du projet n'ont eu, en réalité, que des conséquences relativement minimes puisqu'elles ont nécessité des opérations de minage d'une semaine et un report de la fin des travaux d'assainissement de dix jours, soit le 7 août au lieu du 28 juillet 2012. L'expert relève en outre que les " modifications techniques entrainées par ces opérations de minage n'ont pas été évaluées en termes de délais et retards par les entreprises ". Dans ces conditions, les préjudices dont les sociétés ont demandé l'indemnisation n'apparaissent pas en lien direct et certain avec la découverte d'un horizon rocheux continu lors de l'exécution des travaux.
S'agissant des fautes commises dans l'organisation et la gestion du chantier :
9. Les difficultés rencontrées dans l'exécution d'un marché peuvent ouvrir droit à indemnité au profit de l'entreprise titulaire du marché dans la mesure où celle-ci justifie qu'elles sont imputables à une faute de la personne publique commise notamment dans l'exercice de ses pouvoirs de contrôle et de direction du marché, dans l'estimation de ses besoins, dans la conception même du marché ou dans sa mise en oeuvre.
10. En premier lieu, le plan général de coordination, qui était annexé au CCAP du marché en cause et avait donc une valeur contractuelle, indiquait dans son point 2.1 " description de l'ouvrage " une date de début des travaux au " 4ème trimestre 2011 ". Il résulte néanmoins de l'instruction que l'ordre de service de démarrer la phase préparatoire du marché a été émis le 31 janvier 2012, postérieurement à la notification du marché le 3 janvier 2012, pour un début d'exécution le 6 février suivant. Dès lors la ministre appelante n'est pas fondée à soutenir que l'Etat, maître d'ouvrage et maître d'oeuvre, n'a pas tardivement notifié aux entreprises le début de la période de préparation du chantier. Ce retard est donc susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat pour les préjudices subis par les entreprises titulaires du marché et qui sont la conséquence de ce retard, notamment en raison du décalage subi par les travaux dont certains ne pouvaient être effectués en toute saison pour des raisons météorologiques.
11. En second lieu, il résulte de l'instruction, notamment des constatations opérées par l'expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Caen, que l'exécution effective des travaux, débutée le 11 avril 2012 après la phase de préparation, s'est terminée en novembre 2013 avec un retard de 226 jours sur la date contractuelle prévue. Il résulte également de ces constatations que 119 jours de retard correspondent à des périodes d'intempérie, et 10 jours aux opérations de minage nécessitées par la découverte d'un horizon rocheux continu de granite dur en sous-sol. Il résulte également des constatations de l'expert que les données météorologiques entre novembre 2012 et avril 2013, et notamment l'absence de périodes au cours desquelles la température montait au-dessus de 5°C pendant trois jours consécutifs, s'opposaient à la possibilité de mise en oeuvre du béton bitumineux très mince qui devait être utilisé au cours d'une partie de la phase 4 des travaux. Néanmoins, malgré ces conditions climatiques, l'Etat a donné l'ordre, le 27 novembre 2012, aux entreprises titulaires du marché de débuter l'exécution de la phase en cause puis en a retardé l'exécution par d'autres ordres de service successifs au vu des intempéries, sans toutefois prendre la décision d'ajourner la pose de l'enrobé en béton bitumineux très mince (BBTM) au printemps. Par ailleurs, l'expert nommé par le juge des référés a relevé que l'Etat n'a pas établi antérieurement de planning détaillé des différentes phases d'exécution qui aurait permis " de se rendre compte de la période délicate de réalisation des travaux " de pose du béton bitumineux, et d'éviter l'immobilisation prolongée des installations d'enrobage des entreprises pendant l'hiver 2012-2013.
12. Il résulte de ce qui a été dit que la ministre de l'écologie et de la transition solidaire n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Caen a retenu l'existence de fautes dans l'organisation et la direction du chantier. Par ailleurs, il résulte de l'instruction qu'au point 13 de leur jugement, les premiers juges ont circonscrit l'évaluation du préjudice subi par les entreprises titulaires du marché aux conséquences de l'absence d'ajournement du chantier au cours de l'hiver qui a contraint les sociétés à conserver sur place des moyens de production largement inutilisés. La ministre appelante, en se bornant à indiquer que le tribunal administratif n'aurait pas identifié le lien de causalité entre les faits générateurs du préjudice subi par les sociétés et le montant de l'indemnisation retenue, ne conteste pas l'évaluation du préjudice effectuée par les premiers juges.
13. Il résulte de tout ce qui précède et sans qu'il soit besoin d'examiner les fins de non-recevoir opposées par les sociétés intimées que la ministre de la transition écologique et solidaire n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que par le jugement contesté, le tribunal administratif de Caen a condamné l'Etat à verser à la SAS Siorat Nord Loire, la SAS Guintoli, la SAS EHTP et la SAS Agilis la somme de 591 188,40 euros TTC.
