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25/03/2021 | FRANCE | N°19NC00571

France | France, Cour administrative d'appel de Nancy, 1ère chambre, 25 mars 2021, 19NC00571


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Kaibacker a demandé au tribunal administratif de Strasbourg de condamner l'État à lui verser la somme de 4 279 823,65 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts, en réparation du préjudice que lui ont causé, d'une part, les décisions du préfet du Haut-Rhin et du maire de Munchhouse dont l'illégalité a été constatée par des décisions du tribunal administratif de Strasbourg et de la cour administrative d'appel de Na

ncy et, d'autre part, le comportement systématiquement hostile des services de l'Etat ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Kaibacker a demandé au tribunal administratif de Strasbourg de condamner l'État à lui verser la somme de 4 279 823,65 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts, en réparation du préjudice que lui ont causé, d'une part, les décisions du préfet du Haut-Rhin et du maire de Munchhouse dont l'illégalité a été constatée par des décisions du tribunal administratif de Strasbourg et de la cour administrative d'appel de Nancy et, d'autre part, le comportement systématiquement hostile des services de l'Etat qui l'a empêchée de mener à terme son projet de construction et d'exploitation d'une porcherie sur le territoire de la commune de Munchhouse.

Par un premier jugement avant-dire droit en date du 17 juin 2015, le tribunal administratif de Strasbourg a, d'une part, condamné l'État à verser à la société Kaibacker une somme de 11 939,69 euros au titre des frais exposés par elle pour la constitution de ses demandes de permis de construire et d'autorisation d'exploitation et, d'autre part, ordonné une expertise sur les conclusions indemnitaires de la société requérante relatives au pertes de gain. Par un second jugement avant-dire droit en date du 8 novembre 2017, le tribunal a, avant de statuer sur les conclusions indemnitaires de la société Kaibacker relatives aux pertes de gain, ordonné une seconde expertise aux fins de déterminer précisément l'entier préjudice de la requérante. Enfin, par un jugement n° 1302703 du 19 décembre 2018, le tribunal administratif de Strasbourg a condamné l'Etat à verser à la société Kaibacker une somme de 2 019 114 euros, assortie des intérêts à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts, mis à la charge de l'État les frais et honoraires d'expertise d'un montant de 13 644,45 euros, condamné l'État à verser à la société Kaibacker la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et rejeté le surplus des conclusions de la requête.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée sous le n° 19NC00571 le 22 février 2019, le ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales demande à la cour :

1°) d'annuler les jugements du tribunal administratif de Strasbourg des 17 juin 2015 et 19 décembre 2018 ;

2°) de rejeter la demande de la société Kaibacker.

Il soutient que :

- sa requête est recevable, en tant qu'elle est dirigée contre le jugement du 17 juin 2015, dès lors, d'une part, que ce jugement ne lui a pas été notifié et, d'autre part, que le tribunal n'a statué sur le fond du litige que par le jugement du 19 décembre 2018 ;

- le jugement du 17 juin 2015 est insuffisamment motivé, car il ne comporte pas, aux points 3 à 5, de justification de la période d'indemnisation retenue ;

- le jugement du 19 décembre 2018 est insuffisamment motivé, car il ne fait pas apparaître les motifs pour lesquels le préjudice résultant de l'absence de réalisation de marge bénéficiaire revêtait un caractère certain ;

- la société Kaibacker a une part de responsabilité dans la survenue du dommage allégué ;

- la commune de Munchhouse avait été appelée en garantie ;

- retenir l'année 1999 comme point de départ de la période d'indemnisation n'est pas justifié ; durant une période de huit mois, la société Kaibacker disposait à la fois d'un permis de construire et d'une autorisation au titre de la législation des installations classées pour la protection de l'environnement et a eu ainsi l'opportunité de mettre en oeuvre son projet ;

- le manque à gagner inclut nécessairement, puisqu'ils ont été intégrés dans les charges de la société, les frais de présentation des demandes d'autorisation qui n'ont donc pas à faire l'objet d'une indemnisation spécifique ;

- la société Kaibacker n'avait pas de chances sérieuses d'obtenir un prêt bancaire pour financer son projet ;

- le préjudice allégué réside, non pas dans la perte de bénéfice mais dans la perte de chance de réaliser ce bénéfice sur la totalité de la période d'exploitation.

