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04/05/2020 | FRANCE | N°18NC02252

France | France, Cour administrative d'appel de Nancy, 1ère chambre, 04 mai 2020, 18NC02252


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SCI La Bergerie, M. J... G..., Mme D... G..., M. B... G..., Mme H... G..., Mme K... G..., M. F... G..., l'association Nature et Avenir et l'association ATTAC 08 ont demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d'annuler l'arrêté du 28 mars 2017 par lequel le préfet des Ardennes a déclaré cessibles au profit du département des Ardennes plusieurs parcelles situées dans la commune de Belval, sous le numéro de cadastre A 106 et dans la commune de Warcq, sous les numéros de cadastre AK 1, AK 3

45, AK 285, AK 128, AK 129, AK 130 et AK 343 dans le cadre du projet de r...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La SCI La Bergerie, M. J... G..., Mme D... G..., M. B... G..., Mme H... G..., Mme K... G..., M. F... G..., l'association Nature et Avenir et l'association ATTAC 08 ont demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d'annuler l'arrêté du 28 mars 2017 par lequel le préfet des Ardennes a déclaré cessibles au profit du département des Ardennes plusieurs parcelles situées dans la commune de Belval, sous le numéro de cadastre A 106 et dans la commune de Warcq, sous les numéros de cadastre AK 1, AK 345, AK 285, AK 128, AK 129, AK 130 et AK 343 dans le cadre du projet de réalisation de l'aménagement du barreau de raccordement entre l'autoroute A 304 (échangeur de Charnois) et la route nationale 43, déclaré d'utilité publique par arrêté du 8 février 2016.

Par un jugement n° 1700746 du 5 juillet 2018, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté leur demande.

Procédure devant la cour :

Par une requête enregistrée sous le n° 18NC02252 le 11 août 2018, des mémoires complémentaires enregistrés le 24 septembre 2018, le 18 avril 2019 et 5 août 2019, et un mémoire récapitulatif enregistré le 22 octobre 2019, la SCI La Bergerie, les consorts G..., l'association Nature et Avenir et l'association ATTAC 08, représentés par Me I..., demandent à la cour :

1°) d'annuler le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 5 juillet 2018 ;

2°) d'annuler l'arrêté du préfet des Ardennes du 28 mars 2017 ;

3°) de mettre à la charge du département des Ardennes et de l'Etat le versement d'une somme de 2 000 euros chacun sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Ils soutiennent que :

- les particuliers expropriés ont un intérêt évident à agir ;

- l'objet statutaire de l'association Nature et Avenir donne également à cette dernière toute légitimité pour présenter utilement des observations en matière d'environnement ;

- le jugement est insuffisamment motivé, en ce que le tribunal administratif ne s'est pas prononcé sur leur critique du caractère obsolète des données au vu desquelles ont été définis les objectifs poursuivis par la déclaration d'utilité publique ;

- la déclaration d'utilité publique est entachée de plusieurs illégalités de nature à entraîner l'annulation de l'arrêté de cessibilité et le tribunal administratif ne pouvait, sans erreur de droit, déclarer inopérants les moyens de légalité externe présentés à l'appui de cette exception d'illégalité ;

- ainsi, l'information préalable fournie aux conseillers départementaux avant la délibération du 11 décembre 2015 déclarant ce projet d'intérêt général, était lacunaire, insincère, voire viciée, et méconnaissait les articles L. 3121-18 et L. 3121-19 du code général des collectivités territoriales, ce qui a pour conséquence d'entacher d'illégalité la déclaration d'utilité publique ;

- de même, les conclusions de la commission d'enquête sont insuffisamment motivées, s'agissant de la réponse apportée à plusieurs observations du public et ce, en méconnaissance de l'article R. 123-19 du code de l'environnement ;

- aucun document annexé à l'arrêté contesté n'expose les motifs et considérations justifiant l'utilité publique du projet, en méconnaissance de l'article L. 122-1 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;