En ce qui concerne l'appel incident des sociétés Siorat Nord Loire, Guintoli, EHTP et Agilis :
S'agissant du changement dans une nature d'ouvrage :
14. L'article 17 du CCAG Travaux issu de l'arrêté du 8 septembre 2009 stipule que : " Changement dans l'importance des diverses natures d'ouvrage / 17.1. Au sens du présent CCAG : / - les ouvrages ou équipements réglés par application d'un même prix forfaitaire dans la décomposition du montant du marché constituent une même nature d'ouvrage ; /- les ouvrages ou équipements réglés par application d'un même prix unitaire dans le détail estimatif constituent une même nature d'ouvrage. / 17.2. Dans le cas de travaux réglés sur prix unitaires, lorsque, par suite d'ordres de service ou de circonstances qui ne sont ni de la faute ni du fait du titulaire, l'importance de certaines natures d'ouvrages est modifiée de telle sorte que les quantités exécutées diffèrent de plus d'un tiers en plus ou de plus d'un quart en moins des quantités portées au détail estimatif du marché, le titulaire a droit à être indemnisé en fin de compte du préjudice que lui ont éventuellement causé ces changements./ (...) L'indemnité à accorder s'il y a lieu est calculée d'après la différence entre les quantités réellement exécutées et les quantités prévues augmentées d'un tiers ou diminuées d'un quart./ Les stipulations qui précèdent ne sont pas applicables aux natures d'ouvrages pour lesquelles les montants des travaux figurant, d'une part, au détail estimatif du marché et, d'autre part, au décompte final des travaux sont l'un et l'autre inférieurs à 5 % du montant du marché (...) ".
15. Il résulte de ces stipulations qu'un entrepreneur peut présenter une demande d'indemnité lorsque certaines natures d'ouvrages, pour lesquelles les montants des travaux figurant, d'une part, au détail estimatif du marché et d'autre part, au décompte final des travaux excèdent l'un et l'autre le vingtième du montant du marché, voient leur importance modifiée au cours du marché de telle sorte que les quantités exécutées diffèrent de plus d'un tiers en plus, ou de plus d'un quart en moins des quantités portées au détail estimatif du marché et pour autant que ces changements ne résultent ni du fait ni de la faute de l'entrepreneur. Constitue une nature d'ouvrage au sens de ces stipulations un ensemble de prestations identifié par les documents contractuels, auquel est affecté un prix unitaire et dont les quantités sont portées au détail estimatif du marché.
16. Si les sociétés appelantes invoquent l'application de ces stipulations du CCAG, en faisant valoir que l'Etat a réalisé une économie en réutilisant les déblais du chantier au lieu de l'approvisionner en matériaux nouveaux mais qu'elles-mêmes ont perdu une somme de 85 967,10 euros TTC au titre de leur marge sur le matériau apporté qu'elles devaient initialement livrer et utiliser, il y a lieu de rejeter cette demande par adoption des motifs retenus par le tribunal administratif aux points 4 et 5 de son jugement.
S'agissant des conséquences de la déviation du trafic :
17. Les sociétés intimées demandent la condamnation de l'Etat à leur verser une somme de 28 514, 68 euros en raison d'un surcoût résultant d'un allongement du trajet d'accès au chantier à la suite d'un arrêté pris par le maire de la commune de Saint-Pierre-des-Nids. Néanmoins, elles ne sont pas fondées à demander la condamnation de l'Etat à ce titre dès lors qu'une telle mesure de police de la circulation prise par une autorité compétente ne saurait constituer par sa nature une sujétion imprévue.
18. Il résulte de ce qui précède que les sociétés Siorat Nord Loire, Guintoli, EHTP et Agilis ne sont pas fondées à demander la réformation du jugement attaqué.
Sur les frais du litige :
19. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme que les sociétés Siorat Nord Loire, Guintoli, EHTP et Agilis demandent en application de ces mêmes dispositions.
DECIDE :
Article 1er : La requête de la ministre de la transition écologique et solidaire est rejetée.
Article 2 : Les conclusions d'appel incident des sociétés Siorat Nord Loire, Guintoli, EHTP et Agilis sont rejetées.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre de la transition écologique et solidaire et à la société Siorat Nord Loire, représentant unique désigné par Me A..., mandataire.
Délibéré après l'audience du 9 mars 2021, à laquelle siégeaient :
- M. Lainé, président de chambre,
- M. Rivas, président-assesseur,
- Mme B..., première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 26 mars 2021.
La rapporteure,
M. B...Le président,
L. LAINÉ
La greffière,
V. DESBOUILLONS
La République mande et ordonne au ministre de la transition écologique et solidaire en ce qui le concerne, et à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
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N° 20NT00502