Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure :
M. C... B... a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d'annuler la décision du 22 juillet 2019 par laquelle la ministre des armées a refusé de lui accorder le bénéfice de la protection fonctionnelle, d'enjoindre à la ministre des armées de lui accorder la protection fonctionnelle dans un délai d'un mois et de condamner l'Etat à lui verser la somme de 100 000 euros en réparation des préjudices subis du fait des agissements de harcèlement moral dont il a été victime avec intérêts au taux légal à compter du 19 novembre 2018 et capitalisation annuelle.
Par un jugement n° 1901994 du 4 décembre 2020, le tribunal administratif de
Châlons-en-Champagne a annulé la décision du 22 juillet 2019 par laquelle la ministre des armées a refusé d'accorder à M. B... le bénéfice de la protection fonctionnelle, a enjoint à la ministre des armées de lui accorder dans le délai d'un mois suivant la notification du jugement et a prescrit une expertise et, dans l'attente du rapport d'expertise, a sursis à statuer sur les conclusions indemnitaires.
Procédure devant la cour :
Par une requête, enregistrée le 11 février 2021, la ministre des armées demande à la cour :
1°) d'annuler le jugement n° 1901994 du 4 décembre 2020 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en tant qu'il a annulé la décision du 22 juillet 2019 par laquelle elle a refusé d'accorder à M. B... le bénéfice de la protection fonctionnelle ;
2°) de rejeter la demande de M. B... tendant à l'annulation de la décision du 22 juillet 2019.
Elle soutient que :
- les premiers juges ont inexactement apprécié les faits qui leur étaient soumis en retenant que M. B... avait été victime de harcèlement moral de la part de ses camarades et supérieurs hiérarchiques entre les mois de janvier et mars 2018 au sein de l'école d'artillerie de Draguignan :
. les conclusions du rapport du 25 janvier 2019 à la suite de l'enquête interne diligentée démontre que M. B... n'a pas subi de harcèlement moral ;
. les faits de harcèlement moral reprochés ne sont pas avérés ;
. le comportement de M. B... lors de sa scolarité n'était pas exemplaire et il n'a pas subi de faits caractéristiques d'un harcèlement moral.
Par deux mémoires en défense, enregistrés le 5 mai 2021 et le 7 septembre 2021, M. B..., représenté par Me Maréchal, conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de l'Etat sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Il soutient que :
- les faits de harcèlement sont apparus en janvier 2018 à la suite de sa demande de congé parental pour avril 2018 ;
- le harcèlement moral est établi et il résulte :
. de l'affichage répété d'une photographie dans les locaux de l'école d'artillerie ;
. des propos d'un lieutenant-colonel tenus devant l'ensemble de la promotion ;
. de la procédure disciplinaire diligentée en l'absence de tout manquement dans les jours précédant son placement en congé parental ;
. de la notation pour la période correspondant à sa scolarité à l'école d'artillerie ;
. de certains faits postérieurs à son affectation à l'école d'artillerie ;
- l'administration est incapable de renverser la présomption de harcèlement moral ; le rapport d'enquête interne du 25 janvier 2019 n'a aucune valeur probante car il est en contradiction avec les attestations et la réalité établies par les enregistrements audios.
Par une ordonnance du 21 décembre 2022, la clôture d'instruction a été fixée au 10 janvier 2023 à 12h00.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code de la défense ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Roussaux, première conseillère,
- les conclusions de M. Michel, rapporteur public.
