Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. A... B... a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler, d'une part, l'arrêté du 24 novembre 2023 par lequel la préfète du Bas-Rhin a ordonné son transfert aux autorités hongroises et, d'autre part, l'arrêté du même jour par lequel la préfète l'a assigné à résidence.
Par un jugement n° 2308707 du 22 décembre 2023, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Strasbourg, après avoir admis M. B... au bénéfice de l'aide juridictionnelle provisoire, a rejeté le surplus des conclusions de sa demande.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 22 janvier 2024, M. B..., représenté par Me Airiau, demande à la cour :
1°) d'annuler ce jugement du 22 décembre 2023 en tant qu'il a rejeté sa demande tendant à l'annulation de l'arrêté du 24 novembre 2023 par lequel la préfète du Bas-Rhin a ordonné son transfert aux autorités hongroises et l'arrêté du même jour l'assignant à résidence ;
2°) d'annuler les arrêtés du 24 novembre 2023 par lesquels la préfète du Bas-Rhin a décidé de le remettre aux autorités hongroises et de l'assigner à résidence ;
3°) d'enjoindre à la préfète du Bas-Rhin de réexaminer sa situation, dans un délai de huit jours à compter de la notification de l'arrêt à intervenir, sous astreinte de 150 euros par jour de retard ;
4°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 000 euros à verser à son conseil, en application des articles 37 de la loi du 10 juillet 1991 et L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
Sur la décision de transfert :
- elle est entachée d'une erreur manifeste d'appréciation au regard de l'article 17 du règlement n° 604/2013 ; il y a de sérieux éléments laissant penser qu'il existe une défaillance systémique dans la procédure d'asile en Hongrie ;
Sur la décision portant assignation à résidence :
- elle doit être annulée par voie de conséquence de l'illégalité de la décision de transfert.
Par un mémoire en défense, enregistré le 11 juillet 2024, la préfète du Bas-Rhin conclut au rejet de la requête.
Elle soutient que les moyens de la requête ne sont pas fondés.
M. B... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale par une décision du bureau d'aide juridictionnelle du 29 février 2024.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 ;
- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;
- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
- le code de justice administrative.
Le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l'audience.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Le rapport de M. Barteaux a été entendu au cours de l'audience publique.
Considérant ce qui suit :
1. M. B..., ressortissant russe, est entré irrégulièrement en France, en 2023, pour y solliciter l'asile. A la suite du dépôt de sa demande, le 31 juillet 2023, la consultation du fichier " VIS " a montré qu'il était détenteur d'un visa délivré par les autorités hongroises valable jusqu'au 19 juillet 2023. Les autorités hongroises ont été saisies, le 1er août 2023, d'une demande de prise en charge sur le fondement de l'article 12-2 du règlement (UE) n° 604/2013, qu'elles ont acceptée le 2 août suivant. Par un arrêté du 24 novembre 2023, la préfète a ordonné le transfert de M. B... aux autorités hongroises et, par un second arrêté du même jour, l'a assigné à résidence. Les autorités de ce pays ont été informées par la préfète du Bas-Rhin de la prolongation du délai d'exécution du transfert jusqu'en juin 2025 en raison de la fuite de l'intéressé. M. B... fait appel du jugement du 22 décembre 2023 par lequel le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande tendant à l'annulation de ces deux arrêtés.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. Aux termes de l'article L. 571-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " Lorsque l'autorité administrative estime que l'examen d'une demande d'asile relève de la compétence d'un autre Etat qu'elle entend requérir, en application du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013, il est procédé à l'enregistrement de la demande selon les modalités prévues au chapitre I du titre II. / (...) / Le présent article ne fait pas obstacle au droit souverain de l'Etat d'accorder l'asile à toute personne dont l'examen de la demande relève de la compétence d'un autre Etat ". Aux termes de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013 : " 1. Par dérogation à l'article 3, paragraphe 1, chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement. / L'Etat membre qui décide d'examiner une demande de protection internationale en vertu du présent paragraphe devient l'Etat membre responsable et assume les obligations qui sont liées à cette responsabilité. (...) ".