Par un mémoire en défense, enregistré le 15 octobre 2020, la société Kaibacker, représentée par Me C..., conclut au rejet de la requête, à la confirmation des jugements des 17 juin 2015 et 19 décembre 2018 en tant qu'ils ont condamné l'Etat à l'indemniser du préjudice qu'elle a subi du fait du blocage systématique de son projet de construction d'une porcherie sur la commune de Munchhouse, à ce que son préjudice soit fixé à la somme de 4 279 823,65 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts, et à ce qu'une somme de 5 000 euros soit mise à la charge de la société Kaibacker sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle fait valoir que les moyens soulevés par le ministre ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Favret, premier conseiller,

- les conclusions de Mme Peton, rapporteur public,

- et les observations de Me C... pour la société Kaibacker.

Considérant ce qui suit :

1. La société Kaibacker a sollicité, le 27 juin 1996, l'autorisation d'exploiter une porcherie d'une capacité de 5648 équivalents-animaux sur le territoire de la commune de Munchhouse, au lieudit " Kaibacker ". Le préfet du Haut-Rhin a, par un arrêté du 5 décembre 1997, refusé cette autorisation au motif que l'installation projetée était incompatible avec son environnement. Le tribunal administratif de Strasbourg a annulé cette décision, par un jugement du 12 août 1999, et la cour administrative d'appel de Nancy a, par un arrêt du 21 juin 2004, autorisé la société Kaibacker à exploiter la porcherie industrielle qui avait fait l'objet de la demande du 27 juin 1996. Le préfet du Haut-Rhin a pris, le 21 juillet 2006, en exécution de cet arrêt, un arrêté autorisant la société Kaibacker à exploiter la porcherie projetée, en limitant toutefois la capacité de l'exploitation à 3394 équivalents-animaux pendant les deux premières années de fonctionnement. Ces prescriptions restrictives ont été annulées par un jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 3 mars 2010. Parallèlement, la société Kaibacker avait déposé, le 15 juillet 1998, une demande de permis de construire les bâtiments d'exploitation de la porcherie. Cette demande a été rejetée par le préfet du Haut-Rhin le 20 avril 1999, mais le refus d'accorder le permis de construire sollicité a été annulé par le tribunal administratif de Strasbourg le 3 mai 2001. Statuant à nouveau sur la demande de la société, ce permis de construire lui a été accordé par un arrêté du préfet du Haut-Rhin du 13 juin 2001, dont la légalité a été confirmée par un arrêt de la cour administrative d'appel de Nancy en date du 23 mars 2006. Toutefois, par une décision du 4 décembre 2006, le préfet du Haut-Rhin a opposé à la société pétitionnaire la caducité de ce permis de construire et, par une décision du 15 mars 2007, le maire de Munchhouse a, au nom de l'État, ordonné l'interruption des travaux de construction de la porcherie. Ces deux décisions ont été annulées par des jugements du tribunal administratif de Strasbourg en date du 16 décembre 2008. La société Kaibacker a alors demandé à ce même tribunal de condamner l'État à lui verser la somme de 4 279 823,65 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts, en réparation du préjudice que lui ont causé, d'une part, les décisions illégales du préfet du Haut-Rhin et du maire de Munchhouse et, d'autre part, le comportement systématiquement hostile des services de l'Etat qui l'a empêchée de mener à terme son projet.

