La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

05/12/2024 | FRANCE | N°24NC00042

France | France, Cour administrative d'appel de NANCY, 2ème chambre, 05 décembre 2024, 24NC00042


Vu la procédure suivante :



Procédure contentieuse antérieure :



M. C... E... a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler l'arrêté de la préfète du Bas-Rhin du 20 octobre 2023 en tant qu'il a fixé la Russie comme pays de destination, en exécution d'une interdiction judiciaire définitive du territoire français et d'un arrêté d'expulsion pris à son encontre.



Par un jugement n° 2307505 du 8 décembre 2023, le tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à la demande de M. E....



Procédure devant la cour :



I) Par une requête et des mémoires, enregistrés le 8 janvier, le 20 f...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. C... E... a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d'annuler l'arrêté de la préfète du Bas-Rhin du 20 octobre 2023 en tant qu'il a fixé la Russie comme pays de destination, en exécution d'une interdiction judiciaire définitive du territoire français et d'un arrêté d'expulsion pris à son encontre.

Par un jugement n° 2307505 du 8 décembre 2023, le tribunal administratif de Strasbourg a fait droit à la demande de M. E....

Procédure devant la cour :

I) Par une requête et des mémoires, enregistrés le 8 janvier, le 20 février et le 18 avril 2024, sous le numéro 24NC00042, la préfète du Bas-Rhin demande à la cour :

1°) d'annuler ce jugement ;

2°) de rejeter la demande présentée par M. E....

Elle soutient que :

- les premiers juges ont méconnu les dispositions de l'article L. 5 du code de justice administrative en n'enjoignant pas au conseil de M. E... de produire plusieurs pièces évoquées dans ses écritures et en ne procédant pas à leur examen ;

- le jugement attaqué n'est pas suffisamment motivé s'agissant du caractère actuel, direct et certain des menaces encourues par l'intéressé en cas de retour en Russie ; à cet égard, les premiers juges n'ont pas procédé à une analyse complète et approfondies de l'ensemble des éléments du dossier en limitant leur contrôle aux seuls éléments relatifs à la situation générale en Russie alors que M. E... représente une menace d'une particulière gravité pour l'ordre public ;

- les premiers juges ont commis une erreur de droit en faisant supporter à l'administration la charge de la preuve de ce que l'intéressé encourt un risque de subir des traitements prohibés par l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en cas de retour en Russie ;