- le projet est dépourvu d'utilité publique en premier lieu, en ce que, ainsi que l'a rappelé le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne lui-même en annulant l'autorisation unique délivrée ultérieurement en matière environnementale, les objectifs poursuivis ne répondent à aucun besoin actuel et ne reposent sur aucune réalité établie ;

- en effet, un raccordement de la RN 43 avec l'autoroute A 304 est déjà prévu au nord de l'agglomération par l'échangeur du Picquet ;

- la traversée de la commune de Warcq par les poids lourds ne sera pas allégée alors que, comme l'indique la commission d'enquête elle-même, cet objectif ne peut être atteint sans qu'ait été mise en oeuvre une possibilité de dériver la circulation de la RD 309 qui, après suppression de cette dernière, se reportera sur la RD 9 et alors qu'une autre solution permettrait de dériver la circulation des poids lourds vers la zone économique depuis la RD 16 ;

- contrairement à ce que soutient l'aménageur, la réduction du trafic journalier sur la RN 43 ressort déjà, indépendamment de l'impact de la mise en service du barreau, des études et des comptages disponibles, ses prévisions de croissance étant également contredites par les données démographiques concernant tant le département des Ardennes que la commune de Charleville-Mézières alors, en outre, que l'impact de la mise en service de l'autoroute elle-même n'a pas davantage été pris en compte ;

- la mise en service du barreau ne serait par elle-même d'aucune utilité s'agissant de l'accessibilité aux zones d'activité économique qu'il s'agisse de celle de Warcq ou de celle de Tournes ;

- loin d'atténuer les nuisances subies par les riverains et d'améliorer leur cadre de vie, elle contribuera au contraire à créer de nouvelles nuisances pour eux ;

- il en est de même s'agissant de l'objectif de respect et de protection de l'environnement ;

- par ailleurs, la réalisation de ce projet aura des conséquences néfastes au regard des avantages attendus ;

- le département des Ardennes est dans l'incapacité de financer cette opération de 29,845 millions d'euros qui s'avère déjà plus coûteuse que le montant prévu dans son étude, alors que l'Etat a annoncé qu'il retirait sa participation annoncée de 10 millions d'euros, que des surcoûts sont encore prévisibles du fait de contraintes géologiques, de mesures supplémentaires de protection de l'environnement et que la chambre régionale des comptes a déjà pointé la grave dégradation des finances départementales ;

- toutes les études montrent que la variante du projet choisie est celle qui emporte le plus de graves conséquences sur les espèces protégées, les zones humides remarquables et les zones naturelles à forts enjeux, en artificialisant de nouveaux espaces et le fonctionnement de l'ouvrage contribuera également à une nette aggravation des émissions polluantes ;

- les mesures de compensation annoncées ne tiennent pas compte des fonctionnalités des zones humides dont la destruction irréversible est prévue, contrairement aux orientations du SDAGE " Rhin-Meuse " de 2016-2021 et certaines d'entre elles, initialement prévues, ont finalement été abandonnées dans l'autorisation unique délivrée ultérieurement ;

- le projet porte également une atteinte excessive au patrimoine culturel départemental en coupant en deux tronçons l'allée de la Grange aux Bois qui constitue un repère paysager à fort enjeu mémoriel, et en ruinant la perspective impressionnante qu'elle offrait ;

- le département ne dispose pas de l'ensemble des terrains nécessaires pour parachever son projet ce qui contribuera à en aggraver le coût par des atteintes supplémentaires à la propriété privée.