2. Par un premier jugement avant-dire droit en date du 17 juin 2015, le tribunal administratif de Strasbourg a, d'une part, condamné l'État à verser à la société Kaibacker une somme de 11 939,69 euros au titre des frais exposés par elle pour la constitution de ses demandes de permis de construire et d'autorisation d'exploitation et, d'autre part, ordonné une expertise sur les conclusions indemnitaires de la société requérante relatives au manque à gagner. Par un second jugement avant-dire droit en date du 8 novembre 2017, il a ordonné une seconde expertise aux fins de déterminer précisément l'entier préjudice de la requérante. Enfin, par un jugement n° 1302703 du 19 décembre 2018, il a condamné l'Etat à verser à la société Kaibacker une somme de 2 019 114 euros, assortie des intérêts à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts, mis à la charge de l'État les frais et honoraires d'expertise d'un montant de 13 644,45 euros, condamné l'État à verser à la société Kaibacker la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative, et rejeté le surplus des conclusions de la requête. Le ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales fait appel des jugements des 17 juin 2015 et 19 décembre 2018 et la société Kaibacker demande, par la voie de l'appel incident, que son préjudice soit fixé à la somme de 4 279 823,65 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts.

Sur la régularité des jugements attaqués :

3. En premier lieu, le tribunal administratif souligne, au point 10 du jugement du 17 juin 2015, que la marge bénéficiaire qu'aurait pu réaliser la société Kaibacker si elle avait concrétisé son projet doit être définie " pour chaque année, à compter de l'année 1999, soit l'année au cours de laquelle l'exploitation aurait pu être mise en service, et pendant une période reflétant la durée générale moyenne d'exploitation de telles installations ". Il ressort par ailleurs de la lecture de ce jugement, notamment de son point 1, que le tribunal a pu retenir l'année 1999 comme étant celle au cours de laquelle l'exploitation projetée aurait pu être mise en service, dès lors que la demande de permis de construire du 15 juillet 1998 avait été illégalement rejetée, le 20 avril 1999, par le préfet du Haut-Rhin, lequel avait d'ailleurs expressément indiqué, dans son mémoire daté du 10 septembre 2013, que le préjudice indemnisable devait " logiquement se calculer " en prenant pour point de départ " avril 1999, (date à laquelle le permis de construire aurait dû être accordé) ". Par suite, le moyen tiré de ce que le jugement du 17 juin 2015 serait insuffisamment motivé ou comporterait des contradictions s'agissant de la justification de la période d'indemnisation retenue doit être écarté.

4. En second lieu, le tribunal administratif souligne, au point 2 du jugement du 19 décembre 2018, que " le préfet n'est pas fondé à soutenir que la société requérante n'avait pas de chances sérieuses d'obtenir un prêt bancaire ", " à la date prévue de réalisation de son projet en 1998-1999 " et, au point 10 du jugement avant dire droit du 17 juin 2015, qu'" il y a lieu d'ordonner avant dire droit une expertise aux fins de définir la marge bénéficiaire (marge nette) qu'aurait pu réaliser la société Kaibacker si elle avait concrétisé son projet de création d'une porcherie d'engraissement de 5648 équivalents-animaux sur le territoire de la commune de Munchhouse, au lieu-dit " Kaibacker " ; que cette marge sera définie par l'expert pour chaque année, à compter de l'année 1999, soit l'année au cours de laquelle l'exploitation aurait pu être mise en service, et pendant une période reflétant la durée générale moyenne d'exploitation de telles installations ". Ces considérations impliquent que le préjudice consistant dans les recettes d'exploitation dont la société pétitionnaire a été privée du fait de l'abandon de son projet présentait, pour le tribunal, un caractère certain sur la période retenue. Dès lors, le moyen tiré de ce que le jugement du 19 décembre 2018 serait insuffisamment motivé doit être écarté.

5. Toutefois, le préfet du Haut-Rhin avait indiqué, en page 3 de son mémoire en défense daté du 19 février 2015 : " par conséquent, je conclus, à titre subsidiaire, et dans l'hypothèse où votre Tribunal déciderait de mettre à la charge de l'État une condamnation pécuniaire, à ce que la commune de Munchhouse soit associée à cette condamnation. " Il avait également rappelé, page 6 du même mémoire, qu'il demandait au tribunal, à titre subsidiaire, d'associer la commune à une éventuelle condamnation pécuniaire prononcée à l'encontre de l'Etat. Par suite, c'est à tort que le tribunal administratif n'a pas regardé le préfet du Haut-Rhin comme ayant appelé la commune de Munchhouse en garantie. Le jugement du tribunal administratif du 17 juin 2015 s'est ainsi mépris sur la portée des conclusions du préfet et doit, dès lors, être annulé en tant qu'il ne s'est pas prononcé sur l'appel en garantie présenté par le préfet du Haut-Rhin.