- ils ont commis une erreur d'appréciation en n'examinant pas la réalité d'une menace personnelle et actuelle encourue par M. E... en cas de retour en Russie ; en effet, ce dernier, qui n'a pas le statut de réfugié, n'apporte pas la preuve qu'il encourt des risques personnels et actuels en cas de retour dans son pays d'origine au sens des articles 2 et 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; à cet égard, la décision de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) ne lie pas les autorités préfectorales et juridictionnelles ; en l'espèce, il s'est écoulé douze ans entre les évènements que l'intéressé a avancé au soutien de sa demande d'asile pour justifier de menaces en Russie et l'examen réalisé par la CNDA dans sa décision du 27 juillet 2021 ; la décision de la CNDA ne suffit pas à établir la réalité d'une menace directe, personnelle et actuelle en cas de retour de M. E... en Russie ; les déclarations imprécises du requérant, tenues lors de l'audience du 9 novembre 2023, tirées de ce que sa sœur, résidant en Turquie, l'aurait informé de l'arrestation d'oncles en Tchétchénie ne sont pas établies ; la seule circonstance que des membres de la famille de l'intéressé aient adhéré à des mouvements séparatistes tchétchènes ne peut suffire à établir qu'il encourt une menace, alors qu'il n'a même jamais prétendu participer lui-même à de tels mouvements ; rien ne démontre que les autorités russes sont en mesure de faire le rapprochement entre le requérant et les membres de sa famille qui auraient combattu dans les rangs séparatistes ; aucun élément ne vient accréditer l'hypothèse que le requérant, qui ne fait l'objet d'aucun mandat d'arrêt, serait actuellement recherché par les services secrets russes, qui n'ont d'ailleurs jamais sollicité son extradition auprès des autorités françaises ; les rapports d'Amnesty international pour 2017-2018, du département d'Etat américain de 2019 et de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) du 3 septembre 2018 ne concluent pas à un recours systématique de la part des autorités tchétchènes et russes à des mauvais traitements à l'encontre des tchétchènes qui ont adhéré à la mouvance djihadiste ; M. E... ne produit aucun élément sérieux prouvant qu'il serait susceptible d'être enrôlé de force dans les armées russes pour combattre en Ukraine ; par un arrêt " U c. France " n° 53254/20 du 15 février 2024, la Cour européenne des droits de l'homme a eu à examiner une affaire très proche du cas d'espèce dans laquelle a été pris en considération le risque terroriste ; en l'espèce, l'expulsion de M. E... répond à un motif d'intérêt public majeur dès lors que le risque de passage à un acte de terrorisme par l'intéressé est avéré ; la situation générale en Tchétchénie n'expose pas M. E... à un risque réel de subir des traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; les attestations produites par M. E... ne sont pas probantes, celles correspondant aux pièces 33 et 25 sont manifestement des faux ; il existe une contradiction entre les déclarations de l'intéressé relatives à l'assassinat de son cousin à Istanbul en 2015 et l'article de presse produit pour en attester ; la démonstration du lien de famille entre le requérant et M. D..., qui a été arrêté en Tchétchénie n'est pas démontré dès lors qu'il ne figure pas sur le document " arbre généalogique " produit par le requérant ; les deux correspondances des 24 octobre 2023 du prétendu frère de l'intéressé et de sa sœur, rédigées quelques jours après l'arrêté en litige mais non produites en première instance n'apparaissent pas authentiques ; les documents produits par le requérant en appel ne sauraient remettre en cause l'appréciation portée par la Cour européenne des droits de l'Homme dans son arrêt " U c/ France " du 15 février 2024 ; au cas d'espèce, la Cour européenne des droits de l'Homme ayant limité la mesure provisoire au 1er juin 2022, il n'existe plus de difficulté à expulser M. E... vers la Russie ; il n'appartient pas à l'administration d'aller solliciter des garanties auprès des autorités russes ; il est erroné d'affirmer que la situation s'est dégradée en Russie depuis février 2024.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 27 mars et 14 mai 2024, M. E..., représenté par Me Hentz, conclut au rejet de la requête et à ce que soit mise à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Il soutient que les moyens soulevés par la préfète du Bas-Rhin ne sont pas fondés.

Par une décision du 15 février 2024, M. E... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.

II) Par une requête et des mémoires, enregistrés le 8 janvier, le 20 février et le 18 avril 2024, sous le numéro 24NC00043, la préfète du Bas-Rhin demande à la cour, sur le fondement de l'article R. 811-15 du code de justice administrative, de prononcer le sursis à exécution du jugement n° 2307505 du 8 décembre 2023.

Par des mémoires en défense, enregistrés les 27 mars et 14 mai 2024, M. E..., représenté par Me Hentz, conclut au rejet de la demande et à ce que soit mise à la charge de l'Etat une somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991.

Par une décision du 15 février 2024, M. E... a été admis au bénéfice de l'aide juridictionnelle totale.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement convoquées à l'audience publique.

Le président de la formation de jugement a dispensé la rapporteure publique, sur sa proposition, de prononcer ses conclusions à l'audience publique.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Stenger,

- les observations de M. B... pour la préfète du Bas-Rhin,

- et les observations de Me Hentz pour M. E....