Par un mémoire en défense, enregistré 31 janvier 2019, complété par un mémoire enregistré le 27 septembre 2019, le département des Ardennes, représenté par Me E..., conclut au rejet de la requête et à ce qu'une somme de 3 000 euros soit mise à la charge de la SCI La Bergerie, des consorts G..., de l'association Nature et Avenir et de l'association ATTAC 08 sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Le département des Ardennes soutient que :

- la requête d'appel est irrecevable en ce qu'elle se borne à reproduire des moyens de première instance ;

- la demande de première instance était irrecevable en tant qu'elle était présentée par l'association agréée Nature et Avenir, dès lors que l'arrêté contesté ne porte en lui-même aucune atteinte à l'environnement et qu'ainsi cette association ne peut se prévaloir d'aucun intérêt à agir au sens de l'article L. 142-1 du code de l'environnement ;

- de même, elle était irrecevable, en tant qu'elle était présentée par l'association ATTAC 08 qui n'a pas produit ses statuts, ni justifié de son objet et donc, n'a pas établi son intérêt à agir contre l'arrêté contesté ;

- les moyens tirés de l'insuffisance prétendue du financement ou de la méconnaissance des règles de protection des espèces protégées sanctionnées par l'autorisation unique qui a été délivrée ultérieurement, sont inopérants ;

- les autres moyens ne sont pas fondés.

Par un mémoire en défense, enregistré le 27 septembre 2019, la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales conclut au rejet de la requête.

Elle fait valoir que les moyens soulevés par les requérants ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code de l'environnement ;

- le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;

- l'ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. Favret, premier conseiller,

- les conclusions de Mme Kohler, rapporteur public,

- et les observations de Me I..., pour la SCI La Bergerie, les consorts G..., l'association Nature et Avenir et l'association ATTAC 08, ainsi que celles de Me C..., pour le département des Ardennes et de M. A..., pour la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.

Une note en délibéré produite pour le département des Ardennes a été enregistrée le 12 février 2020.

Une note en délibéré produite pour la SCI La Bergerie, les consorts G..., l'association Nature et Avenir et l'association ATTAC 08 a été enregistrée le 5 mars 2020.

Considérant ce qui suit :

1. Par une délibération du 19 octobre 2004, le conseil général des Ardennes a décidé, à l'occasion des études menées autour du projet de construction d'un tronçon autoroutier de l'A304 engagé au début des années 2000, de prendre en charge la maîtrise d'ouvrage de travaux complémentaires de réalisation d'un barreau de raccordement, au niveau de l'échangeur de Charnois, entre l'A304 et la RN 43. Le projet autoroutier a été déclaré d'utilité publique, par un décret du 28 février 2007. S'agissant du projet d'aménagement du barreau de raccordement, le préfet des Ardennes l'a, à l'issue de l'enquête publique et de l'enquête parcellaire menées conjointement du 31 août au 1er octobre 2015, déclaré d'utilité publique par un arrêté du 8 février 2016. Puis, par un arrêté du 28 mars 2017, il a déclaré cessibles les immeubles nécessaires à la réalisation de cette voie, dont plusieurs parcelles appartenant aux consorts G... et à la SCI La Bergerie. Ces derniers ainsi que l'association Nature et Avenir et l'association ATTAC 08 font appel du jugement du 5 juillet 2018 par lequel le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté leur demande tendant à l'annulation de l'arrêté de cessibilité du 28 mars 2017.

Sur la recevabilité de la requête d'appel :

2. Contrairement à ce que soutient le département, la requête d'appel comporte plusieurs moyens tendant à remettre en cause tant la régularité du jugement attaqué que la légalité de l'arrêté en litige. Elle répond donc suffisamment aux exigences de motivation énoncées par les dispositions de l'article R. 411-1 du code de justice administrative.

Sur la recevabilité de la demande de première instance en tant qu'elle émane des associations requérantes :

3. Il résulte des dispositions des articles L. 132-1 et R. 132-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique que l'arrêté contesté n'a d'autre objet que de déclarer cessibles les parcelles ou les droits immobiliers dont l'expropriation est nécessaire à la réalisation de l'opération déclarée d'utilité publique et de préciser l'identité des propriétaires concernés avant qu'intervienne, à défaut d'accord amiable, l'ordonnance d'expropriation prévue à l'article L. 220-1 du même code.