6. Il y a lieu d'évoquer et de statuer immédiatement sur l'appel en garantie présenté par le préfet du Haut-Rhin, et de statuer par l'effet dévolutif de l'appel sur la demande présentée par la société Kaibacker devant le tribunal administratif de Strasbourg.

Sur le bien-fondé du jugement :

En ce qui concerne la responsabilité :

S'agissant de la responsabilité de l'Etat :

7. La société Kaibacker ne conteste pas, en appel, la prescription de sa créance née de l'illégalité de la décision du 5 décembre 1997 par laquelle le préfet du Haut-Rhin a refusé de délivrer à cette société l'autorisation d'exploiter une porcherie, ainsi que de celle née de l'illégalité de la décision du 20 avril 1999 par laquelle le préfet du Haut-Rhin a refusé de délivrer à la société Kaibacker le permis de construire les bâtiments d'exploitation de la porcherie. De son côté, le ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales ne conteste pas sérieusement la réalité et le caractère fautif de l'attitude systématiquement hostile de l'Etat au projet du pétitionnaire, qui a définitivement compromis la réalisation de ce projet, et se contente de soutenir, d'une part, que la société Kaibacker a une part de responsabilité dans la survenue du préjudice allégué et, d'autre part, que la commune de Munchhouse avait été appelée en garantie.

S'agissant du partage de la responsabilité :

Quant à la responsabilité de la société Kaibacker :

8. Il résulte de l'instruction, d'une part, que la société Kaibacker a, dès le mois d'août 2006, déposé une déclaration d'ouverture de chantier, mais que les travaux de construction, qui ont débuté en mars 2007, ont été immédiatement bloqués par un arrêté interruptif de travaux daté du 15 mars 2007 et, d'autre part, que le préfet du Haut-Rhin a pris, le 21 juillet 2006, un arrêté autorisant le pétitionnaire à exploiter la porcherie projetée, mais en réduisant de près de la moitié la capacité de l'exploitation, ce qui était de nature à remettre en cause l'intérêt de l'opération pour la société Kaibacker. La légalité de cette limitation de la capacité de l'exploitation a été au demeurant contestée devant le tribunal administratif, qui a annulé ces prescriptions restrictives par un jugement du 3 mars 2010. Dès lors, ce n'est qu'à partir du prononcé de ce jugement que la société Kaibacker a disposé d'une autorisation d'exploitation correspondant à son projet. Toutefois, ce projet n'était plus réalisable à cette date, dès lors qu'elle ne disposait plus d'un permis de construire en cours de validité, le permis de construire qui lui avait été finalement délivré étant périmé depuis 2007. Enfin, la commune de Munchhouse était dans cette période en train d'élaborer un plan local d'urbanisme interdisant l'exploitation des porcheries dans les zones agricoles. Par suite, le ministre n'est pas fondé à soutenir qu'entre l'arrêt du 23 mars 2006 par lequel la cour administrative d'appel de Nancy a annulé le jugement annulant l'arrêté du 13 juin 2001 accordant le permis de construire au pétitionnaire, et le 4 décembre 2006, date d'intervention de l'arrêté constatant la caducité du permis de construire finalement délivré à l'intéressée, la société Kaibacker disposait à la fois d'un permis de construire et d'une autorisation au titre de la législation des installations classées pour la protection de l'environnement, qu'elle aurait pu débuter les travaux durant cette période et que, s'étant abstenue de le faire, elle a une part de responsabilité dans la survenue du dommage.