Considérant ce qui suit :

1. M. E..., ressortissant russe d'origine tchétchène, né le 28 mai 1992, a déclaré être entré irrégulièrement en France le 28 mai 2016 pour y solliciter l'asile. Sa demande d'asile a été rejetée par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) le 17 décembre 2018 puis par une décision du 27 juillet 2021 de la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) au motif que sa présence en France et ses agissements étaient contraires aux buts et principes des Nations Unies. Par un jugement du 15 février 2019, M. E... a été condamné par le tribunal de grande instance de Paris à une peine de six ans d'emprisonnement assortie d'une peine complémentaire d'interdiction définitive du territoire français, pour des faits, commis de 2014 au 10 janvier 2017, de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme. Cette condamnation a été confirmée par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 22 janvier 2020. Le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la Cour de cassation le 2 septembre 2020. Par un arrêté du 7 février 2022, la préfète de la Meuse a prononcé l'expulsion de l'intéressé et elle a fixé la Russie comme pays à destination duquel il pourra être reconduit. En application de l'article 39 de son règlement, relatif aux mesures provisoires, la Cour européenne des droits de l'homme a décidé le 23 mai 2022 d'indiquer au gouvernement français de ne pas renvoyer M. E... avant le 1er juin 2022. Par une ordonnance du 24 mai 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg a suspendu l'exécution de cet arrêté en tant qu'il fixait la Russie comme pays de destination. Le tribunal administratif de Nancy a annulé l'arrêté du 7 février 2022 dans cette mesure par un jugement du 7 juin 2022. Par un arrêté du 20 octobre 2023, la préfète du Bas-Rhin a décidé de renvoyer M. E... vers la Russie ou tout autre pays où il est légalement admissible en exécution de l'interdiction définitive du territoire français précitée. L'exécution de cet arrêté a été suspendue par une ordonnance du tribunal administratif de Strasbourg du 24 octobre 2023. Par les deux requêtes ci-dessus visées, qu'il y a lieu de joindre afin de statuer par un seul arrêt, la préfète du Bas-Rhin relève appel et demande le sursis à exécution du jugement du 8 décembre 2023 par lequel le tribunal administratif de Strasbourg a annulé l'arrêté du 20 octobre 2023 en tant seulement qu'il a fixé la Russie comme pays à destination duquel M. E... pourra être reconduit.

Sur la légalité de la décision du 20 octobre 2023 fixant la Russie comme pays de destination :

En ce qui concerne le moyen d'annulation retenu par les premiers juges :

2. Aux termes de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 : " Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ". Aux termes de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : " L'autorité administrative peut désigner comme pays de renvoi:/ 1° Le pays dont l'étranger a la nationalité, sauf si l'Office français de protection des réfugiés et apatrides ou la Cour nationale du droit d'asile lui a reconnu la qualité de réfugié ou lui a accordé le bénéfice de la protection subsidiaire ou s'il n'a pas encore été statué sur sa demande d'asile/ 2° Un autre pays pour lequel un document de voyage en cours de validité a été délivré en application d'un accord ou arrangement de réadmission européen ou bilatéral; / 3° Ou, avec l'accord de l'étranger, tout autre pays dans lequel il est légalement admissible./ Un étranger ne peut être éloigné à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu'il y est exposé à des traitements contraires aux stipulations de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. ".