3. Ces dispositions doivent être appliquées dans le respect des droits garantis par la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
4. Par ailleurs, eu égard au niveau de protection des libertés et des droits fondamentaux dans les Etats membres de l'Union européenne, lorsque la demande de protection internationale a été introduite dans un Etat autre que la France, que cet Etat a accepté de prendre ou de reprendre en charge le demandeur et en l'absence de sérieuses raisons de croire qu'il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les craintes dont le demandeur fait état quant au défaut de protection dans cet Etat membre doivent en principe être présumées non fondées, sauf à ce que l'intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire. La seule circonstance qu'à la suite du rejet de sa demande de protection par cet Etat membre, l'intéressé serait susceptible de faire l'objet d'une mesure d'éloignement, ne saurait caractériser la méconnaissance par cet Etat de ses obligations.
5. La Cour de justice de l'Union européenne a constaté, par un arrêt C-808/18 du 17 décembre 2020 rendu en grande chambre, le manquement des autorités hongroises aux obligations leur incombant en vertu, d'abord, des dispositions de la directive 2008/115/CE du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, ensuite, de celles de la directive 2013/32/UE du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale, enfin, de celles de la directive 2013/33/UE du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale. Elle a en particulier jugé que la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de ces textes " : - en prévoyant que les demandes de protection internationale émanant de ressortissants de pays tiers ou d'apatrides qui, arrivant de Serbie, souhaitent accéder, sur son territoire, à la procédure de protection internationale, ne peuvent être présentées que dans les zones de transit de Röszke et de Tompa, tout en adoptant une pratique administrative constante et généralisée limitant drastiquement le nombre de demandeurs autorisés à pénétrer quotidiennement dans ces zones de transit ; - en instaurant un système de rétention généralisée des demandeurs de protection internationale dans les zones de transit de Röszke et de Tompa, sans respecter les garanties prévues à l'article 24, paragraphe 3, et à l'article 43 de la directive 2013/32 ainsi qu'aux articles 8, 9 et 11 de la directive 2013/33 ; - en permettant l'éloignement de tous les ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur son territoire, à l'exception de ceux d'entre eux qui sont soupçonnés d'avoir commis une infraction, sans respecter les procédures et garanties prévues à l'article 5, à l'article 6, paragraphe 1, à l'article 12, paragraphe 1, et à l'article 13, paragraphe 1, de la directive 2008/115 ; - en subordonnant à des conditions contraires au droit de l'Union l'exercice, par les demandeurs de protection internationale qui relèvent du champ d'application de l'article 46, paragraphe 5, de la directive 2013/32, de leur droit de rester sur son territoire ". Prenant acte de cet arrêt, l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex) a décidé, le 27 janvier 2021, de suspendre ses opérations de protection des frontières extérieures de l'Union européenne (UE) en Hongrie, afin de ne pas les compromettre avec des actions qui ne seraient pas pleinement conformes au droit de l'Union européenne.
6. Par un arrêt C-821/19 du 16 novembre 2021, rendu également en grande chambre, la Cour de justice de l'Union européenne a constaté que la Hongrie avait commis les mêmes manquements que ceux identifiés dans son arrêt C-808/18 du 17 décembre 2020. Elle a en outre jugé que " la Hongrie a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 33, paragraphe 2, de la directive 2013/32, en permettant de rejeter comme étant irrecevable une demande de protection internationale au motif que le demandeur est arrivé sur son territoire par un Etat dans lequel il n'est pas exposé à des persécutions ou à un risque d'atteintes graves, ou dans lequel un degré de protection adéquat est assuré ". Le 12 novembre 2021, la Commission européenne a saisi la Cour de justice de l'Union européenne afin d'ordonner à la Hongrie le paiement des sanctions pécuniaires pour non-respect de l'arrêt précité du 17 décembre 2020, notamment en ne prenant pas de mesures pour garantir un accès effectif à la procédure d'asile.