Quant à la responsabilité de la commune :

9. Comme il a été dit au point 5 du présent arrêt, le préfet du Haut-Rhin doit être regardé comme ayant appelé la commune de Munchhouse en garantie. Toutefois, il ne résulte pas de l'instruction que la commune aurait commis une faute en introduisant, le 27 juillet 2001, un recours en annulation contre le permis de construire délivré par le préfet le 13 juin 2001, ou en approuvant le 19 octobre 2007 son plan local d'urbanisme, dont l'article A 1.3 interdit les installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) soumises à autorisation dans la zone où se situe le terrain d'assiette du projet de la société Kaibacker. Dès lors, il n'y a lieu ni de faire droit à l'appel en garantie de l'Etat, ni d'exonérer l'Etat, totalement ou partiellement, de sa responsabilité du fait des agissements de la commune.

10. Il résulte de ce qui précède la responsabilité de l'État est intégralement engagée en raison de son comportement fautif.

En ce qui concerne la réparation :

S'agissant du remboursement des frais techniques et administratifs exposés pour la mise en oeuvre du projet :

11. La société Kaibacker a produit des factures d'architecte, de technicien, de géomètre-expert et d'huissier, en vue de la réalisation de constats d'affichage de permis de construire, pour justifier de la somme qu'elle réclame à ce titre. A cet égard, si le lien, avec le projet de la société pétitionnaire, de la facture établie le 15 octobre 1997 par une société dénommée " Moulin de Modenheim ", pour un montant de 11 236,30 francs, n'est pas établi, la société Kaibacker justifie néanmoins des frais techniques et administratifs exposés pour la mise en oeuvre de son projet, pour un montant de 11 939,69 euros. A cet égard, si le ministre se prévaut de la règle en vertu de laquelle un requérant n'est pas fondé à demander que les frais d'études fassent l'objet d'une indemnisation distincte de celle de la marge bénéficiaire, lorsque ces frais ont été pris en compte par l'expert pour évaluer le bénéfice estimé de l'opération en cause, il ne soutient même pas que les frais exposés en l'espèce pour la mise en oeuvre du projet de la société Kaibacker ont été pris en compte par les experts pour évaluer le montant de la marge bénéficiaire dont cette société a été privée du fait de l'abandon du projet. En outre, dès lors qu'ils avaient connaissance du jugement du 17 juin 2015 condamnant l'Etat à rembourser à la société pétitionnaire la somme de 11 939,69 euros correspondant aux frais techniques et administratifs, les experts désignés par le tribunal administratif ont nécessairement tenu compte, pour évaluer le manque à gagner de la société pétitionnaire, du fait que les frais exposés pour la mise en oeuvre du projet avaient déjà fait l'objet d'une indemnisation. Dès lors, il y a lieu de condamner l'Etat à payer cette somme à la société Kaibacker.

S'agissant du manque à gagner :

12. La société Kaibacker demande la condamnation de l'État à l'indemniser des recettes d'exploitation dont elle a été privée du fait de l'abandon du projet et évalue le manque à gagner en cause à la somme de 4 279 823,65 euros, une étude économique réalisée par le bureau d'études ACE Conseils ayant indiqué que cette somme correspondait aux bénéfices qui auraient pu être tirés de l'exploitation de la porcherie projetée, pendant une période de vingt ans, soit la durée minimale d'exploitation optimale de ce type d'ouvrage.

Quant à la pertinence de la période d'indemnisation retenue :

13. Ainsi qu'il a été dit plus haut, la demande de permis de construire en date du 15 juillet 1998 avait été illégalement rejetée par le préfet du Haut-Rhin le 20 avril 1999, et le préfet avait lui-même indiqué que le préjudice indemnisable devait donc logiquement se calculer en prenant pour point de départ l'année 1999. En outre, M. A... avait affirmé, dans son rapport d'expertise enregistré le 7 juillet 2016, que la durée générale moyenne d'exploitation d'une installation de ce type était de vingt ans. Du reste, la société Kaibacker avait elle-même indiqué, dans sa requête initiale, que la durée d'exploitation de la porcherie projetée n'aurait pas excédé vingt ans, et si elle a prétendu ultérieurement qu'elle aurait pu exploiter son installation sur une durée de trente-cinq à quarante ans, elle n'a pas justifié d'une telle durée, en se bornant à évoquer l'exemple de la porcherie Georgenfeld, créée en 1975, rachetée une vingtaine d'années plus tard par M. B... et toujours en activité. Enfin, M. D... avait estimé, dans son rapport d'expertise enregistré le 26 mai 2018, que la durée d'exploitation de la porcherie pouvait être de vingt-quatre ans. Dès lors, le manque à gagner de la société Kaibacker doit être défini pour chaque année à compter de l'année 1999 et pendant une période reflétant la durée générale moyenne d'exploitation de telles installations, et la société pétitionnaire est ainsi fondée à réclamer à être indemnisée de son manque à gagner sur une durée de vingt ans.