3. D'une part, il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, rappelée par l'arrêt U c. France n° 53254/20 du 15 février 2024, que la protection offerte par l'article 3 de la Convention présente un caractère absolu. La cour ajoute que pour qu'un éloignement forcé envisagé soit contraire à la convention, la condition nécessaire, et suffisante, est que le risque pour la personne concernée de subir dans le pays de destination des traitements interdits par l'article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés, même lorsque cette personne est considérée comme présentant une menace pour la sécurité nationale pour l'État contractant (K.I. c. France n° 5560/19 du 15 avril 2021§ 119). La Cour précise qu'en effet, l'article 3 ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention et des Protocoles nos 1 et 4, et d'après l'article 15 § 2 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Selmouni c. France no 25803/94, § 95, CEDH 1999, J.K. et autres c. Suède, no 59166/12, § 77, 23 août 2016). Il en est de même y compris dans l'hypothèse où le requérant a des liens avec une organisation considérée comme terroriste (A.M. c. France, no 12148/18, § 113, 29 avril 2019 et K.I. c. France, précité, § 119). La cour rappelle également que lorsque le requérant n'a pas encore été expulsé, la date à retenir pour l'appréciation doit être celle de l'examen de l'affaire. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu'il faut prendre en compte des informations apparues après l'adoption par les autorités internes de la décision définitive (Chahal, précité, § 86, F.G. c. Suède, précité, § 115, A.M. c. France, précité, § 115, et D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 62, 14 janvier 2020). La Cour souligne aussi que, dans des affaires de ce type, tout constat relatif à la situation générale dans un pays donné et à sa dynamique ainsi que tout constat relatif à l'existence de tel ou tel groupe vulnérable procède par essence d'une appréciation factuelle ex nunc à laquelle elle se livre sur la base des éléments disponibles (Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC], nos 28492/15 et 49975/15, § 107, 29 avril 2022).

4. D'autre part, si le préfet est en droit de prendre en considération les décisions qu'ont prises, le cas échéant, l'Office français de protection des réfugiés et apatrides ou la Cour nationale du droit d'asile saisis par l'étranger d'une demande de protection internationale, l'examen et l'appréciation par ces instances des faits allégués par le demandeur et des craintes qu'il énonce, au regard des conditions mises à la reconnaissance de la qualité de réfugié par la convention de Genève du 28 juillet 1951 et à l'octroi de la protection subsidiaire par les dispositions de l'article L. 512-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, ne lient pas le préfet, et sont sans influence sur l'obligation qui est la sienne de vérifier, au vu de l'ensemble du dossier dont il dispose, que les mesures qu'il prend ne méconnaissent pas les dispositions de l'article L. 721-4 précité.

5. S'il est saisi, au soutien de conclusions dirigées contre la décision fixant le pays de renvoi, d'un moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il incombe au juge de l'excès de pouvoir d'apprécier, dans les mêmes conditions, la réalité des risques allégués, sans qu'il importe à cet égard que l'intéressé invoque ou non des éléments nouveaux par rapport à ceux présentés à l'appui de sa demande d'asile.

6. Si, à l'issue de cet examen, le juge de l'excès de pouvoir annule la décision distincte fixant le pays de renvoi, une telle décision ne s'impose pas avec l'autorité absolue de la chose jugée à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Cour nationale du droit d'asile, eu égard à leurs compétences propres et à leur office. Toutefois cette décision constitue un élément nouveau au sens de l'article L. 531-42 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile de nature à rendre recevable la demande de réexamen présentée, le cas échéant, par l'étranger concerné.

7. Pour annuler l'arrêté de la préfète du Bas-Rhin du 20 octobre 2023 en tant qu'il a fixé la Russie comme pays de destination en exécution de l'interdiction définitive du territoire français dont M. E... a fait l'objet, les premiers juges ont considéré que la Cour nationale du droit d'asile avait reconnu, dans la décision précitée du 27 juillet 2021, qu'il craignait avec raison d'être persécuté en cas de retour dans son pays d'origine de la part des autorités russes en raison des opinions politiques qui lui sont imputées par ces dernières du fait de ses liens familiaux avec d'anciens combattants tchétchènes et qu'il est avéré que la famille proche de M. E..., en particulier son père, son oncle et trois de ses cousins ont participé aux mouvements séparatistes tchétchènes avant 2010. Les premiers juges ont estimé que la préfète du Bas-Rhin n'apportait aucun élément permettant d'établir que le contexte général prévalant en Russie, notamment en Tchétchénie, et la situation personnelle du requérant permettaient désormais d'écarter qu'il subisse tout risque de traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en cas de retour dans son pays d'origine.