4. Il s'en suit qu'en l'absence de circonstance particulière invoquée par l'association Nature et Avenir, celle-ci ne saurait se prévaloir de sa seule qualité d'association agréée de protection de l'environnement au sens des dispositions de l'article L. 141-1 du code de l'environnement ni de sa connaissance des problématiques environnementales afin de justifier disposer d'un intérêt suffisant pour contester la légalité de l'arrêté de cessibilité en litige. S'agissant de l'association ATTAC 08, cette dernière n'a, en outre, justifié ni de la production de ses statuts ni même du contenu de son objet statutaire, en dépit de la fin de non-recevoir soulevée tant en première instance qu'en appel.

5. Il résulte de ce qui précède que les associations Nature et Avenir et ATTAC 08 ne sont pas fondées à se plaindre de ce que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté leurs conclusions tendant à l'annulation de l'arrêté contesté.

Sur la légalité de l'arrêté de cessibilité :

6. A l'appui de leurs conclusions tendant à l'annulation de l'arrêté de cessibilité, la SCI La Bergerie et les consorts G... soulèvent exclusivement le moyen tiré de l'illégalité, invoquée par voie d'exception, de l'arrêté du préfet des Ardennes du 8 février 2016 qui a déclaré d'utilité publique l'aménagement du barreau de raccordement entre l'A304 et la RN 43 et avec lequel cet arrêté forme une opération complexe.

7. Une opération ne peut être légalement déclarée d'utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier, les inconvénients d'ordre social, la mise en cause de la protection et de la valorisation de l'environnement, et l'atteinte éventuelle à d'autres intérêts publics qu'elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l'intérêt qu'elle présente.

En ce qui concerne les motifs d'intérêt général avancés pour justifier l'opération :

8. Selon le dossier d'enquête publique, la réalisation, au nord de l'agglomération de Charleville-Mézières, sur une emprise de 18 hectares dont 15 hectares de surfaces agricoles, d'un barreau de raccordement de 3 300 mètres entre la future autoroute A304 et la RN 43 répond aux objectifs suivants : délester la rocade de Charleville-Mézières (RN 43), en particulier de son trafic de poids lourds ; optimiser l'accessibilité aux zones d'activités économiques ; réduire les nuisances pour les riverains et améliorer leur qualité de vie à la suite de la mise en service de l'A304 ; assurer un accès au Nord de l'agglomération de Charleville-Mézières depuis l'autoroute A304 vers la RN 43 ; réduire le trafic de transit sur la RN 43 entre la côte du Temple et le Piquet (commune de Tremblois-lès-Rocroi) ; réorganiser et apaiser les circulations routières dans la commune de Warcq. Ce projet implique, hors ouvrages hydrauliques, la réalisation de deux ouvrages d'art, à savoir le viaduc de la Grange-aux-Bois qui permet le franchissement du lit majeur de la rivière Sormonne et un pont-route qui assure la même fonction s'agissant de la voie ferrée Calais-Bâle. Il prévoit également la suppression de la RD 309 ainsi que la réalisation d'un carrefour giratoire sur la RN 43 au lieu-dit " La Mal-Campée " et d'un autre vers la RD 9, au nord de la zone d'activités économiques de Warcq.