Quant aux chances sérieuses d'obtenir un prêt bancaire :

14. Il résulte de l'instruction, et il n'est au demeurant pas contesté que les associés de la société Kaibacker étaient susceptibles d'apporter, à titre de garantie, 150 hectares de terres agricoles d'une valeur d'environ un million d'euros. Il résulte également de l'instruction que la société Kaibacker est détenue à hauteur de 85% par une société spécialisée dans l'élevage porcin, la société Elevage Georgenfeld, et que cette dernière s'est vu accorder deux prêts bancaires, en 1998 et 1999, pour un montant global de 1 795 485 euros, alors pourtant que le marché de la filière porcine faisait face, au cours de ces deux années, à une situation particulièrement dégradée. A cet égard, la circonstance que la société Georgenfeld avait déjà obtenu ces deux prêts bancaires n'était pas de nature à compromettre ses chances d'obtenir un nouveau prêt pour le financement du projet de la société Kaibacker, dont le coût est évalué à la somme de trois millions d'euros. C'est donc à bon droit que le tribunal a estimé, dans son jugement du 19 décembre 2018, que le préfet n'était pas fondé à soutenir que la société Kaibacker n'avait pas de chances sérieuses d'obtenir un tel prêt.

Quant à l'évaluation du manque à gagner :

15. En l'espèce, la société Kaibacker ne se trouvant pas en concurrence avec d'autres demandeurs, et le ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales ne démontrant pas que l'autorisation d'exploitation ou le permis de construire aurait pu être régulièrement refusés à cette société pour d'autres motifs que ceux qui lui avaient été opposés à tort à l'époque, l'autorisation au titre des installations classées et le permis de construire les bâtiments nécessaires constituaient les seules conditions manquantes pour permettre l'exploitation effective de l'installation projetée. Contrairement à l'argumentation du ministre, la société pétitionnaire n'aurait pas seulement disposé d'une chance sérieuse d'exploiter la porcherie pour laquelle elle avait sollicité une autorisation, mais d'un droit à exploiter cette porcherie, dès lors qu'elle aurait été en possession d'une autorisation et, par suite, d'un droit à recueillir les bénéfices attachés à cette exploitation, dont elle n'a été privée que par les décisions illégales du préfet du Haut-Rhin. En outre, la société Kaibacker peut se prévaloir du contexte administratif propre à l'activité d'élevage de porcs, marqué par un encadrement étroit exercé par les pouvoirs publics au travers des obligations réglementairement mises à la charge de l'exploitant d'une installation classée pour la protection de l'environnement, et elle justifie, en raison de ce contexte administratif propre à ce domaine d'activité, de circonstances permettant de faire regarder comme certain, dans son principe, le manque à gagner qu'elle invoque. Par suite, le ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales n'est pas fondé à soutenir que le tribunal aurait dû se placer sur le terrain de la perte de chance de réaliser un bénéfice sur la totalité de la période d'exploitation, et non sur le terrain du manque à gagner.