8. Toutefois, il est en l'espèce constant que M. E..., qui a quitté la Russie à l'âge de 16 ans comme l'atteste sa sœur, a été condamné par le tribunal de grande instance de Paris, par un jugement du 15 février 2019, à une peine de six ans d'emprisonnement assortie d'une peine complémentaire d'interdiction définitive du territoire français, pour des faits, commis de 2014 au 10 janvier 2017, de participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme, confirmée par un arrêt définitif de la cour d'appel de Paris du 22 janvier 2020. Cette condamnation est à l'origine du refus de reconnaître la qualité de réfugié à M. E... prononcé par la Cour nationale du droit d'asile, dans sa décision du 27 juillet 2021, en application de la clause d'exclusion prévue au c) du point F de l'article 1er de la convention de Genève, motif retenu que l'intéressé s'est rendu coupable d'agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. A la date de sa décision, la Cour nationale du droit d'asile relevait également que M. E... craignait avec raison, au sens de l'article 1er, A, 2 de la convention de Genève, d'être persécuté en cas de retour dans son pays d'origine de la part des autorités russes en raison des opinions politiques qui lui sont imputées par ces dernières du fait de ses liens familiaux avec d'anciens combattants tchétchènes et qu'il y encourrait des risques de traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il est également constant que, saisie sur le fondement de l'article 39 de son règlement, la Cour européenne des droits de l'Homme a, dans le cadre d'une mesure provisoire du 23 mai 2022, enjoint à la France de ne pas renvoyer M. E... en Russie jusqu'au 1er juin 2022. Dans ces conditions, compte tenu du comportement de l'intéressé qui représente une menace pour la sécurité nationale, il lui revient de démontrer qu'il a toujours de sérieuses raisons de penser que, si la mesure d'expulsion dont il fait l'objet est exécutée, il serait exposé à un risque réel et sérieux de se voir infliger des traitements contraires à l'article 3 précité de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