7. L'ensemble des éléments énoncés aux points précédents caractérise l'existence, depuis plusieurs années, et la persistance, en Hongrie, d'une privation, pour les demandeurs d'asile, des garanties de procédure ainsi que des conditions minimales d'accueil dont ils sont en droit de bénéficier. Il ne ressort pas des pièces du dossier et n'est pas même soutenu par la préfète, que la Hongrie avait pris les mesures nécessaires pour faire cesser les manquements constatés par la Cour de justice de l'Union européenne à la date du transfert litigieux. Par suite, il y a de sérieuses raisons de croire qu'il existait dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d'asile et les conditions d'accueil des demandeurs d'asile à la date de la décision en litige. Ainsi, M. B... est fondé à soutenir qu'en ne dérogeant pas aux critères de détermination de l'Etat membre responsable et en décidant de son transfert aux autorités hongroises, la préfète du Bas-Rhin a entaché sa décision d'une erreur manifeste d'appréciation au regard des dispositions de l'article 17 du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013.
8. Il résulte de tout ce qui précède, que M. B... est fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement contesté, le magistrat désigné par le président du tribunal administratif de Strasbourg a rejeté sa demande et à en demander l'annulation ainsi que celle de l'arrêté du 24 novembre 2023 portant transfert aux autorités hongroises, et, par voie de conséquence, de l'arrêté du même jour portant assignation à résidence.
Sur les conclusions à fin d'injonction :
9. Eu égard au motif de l'annulation de la décision de transfert en litige, et alors qu'il ne résulte pas de l'instruction qu'un autre Etat que la France pourrait être considéré comme responsable de l'examen de la demande d'asile de M. B... en vertu des critères énoncés au chapitre III du règlement (UE) n° 604/2013 du 26 juin 2013, le présent arrêt implique nécessairement que sa demande d'asile soit instruite en France. Il y a lieu d'enjoindre au préfet du Bas-Rhin, sous réserve d'un changement de circonstances de fait, d'enregistrer la demande d'asile de M. B... et de lui délivrer l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 521-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans le délai d'un mois, à compter de la notification du présent arrêt. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, d'assortir cette injonction d'une astreinte.
Sur les frais de l'instance :
10. M. B... a obtenu le bénéfice de l'aide juridictionnelle. Par suite, son avocat peut se prévaloir des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, et sous réserve que Me Airiau, avocat de M. B..., renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat, de mettre à la charge de l'Etat le versement à Me Airiau de la somme de 1 000 euros.
D E C I D E :
Article 1er : Le jugement n° 2308707 du 22 décembre 2023 est annulé.
Article 2 : L'arrêté de transfert pris à l'encontre de M. B... du 24 novembre 2023 et l'arrêté du même jour d'assignation à résidence sont annulés.
Article 3 : Il est enjoint au préfet du Bas-Rhin d'enregistrer la demande d'asile de M. B... et de lui délivrer l'attestation de demande d'asile mentionnée à l'article L. 521-7 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile dans le délai d'un mois suivant la notification du présent arrêt.
Article 4 : L'Etat versera à Me Airiau une somme de 1 000 euros en application des dispositions du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que Me Airiau renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l'Etat.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. A... B..., au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et à Me Airiau.
Copie de l'arrêt sera adressée au préfet du Bas-Rhin.
Délibéré après l'audience du 1er avril 2025, à laquelle siégeaient :
- M. Barteaux, président,
- M. Lusset, premier conseiller,
- Mme Roussaux, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 6 mai 2025.
L'assesseur le plus ancien,
Signé : A. Lusset
Le président-rapporteur,
Signé : S. Barteaux
La greffière,
Signé : F. Dupuy
La République mande et ordonne au ministre d'Etat, ministre de l'intérieur, en ce qui le concerne, ou à tous commissaires de justice à ce requis, en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
F. Dupuy
N° 24NC00178 2