16. Si le premier expert a évalué le manque à gagner avant impôt de la société Kaibacker, sur une période de vingt ans, à la somme de 4 911 665,47 euros, il affirme, page 9 de son rapport, qu'il est " difficile d'avoir des données " sur le taux de marge annuel moyen d'une exploitation du type de celle que projetait la société pétitionnaire et qu'il s'est, en conséquence, " plutôt intéressé au business model " du projet pour faire son calcul. A cet égard, le tribunal administratif a, par un second jugement avant dire droit en date du 8 novembre 2017, ordonné une seconde expertise, parce qu'il avait constaté que la première expertise ne lui permettait pas de procéder à une évaluation du manque à gagner allégué. Le second expert ainsi nommé par le tribunal a évalué le manque à gagner avant impôt de la société Kaibacker, sur une période de vingt-quatre ans et non de vingt ans, à la somme de 2 687 063 euros. Si la somme de 2 019 114 euros retenue par le tribunal correspond aux recettes d'exploitation dont la société pétitionnaire a été privée sur une durée de vingt ans du fait de l'abandon du projet, ainsi qu'il ressort notamment de l'annexe 29 à la seconde expertise, et si c'est à bon droit qu'elle a été calculée sans déduction de l'impôt sur les sociétés, l'indemnisation allouée étant elle-même soumise à cet impôt, les premiers juges devaient en revanche en déduire l'impôt foncier, lequel s'élève, sur la période considérée, à la somme de 20 000 euros, l'expert ayant indiqué que cet impôt représentait une somme de 1 000 euros par an. Dès lors, il y a lieu de retenir la somme de 1 999 114 euros comme correspondant aux recettes d'exploitation dont la société pétitionnaire a été privée sur une durée de vingt ans du fait de l'abandon du projet et de réformer en conséquence le jugement du tribunal.

17. Il résulte de ce qui précède que l'indemnité due à la société Kaibacker au titre de son manque à gagner est fixée à la somme de 1 999 114 euros.

Sur les intérêts et la capitalisation :

18. La société Kaibacker a droit aux intérêts au taux légal sur la somme qui lui est due à compter du 28 décembre 2012, date de réception de sa demande indemnitaire par le préfet du Haut-Rhin.

19. La société Kaibacker a demandé la capitalisation des intérêts dans sa requête enregistrée le 18 juin 2013, et cette demande prend effet à compter du 28 décembre 2013, date à laquelle les intérêts étaient dus pour une année entière.

Sur les frais d'expertise :

20. Dans les circonstances de l'espèce, les frais des deux expertises ordonnées par le tribunal, arrêtés à la somme globale de 13 644,4 euros TTC, sont maintenus à la charge de l'État.

Sur les frais liés à l'instance :

21. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens, ou à défaut la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation ".

22. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat une somme de 2 000 euros à verser à la société Kaibacker sur le fondement de ces dispositions.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 17 juin 2015 est annulé en tant qu'il ne s'est pas prononcé sur l'appel en garantie présenté par le préfet du Haut-Rhin.

Article 2 : L'Etat est condamné à verser à la société Kaibacker une somme de 11 939,69 euros au titre des frais exposés par elle pour la constitution des demandes de permis de construire et d'autorisation d'exploitation.

Article 3 : L'indemnité due à la société Kaibacker au titre de son manque à gagner est fixée à la somme de 1 999 114 euros, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 28 décembre 2012 et de la capitalisation des intérêts au 28 décembre 2013 puis à chaque anniversaire de cette date.

Article 4 : Le jugement du tribunal administratif de Strasbourg du 19 décembre 2018 est réformé dans la mesure indiquée à l'article 3.

Article 5 : L'Etat versera à la société Kaibacker une somme de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le surplus des conclusions du ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales et des conclusions de la société Kaibacker est rejeté.

Article 7 : Le présent arrêt sera notifié au ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, à la société Kaibacker et à la commune de Munchhouse.

Copie en sera adressée au préfet du Haut-Rhin.

2

N° 19NC00571


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nancy
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 19NC00571
Date de la décision : 25/03/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Responsabilité de la puissance publique - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité - Fondement de la responsabilité - Responsabilité pour faute.

Responsabilité de la puissance publique - Faits susceptibles ou non d'ouvrir une action en responsabilité - Agissements administratifs susceptibles d'engager la responsabilité de la puissance publique.


Composition du Tribunal
Président : M. WURTZ
Rapporteur ?: M. Jean-Marc FAVRET
Rapporteur public ?: Mme PETON
Avocat(s) : MAAMOURI

Origine de la décision
Date de l'import : 06/04/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nancy;arret;2021-03-25;19nc00571 ?
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