9. Il ressort des pièces du dossier que, comme le fait valoir la préfète du Bas-Rhin dans ses écritures, M. E... ne justifie les menaces qu'il allègue qu'en raison uniquement des liens familiaux qu'il entretient avec des membres de sa famille ayant été dans l'opposition séparatiste lors de la guerre en Tchétchénie, il y a désormais plus de quinze ans. Or, par les pièces qu'il produit, consistant notamment en différents rapports internationaux, particulièrement le document d'Amnesty International en date de février 2023, et plusieurs articles de presse indiquant, en termes généraux, que les rapatriés tchétchènes suspectés d'avoir eu des liens avec des insurgés ou d'avoir agi avec ces derniers constituent un profil à risque dès lors qu'ils pourraient être arrêtés et soumis à de mauvais traitements ou faire l'objet d'une disparition forcée, M. E... ne démontre pas qu'il encourt, en cas de retour dans son pays d'origine, des risques personnels et actuels de traitements contraires à l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Par ailleurs, les attestions versées aux débats par M. E..., dont certaines ne sont pas datées ou non traduites par un interprète assermenté, paraissent d'autant moins probantes qu'elles présentent plusieurs incohérences de nature à induire un doute sur leur authenticité. Ainsi, à titre d'exemple, l'attestation de M. A..., présenté comme l'oncle de M. E..., est datée à la fois du 6 octobre 2021 et du 10 juin 2021 mais évoque des faits qui se seraient déroulés le 30 juin 2021. Dans cette même attestation, il est indiqué que le père de M. E... serait décédé en raison de " l'aggravation des blessures et des maladies subies par les autorités russes " alors qu'une autre attestation évoque un décès survenu à la suite d'une maladie mortelle après l'arrestation de M. E... en France. De même, il existe une contradiction entre les déclarations de M. E... qui affirme avoir été témoin de l'assassinat de son cousin paternel à Istanbul et l'article de presse du journal " Le Monde " dans lequel il est expressément mentionné que cette personne a été assassinée dans sa voiture en présence de sa fille. A cet égard, la vidéo et la photographie produites de la scène de crime ne permettent pas d'identifier M. E.... En outre, il ressort de l'attestation présentée comme rédigée par son oncle maternel que son rédacteur se présente en réalité comme le cousin de M. E.... Enfin, les témoignages produits par l'intéressé notamment de son oncle, de sa mère et de sa sœur faisant état de pressions, de menaces et d'atteintes à leur liberté par les autorités russes ne sont pas, en tant que tels, suffisamment probants pour justifier des risques allégués dès lors qu'ils ont été rédigés pour les besoins de la cause. Ainsi, si M. E... soutient que son cousin maternel a été récemment arrêté, il ne le démontre pas alors que le nom de ce cousin n'apparait pas dans le document intitulé " arbre généalogique " qu'il produit. Il en va de même de l'attestation émanant de l'association Comité Tchétchénie du 17 mai 2021, du rapport émanant de l'organisation non gouvernementale régionale russe Assistance civique et de l'attestation plus récente du 2 novembre 2023 émanant de l'Assemblée des Tchétchènes d'Europe, association non reconnue par le ministère de l'intérieur, qui sont rédigés en des termes insuffisamment précis pour attester l'actualité et la réalité d'une menace personnelle et directe qu'encourrait l'intéressé en cas de retour en Russie. Dans ces conditions, compte tenu de ces insuffisances et de ces incohérences, les différents éléments produits par M. E... ne justifient pas que le risque qu'il encourt en cas de retour en Russie de subir des traitements interdits par l'article 3 soit réel et fondé sur des motifs sérieux et avérés, dès lors que d'une part, l'intéressé ne précise pas les menaces qu'il encourt, ne justifie pas être actuellement recherché par les services secrets russes ni n'a fait l'objet d'une demande d'extradition de la part des autorités russes et que d'autre part, il ne prouve pas qu'il pourrait être enrôlé de force dans l'armée russe pour aller combattre en Ukraine comme il l'allègue.

10. Il résulte de tout ce qui précède que la préfète du Bas-Rhin est fondée à soutenir que c'est à tort que le tribunal administratif de Strasbourg a, pour annuler la décision du 20 octobre 2023, retenu le moyen tiré de la méconnaissance de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

11. Il y a lieu toutefois pour cette cour, saisie par l'effet dévolutif de l'appel, de statuer sur les autres moyens invoqués devant le tribunal administratif de Strasbourg et les moyens soulevés à hauteur d'appel à l'appui des conclusions de M. E... tendant à l'annulation de la décision fixant le pays de destination.

En ce qui concerne les autres moyens :

12. En premier lieu, contrairement à ce que soutient le requérant, il ressort des pièces du dossier que la préfète de Bas-Rhin a pas procédé à un examen particulier de sa situation personnelle. Par suite, ce moyen doit être écarté comme manquant en fait.

13. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier que M. E... a été mis en mesure de présenter ses observations préalablement à l'édiction de la mesure contestée dès lors que, le 10 octobre 2023, il a été invité à renseigner un formulaire intitulé " Contradictoire et identification d'un état de vulnérabilité et/ou d'un handicap, préalablement au placement en centre de rétention administrative ou local de rétention administrative " à l'occasion duquel il a fait valoir ses observations concernant les risques qu'il encourt en cas de retour en Russie. Par suite, le moyen tiré de méconnaissance des dispositions de l'article L. 211-2 du code des relations entre le public et l'administration doit être écarté.

14. En troisième lieu, la Cour nationale du droit d'asile, dans sa décision du 27 juillet 2021, a refusé de reconnaître la qualité de réfugié à M. E..., en application de la clause d'exclusion prévue au c) du point F de l'article 1er de la convention de Genève, motif retenu que l'intéressé s'est rendu coupable d'agissements contraires aux buts et principes des Nations Unies. Par conséquent, le requérant ne saurait utilement soutenir qu'il bénéficie toujours de la qualité de réfugié et qu'en adoptant la décision en litige, la préfète du Bas-Rhin a violé l'autorité de la chose jugée par la Cour nationale du droit d'asile. Par suite, ces moyens doivent être écartés.