9. Il ressort de l'étude d'aménagement et de l'étude d'impact jointes au dossier d'enquête publique que les données relatives au trafic moyen journalier annuel constaté sur le réseau routier desservant le secteur concerné par l'opération en litige, et à partir desquels ont été définis les objectifs mentionnés ci-dessus, procèdent d'une campagne de comptage qui s'est déroulée du 31 janvier au 7 février 2009, ou s'agissant de l'un des deux points de comptage situé sur la RD 9, du 25 mars au 1er avril 2009. Ces données, qui incluaient la part du trafic de poids lourds dans ce trafic total, ont ensuite été extrapolées, pour l'année 2013, par application d'un coefficient déterminé au regard des données recueillies entre le 2 et le 8 février 2013 sur un seul point de comptage permanent situé dans la station SIREDO de Tournes. D'après la notice de présentation du dossier, elles ont enfin été réactualisées, selon une méthodologie non précisée, en juillet 2014 par le CEREMA DT Est qui a proposé des simulations de répartition du trafic en 2016 et en 2036 incluant l'impact supposé de la mise en service de l'autoroute A304, dont il est constant toutefois qu'elle n'est intervenue que le 23 juillet 2018. L'ancienneté des données réelles sur lesquelles reposent ces simulations ne permet pas de confirmer avec certitude l'hypothèse d'une augmentation du trafic routier, notamment de poids lourds, sur la rocade et au sein de l'agglomération de Charleville-Mézières, même après l'ouverture de l'A304 laquelle devrait précisément avoir pour effet de les délester du trafic de transit national et international, alors en outre qu'il n'est pas contesté que l'évolution démographique tant dans l'agglomération que dans le département des Ardennes est largement à la baisse. Au demeurant, dans ses conclusions, la commission d'enquête a explicitement regretté que les études de trafic ne soient rapportées qu'au périmètre d'étude, " ce qui renseigne peu sur l'origine locale, départementale ou interdépartementale du trafic " alors qu'une telle distinction permettrait de justifier l'option retenue après avoir identifié les flux de trafic routier d'un secteur à l'autre au sein de l'agglomération.

10. Par ailleurs, il ressort des pièces du dossier que la suppression de la RD 309, qu'implique la réalisation du barreau de raccordement, aura pour effets potentiels, après la mise en service de ce dernier, de créer un " raccourci de substitution " à partir du nouveau giratoire au niveau de la RD 9 en direction du vieux village de Warcq, à travers la promenade des Pavants, et de neutraliser les effets attendus du projet initial en déplaçant un flux de circulation, notamment de poids lourds, vers des zones résidentielles inadaptées. Si la seule réserve expresse dont était assorti l'avis favorable de la commission d'enquête consistait d'ailleurs à prescrire au " maitre d'ouvrage de prendre l'engagement de concevoir tout moyen technique dissuadant ou empêchant la circulation de saturer le coeur du village de Warcq depuis le giratoire sur la RD 9 ", il ne ressort pas des pièces du dossier que les seules mesures envisagées à la date de la déclaration d'utilité publique, à savoir un transfert de la domanialité de la RD 9 à la commune de Warcq et l'adoption par cette dernière d'un nouveau plan de circulation dans son centre-ville soient suffisantes pour éviter l'essentiel des nuisances que les auteurs du projet se sont donné pour objectif de réduire. Si enfin l'optimisation des conditions de desserte des zones d'activité économique était également au nombre des objectifs poursuivis par le projet, il ressort des réponses données par le maître d'ouvrage aux questions posées au cours de l'enquête que ce dernier reconnaît que la RD 16 a également pour vocation d'assurer la desserte de la zone économique de Warcq par le sud depuis la nouvelle A304 et que l'intérêt de la desserte de cette zone depuis le barreau de raccordement s'en trouve affaibli.

En ce qui concerne l'analyse du bilan :

11. En premier lieu, il ressort de l'étude d'aménagement que le coût total annoncé de l'opération était de 29,845 millions d'euros, selon les modalités arrêtées dans une délibération du conseil départemental des Ardennes du 11 mars 2015. Or, il ressort des pièces du dossier, et notamment de deux rapports de la chambre régionale des comptes du Grand Est de 2011 et 2017, que cette collectivité territoriale connaît d'importantes difficultés financières depuis plusieurs années et que peu avant le déroulement de l'enquête publique organisée autour de ce projet, l'Etat a, en mai 2015 décidé de retirer la subvention de 10 millions d'euros, représentant près d'un tiers du montant des recettes qui devaient lui être consacrées. Il n'est en outre pas contesté que le montant des dépenses initialement programmées ne tenait pas compte de la nécessité de financer, pour au moins 3,868 millions d'euros supplémentaires, des mesures complémentaires de compensation à la destruction de zones humides et de biotopes, dont certaines pourraient d'ailleurs impliquer de nouvelles expropriations. Dans ces conditions, le projet litigieux aura inévitablement pour effet d'entraîner une nouvelle dégradation des finances publiques du département des Ardennes.