Considérant ce qui suit :
1. M. B... est entré en service le 22 août 2016 pour suivre une scolarité à l'école spéciale militaire (ESM) de St-Cyr-Coëtquidan. Il a ensuite été affecté, en août 2017, à l'école de spécialisation de l'artillerie de Draguignan en qualité de lieutenant, puis, à compter du 23 juillet 2018, au 40ème régiment d'artillerie de Suippes en qualité de chef de section. Le 16 novembre 2018, M. B... a déposé une plainte auprès du commissariat de police de Verdun contre cinq militaires qu'il désigne comme responsables d'agissements de harcèlement moral qu'il aurait subis durant sa période de spécialisation à l'école d'artillerie de Draguignan. Il a également présenté, le 19 novembre 2018, une demande de protection fonctionnelle pour les mêmes faits. Cette demande a été rejetée par une décision du 12 février 2019 que M. B... a contestée devant la commission de recours des militaires. Le refus de protection fonctionnelle a été confirmé par une décision de la ministre des armées du 22 juillet 2019, dont le requérant a demandé l'annulation devant le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne. M. B..., qui a été radié des cadres par un arrêté de la ministre des armées du 20 mai 2019 pour inaptitude physique a également demandé la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 100 000 euros en réparation des préjudices subis. Par jugement n° 1901994 du 4 décembre 2020, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a annulé la décision du 22 juillet 2019 par laquelle la ministre des armées a refusé d'accorder à M. B... le bénéfice de la protection fonctionnelle, a enjoint à la ministre des armées de la lui accorder dans le délai d'un mois suivant la notification du jugement, a prescrit une expertise et, dans l'attente du rapport d'expertise, a sursis à statuer sur les conclusions indemnitaires. La ministre des armées relève appel de ce jugement du 4 décembre 2020 en tant qu'il a annulé la décision du 22 juillet 2019 par laquelle elle a refusé d'accorder à M. B... le bénéfice de la protection fonctionnelle.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
2. Aux termes de l'article L. 4123-10 du code de la défense : " Les militaires sont protégés par le code pénal et les lois spéciales contre les menaces, violences, harcèlements moral ou sexuel, voies de fait, injures, diffamations ou outrages dont ils peuvent être l'objet. L'Etat est tenu de les protéger contre les menaces et attaques dont ils peuvent être l'objet à l'occasion de l'exercice de leurs fonctions et de réparer, le cas échéant, le préjudice qui en est résulté (...) ". Aux termes de l'article L. 4123-10-2 du même code : " Aucun militaire ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. / Aucune mesure concernant notamment le recrutement, la titularisation, la formation, la notation, la discipline, la promotion, l'affectation et la mutation ne peut être prise à l'égard d'un militaire en prenant en considération : / 1° Le fait qu'il ait subi ou refusé de subir les agissements de harcèlement moral mentionnés au premier alinéa ; / 2° Le fait qu'il ait exercé un recours auprès d'un supérieur hiérarchique ou engagé une action en justice visant à faire cesser ces agissements ; / 3° Ou le fait qu'il ait témoigné de tels agissements ou qu'il les ait relatés. / Est passible d'une sanction disciplinaire tout agent ou militaire ayant procédé ou ayant enjoint de procéder aux agissements définis ci-dessus ".
3. D'une part, il résulte des dispositions précitées de l'article L. 4123-10-2 du code de la défense qu'il appartient au militaire qui soutient avoir été victime de faits constitutifs de harcèlement moral, lorsqu'il entend contester le refus opposé par l'administration dont il relève à une demande de protection fonctionnelle fondée sur de tels faits de harcèlement, de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles d'en faire présumer l'existence. Il incombe à l'administration de produire, en sens contraire, une argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause sont justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. La conviction du juge, à qui il revient d'apprécier si les agissements de harcèlement sont ou non établis, se détermine au vu de ces échanges contradictoires, qu'il peut compléter, en cas de doute, en ordonnant toute mesure d'instruction utile. Pour apprécier si des agissements dont il est allégué qu'ils sont constitutifs d'un harcèlement moral revêtent un tel caractère, le juge administratif doit tenir compte des comportements respectifs du militaire auquel il est reproché d'avoir exercé de tels agissements et de celui qui estime avoir été victime d'un harcèlement moral. En revanche, la nature même des agissements en cause exclut, lorsque l'existence d'un harcèlement moral est établie, qu'il puisse être tenu compte du comportement du militaire qui en a été victime pour atténuer les conséquences dommageables qui en ont résulté pour lui. Le préjudice résultant de ces agissements pour la victime doit alors être intégralement réparé.
4. D'autre part, les dispositions précitées de l'article L. 4123-10 du code de la défense établissent à la charge de l'Etat une obligation de protection des militaires dans l'exercice de leurs fonctions, à laquelle il ne peut être dérogé que pour des motifs d'intérêt général. Cette obligation de protection a pour objet, non seulement de faire cesser les attaques auxquelles le militaire est exposé, mais aussi d'assurer à celui-ci une réparation adéquate des torts qu'il a subis. La mise en œuvre de cette obligation peut notamment conduire l'Etat à assister l'intéressé dans l'exercice des poursuites judiciaires qu'il entreprendrait pour se défendre. Il appartient dans chaque cas à l'autorité compétente de prendre les mesures lui permettant de remplir son obligation vis-à-vis de son agent, sous le contrôle du juge et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce.
5. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier que M. B... a été victime de la part de certains camarades de promotion, en février et mars 2018, d'une campagne d'affichage d'une photographie moqueuse de son visage, titrée " la pince d'or du mois " et tamponnée " La 2ème Bande de Bâtards ", tant dans le lieu de convivialité de l'école que dans les couloirs de celle-ci. M. B... a alerté sa hiérarchie sur le fait qu'il trouvait cette photographie humiliante et dégradante mais celle-ci n'a pris aucune mesure pour y mettre un terme. Il ressort notamment de la lecture de la retranscription d'enregistrement d'un entretien que M. B... a eu avec son capitaine, lequel a été soumis au contradictoire et peut donc être pris en compte en tant qu'élément de preuve, que celui-ci lui a répondu qu'il n'a " que ce qu'il mérite ".
6. En deuxième lieu, M. B... a fait l'objet au mois de mars 2018 d'une " inscription au cahier de rapport hiérarchique " au motif qu'il lui était reproché d'avoir, au cours d'une discussion avec des camarades, évoqué des cas de misogynie à l'école supérieure militaire de Saint-Cyr. S'il est constant qu'aucune sanction disciplinaire n'a été prononcée à l'encontre de M. B..., il ressort des pièces du dossier que celui-ci a été reçu par ses supérieurs hiérarchiques pour ces faits dont la matérialité a été établie par des comptes rendus d'élèves officiers qui ont témoigné les avoir rédigés sous la contrainte des supérieurs qui avaient la volonté de sanctionner M. B....
7. En troisième lieu, à la fin du mois de mars 2018, un lieutenant-colonel a tenu devant toute la promotion des propos par lesquels il comparait M. B... à un ancien candidat aux élections législatives qui venait de choquer l'opinion publique en se réjouissant de la mort d'un officier supérieur de gendarmerie tué par un terroriste dans un supermarché le 23 mars 2018. La réalité de ces propos, particulièrement infamants à l'égard d'un élève officier, est établie par plusieurs pièces versées au dossier par M. B....
8. En quatrième lieu, M. B... a fait l'objet, au titre de l'année 2018, d'une notation en forte baisse par rapport à l'année précédente, assortie d'appréciations littérales très défavorables, indiquant notamment qu'il devait faire preuve de plus de loyauté vis-à-vis de ses chefs et qu'il ne progressera qu'en passant préalablement par une solide remise en cause de son état d'esprit. Les critiques ainsi formulées à l'égard de M. B... apparaissent en décalage tant avec la notation réalisée l'année précédente qu'avec celle faite en 2019 à la suite de la prise de ses fonctions à Suippes.
9. Pour contester la matérialité des faits ainsi rappelés, la ministre produit un rapport du 25 janvier 2019 élaboré à la suite de l'enquête interne diligentée. Ce dernier se fonde cependant essentiellement sur les témoignages des militaires faisant l'objet de la plainte pénale de M. B... du 16 novembre 2018 et est sérieusement contredit pas les témoignages produits par ce dernier.
10. Les faits exposés aux points 5 et 8 dans leur ensemble, sur une courte période, concomitants à la demande de M. B... d'un congé paternité, constitue un faisceau d'indices suffisamment probants laissant présumer l'existence d'un harcèlement moral dont il a été victime. L'administration ne produit quant à elle aucune argumentation de nature à démontrer que les agissements en cause seraient justifiés par des considérations étrangères à tout harcèlement. Si la ministre des armées fait valoir que le comportement de M. B... n'est pas exemplaire et qu'il aurait adopté un comportement de défiance systématique envers sa hiérarchie et ses camarades, une telle attitude, au demeurant non démontrée, ne saurait justifier les agissements de ses supérieurs.
11. Il résulte de ce qui précède que les faits de harcèlement moral sont établis et que la ministre des armées ne pouvait donc légalement refuser à M. B... le bénéfice de la protection fonctionnelle.
12. Il résulte de tout ce qui précède que la ministre des armées n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a annulé la décision du 22 juillet 2019 refusant d'accorder à M. B... le bénéfice de la protection fonctionnelle.
Sur les frais liés au litige :
13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat le versement à M. B... de la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
Article 1er : La requête de la ministre des armées est rejetée.
Article 2 : L'Etat versera à M. B... la somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : Le présent arrêt sera notifié au ministre des armées et à M. C... B....
Délibéré après l'audience du 24 janvier 2023, à laquelle siégeaient :
- Mme Ghisu-Deparis, présidente,
- Mme Roussaux, première conseillère,
- Mme Picque, première conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 14 février 2023.
Le rapporteur,
Signé : S. RoussauxLa présidente,
Signé : V. Ghisu-Deparis
La greffière,
Signé : M. A...
La République mande et ordonne au ministre des armées en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour expédition conforme,
La greffière,
M. A...
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N° 21NC00383