15. En quatrième lieu, aux termes de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales : " 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. / 2. La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :/ a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;/ b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ; / c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection ". Pour les mêmes raisons que celles indiquées aux point 8 et 9 du présent arrêt, M. E... n'est pas fondé à soutenir qu'en prenant la décision attaquée, la préfète du Bas-Rhin a méconnu les dispositions susvisées de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article L. 721-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile susvisé ni qu'elle a commis une erreur de fait et une erreur manifeste dans l'appréciation des conséquences de cette décision sur sa situation personnelle. Ces moyens doivent par conséquent être écartés.

16. En dernier lieu, M. E... ne saurait utilement se prévaloir des termes utilisés par l'administration dans son message électronique du 24 octobre 2023, adressé au juge de la liberté et de la détention, indiquant que la saisine des autorités russes s'est opérée par " les voies informelles ", cette expression se bornant à faire référence aux procédures internes du ministère de l'intérieur permettant l'obtention d'un laissez-passer consulaire. Par suite, ce moyen doit être écarté.

17. Il résulte de tout ce qui précède que la préfète du Bas-Rhin est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Strasbourg a annulé l'arrêté du 20 octobre 2023 en tant qu'il fixe la Russie comme pays de destination. Par suite, et sans qu'il soit besoin d'examiner ses moyens sur la régularité du jugement attaqué, elle est fondée à en demander l'annulation.

Sur les conclusions aux fins de sursis à exécution :

18. Le présent arrêt s'étant prononcé sur l'appel de la préfète du Bas-Rhin, il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête ci-dessus visée sous le numéro 24NC00043.

Sur les conclusions présentées par M. E... sur le fondement des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991 :

19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu'une somme soit mise à la charge de l'Etat, qui n'est pas la partie perdante, une somme au titre des frais exposés par M. E... et non compris dans les dépens.

D E C I D E :

Article 1er : Le jugement n° 2307505 du 8 décembre 2023 du tribunal administratif de Strasbourg est annulé.

Article 2 : La demande présentée par M. E... devant le tribunal administratif de Strasbourg tendant à l'annulation de l'arrêté du 20 octobre 2023 en tant qu'il a fixé la Russie comme pays de destination est rejetée.

Article 3 : Il n'y a pas lieu de statuer sur la requête de la préfète du Bas-Rhin ci-dessus visée sous le numéro 24NC00043.

Article 4 : Les conclusions formées par M. E... sur le fondement des dispositions combinées de l'article L. 761-1 du code de justice administrative et du deuxième alinéa de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à M. C... E..., à Me Hentz et au ministre de l'intérieur.

Copie en sera adressée à la préfète du Bas-Rhin.

Délibéré après l'audience du 15 novembre 2024, à laquelle siégeaient :

M. Martinez, président,

M. Agnel, président-assesseur,

Mme Stenger, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 5 décembre 2024.

La rapporteure,

Signé : L. Stenger Le président,

Signé : J. Martinez

La greffière,

Signé : C. Schramm

La République mande et ordonne au ministre de l'intérieur en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

Pour expédition conforme,

La greffière,

C. Schramm

2

24NC00042 et 24NC00043


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de NANCY
Formation : 2ème chambre
Numéro d'arrêt : 24NC00042
Date de la décision : 05/12/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Composition du Tribunal
Président : M. MARTINEZ
Rapporteur ?: Mme Laurence STENGER
Rapporteur public ?: Mme MOSSER
Avocat(s) : L'ILL LEGAL

Origine de la décision
Date de l'import : 15/12/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel;arret;2024-12-05;24nc00042 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award