12. En deuxième lieu, l'étude d'impact jointe au dossier d'enquête établit que la réalisation du barreau de raccordement aboutira à la suppression supplémentaire de 11,28 hectares de zone humide dont 4,46 hectares de zones qualifiées de remarquables ou à enjeux fort, situées dans la vallée de la Sormonne, alors que celle de l'autoroute A304 avait déjà entraîné la suppression de 206,21 hectares de zones humides pédologiques et 21,35 hectares d'habitat remarquable. La création de l'ouvrage aura, en outre, pour effet de perturber localement l'écoulement de l'eau et, par répercussion, les zones humides voisines. Le projet affectera également de manière forte l'habitat ou le déplacement de nombreuses espèces protégées d'insectes (cuivré du marais, damier noir, criquet ensanglanté) de mammifères (notamment les chiroptères : pipistrelle commune, noctule commune, oreillard roux), d'amphibiens (tritons crêté et ponctué, grenouille rousse, grenouille de Lessona) de reptiles (lézard vivipare) et d'oiseaux (pie-grièche écorcheur, cigogne blanche, martin-pêcheur d'Europe, milan royal, bécassine des marais...) ce qu'ont noté dans leurs avis tant le Conseil national de protection de la nature que l'autorité environnementale qui ont relevé qu'avait prévalu en l'espèce le choix de la variante la plus défavorable aux espèces protégées de la faune. Alors que dans son avis du 17 août 2015, l'autorité environnementale avait estimé qu'il aurait été souhaitable que soit plus précisément analysé l'impact résultant des effets cumulés du projet litigieux et de la réalisation de l'autoroute A304, dont l'étude avait reconnu l'occurrence s'agissant, précisément, de la faune patrimoniale, il ressort de l'examen des différents avis exprimés que les mesures compensatoires proposées dans le cadre du seul projet de barreau, à savoir la reconversion d'une parcelle labourée d'environ 3 hectares et la restauration de certaines portions de deux ruisseaux, pour améliorer la fonctionnalité hydrologique du secteur ainsi que l'acquisition et la gestion extensive d'1,5 hectare de prairie humide pour reconstituer à long terme une zone humide remarquable, sont, d'une part, incomplètes en ce qu'elles ne permettent théoriquement de compenser globalement que 77 % des fonctionnalités des zones humides perdues et d'autre part, incertaines en ce que les modalités exactes selon lesquelles devaient être assurées non seulement la maîtrise foncière des terrains concernés mais aussi l'efficacité technique des mesures envisagées pour rétablir ces fonctionnalités perdues ainsi que les habitats dégradés de la faune patrimoniale, ne sont pas explicitées dans le dossier où ne figure en outre qu'une simple mention relative à la recherche, en cours, d'autres sites de compensation afin de pallier l'impact résiduel du projet sur la faune concernée. Dans ces conditions, et alors d'ailleurs qu'il incombait au maître d'ouvrage de prendre les dispositions permettant d'assurer la compatibilité de son projet avec les orientations du schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) de Rhin Meuse, destiné à entrer en vigueur dès le 1er janvier 2016, ces seules mesures ne sauraient suffire à établir que les graves atteintes portées à l'environnement par le tracé retenu pourraient effectivement être compensées de manière au moins équivalente à ces impacts y compris dans le cadre de l'examen des futures demandes d'autorisation au titre de l'article L. 214-3 du code de l'environnement et de dérogation aux interdictions relatives à la protection des espèces, auxquelles le projet se borne à renvoyer.

13. En troisième lieu, il ressort de l'examen des documents soumis à l'enquête ainsi que des nombreuses observations formulées à cet égard par la commission d'enquête, que le projet porte une atteinte non négligeable, par la création d'un carrefour giratoire, à l'intégrité d'une longue allée arborée conduisant à la ferme de la Grange-aux-Bois, dont l'étude d'impact reconnaît qu'elle est, comme de nombreuses fermes médiévales, susceptible d'être affectée par ce tracé. Alors que les appelants établissent, par les documents qu'ils produisent, l'intérêt historique et mémoriel de cette allée qui, comme d'autres éléments paysagers de la zone d'étude, subiront des impacts " difficiles à compenser ", selon les termes mêmes de l'étude d'impact, il ressort également des éléments contenus dans cette dernière que cette allée constitue en outre l'un des couloirs privilégiés de déplacement des variétés de chiroptères menacées de destruction par la réalisation du projet.

14. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens présentés à l'appui de l'exception d'illégalité, que l'opération projetée dont l'intérêt global n'est pas suffisamment établi au regard des évolutions significatives du contexte local, notamment au regard de la situation démographique et de l'impact de la mise en service de l'autoroute A304, ne peut être légalement regardée, compte tenu en outre des inconvénients d'ordre financier, environnemental et patrimonial qu'elle comporte, comme présentant un caractère d'utilité publique. L'illégalité dont se trouve ainsi entaché l'arrêté du préfet des Ardennes du 8 février 2016, a, par suite, pour effet de rendre illégal l'arrêté du 28 mars 2017 déclarant cessibles les immeubles nécessaires à l'opération projetée.

15. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il soit besoin d'examiner les moyens tirés de l'irrégularité du jugement attaqué, que la SCI La Bergerie et les consorts G... sont fondés à soutenir que c'est à tort que, par ce jugement, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a rejeté leur demande tendant à l'annulation de l'arrêté préfectoral du 28 mars 2017.

Sur les frais liés à l'instance :

16. Aux termes de l'article L. 761-1 du code de justice administrative : " Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens, ou à défaut la partie perdante, à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à cette condamnation ".

17. L'Etat et le département des Ardennes étant parties perdantes à l'instance, il y a lieu de mettre à leur charge le versement à la SCI La Bergerie et aux consorts G... d'une somme globale de 2 000 euros sur le fondement des dispositions précitées et de rejeter les conclusions présentées à ce titre contre eux par le département des Ardennes.

18. Il y a lieu également de rejeter les conclusions présentées par les associations Nature et Avenir et ATTAC 08 qui doivent être regardées comme parties perdantes. Dans les circonstances de l'espèce, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions présentées contre elles par le département des Ardennes.

DÉCIDE :

Article 1er : Le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 5 juillet 2018 est annulé en tant qu'il a rejeté la demande de la SCI La Bergerie et des consorts G....

Article 2 : L'arrêté du préfet des Ardennes du 28 mars 2017 est annulé.

Article 3 : L'Etat et le département des Ardennes verseront ensemble à la SCI La Bergerie et aux consorts G... une somme globale de 2 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 4 : Les conclusions du département des Ardennes tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 5 : Le présent arrêt sera notifié à la SCI La Bergerie, aux consorts G..., à l'association Nature et Avenir, à l'association ATTAC 08, au ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales et au département des Ardennes.

Copie en sera adressée au préfet des Ardennes.

2

N° 18NC02252


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nancy
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 18NC02252
Date de la décision : 04/05/2020
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Analyses

Expropriation pour cause d'utilité publique - Notions générales.

Expropriation pour cause d'utilité publique - Règles générales de la procédure normale.

Procédure - Pouvoirs et devoirs du juge - Questions générales - Moyens - Exception d'illégalité.


Composition du Tribunal
Président : M. KOLBERT
Rapporteur ?: M. Jean-Marc FAVRET
Rapporteur public ?: Mme KOHLER
Avocat(s) : DELALANDE

Origine de la décision
Date de l'import : 21/05/2020
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nancy;arret;2020-05-04;18nc02252 ?
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